Votre libraire vous partage chaque semaine ses conseils de lecture et coups de cœur. Face à l’ immensité de choix qui s’offre à vous, constituez votre P.A.L et trouvez votre prochain livre de chevet ou une idée de cadeau. Nous pensons également à toute la famille avec nos recommandations spéciales jeunesse.
Et pour ne pas les oublier, retrouvez en bas de la page les sélections des mois passés.
# Printemps été 2022
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Zizi cabane
de Bérangère Cournut
Editions du Tripode
Les deux dessins de la couverture sont l'oeuvre d'Astrid Jourdain
«C'est étrange comme, parfois, "rien" à l'air d'être quelqu'un».
Avec Bérangère Cournut, l'arc narratif est connu d'avance ou presque. C'est une constante jusqu'à présent, ça commence le plus souvent par la disparition d'un parent laissant un enfant, un personnage féminin à chaque fois, se débrouiller pour s'en sortir et se reconstruire, avec des paysages qui pansent et des rêves au centre. Etourdissante question de la béance, de la disparition qui hante, de l'équilibre qui se cherche, de la mémoire qui bégaie («les légendes intimes auxquelles on s'accroche comme à un radeau»).
Dans Zizi cabane, Odile disparaît («sans laisser de traces de sa mort, parce que des traces de sa vie, les nôtres en sont remplies») et l'on suit comment la vie se poursuit malgré tout autour de Béguin, Chiffon, Zizi Cabane, de leur père Ferment, mais aussi d'un supposé grand-père Marcel et d'une tante Jeanne. C'est que la mère continue à hanter les lieux, et à environner tout le paysage par le truchement des éléments tels que l'eau -la maison de Laguerre prend l'eau de toute part- mais aussi le vent. Chacun investissant ou distordant son bout d'espace, «Si on n'essaie pas de dialoguer avec la petite parcelle qui nous échoit, on ne comprendra jamais rien aux territoires qu'on habite». L'écriture empruntant au conte onirique («des images précipitées en paysages») rend habilement grâce ici à une représentation animiste de la survivance des êtres humains. Dans un courant de prose qui donne aux mots leur chemin et des chants aux accents poétiques qui prennent lit comme une source, le récit adopte tour à tour le point de vue des différents protagonistes.
Le personnage de Zizi cabane nous saisit par sa sensibilité, ses solitudes passagères, ses hallucinations, ses nuits peuplées, ses longs voyages intérieurs («Des voyages pleins de silences et de visions indicibles de lumières et d'obscurités») la spongiosité et l'amputation de son corps.
Elle dessine à travers ses rencontres (ses liens avec ses deux frères et notamment Chiffon qui adore décortiquer les rêves de sa soeur, l'infirmière pédiatrique Kadiatou, Urs mais aussi Hans) un chemin de vie qui l'amène en Alaska et lui permet de se réinventer et de sublimer ses manques.
Un livre habité qui met du baume au coeur. Lumineux.

Ressource humaine
Louise Morel,
Editions Hors d’Atteinte
«Le monde entier comme un énorme supermarché et nous, dans notre coin, à bricoler nos utopies»
Marianne a tout réussi. Les bonnes études. Le bon mari. Le bon boulot. Bientôt un enfant. Joueuse, elle veut encore plus. La bonne promotion. Rien ne lui résiste. Alors qu’elle touche au Graal, un incident de parcours. Berlin. Une rencontre. La monde de la nuit. Et le château de carte qui s’écroule. Marianne découvre (enfin!) que sa vie est vide de sens. Il faudrait que quelque chose se passe. Que tout s’arrête. Que le vide s’effondre sur lui-même...
Dans ce premier roman, Louise Morel bâtit une intrigue haletante qui nous plonge dans un monde dont la littérature semble se désintéresser. Le monde des cabinets de conseil en stratégie d’entreprise. Un monde obsédé par la performance et le profit. Un monde qui déteste les coûts, mais où tous les coups sont permis. Un monde qu’il nous est permis de souhaiter voir disparaître.

Biche
de Mona Messine
Editions Livres Agités
Et voici le premier titre de cette toute nouvelle maison d'éditions dédiée aux primo-romancières, indépendante, solidaire et engagée.
Une journée de chasse dans une forêt de France. Pour autant ce livre ne s'adresse pas particulièrement aux défenseurs de la chasse et ses adeptes, l'avancée dans le récit nous en convainc vite. Mona Messine choisit de suivre tour à tour les différents protagonistes de cette journée, au plus près des émotions de chacun au milieu des arbres. Gérald, un des chasseurs du groupe, «Robinson, le surnommaient les autres pour signifier qu'il se débrouillait partout», compte bien ce jour-là tuer une proie spectaculaire, un cerf majestueux. Le groupe lui pèse parfois, il préfèrerait chasser seul avec son chien, Olaf. Linda, une des femmes de chasseurs servant de rabatteuse, née au Canada, accepte difficilement de ne pas être au côté des hommes, surtout de Gérald qu'elle admire particulièrement. Basile, jeune garçon de 14 ans, chassant pour la première fois, rêve d'être majeur pour acheter son propre fusil (un attrait des armes qui rend mal à l'aise le lecteur). Alan, le garde-forestier, qui connait mieux que personne cette forêt, traumatisé par la mère de bambi lorsqu'il était petit, rêve de sauver les cervidés et cherche tous les stratagèmes pour leur créer des espaces sécures. Enfin et surtout une jeune biche cendrée, vive et désirable (aussi bien pour les chasseurs que pour les cerfs), cherche à protéger les faons. On est témoin des instants de bascule lors de cette traque, moment suspendu avant que la nature reprenne le dessus. Majestueuse et puissante, la forêt et ceux qui la peuplent se font protecteurs.
L'autrice joue avec le rythme, créant des moments suspendus et entretient le brouillage entre la ligne de partage entre humains et animaux, la porosité entre douceur et cruauté.
A la fois fable écologique et roman à suspens, où la tension est sans cesse présente.
Une premier roman haletant, qui ne laisse pas indifférent.
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Un monde de salauds souriants
de Thomas Rosier
Editions Actes Sud
«C'est la marge, la dissymétrie, ou le cadre qui m'interpellent ? »
Le premier roman de Thomas Rosier s'ouvre avec une description tout en subtilité du tableau de Bruegel l'Ancien, La dame de la mariée en plein air qui constitue la couverture du livre et l'une des images mentales tenaces de l'un de ses personnages, Lucas qui se concentre tout entier à ce «panoramique mental» de cette image fixe. Ce dernier est un hikikomari, reclus dans sa chambre («sa capsule» ; «seul dans son utérus de papier peint»), il y habite depuis 6 ans, et en sort pour prendre son plateau-repas et une douche. Pas plus.
Le deuxième personnage est celui de Michel, chirurgien esthétique, célibataire, sans enfants, sans chien, patron de Juvénal une boite qui surfe sur toutes les déclinaisons de la prise en charge de soi et de la culture du narcissisme, essayant de faire le lien entre «la médecine du corps d'un côté et de l'autre (…) le pétrissage de la personnalité», «bien dans son corps, bien dans sa tête».
Enfin, Mélanie qui a fait une thèse en psychosociologie mais qui a vu son contrat à la fac non renouvelé, tout comme celui qui la liait à Elsa. Elle se retrouve à bosser pour le Samu Social et à devoir enterrer sa mère qui s'est pris un platane en conduisant.
Les différents personnages de cette composition sont tranquillement campés et leurs névroses avec, chacun dans son coin, paumés mais aussi objets de l'autre, bringuebalés par leurs angoisses, tous fatigués d'être soi, «des rôles destinés à boucher les trous du temps avec des missions vaines», d'être dans ce «trop-plein de vide». C'est au milieu du texte que les liens que forment ce trio sont suggérés avant que leurs destins ne se croisent.
L'écriture de Thomas Rosier brille dans ce travail d'imbrication de ces histoires, dans cette façon d’échafauder (mais cette fois-ci sans échafaudage – précisons que l'écrivain est par ailleurs charpentier) un dénouement.
Le collectif est ici en disgrâce, qu'il soit aperçu sous la figure de la colocation, du squat, de l'entreprise, de la famille, les un(e)s les autres sont souvent amers et trainent leur existence, à la recherche d'un mode d'emploi : «j'ai pas compris le jeu, les règles, être sympa, chaleureux, tout ça, mais surtout rien faire passer par là, voir en dessous, voir au-delà. Se repérer dans le jeu des miroirs» ; «ce cirque, avec ses clowns, ses dresseurs et ses acrobates me semble soudainement tout à fait vain et superfétatoire».
Thomas Rosier frappe fort avec une satire de la marchandisation de nos existences à grand renfort de marketing. Prend ainsi place une société de plateformes, comme celle que dénonce admirablement bien Germain Huby, dans une prochaine BD à paraître, Métro Boulot Boulot (chez Pataques Delcourt). A l'instar de l'entreprise de bien-être de Michel, et de son appétit décomplexé pour aller capter de nouveaux segments de marché en direction des loosers solitaires, pour récupérer les récalcitrants : «il ne s'agit plus de valoriser les individus pour les rendre compétitifs, mais de leur faciliter la vie par un bouquet de services répondant à leur refus de la compétition» ; «vous voulez rester sur le bord de la route ? Très bien Juvénal vous fournit la chaise, avec les accoudoirs, et une petite citronnade ».
Le dénouement est savoureux, il permet à Mélanie de pouvoir «pour une fois, changer vraiment le cours des choses», et à Lucas de trouver «une échappatoire champêtre, entourés de gens bienveillants et pas intrusifs». C'est qu'il y a de la revanche dans l'air. «Leur travail de sape avait fonctionné à merveille. Ils les avaient grand-soirés en beauté».
Un récit tout en énergie et qui offre un bel antidote à la désespérance. Remarquable !

50
de Samantha Barendson et Estelle Fenzy
Editions la Boucherie littéraire
«Au petit rythme des jours
tu es l'aiguille du métronome
la danse du milieu du temps»
Qu'elle soit dépassée, qu'elle se rapproche ou qu'elle soit encore un horizon, la cinquantaine est là c'est aussi que le mitan de sa vie, espérons le, en impose. Et ça vaut bien un recueil de poésies, «la femme au milieu», «la danse du milieu».
Le projet est tenu, et ce sont Samantha Barendson et Estelle Fenzy qui font du billot (la collection s'appelle sur le billot), l' «espace de (leur) créativité».
La poésie se déploie, pareille à la chorégraphie des «matins équilibristes» avec force et (auto)dérision. Ainsi, il est question de «gruger la loi de la gravitation», de «course de relais».
Face au «climat boulversé de ta féminité», le «ravalement de façade» est convoqué pour «surtout rester naturelle». Mais aussi le «désir intact» invoqué, «je baise pour ne pas vieillir»; «tu ne te regardes plus faire l'amour, tu fais l'amour» ; «l'amour l'après-midi».
L'expérience est là, la «part réalisable» connue, «la grande prétention au bonheur n'est peut être plus là - quoique».
Un pied de nez au crépitement du temps («Mes amis d'enfance ont la délicatesse de vieillir avec moi ; Nos rides sont si semblables qu'elles disparaissent et nous demeurons à jamais les enfants qe nous fûmes » ; «Au milieu de la vie ; larguer les amarres ; laisser les peurs au port et avancer toutes voiles dehors») et une insouciance revendiquée («Laissez moi sortie de table ; danser encore quelques années»).
Comme l'écrit justement l'éditeur Antoine Gallardo, les deux poètes s'en donnent à cœur joie pour rire « de la course des jours, histoire de tenir à distance les ombres et les regrets».
Bref, ces 54 courts poèmes qui regorgent d'humour sont à lire, à relire, et ce n'est pas que l'artiste chanteur Kent qui le dit.
Sweet fifty.

Elle nage
de Marianne Apostolides
traduit de l'anglais par Madeleine Stratford,
Editions de La Peuplade
«Elle nage» à Loutra (Grèce), dans une piscine. Elle s’est fixé un but : réaliser 39 longueurs, ce qui correspond à la durée requise pour prendre une décision. Au rythme de sa brasse coulée, apprise auprès de son père qui lui a donné la technique de respiration tous les 3 mouvements de bras/ jambes. Et nous la suivons, respirons avec elle, sentons l’eau couler sur notre peau. C’est un exercice à la fois physique, tactile (par les nombreuses descriptions du contact avec l’eau) et intellectuel car pendant que Kat nage, elle essaie de comprendre/saisir le moment de bascule/rupture dans sa vie.
Pour cela, Marianne Apostolides cherche le chemin le plus juste, le mot qui transcrira le plus précisément la pensée de la nageuse. Ainsi il n’est pas rare que nous ayons accès à deux mots pour signifier sa pensée : «son professeur présumait/supposait», «ressentir un besoin/désir», « les angles de vue/perception». Kat se rappelle la rencontre avec son professeur de philosophie à l’université, l’apprentissage de la nage avec son père, sa mère qui lui lave les cheveux, l’achat d’une robe dans laquelle «elle ressentait les courbes de son corps », se réfère à Barthes et Kristova, à la mythologie…
Et pendant ce temps, sa fille, Melina bronze et flirte avec Achille, un jeune Grec. Nous suivons cette rencontre lors d’interludes. Jeunesse et temps qui passent.
Prêt.e à lire en nageant ?
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Aucune terre n'est la sienne
de Prajwal Parajuly
nouvelles traduites de l'anglais par Benoite Dauvergne
Editions Emmanuelle Collas
Sortie le 9 septembre 2022
«Tu te préoccupes trop de ce que pensent ces personnes. N'es-tu pas en train de leur donner beaucoup trop de pouvoir sur toi ? »
Prajwal Parajuly s'est fait connaître du lectorat français avec Fuir et revenir, avec l'histoire vivifiante de l'anniversaire des 84 ans de Chitralekha, livre avec lequel il a été finaliste du prix Emile Guimet de la littérature asiatique en 2020. Mais avant ce premier roman, outre-manche et plus largement, il avait remporté un succès important avec un livre de short stories intitulé en anglais The Gurkha's daughter.
Si la forme brève bénéficie d'une réception encore timide dans l'hexagone, un renouveau significatif mériterait qu'on s'y intéresse un peu plus, on pense notamment à Presqu'îles de Yan Lespoux chez Agullo, Le musée des contradictions d'Antoine Wauters aux éditions du Sous-Sol, à Trente-quatre récits très courts et assez courts de Lino Goralik de la nouvelle maison d'éditions Monts Metalliferes, à L'obscurité est un lieu d'Ariadna Castellarnau aux éditions de l'Ogre, à Le K ne se prononce pas de Souvankham Thammavongsa aux éditions Mémoire d'Encrier, ou enfin à Dures comme le bois de Judith Wiart et Frédérick Houdaer aux éditions Sous le sceau du Tabellion.
Avec Aucune terre n'est la sienne, qui est la reprise du titre de la nouvelle pivot du livre, Prajwal Parajuly revient ausculter les relations humaines, avec les distances sociales qui s'insinuent (l'effet caste restant un marqueur encore saisissant, the sense of one's place), les questions de réputations qui s'intercalent, les humiliations et craintes qui s'y jouent. C'est le plus souvent installés dans ce que l'on pourrait prendre pour des formes de commérage, de small talk, mais qui n'en reste pas moins un véritable art conversationnel (avec les autres bien entendu, mais aussi avec soi, avec son for intérieur) que vont se nicher les petits secrets, l'exacerbation des micro-différences, le début de querelles ou mesquineries, des réputations et désapprobations qui se construisent, des figures tutélaires que l'on déboulonne. Les mêmes invariants que peuvent constituer la présence de domestiques, les décalages interculturels et le regard de la communauté, les liens de parenté et des relations de voisinage, la présence de tradition (Dashain, la tika, miteri, le sort réservé lors des premières règles, les momos), le poids du passé, les espoirs de réussite et d'une vie meilleure, le voyage et l'exil permettent de glisser d'une nouvelle à l'autre ou de faire des bonds d'une diaspora à l'autre. Ou les mille manières d'être Népalais selon les situations et les contextes.
Avec des personnages, souvent des femmes, toujours attachants, haut en couleur ou/et vulnérables autour desquels sont structurés les récits comme l'astrologue au nez pointu, Aamaa l'australienne hindoue qui sait réciter des shlokas, Sharaddanjali la fille cleptomane la plus grande de tout Kalimpong, Sahil le brahmane au penchant alcoolique, Ravij le dévoué ingénieur informaticien étranger chez lui, Anamika Chettri l'énergique réfugiée bouthanaise, Sabitri et son bilinguisme bien à elle.
En toile de fond, l'auteur ne se prive pas d’égratigner la notion d'identité culturelle quand on la rigidifie à l'excès et la conjugue trop au singulier, en défendant plutôt une approche dépliée et ouverte (non-exclusive) de ce que signifie être Népalais avec des ressources culturelles constituées tout à la fois de langues, de traditions, de paysages, de dialogues… Il s'autorise aussi à pointer du doigt les agissements du Bhoutan qui loin de l'image idéalisé qu'il renvoie autour du «bonheur national brut» est aussi l'Etat responsable de l'expulsion de son territoire de près de 160 000 habitants népalophones, réalité beaucoup moins connue. Avec ce livre et son auteur, on s'amuse aussi de certaines conventions sociales en se frappant le front, à la manière de Sabitri.
Prajwal Parajuly confirme avec Aucune terre n'est la sienne qu'il est un conteur à prendre au sérieux. Et c'est avec un ton délicatement mordant que l'on reconnaît son écriture altruiste, une nappe de dérision enveloppant les instants du quotidien et si Prajwal Parajuly peut se permettre de le faire sans que cela paraisse acerbe, sans jamais que l'auteur ne se drape dans une position de froide extériorité, c'est que l'auteur écrit sur les (s'intéresse aux) siens avec un profond respect.
On recommande très chaudement ces 8 nouvelles et il est prévu que Prajwal Parajuly vienne prochainement nous en parler, on s'en réjouit !

