de Judith Wiart
Editions Louise Bottu
«Je ne vois jamais les oiseaux manger le pain et boire l’eau que je laisse sur le rebord de la fenêtre de ma cuisine.
De même, qui sait à quel moment mes élèves se saisissent de ce que je laisse au bord, pour eux ? »
Il s’appellent Farah, Angelo, Idrisse, Sadmin, Bryan, Michaël, , Malik, Enzo, Iliès, Abdelkarim, Mehdi, Léa, Driss, Brahim, Laureline, Abdoullah, Ibro, Foued, Romain, Nadir, Mohamed, Faïssol, Dorian, Damien, Yassin, Angelo, Mamadi. Ce sont ses élèves en CAP maçonnerie ou menuiserie.
Certains sont mineurs isolés, la plupart fatigués (la fatigue comme expérience répétée), en apnée. Ils pensent avant tout à sauver leur peau. «La plupart d’entre eux ont été jetés là à l’issue d’un conseil de classe de fin de troisième parce qu’on ne savait pas quoi en faire».
Elle, elle est professeur en Lycée Pro. «Malgré tout les malgré».
Elle n’y croit presque plus mais quand même «encore un peu». «Même si c’est lourd, même si c’est fatiguant. Tous les jours, faire le job». «Je puise au plus profond de mon énergie pour créer l’élan de vie, l’élan d’intérêt, de curiosité».
Elle essaie de définir ce qu’elle est pour eux. «Si je ne suis ni la maman ni la putain, alors je suis autre chose» ; peut-être même est-elle, toute à sa manière, une entrebâilleuse (c’est moi qui néologise le terme) : «Je glisse mon pied dans l’entrebâillement et garde ouverte la petite zone dans laquelle on peut commencer à avancer ensemble. Ce passage possible entre la pensée plaquée et la pensée à peu près libre». Elle se démène avec ce qu’il est encore possible de faire, avec ce qui n’a pas encore été emporté par la réforme de trop. Avec beaucoup d’opiniâtreté certainement et peut-être aussi de l’audace. Comme conseiller à l’un la lecture d’Alexis Zorba de Nikos Kazantzakis, faire lire les livres de la sélection Kowalski, ou encore leur faire apprendre des textes de Mahmoud Darwich avec Schubert en fond sonore.
On retrouve dans ce livre la forme qu’on avait appréciée dans un de ces précédents recueils de poésies au titre déjà tellement significatif, Les gens ne se rendent pas compte (éd Le clos Jouve). Des miscellanées faites d’observation du quotidien, de capture d’instants d’accalmie (les 53 secondes de deux mains de garçon posées l’une sur l’autre), entrecoupées d’extraits de ses élèves produits dans le cadre d’ateliers d’écriture animés par Patrick Laupin, qui alternent avec des dépêches radio, des extraits de réforme («les nouveaux programmes de français et d’histoire-géo sans français ni histoire-géo») ou du Café pédagogique, de tracts sur la suppression de postes – contexte qui n’est pas sans nous rappeler l’approche résolument critique de l’Education Nationale de Nathalie Quintane (autre poète s’il en est) dans Un hamster à l’école (publié aux éditions de La fabrique). C’est là la reprise retravaillée d’extraits de texte dont certains ont pu paraître sur la page facebook de l’autrice, à l’instar de ce qu’a fait Fabien Drouet avec la « concaténation« de ses dialogues improbables avec sa grand-mère dans le recueil Je serai jamais morte (publié aux éditions des Lisières).
Même si l’autrice s’en défend («je n’ai jamais été une vraie militante»), certains passages ne sont pas sans nous rappeler la trilogie de Marie Cosnay, Des îles (paru aux éditions de l’Ogre), lorsqu’ils font état de l’exil, de ce qu’ont traversé ces jeunes pour en arriver là.
Le tout baigné d’incises qui font mouche, «Tu me dis que j’enseigne dans un quartier sensible mais alors dis-moi où sont les quartiers insensibles sur la carte du territoire ?» ; «Ils veulent inculquer le « vivre ensemble » à des gamins qui ne font que ça vivre ensemble, depuis leur naissance. Ces personnes qui ont fait des études pas ensemble, ont des maisons pas ensemble, ont des vacances pas ensemble, se déplacent pas ensemble, exigent que les autres, apprennent – c’est leur obsession – à vivre ensemble».
Et l’on sent à chaque coin de page une répugnance à une approche des choses et des destins qui serait par trop déterministe. («Pas de place pour l’espoir contient tous les possibles. Vois aussi : ne rien attendre ne signifie pas se résigner. Vois surtout : ne rien attendre libère de la somme des peurs inutiles, des angoisses paralysantes. Alors tu peux agir en toute tranquillité et laisser le soin à l’horizon de choisir des propres couleurs»).
Au détour d’une page, l’autrice nous révèle l’air de rien ce qui pourrait aussi tendre à préciser son rapport au monde, «Depuis l’enfance, j’ai toujours trouvé plus intéressantes les représentations du réel que le réel lui-même». Ainsi parfois, elle s’amuse que pour d’aucun, l’écureuil soit un renard.
Judith Wiart est tellement touchante en tant que prof-écrivaine, avec cette écriture à angles doux. Et quand bien même elle deviendrait «hôtesse de bar à ongles», on sait qu’elle ne manquerait pas une occasion d’y adjoindre de la poésie.
«Je fais le job. Je suis dans les clous.
Je suis à la lettre les Instructions Officielles.
Je lis de la poésie.
C’est inoffensif la poésie, non ? »