Open water
de Caleb Azumah Nelson
traduit de l'anglais par Carine Chichereau
Editions Denoël
Paraitra le 24 août 2022
Ici, vous n’êtes pas un simple lecteur / observateur, vous n’êtes pas non plus celui qu’on prend à parti, vous êtes carrément l’un des protagonistes du roman : jeune homme noir vivant à Londres, photographe et passionné de musique. Vous n’avez pas le choix puisque l’auteur utilise la 2ème personne, ce « tu » qui vous prend et vous embarque, vous fait vivre ce que ressent, jusque dans sa chair, ce par quoi passe l’un des deux personnages principaux de l’histoire. L’effet est plus que réussi et dès les premières lignes, vous ne pouvez plus vous arrêter de lire car vous avez besoin de savoir ce qu’il va vous arriver. Et puis il y a « elle » (nous ne saurons jamais son nom – tout comme « tu » - ce qui rend universel cette rencontre et cette histoire). « Elle » est belle, grande, élancée, noire comme « tu ». « Une lumière rouge descend sur son visage et tu vois quelque chose qui ressemble à de la gentillesse dans ses traits ouverts, ses yeux qui observent tes mains parler. » Leur rencontre est une évidence et pourtant c’est d’abord une très grande amitié qui nait entre eux. Quelque chose de très fort, où les silences ne pèsent jamais. Ils dorment ensemble, tendrement. Voilà le côté pile de ce roman : une histoire d’amour, évidente, qui pourtant se cherche, gonfle et titube parfois. Côté face, c’est le portait du quotidien d’un jeune noir sur qui pèse les regards, les discriminations sourdes, les fouilles inopinées, la violence d’un monde occidental dans lequel « imaginez. On ne vous entend pas. On ne vous voit pas. Vous êtes réduit à un corps. » La peur est là, la colère aussi. « Elle est froide, bleue, perpétuelle. Tu voudrais qu’elle soit rouge, comme ça elle exploserait en toi, elle exploserait et c’en serait fini, mais tu es trop habitué à l’apaiser, si bien qu’elle demeure ainsi. » Vous ne sortirez pas indemne de cette lecture, et tant mieux.
Pour ne rien gâcher, l’auteur vous donne des idées d’écoute musicale (que vous pouvez retrouver dans la playlist officielle https://open.spotify.com/playlist/0JeZD3Jd67kGtSpVeXE488), et vous fait (re)découvrir des photographes (Donald Rodney https://www.tate.org.uk/art/artworks/rodney-in-the-house-of-my-father-p78529 et Roy DeCarava https://risdmuseum.org/exhibitions-events/exhibitions/roy-decarava-0 ) et peintres (Lynette Yiadom-Boakye https://www.tate.org.uk/art/artists/lynette-yiadom-boakye-16784/introduction-lynette-yiadom-boakye et Sola Olulode http://solaolulode.co.uk/ ) et propose d’autres lectures, comme Ceux du Nord-Ouest de Zadie Smith ou les œuvres de James Baldwin.

Tenir sa langue
Tenir sa langue
de Polina Panassenko
Editions de l'Olivier
Sortie le 19 août 2022
Le roman commence lorsque Polina se rend au tribunal pour récupérer son prénom. Son père a cru bien faire en le francisant, elle est alors devenue Pauline mais elle souhaite à présent (a besoin même) reprendre son prénom de naissance. « Je ne vais pas adorer du tout vivre avec un prénom choisi par le tribunal de Bobigny parce qu'il trouve que je m'intègre mieux comme ça. »
Ce n'est pas rien un prénom. Ce n'est pas rien une langue. C'est un peu sa terre natale.
Entre souvenirs de Russie (avant d'arriver en France, puis en vacances chaque année) et de France (de St Etienne plus précisément), l'autrice nous livre le regard qu'elle porte sur ce qui constitue tout un chacun, ses fondations, son ancrage. Polina se souvient des repas de fête dans l'appartement communautaire, lorsqu'il faut demander au grand-père d'aller chercher dans la « boite NZ. NZ = Néprikosnovenyï Zapas. Réserve Intouchable. Celle des grandes occasions. », puis de la nouvelle réserve dans les placards de l'appartement de St Etienne, « ici, pas de boite à NZ, mais des ZR. Zakroma Rodyny. Réserves de la Patrie (…) un étage entier dédié au stockage de Mars, Snickers et Bounty ». Elle nous raconte aussi son entrée à l'école, ces bouches qui bougent sans cesse et qui ne forment pas de mot. Prise entre 2 pays, 2 langues, 2 prénoms. Des mondes qui doivent être étanches pour avoir « un français impeccable » et éviter les « kidnapping » en Russie. Des mondes qui forcément s'entremêlent et qui font que Polina est Polina et non Pauline.
La langue est imagée, vivante, elle s'enroule et se tord. Elle vient vous saisir comme le ferait celle d'un caméléon (ne demande-ton pas à Polina d'en être un ?), d'un coup, sans que vous vous en rendiez compte.
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Le pays des phrases courtes
de Stine Pilgaard
traduit du danois par Catherine Renaud (Meter I sekundet)
Editions Le bruit du monde
«Je me demande comment j'apprendrai jamais à connaître quelqu'un ici, alors que les conversations s'arrêtent avant même d'avoir commencé».
Le Danemark n'est pas que le pays plat des courtes distances, à lire Stine Pilgaard et à suivre son héroïne qui «pleure sur [ses] malheurs conversationnels», il serait aussi Le pays des phrases courtes. Si on était encore un peu hésitant pour conseiller une lecture pour cet été (s'il n'y en avait qu'une...), ne cherchez plus on l'a trouvée. Non pas qu'on souhaiterait invisibiliser les autres (la hantise d'un libraire), mais celui-ci coche toutes les cases.
Dépaysés nous sommes : on s'installe (car on ne bouge pas beaucoup) à Velling dans une bourgade de l'Ouest, dans le Jutland et ses éoliennes. On accède à ce monde vraiment petit, où les protagonistes, plutôt taiseux, habitent sur leur lieu de travail, grâce à la narratrice, du genre grande bavarde («quand je parle avec les gens, je ressemble à quelqu'un qui part au front. Je suis trop excitée, seule dans ma soupe de bruits, me présentant à eux comme un rôti de porc en tranches sur un plat, comme une glace fondue piquée d'ombrelles ridicules»), chantre de la dérision, un brin gaffeuse, qui a suivi son compagnon enseignant au sein d'une højskole, sorte d'école alternative au système éducatif officiel et caractérisé par une grande liberté pédagogique. «La højskole est un concentré, un cube Maggi de rêves de communauté qui peut être chanté, dansé et scandé».
Happés par un humour décapant-décalé : Pour n'être pas réduite à son seul statut de «pièce rapportée» au sein de la petite communauté qui entoure l'école, et où l' «on souffre en permanence d'être entourés de gens trop heureux», elle finit par rédiger une Boite aux lettres dans la gazette locale, sorte de courrier des lecteurs où elle dispense quelques conseils malicieux ou oracles ébouriffants en se référant, tout en répartie, à ses propres expériences. Elle abreuve le lecteur de ses observations amusées de la vie quotidienne, à commencer par ce que lui fait vivre son enfant (insomnie mais aussi conseils et reproches des autres mères), son impossibilité à décrocher le permis de conduire, la grammaire désarticulée du jutlandais et les mots insoupçonnés que recèlent l'univers de la puériculture avec ses mots composés («nous nous écriions, portebébétirelaittapisdactivité, et la première qui mélangeait les mots devait payer sa tournée»), sans parler des «meuh» répétés de son fils : «ma vie est une symphonie de meuglements de vaches qui me suivent où que j'aille».
Rattrapés par une critique de l'organisation rangée de la vie ordinaire à l'instar des enfants certifiés nature et une mise en scène encodée des rôles sociaux, «façonnés comme des paysages» : la façon dont les gens baissent la voix quand ils parlent de nouveau-nés, le soupir tellement silencieux de son mari qu'il ressemble à une expiration lourde. La narratrice n'hésite pas à venir provoquer la rigidité de son mari en prenant un malin plaisir à changer une petite lettre d'une comptine «une moule sur un mur». Se qualifiant de «sensibloïde», elle s'en donne à cœur joie pour égratigner les apparences et se départir de quelques injonctions sociétales, ses partenaires de jeu sont Sebastian un compositeur des sons du quotidien, mais aussi Anders Agger un documentariste célèbre au Danemark qui après avoir été croisé faussement par hasard au supermarché, à la bibliothèque à la pizzéria, finit par devenir son coach de vie, Krisser son amie propriétaire d'un hôtel ou encore Parking-Peter le dernier moniteur auto-école à avoir bien voulu l'accompagner.
Une succession d'instantanés, «intervalles aléatoires de joie ou d'anxiété» délicieusement mâtinés de second degré.

Oh, Canada
de Russell Banks
traduit de l'américain par Pierre Furlan (Foregone)
Editions Actes Sud
A paraître le 7 septembre 2022
Leonard Fife est un documentariste engagé, qui dénonce les mensonges et l’hypocrisie du gouvernement canadien. Atteint d’un cancer, il n’a plus que quelques semaines, voire quelques jours à vivre. Alors, quand Malcolm, un de ses anciens élèves, lui demande l’autorisation de l’interviewer pour réaliser un film sur sa vie et son œuvre il accepte. Il voit dans cette proposition l’ultime moyen de raconter la vérité sur sa vie, sa réalité, à sa femme Emma, «parce qu’il veut être connu d’elle, de celle qui lui a dit bien des fois qu’elle l’aimait pour ce qu’il est, peu importe ce qu’il est». Il nous embarque donc dans les années 60, avant qu’il n’arrive au Canada. Apparaissent des révélations, importantes à ses yeux mais de peu d’intérêt pour l’équipe de tournage.
Pourtant il continue et refuse de répondre aux questions prévues. Si ses pensées semblent confuses, il maintient ses propos : «il est presque deux personnes différentes : l’une des deux se souvient en grand détail de choses du passé lointain tandis que l’autre n’a aucun souvenir de ce passé mais tente de le décrire.» Pour le lecteur, l’intérêt n’est pas tant de savoir s’il a bien fui les Etats Unis en 1969 pour éviter de partir au Vietnam, comment il a eu l’intuition que Joan Baez n’allait pas soutenir les réfugiés au Canada.
Toute la subtilité de ce roman est de venir questionner la relation entre réalité, vérité et mensonge, passé et souvenir, comment un personnage peut se construire aux yeux des autres et se transformer jusqu’à n’être plus qu’une marionnette, telle Pinocchio. «Si, comme pour Fife, son passé est un mensonge, une fiction, alors on ne peut pas dire qu’on existe, sauf en tant que personnage de fiction.» Que peut-on, doit-on croire ? Telles sont les questions que se posent l’équipe du film, son épouse et le lecteur. A quoi se fier ? Son médecin évoque d’ailleurs la confabulation. «Il mélange des souvenirs et des rêves avec des détails et des significations qu’il imagine, intégrant dans son récit tout ce qui se présente à lui, et il exagère quelques éléments pour en éliminer d’autres.»
Un roman qui se tisse progressivement pour nous amener dans des réflexions sur notre propre vie et le récit qu’on peut (s’)en faire.

Colza
d'Alice Baylac,
éditions Blast
Dans ce court premier roman d'une centaine de pages, Alice Baylac met en avant l'acceptation de soi dans une société hétéro-normée.
Colza, c'est le champ de plantes jaunes, mais c'est également le nom queer et lesbien que s'est donné l'autrice. A travers les regards d'autrui qui sont imposés à notre perception de nous-même et à notre corps, comment se construire tout en restant fidèle à ce que l'on est ? «Tu veux être un homme, c'est ça ?», ne cesse de répéter sa mère.
De l'enfance au passage de jeune adulte, on suit les différents évènements de vie de Colza ; sa naissance, l'arrivée de son petit frère, son enfance à la campagne suivie de ses premiers pas dans la ville, ses premiers amours et son homosexualité. Dès son plus jeune âge, Colza exprime son désir de s'habiller comme un homme -chemise, vêtement ample ou un bomber rouge comme Jack O'Connell dans Skins- et son désir pour les femmes. Colza nous invite à suivre ses différentes expériences sexuelles avec diverses partenaires, de même que ses sentiments.
L'érotisme du livre, inscrit en italique au début de quelques chapitres, s'inspire de la mythologie grecque, où l'on peut retrouver la cuisse de Jupiter, les nymphes et le grondement érotique des dieux.
Une écriture d'une grande puissante évocatrice.
Cette notule a été rédigée par Ayla Couty, stagiaire à l'Esperluette, qu'elle en soit ici remerciée.
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La sauvagière
de Corinne Morel Darleux
Editions Dalva
Parait le 18 août 2022
«Tout ici me recompose à chaque instant»
A l'Esperluette, on avait beaucoup aimé, mais vraiment beaucoup le petit essai écrit par Corinne Morel Darleux aux éditions Libertalia, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Depuis on a aussi chaudement recommandé ce que l'autrice a écrit côté littérature jeunesse, Là où le feu et l’ours. Histoire de Violette, mais aussi Le gang des chevreuils rusés. C'est peu de dire qu'on attendait ce premier roman à paraître aux éditions Dalva.
Ce petit texte aux allures de fable onirique nous entraine dans les pas de la narratrice qui a trouvé refuge dans un «terrier de couverture» au sein d'une maison forestière suite à une accident de moto. A l'abri du fracas urbain (spots, klaxons, pollution) et ses réminiscences «foules toxiques, (...) et désastres plastiques». C'est que dans cette «tanière angora», les objets qui apportent protection ou réconfortent sont omniprésents, le poêle, le tapis, et toute sorte de seconde peau : la courtepointe en velours, le gros châle vert, l'immense couverture bleu perle. «Un tas emmêlé de couvertures, plaids, étoles et coussins abandonnés, le monticule form[ant] une sorte de terrier».
Elle s'y retrouve seule et «ralentie» («je voulais prendre la consistance d'un corps qui ralentit») avec deux âmes sœurs, Jeanne la chasseresse (qui se fait surprendre en plein mulotage) et l'effrayante Stella et ses frasques, qui s'évaporent tour à tour. Une sororité qui s'incarne dans le prolongement, le dédoublement, pareille à la lune qui est double, et à la sirène deux tons. Dans un cadre de vie se rapprochant de la «simplicité originelle», propice à une vie instinctive, frugale, sans langage articulé, à la lisière du monde sauvage et avec une attention soutenue au rythme des saisons. On est très vite pris par l' «évidence mystérieuse» qui entoure ces trois êtres et leur cohabitation. Cet endroit reculé et le silence ouaté qu'il abrite est propice à la divagation, au vacillement, à la somnolence, à l'esprit qui se dérobe, à «un alanguissement auquel il est si reposant de se confier», à la brouille «des frontières du réel, entre pierres de rêve et souilles de sanglier», à l'a(d)vènement de légendes, à l'instar de la renarde kitsune, du golem.
On y croise toute sorte d'animaux, des «chardonnerets sautillants dans les tournesols», aux pinsons des arbres en passant par les «moineaux turbulents et hâbleurs», mais aussi des «libellules mordorées, petits engins vrombissants, créant des éclairs bleutés» et le «papillon jaune veine de noir». C'est que ça grouille de bêtes, réelles ou imaginaires (un golem qui rit aux éclats et un troupeau de globicéphales, «des milliers de bêtes de pattes et d'antennes des nuées dans mes oreilles»), pas étonnant qu'on trouve ici à se métamorphoser, mieux, à s'ensauvager.
Le paysage mental qui se déploie est servi avec une langue saisissante et aux descriptions fournies, à l'écriture et à l'imaginaire proches de deux livres publiés également chez Dalva, L'Octopus et moi d'Erin Ortle ou encore plus dernièrement, Je suis une île de Tasmin Calidas («je me dédouble triple trouble mon identité, je suis un être cosmique de seconde génération» ; «une vague géante venue du fond de l'horizon avance enfle me submerge»). On retrouve aussi avec délectation certains ingrédients de S'encabaner de Gabrielle Filteau-Chiba (même si dans La sauvagière il est aussi question de s'enventer -littéralement, aller avec le vent, mais aussi de cette belle idée de se perdre pour revenir à soi), mais aussi des Printemps sauvages de Dona Loup.
Les motifs de ce texte à la fois sensitifs (peut-être kinésiologiques aussi ?), poétiques et écologiques à tout le moins nous permettent à travers l'histoire racontée d'expérimenter littérairement un autre rapport au monde vivant, à la nature et à aux «mondes sauvages». Saisissant.

Triple zéro
de Madeleine Watts
traduit de l'anglais par Brice Matthieussant
Editions Rue de l'Echiquier
Triple zéro : il s'agit du numéro d’urgence australien qui renvoie sur une plateforme de communication et qui réoriente l’appel en fonction du problème. Un titre qui donne tout de suite le ton : dans ce roman, l’état d’urgence se lit aussi bien dans les situations entendues dans la centrale d’appel, dans le climat qui se dégrade à grande vitesse que dans l’état de vulnérabilité de la narratrice. Ces deux derniers aspects sont habilement entremêlés au point que les deux se confondent presque. Ainsi, alors que les incendies se multiplient en Australie, la jeune femme que nous suivons a des cheveux de feu et lorsque des mèches s’en détachent, on pourrait croire des flammes. Puis la tempête arrive et inonde tout et le cycle recommence. De même, un sentiment d’insécurité, présent dès la plus tendre enfance de l’opératrice téléphonique, grandit au fil des pages. Et elle ne sait qu’en faire, surtout, elle se demande si elle est digne d’être sauvée, protégée. Alors elle répète les conduites à risque, se brûle les ailes et recommence (comme avec Lachlan son petit ami qui est parti puis est revenu). Pourtant, sa mère lui a bien expliqué les gestes importants pour être en sécurité, elle lui a même offert un livre - La sécurité avant tout - alors qu’elle n’avait que dix ans : «tout le monde a besoin de sécurité. Quand on est en sécurité, cela signifie qu’on ne court plus le danger d’être blessé.»
Pour étoffer ce roman, Madeleine Watts nous livre un élément historique concernant la découverte de l’Australie : la recherche d’une mer intérieure, qui existait forcément selon les explorateurs (parmi lesquels John Oxley, l'aïeul de la narratrice), puisqu’une des rivières coulait vers l’ouest et des oiseaux migrateurs se rendaient dans cette direction. Cela aurait transformé cette île-continent en Eden… Mais il n'en est rien. Pis encore, l'Australie est dévastée de plus en plus fréquemment par des mégafeux et inondations. A tout point de vue, y compris celui de la narratrice, difficile de s’en sortir.

L'enfant prodige
de Michael Kupperman
traduit de l’anglais par Gaia Lassaube (titre original : All the answers)
Editions La cinquième Couche
BD
«J'ai été fabriqué de toutes pièces».
Michael Kupperman, lauréat du prix Lisner, s'attache à écrire la biographie de son père, Joel Kupperman, lequel s'est fait connaître en participant, durant 900 épisodes, à la célèbre émission Quiz Kids. Il endosse le rôle d' «enfant prodige» : «Dans les années '20, on trouvait des enfants prodiges à chaque coin de rue, dans les sports, la science, les arts, les maths. Pour une famille d'immigrés, avoir un enfant prodige constituait un tremplin social, c'était l'équivalent du ticket de loterie gagnant». Entrainé par son père ingénieur civil, il s'avère incollable sur les problèmes mathématiques.
Afin de ne pas ignorer le passé, le fils essaie de reconstituer cette histoire quitte à devoir faire face à l'apparente amnésie de son père. Mais est-ce vraiment une amnésie ou a-t-il simplement mis les souvenirs de son enfance «sous cloche, dans une bulle, tout au fond de son esprit» ? Le fils dégote quelques albums souvenirs qui l'aident dans sa quête et pour essayer de questionner son père malgré tout. Que se cachait-il derrière cette expérience ? Pourquoi Michael Kupperman était si choyé par le producteur Louis G. Gowan ? Et que vient faire Henri Ford là-dedans ?
Marqué par ces années subies, Joel Kupperman fera tout pour «être oublié et s'oublier lui-même». Le fils exhume les expériences traumatisantes du père, avec l'emprise d'une mère-imprésario, la corruption des médias, le tout concourant à ce que ce jeu-télé laisse une empreinte indélébile. Ce faisant, le narrateur s'interroge aussi sur ce que cette expérience a occasionné chez lui, dans son rapport avec son père, avec lequel il essaie d'instaurer un dernier dialogue cathartique avant que ce dernier finisse par être atteint de démence.
Michael Kupperman aura mis 5 ans pour produire cette BD irréprochable dans sa construction formelle, tout en noir et blanc, avec un colophon utile pour mieux comprendre le parcours des Kupperman père et fils. Avec une couverture au graphisme et à la texture soignés. Un travail de mémoire pour mieux se situer dans le temps familial et qui n'oublie pas la grande Histoire. Prenant.
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Roman d'un berger
d'Ernst Wiechert
traduit de l'allemand par Sylvaine Duclos
Editions du Typhon
«C'était comme s'il lui était à jamais interdit d'être bruyant sur cette terre où, encore enfant, il avait senti tant de silence».
Dans la même collection « Après la tempête », de cette grande petite maison d'édition marseillaise du Typhon, on avait déjà beaucoup aimé le roman d'Imgard Keun, Une vie étincelante. Roman d'un berger nous produit à sa lecture le même effet d'intensité.
On retrouve Michaël, enfant pauvre d'un village au bord des marais, baptisé par l'institution scolaire, comme étant le «fils d'une veuve». Le livre s'ouvre par la mort de son père à laquelle il assiste à l'âge de 6 ans, témoin de premier plan, «écrasé par le chute d'un arbre». Et puis très vite, la nature reprend ses droits : «des gouttes de résine, jaune clair, s'écoulaient déjà des rameaux brisés, ou emplissant l'air de leur odeur âcre. Furtivement, un lézard aux flancs palpitant se faufila ; effleurant presque les mains du père, avant de disparaitre». Le ton est donné et c'est pas très étonnant que Franck Bouysse, qui s'y connait en matière de nature qui en impose, signe la préface du livre, excusez moi du peu.
A ses douze ans, est confié à Michaël le soin de s'occuper du troupeau du village, et cette charge de berger n'est pas rien tant toute la richesse du village ou presque est contenue dans ces bêtes : « le troupeau était le village même, il était son être profond, (…) il était quelque chose qu'on ne pouvait, d'aucune manière, séparer du sol natal». Habile dans le maniement d'une fronde et des cailloux, il se défend contre Laban, garçon querelleur convoitant le pâturage des autres. «Il s'acquittait (des tâches confiées) comme on l'attendait d'un enfant éprouvé trop tôt par le destin ». Ayant le triomphe modeste et d'une sérénité contagieuse «un bonheur tranquille à l'écart du monde», il inspire le respect, d'abord par ses conscrits mais aussi par son ancien maitre d'école, Mr Elwenspok. Il devra également composer avec les frasques de Mademoiselle Tamara, la femme peintre, «insensible aux usages» et surtout trouver un coin de repli pour les villageois quand survient les prémisses de la guerre et jusqu'à se sacrifier pour sauver un petit agneau.
L'écriture se fait émotion de part en part de ce court texte qui résonne tel un conte, célébrant à la fois la nature et ses représentants, l'amitié et réhaussant la grandeur de ceux qui, participant de cette contemplation pastorale, passent la plupart du temps inaperçus.

Sous le soleil
d'Ana Penyas,
Editions Actes Sud, collection L'an 2
traduit de l'espagnol par Benoît Mitaine
BD
«Ils veulent nous laisser sans âme»
Quoi de mieux qu'une BD pour nous montrer comment s'insinue sur presque cinq décennies spéculation immobilière vorace et tourisme de masse dans la région de Valence ? Ou comment les transformations qui s'ensuivent impactent le vécu des habitants, inexorablement déplacés et obligés de convoquer les souvenirs pour parler des paysages qui ne sont plus.
A commencer par une famille, Alfonso et Amparo, leurs enfants, Mer et Pablo, la grand-mère Dolorès. Trois générations à palper les effets désastreux de la transformation d'un territoire, celui de la Costa Blanca.
Au fil des pages, les cotes deviennent du béton, les panneaux publicitaires dégoulinent de promotion immobilière («Green Residencial. Estrena un nuevo futuro»), les cueilleurs de pastèque ou d'oignons se font de plus en plus rares. C'est que le thermomètre affiche 43° : moins d'eau et plus d'incendie. Les grues et les bulldozers «arrachant toute la fleur de la terre» remplaçant les tracteurs ; c'est qu'il y en a des besoins : un aéroport, un lac artificiel écologique, un golf.
C'est qu'à grand renfort de fonds européens (projet Urban), les zones en crise sont censées être redynamisées: la restauration du patrimoine ne permet-elle pas de réhabilité les bâtiments historiques quitte à les reconvertir en hôtel ?
Pas à pas, subrepticement parfois, se construit une forme de gentrification : aux touristes insensibles ou pas concernés (cf. les extraits éloquents du film I am curious (yellow) de Vilgot Sjoman) fait écho une jeune génération "branchouille", avide de tattoos, de sushi bar, s'accaparant les lieux quand d'autres sont contraints de déménager.
A l'instar de la collection des objets de l'univers domestique (pp. 152-153), cette BD bien documentée vient composer «un paysage collectif d'archéologie sociale». A lire avant de choisir son lieu de villégiature.

Les nuits prodigieuses
d'Eva Dézulier
Editions Elyzad
Machado est un village à la frontière franco-espagnole, coupé du reste du monde. On se trouve donc dans un huit clos, hors du temps, où superstition et religion s’entremêlent, où toute personne qui n’est pas née ici est suspecte et ne sera jamais complètement intégrée. Chaque nuit des Espagnols essaient de passer clandestinement la frontière. Un soir, lors d’une arrestation, l’un d’entre eux supplie Ange, le berger du village, de construire une machine qu’il a imaginée pour son fils qui vit en France. C’est une machine à aimer. «Des bêtises ! Avec tout le respect, monsieur, ça ne marche pas, ça ne peut pas marcher ! Une machine à aimer, c’est comme… comme une fourche qui respire, ou une pierre qui fait la conversation ! C’est comme... comme le ciel sous un capot de voiture ! Ça ne peut pas marcher, c’est tout. Vous avez dû vous tromper dans vos plans…». Finalement, pour Ange, tous les moyens seront bons pour la fabriquer, on ne sait jamais, si réellement elle donnait de l’amour, même lui pourrait être aimé… Que peut générer un objet qui vous aime plus que tout, quoique vous fassiez ? De la joie, du bonheur même, mais aussi de la culpabilité et de la convoitise. Il obsède ceux qui l’ont eu en leur possession. Il ouvre aussi peut-être la voie à l’amour. Les légendes ne sont jamais loin, d’ailleurs les Impératrices, vieilles filles fantasques se promenant régulièrement en robes à crinoline, ou encore Livia, jeune femme très pieuse répétant des rituels purificateurs quotidiens, aiment à en raconter des histoires de malédiction et de sorts.
Il y a du Rapport de Brodeck dans la crainte et les fantasmes autour de la figure de l’étranger, du Seigneur des anneaux pour l’obsession de l’objet, de L’écume des jours et du Cœur cousu dans la machine à aimer. Un savant mélange de merveilleux et d’universel.
Les personnages hauts en couleurs et la tension croissante jusqu’à la dernière ligne, font de la lecture de ce roman un véritable plaisir, pour na pas dire un plaisir véritable.
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La décharge
de Béatrix Beck
illustré par Rob Miles
Editions du Chemin de Fer
«Je suis une fille de fossés, on m'appelle la Décharge, mais j'ai le respect de moi et même davantage»
Placer la marge au centre, voilà une des ambitions de ce roman initialement paru en 1979 et qui a reçu cette même année le prix France Inter. C'est grâce aux éditions du Chemin de Fer qu'on peut redécouvrir ce texte qui stupéfait de par la cruauté qui l'innerve.
On suit la destinée de la jeune surdouée Noémi Duchemin et celle de son institutrice Cécile Minnier. Après l'obtention de son certificat d'étude, Noémi reprend ses souvenirs, à la demande de Mlle Minnier, et dépose sa vie sur des tas de cahiers. Ce qui intéresse tant l'enseignante c'est de voir déballé comment s'organise la sordidité du quotidien de cette grande famille (onze enfants, mais pas tous vivants en même temps, «les grands faisaient le mort, les petits l'étaient», «je suis la troisième des vivants et la sixième des morts») qui habite dans une proximité immédiate avec une décharge, dont le père assurait le gardiennage. Les Duchemin du Chemin de la Décharge à Chèvreloup.
Leur vie faite de misère ne cesse d'interroger le regard extérieur, des gendarmes à l'assistante sociale. Mais de l'intérieur, on se sert les coudes, on ne se plaint pas, l'adversité à hauteur d'enfant, «tarte en bois et miséréré».
La misère comme principe organisateur de l'ordre de choses, avec quelque complaisance. L'espièglerie de l'enfant et son écriture qui vibrionne (l'utilisation d'abréviations y concourt) rendent compte de ce qui pourrait paraître comme invivable, insensé.
A la mort de son institutrice, Noémi réalise avec effarement que Mlle Minnier s'était aussi investie de la mission d'écrire sur elles, sur sa propre vie mais surtout sur la vie de Noémi : «L'idée m'est venue de demander à la jeune D de rédiger son autobiographie. C'est une occasion unique d'obtenir un témoignage sur ce sous-prolétariat rural que représentait si bien, hélas, la famille D». C'est avec le plein de mépris (de classe) que Noémi est écrite par l'enseignante. Elle se décharge tout en déraison, tout en trahison. C'est que Mlle Minnier espérait ainsi contribuer à une étude sur la marginalité (sous forme de monographie de la famille D). Par récits interposés et styles différenciés les deux se chérissent tout autant qu'elles s'affrontent, au point de ne savoir plus très bien qui béquille qui, qui envie qui ? «N. est ma seule ressource comme je suis la seule sienne. C'est du commensalisme, sans qu'on puisse dire, qui de nous deux, est le poisson pilote et qui le requin».
L'écriture est bousculée sans cesse par les fils narratifs qui se croisent et se décroisent, par les différents registres de langue avec lesquels Béatrice Beck s'amuse. Foisonnant et bousculant.

Devenir chevreuil
de Tony Durand
Editions Rue de l'échiquier, collection Le don des nues
«L'anthropocène touche à sa fin, et à cause de qui ? On se le demande. Pas du chevreuil, il y a un consensus à ce sujet pour écarter sa culpabilité».
Le titre est évocateur. Le texte l'est tout autant. Tony Durand explique dans l'après-propos qu'au Printemps 2020, contraint de passer plus de temps chez lui qu'à l'accoutumée, il se montre «intrigué par la vivacité du vert des jeunes pousses qui semble exploser dans chaque détail de la végétation, je m'étonne de n'avoir jamais prêté à ce spectacle l'attention qu'il mérite». Et il ne lui en faut pas plus pour improviser ce que constituerait comme avantage le fait d'être un jeune chevreuil.
Quand dans le même temps ou presque, d'autres se donnent pour programme de S'enforester (Andrea Olga Mantovani et Baptiste Morizot, éditions D'une Rive à l'autre), d' Habiter en oiseau (Vinciane Despret, Actes Sud), on comprend vite que ce qui importe est le processus. L'auteur part du postulat qu' «on ne nait pas chevreuil, on le devient» (et il rajoute, avec facétie, «beaucoup d'appelés, peu d'élus»). C'est donc toute une démarche, un état d'esprit : «Sans doute vouloir prétendre être jeune chevreuil est vain, mais rien n'empêche de tendre vers». Voire, tout un programme, «reconsidérer ses actions, changer de lunettes, de manière de se mouvoir».
Plutôt du genre téméraire, Tony Durand aime ainsi à prendre certaine hypothèse au sérieux : «si j'étais un jeune chevreuil». C'est avec ce «chapelet verbal» que débute quasiment chaque page, et après quelques sinuosités partagées avec l'animal que se forge un autre rapport au réel, au vivant, au corps. Une nouvelle géographie et des paysages revisités par cet élagueur naturel («en ingérant le paysage, il se l'approprie, il le transforme, il le devient»). Une attitude d'ouverture aux choses, à portée de bond. Avec toujours un peu de hauteur : «Les bois du chevreuil partent toujours vers le haut, suivant par là une pente naturelle propre à notre animal, qui l'incite à se hisser sans peine au-dessus des réalités terrestres, comme pour mieux voir ce qu'il y a derrière».
C'est que l'animal a pas mal d'atouts à mettre à son actif : «Une vie saine. Un bilan carbone irréprochable. Le grand air. La supériorité du chevreuil, dans le domaine du lifestyle comme tant d'autres, est indiscutable».
Véritable éloge de la «contemplation sautillante». Une histoire écologico-poétique hors des sentiers battus !

Les échassiers
d'Isabelle Aupy
Editions du Panseur
A paraître le 30 août 2022
«Incroyable le nombre de mots qui peuvent habiter le silence !»
La barre était plutôt placée haut, bien haut : Après L'Homme qui n'aimait plus les chats (Eds du Panseur, 2019) puis, Le panseur de mots (Eds du Panseur, 2021), on était en attente de ce à quoi pourrait ressembler ce troisième roman d'Isabelle Aupy.
On sait son habileté à jouer avec l'écriture, à faire attention aux mots «empreints de cette fraicheur de l'inouï», à convoquer l'imaginaire, à laisser la place qu'il faut pour que le lecteur fasse aussi son travail. Et bien nous ne sommes pas déçus. Les échassiers nous embarquent de part et d'autre avec eux, c'est qu'il y a une partie l'En-Haut qu'on lit d'un côté, et une autre l'En-bas qu'on lit de l'autre, car, comme l'indique l'éditeur, «la fin d'une histoire marquera toujours le début d'une autre». Et l'autrice d'écrire malicieusement : «Certains bouts peuvent se saisir d'un côté ou de l'autre, impossible de savoir dans quel sens les prendre».
D'un côté on arpente les nuages, on marche avec surplomb à l'aide d'échasses, au risque du vertige, au risque que «les corps se voutent à force de regarder bas-devant». «Nous survivons bien au-dessus du monde, si haut-dessus que nous écrasons tout sous le poids de nos pas et que nous y demeurons seuls». De l'autre, on a du mal à s'extirper du marécage, de la forêt également. Des deux côtés de ces territoires confinés, on se raconte des histoires, mais ne faut-il tout à fois quelque cécité et des poussées de curiosité et de dépassement pour pouvoir survivre ?
On y croise Grand, Courage, Lui, l'Ogre, Rousseur, Grands-Yeux, Frères, Sourire, Silence, les Gardiens, l'oiseau rouge mais aussi les «enjambées des bambous» («mes jambes sont deux bambous géants qui veulent traverser les nuages pour toucher le ciel»), les «chevauchées de géants» car il y est question de lisière, de limite, de franchissement, de traversée. Mais aussi d'obscurité, de ténèbres, de vent. De recherche de vérité face à l'illusion : «La parole sacrée était un amas de vérités imparfaites, des éclats de pierre brisée qu'il faut rassembler, mais il manque toujours des morceaux».
Le texte s'imprègne d'accent poétique : «l'étendue de ma solitude, une vaste clairière nue et sèche». Et parce qu'il y a aussi matière à penser, c'est également philosophique et sociologique, de par l'existence de groupes, de clans, d'inter-relations (l'épreuve de l'être-(seul)ensemble) mais aussi de cette recherche permanente d'individuation («Pourquoi ce pluriel uniforme, comme un corps commun dont chaque partie est à la fois la partie et le tout ?»), cette notion si chère à Gilbert Simondon.
Trois mois tout juste qu'il vous faut attendre avant de vous saisir de cet objet littéraire renversant, de ce texte d'équilibriste, sans faux pas.
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Dolores Wilson, Cinq aventures d'une super-héroïne
de Mathis et Autore Petit
Editions les Forumis rouges
Album jeunesse dès 7 ans
Mathis et Aurore Petit sortaient jusqu’à présent les aventures de Dolorès Wilson une par une, telle une série. Cette fois-ci, il s’agit, pour notre plus grand plaisir, d’une compilation de 5 histoires de cette super-héroïne.
Présentons en quelques mots la structure de chaque nouvelle : Dolores, jeune femme toujours accompagnée de son chien, Doug, est intérimaire. Chaque jour elle se rend dans l’agence Oboulo pour avoir une nouvelle mission, qui rime à chaque fois avec aventure : calmer Yeti au Mini-Market, retrouver un scientifique sur le cercle polaire sans se faire manger par l’ours bipolaire, être hôtesse de l’air pour LA Présidente, débarrasser Kipuland de toutes ses ordures ménagères ou encore livrer un colis spécial dans la Zone. Et bien sûr, à chaque fois, Dolorès a besoin de ses supers pouvoirs pour y arriver. C’est là toute l’espièglerie des auteurs : pour se transformer, elle doit manger un piment recouvert de chantilly car, c’est bien connu, «la capsaïcine du piment, mélangée aux acides gras polyinsaturés de la crème chantilly, a l’effet d’une bombe sur le corps de Dolorès. Le temps d’un clignement d’œil, elle se transforme en une sorte de guerrière». Alors, casque jaune vissé sur la tête, lunettes rouges, petit maillot et bas résilles, elle peut tout affronter en un tour de main.
Franchement déjanté, le texte plaira aux plus jeunes mais aussi aux parents qui y liront d’autres références. Et pour ne rien gâcher, ces histoires sont illustrées avec beaucoup d’expressivité et d’humour.

Celles d'Hébert
d'Anton Beraber
Editions de l'Atteinte
littérature francophone
«Sans doute la part du monde que lui retirait l'oeil de moins trouvait-elle, ce qu'on dit, la consolation d'une lucidité accrue sur les choses de l'infra.»
C'est avec plaisir que l'on retrouve les éditions de l'Atteinte, nous avions bien apprécié Le pégase d'Antoine Sanchez. Avec Celles d'Hébert, l'éditeur revient avec une troisième publication, toujours aussi soignée au niveau de l'aspect (les éditeurs qui citent la référence des typo et la décomposition du papier utilisés ne sont pas légion). Avec surtout un auteur qui a du style. Une écriture qui s'affranchit des carcans syntaxiques, un peu comme les chansons pas chantées de Loïc Lantoine (« ce sont des îles où qu'on ira bientôt»). Peut-être est-ce le fait qu'Anton Beraber vive au Caire, qu'il s'amuse autant de la langue, comme s'il en oubliait les rouages.
Ici, on suit Hébert, un personnage solitaire («Hébert menait là quelque expérience solitaire sur lui-même dont le désastre de sa vie ne parvenait pas à le désoccuper»), amoral revendiqué, fantasque, borgne, à l'oreille mal déroulée, un brin parano, qui jamais ne décroche son téléphone. Irrémédiablement sédentaire, inexorablement immobile. Son voisin du dessus l'entend monologuer devant son miroir à partir des conduites d'eau, à l'instar des voisins dans Zone utopique en péril d'Azzedine Soltani.
Un capharnaüm de chez soi, avec des hérons sur le papier peint, que le voisin découvre à tâtons en l'absence de son occupant. On dispose de quelques éléments de repère sur là où la scène se situe, en écart avec la Bordure Sud, dans la rue du 19 Mars, mais ça reste malgré tout «insituable» (même si on s'imagine bien la ville d'E située dans l'Hinterland, à distance d'une grande ville). Avec une ambiance que confère ce personnage au lieu, atmosphère troublante qu'on avait aussi trouvée dans La ville humide de Claire Dumas.
«La rue du 19 Mars poursuivait désormais son naufrage sans bruit, ses fenêtres bâillant dans le crépuscule, le décollement de ses tentures humides amorçant la verdissure générale de cette ville enclore sur elle-même». De la même façon, et même s'il s'enorgueillit de manière détestable de quelques aventures (Hébert est intarissable sur sa science des femmes, «C'en sont ainsi»), Hébert est avant tout clos sur lui-même («Le froncement des sourcils s'accompagnait chez Hébert d'un courbement soudain de la nuque qui lui renvoyait le menton vers la poitrine»).
Avec ce récit où «tout n'est pas fait pour être dit» l'auteur sait avantageusement faire grandir l'ordinaire, Hébert n'est pas Diogène et la voie de la dignité se fraie dans l'encombrement de la médiocrité.

Postillons
de Marion Fayolle
Editions Magnani
poésie
«Parlez, parlez encore
Ne faîtes pas attention à moi,
je collecte vos postillons,
vos éclaboussures,
Ce que vos langues
jettent sur le bas-côté»
Un petit recueil de poèmes comme on les aime. On aimerait d'ailleurs recopier tous ces fragments sur son carnet de notes, et ça, c'est bon signe ! Ces courts textes agissent comme les illustrations que Marion Fayolle auraient pu faire. Des images faites mots : «souvent j'aimerais que mes oreilles aient des paupières».
Avec les masques qui tombent, les postillons reviennent et ça postillonne tout azimut, les paysages postillonne, l'amour aussi beaucoup.
Marion Fayolle joue de malice pour aborder plein de choses : le paysage, la vie conjugale, la mort, l'abondance, les impatiences, la routine, l'angoisse, les plis, le sexe, la confluence, le désir, l'orgasme, la petitesse.
Ça claque «les repousses de l'ordinaire», «la sciure de vos pensées», «essouffler ses empressements». Ça envoie des postillons et bien plus. Et de ces postillons-là, on en redemande.
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Le roi fantôme
de Maaza Mengiste
traduit de l'anglais par Serge Chauvin (The shadow king)
Editions de l'Olivier
Avec le Roi fantôme, Maaza Mengiste nous fait le récit de la résistance héroïque du peuple éthiopien face à l'invasion des troupes mussoliniennes et les Ascari (Erythréens enrôlés par les Italiens). Ça a lieu en 1935. L'épopée proposée va bien au-delà du récit de guerre, on y retrouve des choeurs, des interludes. Une Illiade revisitée qui dessine en contrepoint l'histoire des oubliées, de celles qui ont contribué à la victoire. Ici la «rage bouillonnante» et «les corps comme champ de bataille» sont incarnés par les combattantes abyssiniennes répondant au nom d'Hirut (l'épouse du chef de guerre rebelle) et d'Aster (leur jeune servante orpheline).
Plusieurs ruses et moyens de fortune sont déployés pour contrer la progression de l'armée d'occupation, à l'instar des javelots et autres sabres, des chansons mais aussi le fait d'utiliser Minim, un paysan sosie d'Haïlé Sélassié, avatar fantomatique de l'empereur, dans un «pays peuplé de spectres». Le bâillement «rond et robuste» et les longs soupirs prolongés en signe de résistance («Cette bouche qu'elle ferme et rouvre à volonté, c'est un pistolet chargé qu'elle lui agite sous le nez»).
Pendant le conflit un soldat juif italien, Ettore, «archiviste de l’obscène», est contraint de consigner la guerre au moyen d'une série de photos qui sont exhumées tout au long du livre. Ces clichés montrent notamment Hirut durant sa période de captivité, et elle s'en sert, pareil à un retournement, pour raconter sa propre version de la guerre. Ou comment la forme narrative lui permet de passer d'objet à sujet de l'Histoire.
Le récit croisé des personnages (avec une attention fine aux attitudes, aux voix, à la trajectoire des sons) permet de déplier la relation agresseur-agressé, les sévices et autres agressions notamment sexuelles se localisant parfois au sein même du groupe de résistants, l'autrice n'hésitant pas à donner à voir les passifs et violences qui opposent les combattants éthiopiens. La focale sur le trio Hirut, Aster et Kidane permet également de faire des références au premier conflit qui opposait l'Ethiopie à l'Italie et auxquels les parents des protagonistes ont pris part, de créer une continuité entre les morts et les vivants (la figure du wujira, le fusil du père de Hirut faisant l'objet d'une transmission et de convoitise) et de traiter des enjeux mémoriels («ils sont venus réécrire l'Histoire, altérer la mémoire, ressusciter leurs morts et les remodeler en héros»; «notre peuple remonte plus loin que cette Rome antique dont vous êtes si fiers»).
Malgré les dialogues qui tendent à se perdre dans le fil du texte, l'écriture reste remarquable et le rythme prenant. Avec une sublime dernière partie.
Bonne nouvelle, Maaza Mengiste est l'invitée du festival international de littérature de Lyon et de la région Auvergne-Rhône-Alpes porté par la Villa Gillet. Vous pourrez la retrouver lundi 16 mai (l'Esperluette sera également présente pour l'occasion avec une table de livres).

L'engravement
d'Eva Kavian
Aux Editions de La Contre Allée
«A vrai dire, la frontière est au niveau du parking et non à la porte du hall d'entrée».
Il est question dans ce roman de parents qui viennent rendre visite à leurs enfants, jeunes majeurs, hospitalisés dans une unité psychiatrique. Toute l'histoire se déroule dans l'allée amenant au bâtiment. Ils ne se connaissent pas, ne se connaitront peut-être jamais, mais ils font partie du même «troupeau», reconnaissables à leurs pas lents, perdus dans leurs pensées. «Il y a plein de parents autour de toi et ça te rassure un peu, tu marches à leur rythme. C'est la première fois que tu viens en visite».
Le lecteur est convoqué pour accompagner la déambulation de ses parents qui vont rendre visite à leurs enfants : le tutoiement utilisé nous fait entrer dans ce troupeau l'espace de quelques pas dans cette allée-repère, cet ici où se tisse et se détisse une communauté de parents concernés qui vont, viennent et reviennent. Pas de contre-allée possible, l'internement de leur enfant leur impose d'être là, de composer avec cette situation.
Il y a cette mère qui vient pour la première fois et qui a du mal à se mouvoir depuis que sa fille a voulu mourir. Ce père, docteur, qui se sent si différents des autres parents. Cet autre père, bien déterminé à faire sortir au plus vite son enfant. Cette mère qui venait déjà petite quand sa propre mère était hospitalisée dans le bâtiment d'à côté. Celle qui vient avec ses deux filles car leur frère a besoin d'elles. Ces parents qui viennent à deux... Et d'autres encore, tous enfermés dans leurs tourments et solitude.
Comment peut-on vivre quand son enfant est hospitalisé en psychiatrie ? Que ressent-on ? Où trouver la force ? Eva Kavian est toujours juste, les émotions sont peintes avec force et poésie.
A force de se focaliser sur cet espace-entre (l'allée), la durée s'insinue : l'allée se couvre de feuilles puis de gel pour laisser revenir le printemps. Et si les parents sont au cœur de ce remarquable roman, leurs grands enfants prennent vie aussi à travers leurs regards. Eva Kavian les compare aux baleines qui s'engravent. Enfin, la structure proposée vient compléter le tableau, intercalant entre chaque cheminement de parents, une brève parole de professionnel.
Un récit tout en sensibilité et sans lamento. D'une grande sincérité.

Chroniques décalées d'une famille ordinaire (et vice versa)
de Séverine Tales
Editions Payot graphic
Roman graphique
Une famille composée de deux mamans, Séverine et Servane, d’un fils ainé, Louis, et de jumeaux, Paul et Simon, une tante, une grand-mère et un grand-père, une arrière-grand-mère, des amis et des gens qu’ils croisent. Ce sont tous les personnages que nous croisons dans ces bribes de vie quotidienne. Toujours drôle, jamais loin d’épisodes que nous avons pu vivre, Séverine Tales croque avec humour des petits moments de sa propre vie. Les «bons mots» (parfois gênants aussi) de ses enfants : «c’est moi qui devrais te prendre en photo, maman… pour garder un souvenir de toi… Parce que tu vas mourir avant moi, tu sais ? ». Ceux parfois franchement «à côté» de ses proches : «vous avez remarqué, les autres parents d’élèves à l’école, ils font comme si vous étiez une famille normale !». Le trait est simple et presqu’enfantin, les visages rarement dessinés (ce qui permet encore plus de se projeter), quelques touches de couleurs, le tout donne un dessin qui va à l’essentiel, qui nous donne juste le petit détail qui va bien et qui vient utilement compléter le texte toujours incisif. Avec ce roman graphique, Séverine Tales visibilise et banalise le quotidien des familles homoparentales et fait poser des questions à des personnes qui pourraient ne pas se les poser.
A mettre entre toutes les mains.
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La dernière porte avant la nuit
d'Antonio Lobo Antunes
traduit du portugais par Dominique Nédellec
Editions Christian Bourgois
«Quel sac de noeuds l'existence, il n'y a que les pourtants pour rendre ça habitable».
Un nouveau livre d'Antonio Lobo Antunes, avec de nouveau un titre et une prose qui décoiffent. On est plongé dans une forme d'intrigue policière autour de l'assassinat d'un chef d'entreprise dont on fait dissoudre le corps au moyen d'acide sulfurique. Cinq protagonistes, qui prennent à 5 reprises la parole, sont liés autour d'un pacte criminel : un avocat, son frère, un herboriste et deux collecteurs de créances. 5 façons d'empiler un point de vue narratif au déroulé des faits jusqu'à saturation de la scène. Le tout agrémenté d'images entêtantes, de digressions existentielles, d'obsession, d'imagination fertiles (Ah les pourtants, oiseaux à queues jaunes et blanches et aux chants à deux notes ou «ornithorynques déguisés» …?).
Une écriture torsadée et bigarrée qui amalgame et encastre les mots, entortille des fragments de phrase, de psyché (avec des personnages souvent désarticulés qui reculent ainsi «au-dedans d'eux-mêmes»), des plis de souvenirs («qui n'a pas dans la tête une malle bourrée de vieux ragotons, des épisodes apparemment sans queue ni tête dont le sens se dessine soudain et le passé de se mettre à grandir») et d'hallucination («des paysages d'odeur») avec une telle intensité que ses zigzag bousculent et entêtent le lecteur, au point de réclamer parfois quelques pauses pour ne pas être noyé par ce flot de mise en abîme.
Ce texte peut faire écho, par l’ambiance qu'il suggère ou encore par certains aspects du narratif à La semaine perpétuelle de Laura Vasquez, Les vagues de Virginia Woolf, ou encore à Hadès, Argentine de Daniel Loebel. C'est pour dire...
Pour apprécier ce roman à sa juste valeur (il se mérite), il convient d'être pleinement disponible pour sa lecture. Le cas échéant, l’envoûtement, avec la petite dose de grotesque qui va bien, est pleinement garanti.

Symptômes
de Catherine Ocelot
Editions Pow Pow
L'autrice de Talk-Show et La vie d'artiste revient avec une BD qui parcourt avec humour les questionnements qu'on peut avoir autour de sa santé.
Il faut dire que l'OMS a mis la barre haute avec sa définition de la santé, pensez donc : « état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ». Ainsi, la santé est associée à la notion de bien-être. Avec pour corollaire que tout un chacun est sommé de se demander régulièrement s'il est en parfaite santé... Ce qui dans le propos de Catherine Ocelot se traduit par un questionnement sur le rapport au corps : «Qu’est-ce qui se passe à l’intérieur de nos corps ?», le rapport aux différents spécialistes consultés aussi.
Ici on suit trois personnes Catherine, Mireille et Esther qui deviennent membres d'un groupe de soutien «Solitudes Anonymes». On se situe à mi-chemin entre l'autofiction, le développement personnel et le self-help, avec l'exploration de notions de «troubles de la solitude», «mère intérieure» d'«acceptation radicale», de «voyage astral»,... Comment le mal-être, les douleurs, les diagnostics sont vus à partir de l’intériorité de ces trois personnes, mais aussi du vécu des unes vis-à-vis des autres. Des miroirs donc dans cette communauté de solitudes, mais de la sollicitude et des muffins aussi, la convivialité étant partie intégrante de leurs rencontres.
Une BD personnelle, qui vise juste et qui ne renonce pas à un ton amusé, comme la possibilité d’avoir PJ Harvey, Patti Smith ou Björk comme mère intérieure. Des illustrations délicates et riches en couleurs et en symbolique (telles les plantes qui s'enlacent dans une serre). Plein de fils invisibles à tirer de cette bande dessinée.

Amadeus à bicyclette
de Rolando Villazon
traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu
Editions Philippe Rey
Début de l’histoire : Vian, jeune Mexicain rêvant depuis son plus jeune âge de chanter un jour au festival de Salzbourg, se retrouve enfin dans cette ville… pour jouer un rôle de figurant «diabolique» dans Don Giovanni. Avec humour, dérision mais aussi beaucoup d’émotion, Rolando Villazon nous embarque l’espace de quelques semaines dans un univers lyrique aux mille couleurs. Il faut dire qu’il peut largement s’appuyer sur son vécu puisqu’il est avant tout un grand ténor mexicain et le directeur artistique de la Fondation Mozarteum !
Il n’épargne ni les metteurs en scène –ici sous les traits de Schuff «qui avait fait hurler de colère plus d’un public», ni les solistes – ces «vilains oiseaux» qui «chantent les mêmes notes, se plaignent des mêmes critiques ». Il raconte aussi un Mozart multiple et libre, fou et génie à la fois, présent partout dans Salzbourg. Enfin et surtout, il crée un personnage auquel on ne peut que s’attacher, Vian. Cet homme doit son prénom au livre pioché dans la bibliothèque : la tante avait proposé que chaque enfant de cette famille porterait le prénom d’un auteur, le père décida finalement que ce serait le nom de l’écrivain qui servirait. Vian, donc, rêve d’une vie de gloire sur les plus grandes scènes d’opéra mais ne se trouve pas. Il est maladroit, empêtré dans une relation paternelle qui rappelle étrangement celle d’Amadeus à son père. Mais aussi plein de fougue : il tombe amoureux d’une jeune femme aux cheveux arc-en-ciel qui, elle-même est emmêlée dans une relation étrange avec le nom moins étrange Jacques. Il se lie d’amitié avec un libraire, Perec, un jardinier sans toit, Herr Wolfgang, discute avec différentes statues de la ville, se retrouve, malgré lui à la une des journaux auprès de Cécilia Bartoli, et pédale autant qu’il peut. Jusqu’à ce passage où Rolando Villazon peint avec malice ce qu’aurait éprouvé Mozart s’il avait fait du vélo !
Un roman enlevé, musical et libérateur. Tout ça.
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Le matin où j'aurais dû dormir
de Semezdin Mehmedinovic
roman traduit du bosnien par Chloé Billon
Editions Le bruit du monde
«La vie se change lentement en syntaxe kafkaïenne où l'on avait omis le futur»
Le livre se structure autour de trois parties, la première relate une crise cardiaque de Mehmed et ce qu'elle révèle, la seconde un séjour-périple du même Mehmed auprès de son fils Harun, un vagabondage père-fils (ou fils-père quand la relation s'intervertit) dans l'Arizona, et la troisième rend compte de la recomposition des places au sein du couple suite à un AVC de Sanja, l'épouse de Mehmed. Sanja a du mal à se souvenir mais se rappelle très bien des poètes et des vers de T.S. Eliot, «l'atlas de son monde est perturbé».
La narrateur aux prises au temps qui s'écoule se fait spectateur de sa propre existence, de ses propres sensations, de sa propre solitude, ce qui rend au lecteur un accès direct à ce qui se passe dans sa tête et dans son corps. Mais pas que. Il aspire aussi à voir son monde, son passé avec les yeux des autres, de son fils, de sa femme, de ses amis. Il est attiré par cette comparaison des souvenirs primordiaux. Et là réside la singularité de l'écriture de Semezdin Mehmedinovic, «Les autres, en général, nous voient comme nous n'aimerions pas être vus. Et la manière dont nous voient les autres est la racine de notre honte» ; «il serait intéressant de voir le tout, ta vie augmentée par les subconscients des autres. J'aimerais me voir dans le rêve d'un autre».
On assiste à des aller-retour entre son nouvel ancrage de vie et son passé à Sarajevo. Au risque que le passé se «(confonde) dangereusement avec le présent», «une envie instinctive de rembobiner le temps».
Un pigeon botté, le vernis d'ongles, une patišpanja, la couture des boutons, un moineau, un lac artificiel, les étoiles dans le ciel, le macadam, un aéroport, un scorpion, une bande-son : tout est prétexte à des «capsules temporelles», «chacun de ces instants existe dans un présent infini».
Des ces retours en arrière, sur les lieux de là où il est passé, «nous avons grandi à reculons».
Un récit où nostalgie et beauté se cotoient.

Derrière le rideau
de Sara del Giudice
traduit de l'italien par Miriam Papo
Editions Dargaud
Roman graphique à partir de 10 ans
Comment parler de l’entrée dans la guerre à hauteur d’enfant ? C’est ce que fait avec beaucoup de justesse Sara del Giudice dans son premier roman graphique.
Yaël, la narratrice, est une jeune fille vive d’esprit qui ne cesse de questionner le monde des adultes. Bien sûr on pense à Anne Franck. Elle y perçoit des failles sans pour autant les saisir réellement. Que se cache derrière le rideau de la chambre d’amis ? Pourquoi sent-elle qu’elle ne doit rien en dire à sa mère juive par sa mère et morte au début de l’histoire ? Elle ne comprend pas pourquoi sa religion serait un problème, une source de tension au sein de sa famille puis une réelle source d’inquiétude pour ses proches. Pourquoi ses grands-parents paternels ne veulent-ils pas la voir ? Ça veut dire quoi “être juif” ? Pourquoi devrait-elle cacher sa religion ?
Et c’est là toute l’intelligence de l’autrice : parler à demi-mots, laisser l’implicite des scènes les plus graves pour que le lecteur comble les blancs. Chacun, en fonction de son âge interprétera ainsi ce roman graphique à partir de son vécu et de ses connaissances. La nostalgie d’une enfance insouciante bien trop vite finie, la tristesse de la perte prématurée d’une mère seront présentes, l’inquiétude aussi apparaîtra progressivement. Yaël pensera alors : “L'inquiétude, c’est un phénomène bizarre. Normalement quand on passe quelque chose à quelqu’un, on ne l’a plus. Or, avec l’inquiétude, ça ne marche pas comme ça. Plus on la passe aux autres et plus on en a soi-même. Vraiment bizarre.” Si la violence n'est jamais escamotée, elle est évoquée avec justesse, sans brusquer.
Un texte émouvant porté par des illustrations délicates où les teintes brunes rappellent les photos sépia.

Le titre ne convient pas
de Martín López Lam
Editions La 5ème couche
BD
«A un certain moment, j'ai songé qu'il devait y avoir un endroit où toutes ces choses orphelines du monde finissaient par s'échouer. Les objets, les histoires, les pensées».
Gros coup de cœur pour cette BD qui nous faire dériver dans la ville de Rome, majestueuse de couleurs. Une déambulation au ralentit, au gré du cheminement d'un tram récalcitrant et de beaucoup de sérendipité, avec pour point de départ une diapositive du Colisée et comme boussole l'artiste Jorge Eduardo Eielson, son livre «Poesia escrita» et ses ballots funéraires.
On est happé et téléporté de lieux en lieux, de traces en traces, on cherche parfois les liens et l'auteur s'en amuse. L'ordonnancement d'un chaos nocturne recompose les formes, transforme les idées en paysage Et partant, la démarche se veut performative, «les choses adviennent sous (nos) yeux, sans (…) les (avoir) recherchées», l'imagination débridée en bandoulière.
Le parfait anti-guide touristique de Rome.
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Tokyo revisitée
de David Peace
Traduction de Jean-Paul Gratias, Tokyo reduce
Editions Rivages
«Il est ivre et la nuit aussi. La ville s'assombrit de plus en plus, la nuit est de plus en plus silencieuse, tout est plus sombre, plus silencieux, la ville et la nuit, tout dégouline et tout déborde, l'homme et la pluie (...)»
Tokyo revisitée constitue après Tokyo année zéro (2008) et Tokyo ville occupée (2010), le dernier tome de la série tokyoïte de David Peace. L'auteur qui habite Tokyo depuis 1994, aura mis pas mal d'années pour boucler ce dernier opus de la trilogie (ayant écrit une première version en 2009.)
Il y est question, de nouveau, d'un fait divers, ici de la mort énigmatique de Sadanori Shimoyama, le président des chemins de fer japonais, dont on a retrouvé le cadavre en «pièces détachées» sur les voies de chemin de fer. Toutes les hypothèses sont plausibles ou presque : suicide, assassinat politique (par les communistes japonais de l'époque, les russes, les américains occupants ?). La veille, cet Homme-Qui-Aime-Les-Trains était contraint d'annoncer une charrette de licenciement de cheminots.
C'est en suivant tour à tour trois enquêteurs qu'on cherche à clarifier le rôle de chacun, en endossant le point de vue en 1949 de l'inspecteur américain Harry Sweeney - flic du Montana, en emboitant, quinze ans plus tôt, les pas de Murota Hideki - un ancien flic devenu détective privé, ou encore en retournant à la fin des années 1980 sur les traces de cette affaire avec un traducteur-enquêteur, Donald Reichenbach, ex agent de la CIA. Trois personnages habités par cette mort au point qu'ils arrivent difficilement à s'en sortir.
On ressent d'un bout à l'autre l'importance qu'a revêtu, dans l'histoire contemporaine du Japon, l'occupation américaine entre 1945 et 1952.
L'écriture sert magnifiquement bien ce roman noir, avec cette patte si singulière, constituée de fragments répétitifs («toujours le bruit de la pluie qui frappe les vitres, toujours le bruit de la pluie qui tombe dans la nuit» ; «dans l'ombre du jardin, dans le silence du jardin, du fond de la pénombre, du fond de ce silence, la maison, la maison de l'homme apparaît menaçante»), avec des enquêtes qui se mènent très souvent «dans la nuit et sous la pluie» et dans des paysages silencieux, détrempés et aux contours mélancoliques façon Lost in translation. Des gestes répétitifs aussi, à l'instar des regards circulaires, du mouchoir pour s'essuyer, du parcours qu'on fait et refait. Comme pour exprimer une enquête qui, menée dans la moiteur, tourne en boucle.
L'écriture se fait palimpseste dans les apports successifs travaillés par David Peace et au moyen de supports qui viennent se compléter, rapports de police, prémonitions, récit fictionnel.
Un roman noir bien costaud.

Mille arbres
Texte de Caroline Lamarche et illustrations d’Aurélia Deschamps
CotCotCot Editions
Roman jeunesse à partir de 9 ans
Quand la maison d’édition CotCotCot Editions décide de lancer une collection engagée sur des thèmes d’actualité comme l’écologie ou l’économie, cela donne notamment ce très beau roman jeunesse Mille arbres.
Caroline Lamarche nous raconte en peu de mots, toujours très justes et précis, l’histoire d’un projet d’autoroute dans une campagne jusqu’alors paisible, tout cela à hauteur de (presqu’) ados. François, le narrateur, vit en ville mais sa grand-mère, Mariette habite sur la colline depuis toujours. Elle a dans son jardin l’arbre bateau, un tilleul de plus de 250 ans, qui a connu la révolution. Il y fait bon vivre sur cette colline alors François y monte dès qu’il peut, mais M. Prévert l’ingénieur et le ministre des Travaux Publics en ont décidé autrement. Alors la contestation s’organise et le jeune homme et son amie Diane s’installent dans l’arbre.
Il y est question des premiers émois, des premières prises de conscience politique aussi. Sans description inutile, tout est dit. Et Aurélia Deschamps vient, à petites touches, en quadrichromie, imprimer dans notre esprit quelques images clé de cette histoire.
François et Diane se posent de vraies questions : est-il possible, comme les politiciens le clament, de faire une guerre propre – chirurgicale ? Est-il possible de couper un paysage en deux et de recoudre une balafre de 100 mètres de large ? Paraissons-nous si naïfs pour qu’on essaie de nous le faire croire ? .
Offrir ce roman à la nouvelle génération c’est donner l’opportunité d’échanges riches sur la tension qui existe entre la protection de l’environnement et certaines politiques d’aménagement du territoire. Et pour cela, la postface expliquant ce qu’est une ZAD – zone à défendre, se lit idéalement en famille.
Enfin, comme proposer de la littérature engagée pour les jeunes cela passe aussi par l’objet livre, ici le papier est issu de forêts gérées durablement et la reliure cousue est apparente.
Une très belle découverte !
Pour en lire quelques extraits, cf. https://issuu.com/cotcotcot-editions/docs/mille-arbres_book-pages_extrait_low

Aux filles du conte
de Thomas Scotto et Frédérique Bertrand
Editions du Pourquoi pas ?
poésie
«Je ne serai plus l'effarouchable
Je ne serai plus l'évaporée
Je ne serai plus la protégée
Je ne serai plus l'excuse »
Avec brio, Thomas Scotto extirpe les figures féminines emblématiques des contes où elles ont été comme figées. Souvent à subir leur sort «on m'a fait somnoler », « tester mon courage », « on ne me laisse jamais le choix», «j'ai accepté mon destin d'allumette», réifiée « je suis devenue une chaise puis lit », « citrouille » assignée : « parquée », et résignée « soupirs endormis ». Bref, jamais comme il faut.
La princesse au petit pois, la Belle au bois dormant, la Belle (et la bête), Blanche neige, Boucle d'or, la jeune femme de Barbe Bleue, Raiponce, Peau d'âne, et j'en oublie sans doute, sont présentes dans ce poème, mais il s'agit pour la narratrice de sortir de tous ces schémas où beauté, sensibilité et servilité enferment, corsètent, brident ces héroïnes.
Texte, illustration et livre forment un tout à part. Petit objet d’orfèvrerie, où le bleu fait place progressivement au rouge à partir de la moitié du livre, lorsque le fil rouge de la reliure apparaît, telle une démarcation. Le ton change « Pourtant, / je n'ai pas demandé les serrures » . On voit alors avec délectation le « je » se libérer de ce carcan, « je n'ai pas souhaité être à genoux ». La révolte a sonné « pas encore écrasée, avalée, ni perdue », et l'espérance se fait jour, « les trésors d'émotions » se libèrent : « je serai le chemin, le voyage et l'ivresse ».
Et pourquoi pas de nouveaux contes où les filles changeraient de rôle ?
A rapprocher de la BD de Lou Lubie, Et à la fin ils meurent. La sale vérité sur les contes de fée, parue chez Dargaud.
Subtilement émancipatoire.
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Les paralysés
de Richard Krawiec
traduit de l'anglais par Anatole Pons-Reumaux
Editions Tusitala
«Comment peut-on perdre une telle partie de soi et rester soi-même ?»
Dandy, Paria, Vulnérables étaient les précédents romans de Krawiec traduits en français. Des récits puissants doublement ancrés dans le noir et social.
Avec Les paralysés, Richard Krawiec revient avec la même intention, saisir l'enfermement d'une partie de la société américaine dans les années 70, l'enfermement dans le désespoir («le désespoir était comme un capuchon sur sa tête, serré à la gorge pour l’empêcher de respirer»), dans un quotidien sans échappatoire («des otages encerclés par des clôtures, des marais et des impasses, des appartements et des rêves en lambeaux»), un monde circonscrit par la violence qui se répète à l'infini et où ce qui est possible pour certains (le lotissement d'à-côté) ne l'est pas pour les personnages qu'on suit. («C'est comme s'il était né dans un jeu télévisé, mais perdu d'avance – aucune porte ne débouchant sur quoi que ce soit, mais il était quand même censé s'y engouffrer allègrement»). Un besoin d'être quelque part plutôt que nulle part, comme un rat en cage : «Ils étaient coincés, ils n'auraient jamais d'ancrage ailleurs qu'ici».
A commencer par Donjie, un ado, qui suite à un accident de voiture volée, se retrouve amputé de ses deux jambes. Comme ses pairs, il est comme empêché, paralysé sur tous les plans («handicapés par les circonstances»). La drogue, l'alcool et le sexe sont omniprésents pareils à des dérivatifs et les femmes encaissent les coups.
Considéré comme un «estropié», «indésirable», contraint de se déplacer avec un skateboard de fortune, il ne trouve sa place nulle part. Personne ne prend soin de lui. Sa mère a vendu son lit pendant son hospitalisation et s'est accaparée l'allocation donnée en raison du handicap de son fils. Pire encore, la relation à son frère, qui le soutenait, a explosé, Kevin s'étant volatilisé. Seul «à traverser (sa) vallée de larmes» avec l'écho de quelques chansons qui amplifie cette réalité, à l’instar de Led Zeppelin «I know what it means to be alone, I sure do whish I was at home».
Pourtant, il endure, essaie de s’accrocher, tant bien que mal, avec quelques autres, Charlène sa sœur, Michelle, Zip. Et Sandra qui l'invite, amoureusement, à ne pas accepter de n'être défini que par son corps.
Implacablement noir.

République sourde
d'Ilya Kaminsky
Edition bilingue, traduit de l'anglais par Sabine Huynh
illustrations Gabriel Gay et Jennifer Whitten
Editions Christian Bourgois
«Qu'est-ce qu'un enfant ?
Un silence entre deux bombardements»
Livre qu'on ne peut définir facilement, entre poésie et théâtre (structuré en deux actes).
L'auteur malentendant est né à Odessa en 1977. Le récit prend place dans un village occupé, celui de Vasenka. Un jeune homme y est abattu. En réaction, les habitants deviennent sourds («Dans ces avenues, la surdité est notre seul rempart») et la résistance s'organise autour d'une langue des signes inventée mais aussi autour de marionnettistes qui séduisent de leur corps les envahisseurs pour mieux les réduire à néant. Les signes sont présents (ville, se cacher, convoi armé, allumette, rideau, histoire, baiser, terre, sois gentil) et sur chaque double page, le texte est présenté en anglais et en français.
Ecrit en 2019, la guerre est omniprésente dans ce recueil, les titres en attestent (coup de feu, check-points, des soldats nous visent, alors que les soldats bloquent la cage d'escalier, bombardement à quatre heures du matin, peloton d'exécution) mais les accents poétiques l'assourdissent («Dans les oreilles de la ville, la neige tombe»). L'éditeur termine avec cette note (im)pertinente : «Les sourds ne croient pas au silence. Le silence est l'invention des entendants».
Un livre percutant qui résonne avec l'actualité.

Otoshiyori – Trésors japonais
d'Isabelle Boinot,
typographie créée par Jean-François Rey,
Editions L'Association
Isabelle Boinot relate dans ce livre, entre roman graphique et carnet de voyage, la vie des personnes âgées, les otoshiyori, au Japon. Au moyen de planches, elle croque des personnages croisés lors de ces voyages sur l'archipel. Elle nous prend par la main, et nous oblige à prendre le temps au gré des lieux visités et d'entrées thématiques : kissaten (salon de thé), les douceurs, les loisirs, l'harmonie, la mobilité, la nourriture, les looks, les séances de stretching. Elle fige avec douceur des ambiances et rend attractifs des lieux qui pourraient passer pour désuets. Ces héros ordinaires sont mis en avant, à l'instar de «l'élégante du métro», le papi rockeur du temple Tô-ji à Kyôto, «Iriyama Senbei» qui, à Asakusa, «tourne retourne ses crêpes de riz jusqu'à parfaite cuisson», «M. Kobayashi dans ses petits habits de laine avec ses yeux de hibou», «la petite virevoltante de Mitch». L'air de rien, cette flânerie n’est pas complaisante et la précarité de la société à l'endroit des otoshiyori n'est pas tue, à l'image des hyakkin (magasins à prix uniques) ou encore des homuless, des habitations précaires vite repliées durant la journée pour ne pas entraver le passage des citadins.
Un lexique et des repères historiques complètent utilement le livre.
Un regard sensible et un attachement communicatif pour les otoshiyori.
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Le musée des contradictions
d'Antoine Wauters
Editions du sous-sol
«Dans le musée des contradictions, le malheur est total, mais la pensée que d'un merdier sort quelque fois une rose ne nous abandonne pas.»
On avait bien apprécié Mahmoud ou la montée des eaux (publié chez Verdier), au point d'en redemander (ça tombe bien on retrouve aussi un village englouti, un lac artificiel, un barrage et une petite barque). On n'est pas déçu. Il revient aux Editions du sous-sol (fondées par le talentueux Adrien Bosc). Cette fois-ci avec des nouvelles qui viennent illustrer en quoi nos vies entières ne sont que contradiction.
Douze nouvelles qui font mouche, tant elles se saisissent de ce qui fait le vacillement de notre époque et se saisissent de personnages emblématiques (des personnes âgées qui prennent la poudre d'escampette de leur EHPAD, des jeunes la glandouille en bandoulière face au non-sens du travail (lequel a terrassé leurs pères)... Emblématiques aussi sont les contradictions auxquelles ils sont aux prises. Emblématiques également les mots («qui se mettent à dire le contraire de ce qu'ils disent ou le contraire de ce qu'ils prétendent dire», «des mots enrenardés») et les «vaines paroles» desquels ils essaient de se dépêtrer. Sur les bords du nihilisme : «tout est dans tout. Ce qui est bon. Ce qui est vrai, ce qui est faux. Ce qui est sincère et qui ne l'est pas». Vouloir tout et son contraire : un monde de contradictions au risque de l'écartèlement et du démembrement.
Ces personnages fatigués, pris d'hébétude («un jour, on se surprend à avoir mal aux arbres, aux oiseaux. Le lendemain, à l'avenir, aux jeux de nos enfants. On cherche le moyen de guérir. Où espérer ? A quoi s'accrocher ? »), «porteurs de l'incertitude du temps», adressent leur désespoir, leur impuissance tantôt à un juge, tantôt au président (à bon entendeur...), tantôt au lecteur. Ils essaient tant bien que mal de faire face à l'héritage laissé «S'aimer, bouger, pleurer, être libre, tout ça a fichu le camp depuis qu'ils ont fermé le monde, puis qu'ils ont jeté la clef».
Ils ne manquent pas de rage, mais plutôt de cible clairement identifiée («On finit par ne plus savoir sur qui frapper mais on frappe malgré tout»). Pour paraphraser la citation de Francis Scott Fitzgerald (extrait de La fêlure) en exergue du livre, si les protagonistes de ce livre sont «capables de voir que les choses sont sans espoir, (ils sont) pourtant déterminés à les changer». Une espérance (le retour des lucioles, «atteindre la matière du rêve», des ministres «de l'écoute des sols, des eaux, du vent, des faibles et des fragilisés») s'intercale dans la contradiction et «sous le bruit du moteur». Une forme de retournement du cynisme, contre la dépossession de sa propre vie, contre l'impossibilité de la nuance.
Avec drôlerie souvent et force des images convoquées (le badge rose du travailleur, les quads, les jarres de lentille corail, «la génération des constructeurs de cabanes pourtant incapables d'utiliser le marteau sans se ficher le clou dans le doigt»), Antoine Wauters met le doigt là où ça fait mal, «là où le serpent se mord la queue».
Mordant à souhait. Une poétique à valence thérapeutique.

Anna
de Mia Oberländer traduit de l'allemand par Charlotte Fritsch
lettrage: Aline Peter
Editions Atrabile
BD
Mia Oberländer dresse le portrait de trois générations de femmes, trois Anna, de mère en fille (Anna 1, 2, 3) qui se caractérisent par leur grande taille, très grande taille. Trop grandes dans un village (bad hohenheim) trop petit.
Comme Léa Murawiec qui se joue des proportions, l'autrice s'amuse avec Anna démesurément trop grande sur son tricycle, dans son landau. Le propos mordant vient questionner comment cette disproportionnalité interroge les normes en vigueur.
Les illustrations (et les lettrages à l'avenant, tels des pics) regorgent d'inventions au service de cette mise en verticalité des personnages, aussi dégingandés qu'attachants.
Surprenant et novateur.

On joue à cache-cache ?
De Léa Viana Ferreira (texte et illustrations),
Editions CotCotCot
Album jeunesse à partir de 3 ans
Et si on décomposait avec délice ce que le jeu de cache-cache fait faire ?
Léa Viana Ferreira décortique toutes les actions qui participent à faire de ce célèbre jeu un amusement assuré : délimiter le terrain, distribuer les rôles, compter, improviser une cachette, s'affranchir des règles, se camoufler, s'élancer, se fondre dans le paysage, récupérer sa proie, se tromper, imaginer une meilleure cachette, persévérer...
Un débordement de couleurs éclatantes qui font du jardin familial un terrain de jeu et de découverte.
Le cache-cache a beau être un jeu tout simple, connu de tous, on a comme l'impression de redécouvrir son potentiel inépuisable en parcourant ces pages pleines d'audace. C'est comme si la nature, ici plutôt luxuriante, participait aussi à ce cache-cache. Le lecteur est également associé à cette partie, invité à se remémorer la palette d'émotions successives par lesquelles on passe : impatience du chercheur, inquiétude du cherché, joie de se retrouver. On joue et on y rejoue ne voyant pas le temps passé, jusqu'au coucher du soleil.
Epatant et flamboyant !
# Hiver 2022
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Quand il fait triste Bertha Chante
de Rodney Saint-Eloi
Editions Héloïse d'Ormesson
«Prête-moi ta voix pour que j'existe. Prête-moi ta parole pour en faire un paratonnerre».
L'auteur, fondateur des éditions Mémoires d'encrier, rend hommage à sa mère, Bertha, qui est morte suite à une glissade sur les marches d'une église. Rodney, l'un de ses quatre enfants, raconte, en renouvelant le dialogue avec elle (parfois en lui, «La voix de Bertha parle en moi. Ses yeux me fixent. Je suis désormais ma mère» ; « tu es ma voix, ma conscience, ma bouche et la mesure du monde»), le pays natal en souffrance, le «pays-pourri», son exil à New-York, les tribulations de sa vie et son écartèlement «entre deux soleils, deux pays et deux histoires».
En la racontant, l'auteur se raconte lui aussi, avec ses failles et ses espoirs : «peut-être la mort fait-elle écho à la vérité de nos propres insignifiances. Nous en sortons un peu ragaillardis». Il relate aussi l'expérience de son deuil : «vers quelle épaule m'engloutir ? » et de la défragmentation de la mémoire commune : «je cherche la vérité sur moi-même et sur vous deux, pour me faire un visage et une histoire» ; «Nous éveillons la chaine des liens et des ruptures qui font de nous une mère et un fils».
Il raconte aussi, de sa place de fils, ce que c'est qu'être mère façon Bertha.
On retrouve ici la question de la filiation explorée par Geneviève Peigné avec Ma mère n'a pas eu d'enfant et dont on s'était fait l'écho ici : «je suis ce qui me précède. Je perds avec ta mort cette conscience-là».
A partir du point de fixité qu'est la mort, le récit aux allures de conte navigue entre l'ici (Brooklyn) et là-bas (Bois-cochon à Haïti).
Quand l'écriture est gratitude («Toi qui n'accumules rien sinon ce peu de ciel, de nuage et d'eau, je te dois cette abondance d’exister») mais aussi réparation de l'outrage de la mort, la poésie n'est jamais très loin («tu étais une déesse et régnais sur ton royaume de papillons, d'épices et de vents»). Si c'est «un cerf-volant qui trace la voix de Bertha», l'écriture se fait aussi sonore : à prêter l’oreille on entend ce désespoir heureux de Léonard Cohen, la musique de l’existence de Bertha ici un tchwip, là le fredonnement ‘Jij jije'm byen’ comme pour faire un pied de nez au malheur, comme une petite stratégie contre l'ensilencement.
«Vos voix renouvellent la vie et la muisque du temps d'après la mort».
Pudique et poignant, le combo du récit prenant.

Bonne nuit Tôkyô
d'Atsuhiro Yoshida
Roman traduit du japonais par Catherine Ancelot
Editions Picquier
Partez avec ce roman découvrir la vie noctambule de Tôkyô. Montez dans le taxi de Matsui et découvrez des bribes d’histoires à la fois universelles et uniques par leur petit grain de folie. Il est question de recherche : d’objets souvent incongrus (comme le casse-cacahuète) nécessaires au tournage de séries et films, d’un frère aimant se perdre depuis qu’il est tout jeune (comme la fois où sa sœur tenait sa main dans une fête foraine et pourtant l’instant d’après il n’était plus là), d’une femme rencontrée une seule fois dans un taxi, d’un père qui aurait tourné dans de nombreux films, d’une oreille attentive et anonyme à qui on pourrait tout demander (standard de Tôkyô 03 Assistance), de la fameuse dernière pièce d’un puzzle ?… Et puis il y a des rencontres, souvent décalées, toujours sensibles : l’accessoiriste, le gardien de l’entrepôt autrefois barman, la voleuse de nèfles également standardiste, le brocanteur aux objets cassés, la récupératrice de téléphones (si vous voulez vous débarrasser de votre appareil, elle vient à toute heure du jour et de la nuit vous en défaire), les onze jeunes femmes inconnues bientôt stars d’une série, le détective-magicien, ou encore les quatre femmes du restaurant Les quatre coins. Bref, ça ne se raconte pas, ça se lit.
Il y a du Haruki Murakami dans ce monde décalé, du Ito Ogawa dans la délicatesse et le rythme. On pense également évidemment à La cantine de Minuit, manga de Yaro Abe et Miyako Slocombe.
Alors partant pour un voyage à Tôkyô ?

Petar & Liza
de Miroslav Sekulic-Struja
BD traduite du croate par Ana Setka et Wladimir Anselme
Editions Actes Sud
Mais quel ravissement!
Ce roman graphique nous attrape par sa puissante facture esthétique.
Du jamais trop vu, ça c'est certain. On navigue entre les genres, pas très loin de la peinture figurative (quelle force et chatoiement des décors) et jamais très loin non plus des codes de la BD contemporaine.
On suit Petar, un être sensible, débrouillard, pas très compatible avec les tyrannies de la réalité, comme inadapté à l'époque vécue.
Errant dans la ville, de squats en bar, comme une âme en peine, Petar est avant tout contemplatif et poète à ses heures perdues, il tente en boucle («Ma tête est une ville où tout tourne en rond») et désespérément (toujours sur le fil de la dépression, de la «tristesse indescriptible») de comprendre le monde et aussi de terminer son roman. De collision en collision, il se cogne au réel.
Toujours un peu à part, en retrait («sa nuque bloquée»), toujours un peu à subir le cour des choses (le service militaire, l'envahissement de son appart, les fêtes, le bruit, les petits boulots), sauf lors de la rencontre-passion avec Liza qui tend à le transformer un temps. La belle Liza au regard vert qui exerce sur lui une force magnétique et qui met en sourdine les angoisses de Petar. Cette parenthèse amoureuse ne tient pas, Petar est repris par ses démons, «son panier d'inquiétudes» (« tu fabriques de la souffrance pour rien»), s'absente du monde («le regard vide») et de lui-même.
Illustrations et texte au service l'un de l'autre : du picaresque pictural. Eblouissant !
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Déplacer le silence
d'Etel Adnan
traduction de l'anglais par Françoise Valéry (Shifting the silence)
Editions de l'Attente
«Nous sommes sur une planète soutenue par rien, entraînée à travers le pur espace par une énergique étoile de feu, en ébullition constante. Nous voyageons sur des terres voyageuses. Avancer, toujours avancer».
Quel plaisir de partager les méditations d'Etel Adnan. Cette poète américano-libanaise, écrivaine et plasticienne (morte en novembre 2021) nous régale avec ses incises, ses fragments qui rebondissent sur le vieillissement, sur le sens de l'existence, «ses pensées qui gouttent». Ainsi, elle convoque au crépuscule de sa vie ces lancinantes questions : que reste-t-il ? Où suis-je ? Comment suis-je toujours là ? Mais où est ma place ? Comment pourrais-je trouver une issue ?
Cela pourrait ressembler à l'expérience de l'accueil et de la mise en ordre des souvenirs dans Par instants la vie n'est pas sure de Robert Bober ou encore à celle de l'écriture des réflexions qu'on déplie en fin de vie, à l'instar de Dernier journal d'Henri Bauchau.
Observatrice des marées, du bourdonnement de l'océan («ces larges bandes de vagues frémissantes aux différentes nuances de vert qui me fendent le cœur avec leur incroyable beauté»), des nuances de la nuit, du miroitement de l'horizon, Etal Adnan ne compose pas qu'avec l'imaginaire et ses rêves (ses montagnes et rivières cachées) mais énonce son «besoin du monde physique» («J'entends le brouillard comme le bruissement des feuilles d'une forêt»), de saisir «le roulement de la matière silencieuse» («Le silence est la création de l'espace, un espace que la mémoire a besoin d’utiliser... un incubateur»), sans tourner le dos à l’exubérance du monde (les incendies de Californie, la guerre en Syrie, les missions sur Mars, le réchauffement climatique).
L'écriture d'Etal Adnan se situe entre tout ça, se joue de l'espace-temps. A la confluence de plein de mondes (monde intérieur et monde extérieur, entre monde réel et mythologie grecque, entre Beyrouth, Delphes et la Bretagne).
Ce livre est la promesse d'un plein de vibrations et de couleurs («Des lumières élémentaires, mercurielles, argentées, sulfureuses, cuivrées, qui nous arrêtent, nous font perdre l'équilibre, ouvrir les bras sans que faire d'autre, comme foudroyés mais par un éclair doux, bienvenu»), de fulgurances sensibles et esthétiques.
Naphtaline
de Sole Otero
Editions Ca et là
Traduction de Eloïse de la Maison
Nous sommes en 2001 et c'est la crise en Argentine.
Nous suivons Rocio, 19 ans, qui emménage dans l’ancienne maison de sa grand-mère Vilma (d'où la Naphtaline). Rocio rassemble les éléments de la vie de Vilma, une histoire commencée dans les années 1920 en Italie. Les parents de Vilma fuient le pays peu après sa naissance, au moment de l’accession au pouvoir de Mussolini. Rocio tremble à l'idée que son existence procède de ces événements («je dois la vie à cette ordure»). Arrivés en Argentine, ils ne peuvent financer les études de Vilma. Celle-ci doit alors quitter l’école, sacrifiée au profit de la situation de son frère cadet, puis est mariée à un voisin après être tombée enceinte et avoir été abandonnée par l’homme avec lequel elle pensait faire sa vie. L’histoire de Vilma dans cette société patriarcale résonne comme une longue suite de désenchantements et de rancoeurs, qui la rendront acrimonieuse. Vilma terminera sa vie seule, ayant coupé les ponts avec la plupart des membres de sa famille, à l’exception de Rocio. La jeune femme tente de tirer des leçons de cette tragédie familiale.
330 pages pleines de petites inventions : enchevêtrement des temps narratifs, un jeu avec les proportions, autour des mots (certains sont malicieusement biffés), mais aussi un travail autour des couleurs (les seules pommettes d'un pourpre éclatant des personnages les rendent attachants) qui permettent de donner des ambiances et faire alterner les périodes, des petites planches qui succèdent à des pleines pages, les traits enlevés qui relient astucieusement les phylactères à leur personnage, pareils à des bonbons lasso (fils).
Un récit, littéralement haut en couleur, qui vient vous happer dans ce roman graphique-très-graphique.
Requiem
de Gyrdir Eliasson,
traduit de l’islandais par Catherine Eyjolfsson
Editions de La Peuplade
Requiem complète une trilogie de l’auteur lancée par Au bord de la Sanda et La fenêtre au sud. Chaque histoire est centrée sur la création artistique, en lien avec la solitude. Ici, Gyrdir Elliasson nous embarque dans un petit village islandais pour entrer dans un monde où tout est musique. En effet, alors que certains traceraient quelques croquis rapides, d’autres poseraient sur le papier quelques mots pour se souvenir d’une sensation, d’un instant ; Jonas (le personnage principal de ce roman) note, quant à lui, les sonorités du quotidien et de la nature environnante. Ces quelques notes arrivent à lui, telles une fulgurance. Il se doit de rapidement les transcrire sur son carnet Moleskine qui ne le quitte jamais. Elles deviennent alors musique : début d’une « Sérénade pour piano et bouilloire », d’une « Marche funèbre qui souffle sur des braises», d’une « Étude pour violoncelle, scie et marteau »… Pourtant Jonas ne se voit pas compositeur, plutôt assembleur de notes. Avec beaucoup d’autodérision, il nous avoue même qu’il est fort probable que personne d’autre que lui n’entende un jour ces mélodies de tiroir. Suivre Jonas dans ses pérégrinations et réflexions, c’est se reconnecter au monde qui nous entoure en ouvrant nos oreilles aux sons jusqu’alors ignorés, à l'inouï. Il nous invite à entendre le rythme des choses et des éléments, leur mélodie, et ce faisant, il nous fait ralentir et écouter notre propre musique intérieure. Car Gyrdir Elliasson nous parle aussi de l’intime : Jonas se remémore ainsi sa vie avec Anna, sa femme, relit son rapport aux autres et sa difficulté à communiquer, questionne le sens de son travail (rédacteur de slogans publicitaires).
S’il est bon de lire ce roman en «silence» pour tenter d’accéder à l’univers sonore de Jonas, les nombreuses références musicales nous offrent une playlist qu’on a hâte d’écouter une fois le livre fermé.
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L'arbre de colère
de Guillaume Aubin
Editions La Contre Allée
Quelle bonne idée les éditions de la Contre-Allée ont eu de publier ce premier roman qui constitue le centième livre de leur stimulant catalogue. Libraire à la librairie Passages, Guillaume Aubin est aussi un raconteur d'histoire, développant tout un écosystème au service d'un récit tout en sensibilité (en sensualité aussi), et déjouant les pièges qui auraient pu être ceux de l'appropriation culturelle.
Il faut dire que son héroïne, Peau-Mêlée, est puissante mais aussi entraînante. Celle qui, tout en énergie, dérange l'ordre du monde et cherche à voir «les arbres derrière les arbres». Et celle qui a pour principal attribut d'être bispirituelle (notion que l'auteur a rencontré lors d'un voyage au Québec et qui préfigure la dissociation entre le sexe et le genre), ce que la narratrice exprime en ces termes : «Moi j'ai la forme d'une fille qui coule dans une rivière de garçon». Une figure à la fois trouble et ambiguë (qui brouille le féminin et le masculin et «ceux qui pensent que l'été est forcément vert et l'hiver forcément blanc»), non sans rappeler dans une certaine mesure Hermès, notamment dans son rôle de tiers.
On suit ses exploits (elle est sans cesse mise à l'épreuve) en lien avec les tribus auxquelles elle est rattachée, successivement les Yeux-Rouges puis les Longues-Tresses en passant par les Barbes, qui n'ont de cesse de s'affronter, la violence à fleur de peau. Le tout dans une nature qui ne se laisse pas domestiquer (l'Oeil-Lac, L'Île-Esprit, le qaa, la tourbe, le fleuve, la taïga).
Le récit interroge subtilement la question des frontières, de liminarité, de statuts, de passage et de franchissement. Avec une place importante accordée au corps en général et au sexe en particulier, notamment s'agissant des apprentissages.
Une ode à la liberté. Une «arrachée belle» pour reprendre le titre d'un autre roman (de Lou Darsan) remarqué publié chez la Contre-Allée dans un contexte de tribus amérindiennes du Canada et la colère en plus.
Enivrant.

Amalia
d'Aude Picault
Editions Dragaud
On se souvient de la BD d'Emma sur la «charge mentale» qui s'était répandue et qui avait contribué au succès de cette notion. Aude Picault y revient à sa façon en nous entraînant dans l'univers tourbillonnant d'Amalia qui essaie de faire face à toutes les sollicitations qui s'adressent à elles, domestiques, amoureuses, professionnelles. On la retrouve évoluant dans une famille recomposée, avec Lili, 3-4 ans, Nora l'ado fille de son conjoint, Karim. C'est que la fatigue la guette Amalia, elle n'en peut plus de s'escrimer à satisfaire tout le monde... Malmenée à la maison entre les caprices de Lili, les complaintes de Karim et l'indifférence de Nora. Team leader au boulot, elle est sans cesse «challengée» par sa cheffe. Jusqu'à s'évanouir lors d'une visioconférence.
Fatiguée aussi d'un monde où tout se doit d'être «boosté», réunions, maïs, jusqu'à la flore intestinale. Débordée par l'impossible articulation des temps de vie...
Le verdict tombe : «vous faites une intolérance au rendement» et une prescription s'ensuit «équilibrer la dépense quotidienne d'énergie et le temps de récupération», éviter également les produits alimentaires ayant été transformés. Easy. Non pas vraiment.
Aude Picault dessine avec finesse les interactions bruyantes qui s'insinuent à la maison, ce surmenage domestique qui fait du «chez soi» tout sauf un lieu de répit.
C'est au moyen de vacances qui permettent de réunir cette petite maisonnée sous les auspices d'une tiny house que les uns les autres tentent de se retrouver. La famille se met à plus observer la nature environnante, l'ado supprime les filtres et autres «couches de protection» sur ses réseaux sociaux, le père se met à faire du pain sans additif, Amalia apprend les siestes réparatrices, à différer les commandes au boulot et à en partir à des heures plus raisonnables.
Cette BD est d'une redoutable efficacité par sa capacité à nous raconter un récit qui tend à devenir universel et ancré dans le monde d’aujourd'hui (avec en toile de fond la crise écologique)... et le changement à portée de main qui l'accompagne, qui semble s'inventer ici en douceur, à la mesure de la rondeur du trait par lequel Aude Picault dessine Amalia.

Déviriliser le monde, Demain sera féministe ou ne sera pas
de Céline Piques
Editions Rue de l'Echiquier
Après «Contre le développement personnel», «l'énergie du déni» et «Exploser le plafond», voici le quatrième essai aussi vif et percutant lu dans cette collection «les incisives» soigneusement dirigée par Vincent Edin.
Construit autour de 4 chapitres, «lutter contre les violences masculines», «lutter contre les violences prostitutionnelles et pornocriminelles», «se réapproprier nos corps», «se réapproprier notre travail et repenser la famille», cet essai est signé par Céline Piques, présidente de l'association Osez le féminisme. Chacune des parties est bien argumentée au moyen de citations (on prend un réel plaisir à relire ici des extraits de Reclaim d'Emilie Hache, de Rêver l'Obscur de Starkawk ou du Caliban et la sorcière de Silivia Federici, ou encore à découvrir un morceau d'un discours d'Andrea Dworkin proclamé en 1983) et d'expériences de terrain ou d'exemples saisissants (à l'instar de celui de Julie violée entre ses 13 et 15 ans par des pompiers et qu'un expert qualifiera d' «hystérique qui a des attaques de Charcot» avec une requalification des faits en «atteintes sexuelles»). On y lit successivement une critique de l'utilisation faite par les tribunaux de la notion de consentement («un concept vicié»), ce par quoi passe le backlash masculiniste, le nom de certaines stratégies pour esquiver ou éviter de prendre des initiatives en matière de travail domestique et parental (stratégie de l'escargot, du mauvais élève) ainsi qu'une réflexion stimulante sur le recours au gender budgeting et la nécessité d'une réforme fiscale (pour sortir d'une appréhension des ressources à l'aulne du «foyer»).
L'auteure s'inscrit résolument dans une approche matérialiste et intersectionnelle du féminisme et dessine en filigrane un manifeste de ce que pourrait être un futur féministe possible avec pour horizon «une société dévirilisée où les femmes se sont réappropriées leur corps, leur travail et leur vie».
Une lecture à faire, et notamment à l'adresse de celles et ceux qui rechignent à se considérer féministe.
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Petites boites
de Yôko Ogawa, traduit du japonais par Sophie Rèfle
Editions Actes Sud
Comme dans tous les romans de Yôko Ogawa, sensibilité et imaginaire s’entremêlent pour peindre un monde entre rêve et réalité. Dès le premier paragraphe, la description de l’école maternelle abandonnée, à présent demeure de la narratrice, nous projette dans un univers où le petit, la miniature a de l’importance. Il faut s’y adapter, rapetisser si besoin. Et c’est ce que fait cette femme, au fil des ans. La table à laquelle elle se cognait est à présent juste à la bonne hauteur pour qu’elle y glisse ses genoux, le miroir dans lequel elle n’entrevoyait que ses épaules auparavant lui permet maintenant de voir son visage, de même pour le lit de camp de l’infirmerie. C’est aussi ce que font les caractères japonais qu’écrit l’amoureuse de M. Baryton, l’homme qui chante malgré lui à chaque fois qu’il dit un mot («chacun d’entre eux n’était pas plus grand qu’une piqûre d’aiguille»).
Et puis il y a des disparitions d’enfants, sans plus d'explication. Alors que dans Cristallisation secrète, les choses et les êtres s’effaçaient des mémoires en même temps qu’ils disparaissaient de l’île, ici la perte va de pair avec le souvenir, l’absence devient présence et le temps se poursuit au-delà. Ainsi, lorsqu’un enfant meurt, les parents peuvent continuer à le faire vivre au travers des objets qu’ils choisissent avec minutie et agencent dans une boite en verre. Au fil du temps, ils viennent dans l’auditorium de l’école réajuster le contenu pour fêter un anniversaire, la fin des étude, des mariages sont aussi célébrés. Le talent de l’autrice est alors de faire appel autant à notre mémoire visuelle qu’à notre mémoire olfactive. Puis, lorsqu’elle évoque «les concerts de soi à soi» donnés sur la colline les nuits de vent d’ouest, ces concerts de mini-instruments suspendus aux oreilles des parents endeuillés, c’est l’ouïe qui entre en jeu. Cet univers merveilleux n’est jamais sinistre, parfois mélancolique, essentiellement poétique. Et lorsque les derniers mots sont lus, c’est avec délicatesse qu’on repose ce roman qui, sans nul doute, continuera de vivre dans nos pensées.

Mon corps est un texte impossible
d'Edith Azam
Editions de l'Atelier de l'agneau
«Faire jour à la langue et lui rendre son corps afin qu'elle offre au nôtre la syntaxe du silence»
De nouveau, Edith Azam nous livre un puissant recueil de poésie. Puissant déjà de par son titre mais aussi avec l'explosion continue d'une forme recherchée dans la fulgurance textuelle et l'entrelacs des mots. On comprend que ces poèmes trouvent parfaitement leur place dans une collection qui s'appelle Architextes, tant est soignée la présentation. Le jeu sur les lettres (avec une prime spéciale pour le O, parfois en évidence, parfois en creux ou absent), les polices, les tailles, les places, l'agencement, les reliefs, les effets, les encadrés, les bascules typographiques en vient à constituer une forme de translittération de la langue poétique d'Edith Azam (ça nous fait repenser au roman d'Isabelle Aupy, le panseur de mots). Car on peut concevoir que mettre sur page cette poésie virevoltante (mais quelle rythmique !) c'est prendre le risque de la figer. Et là, le lecteur ne peut pas être en reste, a minima contorsionniste s'il veut essayer de tout saisir, si tant est que cette entreprise rende justice au travail proposé.
En effet, c'est bien là que réside l'une des "préoccupations" de la poésie d'E. Azam : rendre compte de l'insaisissable, de la difficile appréhension du monde («on ne sait pas grand chose si peu du ciel si peu» ; «il y a un espace qui échappe»; «on croyait que les choses s'éclairciraient plus vite» ; «le monde nous échappe et roule et roule et nous roule à l'envers»). De la difficile appréhension de soi («une dimension interne dont on ignore tout» ; «il y a vers l'intérieur une autre dimension» ; «plonger vers ce qui échappe et s'évader de soi, de ce que l'on croit être») et de la langue («la langue nous fourche, elle nous crache la gorge» ; «la langue elle-même n'en peut plus d'être saturée d'incompréhension»; «tout l'univers se tasse pour ne pas qu'on le nomme»).
Ainsi donc, ça "craque", "déchire", "dévisse", "détourne", "disloque", "divise" et que l'on ne se plaigne pas que le réel «ne tienne pas debout» !
Outre petites merveilles (à l'instar de «nos langoureuses épuisances»), le texte est émaillé de louftingueries, il en va ainsi de quelques occurrences autour des «os», tour à tour on s'y accroche, on les dépose, on y trouve son socle : «en cage, nos petits os en cage mais toujours ils se dressent, tentent l'insurrection»; «la vie nous pend sur les os» ; «des osselets de lune».
Edith Azam se joue ainsi du langage qui porte et de la parole qui fend, les deux faces d'une même pièce. Advient en creux plusieurs propositions poétiques, antidotes pour relâcher les «kilos de pression» : épingler nos précipices, couper net les circuits, crever les abcès du silence, écrire jusqu'à devenir l'air, marcher avec la brume, faire confiance à la vie, dérouler la colonne, reprendre structure, poser ses poumons sur la branche et lancer son cri d'oiseau.
Edith Azam se livre une centaine de pages durant à la recherche d'une physicalité de la poésie à travers l'exploration des articulations du corps. En jouant ainsi l'air de rien avec une forme d'«anatomie du langage», Edith Azam ne saurait démentir la réflexion menée par Eugène Green sur la relation étroite entre la poésie et le corps (cf. livre à paraître aux éditions Exils, En faisant, en trouvant, notes sur la poésie) : «Si le vers est une émanation du corps, sa structure ordonnée exprime aussi celle de l’univers, de sorte que créer une structure prosodique est un acte de foi dans le sens du monde ».

Les maisons vides
de Laurine Thizy
Editions de l'Olivier
«Dans ses yeux une gravité sans enfance, une sagesse de môme qui s'est déjà frottée aux arêtes du monde».
Laurine Thizy nous accompagne (parfois surgit délicatement la trace de l'autrice au moyen de l'emploi du «je»...), du côté de la Ville Rose, au plus près de Gabrielle que l'on suit de sa naissance, en tant que grande-prématurée («revenue d'entre les limbes»), jusqu'à son adolescence, avec des aller-retour dans la narration comme il se fait (doit ?) désormais. Comme avec une caméra embarquée, on suit ce qu'elle vit, ce qu'elle cache, les épreuves qu'elle endure, ce qui la constitue écorchée-vive, intransigeante, taiseuse, celles qui l'environnent (à commencer par l'arrière grand-mère Maria, personnage très inspirant et avec qui elle tisse une complicité, sa grand mère Jo, sa mère Suzanne, sa tante Bénédicte, ses trois cousines – les hommes, Peyo, Raphael, Florent, Jean étant plus en arrière fond).
On n'est ainsi pas très étonné d'apprendre que l'autrice s'intéresse, dans le cadre d'une thèse en sciences sociales en cours d'écriture -et qui traite de l'avortement-, à ce qui se joue dans le «for intérieur».
Gabrielle fait de la gymnastique rythmique, elle est par ailleurs asthmatique et entretient une relation singulière avec la Vierge Marie (laquelle lisse sa robe, redresse son auréole, murmure des choses incohérente...), sans compter les araignées qui l’envahissent au fond d'elle et dont elle n'arrive pas à se défaire. Elle s'impose une discipline pour faire face : «Elle s'invente des principes qui la cadrent et la rassurent, elle décrète des faits, taille la réalité aux formes de son bon vouloir. Prendre une résolution, s'y tenir : voilà qui l'apaise d'une étrange façon». C'est ainsi qu'elle s’astreint à moins manger pour couper les vivre aux araignées.
La narration est le plus souvent située par rapport à un événement qui est l’enterrement de Maria, les 13 ans de Gabrielle constituant aussi un autre point de centralité du texte.
Les intermèdes avec Flip et Gimo qu'on retrouve tout au long du texte préfigurent la chute du livre avec une complicité qui s'instaure pour «déjouer les plis du silence» et permettre à Gabrielle de recouvrer son rire grave.
Laurine Thizy décrit admirablement bien le travail sur le corps, que ce soit les équipes médicales en charge des enfants hospitalisés, de la gestion de la vieillesse, du corps redressé par le sport intensif (ici la GRS), les corps qui s'attirent et résistent aussi. Le lien, parfois, trouble aussi au religieux par atavisme ou superstition ou plus si affinité.
Un récit bien rythmé avec une délicate sensibilité qui laisse toute sa place au lecteur. Bluffant !

Virgile s'en fout
d'Emmanuel Venet
Editions Verdier
«Ecrire sur rien, pour rien, sinon pour prolonger la musique entêtante qui me vient d'autrui et m'aide à résister aux chagrins de la condition humaine».
On avait bien apprécié le livre d'Emmanuel Venet, Manifeste pour une psychiatrie artisanale, également chez Verdier, paru en 2020. Autant dire qu'on attendait de pied ferme ce nouveau.
Ici, l'auteur nous amène en 1981, pour rendre compte de ce qui s'est passé le concernant durant cette année civile. Le récit n'est pas seulement autobiographique mais s'entretisse aussi avec le contexte politique de l'époque, l'amont et l'après de l'élection de Mitterand. Plus encore, les petites touches de remémoration du récit personnel de ses histoires amoureuses (à ces endroits, l'on pourrait dire que le texte constitue le point de vue inversé de l'autre récit autobiographique portant notamment sur les vicissitudes des amours de jeunesse, celui de Julia Kerninon) et d'apprentissage du métier de psychiatre (faisant fonction d'interne, concours d'internat, puis internat en psychiatrie au Vinatier - des planches d'anatomie se dessinant dans les creux du récit) sont entrecoupées de référence aux mythes antiques. D'où Virgile. Ces sortes d'entrefilets, qui rythment ce livre très dynamique (91 chapitres, non sans référence à Raymond Queneau) sont plaisants à la lecture et nous rappelleraient presque des lectures de Vernant ou de Veyne.
Les leçons de tragédie, font aussi écho aux mythologies familiales (notamment les rôles sociaux empêtrés de la famille Magnard), aux frasques intimes du narrateur, du service du Dr Mortillon, ou encore des patients et autres ruses de la maladie («la créativité du délire») rencontrées dans un hôpital psychiatrique.
Le narrateur semble aux prises à des questionnements existentiels sur le sens de sa vocation de médecin, et aussi celle d'écrivain. Derrière ce questionnement vocationnel (comment concilier cet écartèlement ?) il y a aussi une problématique plus téléologique, «sommes-nous simplement le jouet du destin, ou les organisateurs de notre malheur ?». De plus, très vite, persuadé qu'il devra écrire, les tourments portent davantage sur la matière de l'objet littéraire, pareil à une mise en abime, celle là-même qui est si structurante dans le dernier Goncourt. La mise en abîme se dédoublant aussi avec quelques réflexions sur l'acte de se remémorer et les trous ou complaisances que cela comporte : Que savons-nous de nous, en dehors de la fable que nous nous racontons ?
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Les gens ne se rendent pas compte
de Judith Wiart
Editions Le clos jouve, collection Bistra
«Je rends visible les inaperçus, j'alliance les possibles non révélés».
Après Le jour où la dernière clodette est morte, Judith Wiart revient avec ce nouveau recueil fragmentaire très plaisant à lire.
Pensées, esquisses, aphorismes, épigrammes, on pourrait y voir, en plus ramassé, des ressemblances avec Signes au bord du chemin d'Ivo Andric (aux éditions l'âge de l'homme). S'appuyant sur une observation aiguë et amusée de nos vies contemporaines (on imagine bien ses carnets qui fourmillent de notes), des aspérités du quotidien, des incongruités de l'existence, l'autrice se délecte de ce qui l'entoure, de «ce que ça fait d'être là». Avec sarcasme et curiosité. «L'ironie du sort (comme) partie intégrante du mécanisme régissant la comédie humaine».
On retrouve des animaux de toutes sortes, le canari de Darwich, la méduse Irukandji, des saumons infestés de poux, la distance ironique du pigeon, les papillons et tortues d'Amazonie, les chorégraphies de l'exocet (poisson-volant), l'intemporalité des chiens, jusqu'à la femme-araignée, «créature insolente» du métro D. La figure du temps qui passe, du vieillissement qui agit, «l'impermanence (...) est un pied de nez à toutes les tentatives de fixité». Et l'exploration de quelques antidotes à la catastrophe jamais très loin et à nos accommodements complaisants : «je maintiens mon bonheur du bout de mes deux bras comme je tiendrais deux murs prêts à s'effondrer» ; «L'essentiel (…) Que nous devons aller chercher à coups de pelle dans les terrains minés, chaque jour».
Un joyeux assemblage de miscellanées poétiques qui réussit habilement «à saisir un truc du temps et de l'espace» et «nous faire douter du sens de l'ordre des choses». A déguster et relire.

Toucher la terre ferme
de Julia Kerninon
Editions L'iconoclaste
Après le succès de Liv Maria, mais aussi, Le chaos ne produit pas de chefs-d'oeuvre, qui est passé plus inaperçu, Julia Kerninon revient ici avec un ouvrage très personnel aux allures d'introspection et d'une grande sincérité.
Sans tomber dans l'impudique, Julia Kerninon se livre, questionne l'impossible articulation de ses temps de vie, ou comment le fait d'être femme mais surtout devenue mère (un des mérites du texte est justement de montrer comment on devient mère), lui a confisqué du temps disponible pour écrire. Elle revient sous forme de flash-back sur ses amours de jeunesse, ses relations passionnelles, vagabondes, parfois étouffantes. Elle relate son émancipation par la mise à distance de sa famille, par le biais de séjours répétés à l'étranger, par ses lectures obstinées aussi : «Les livres que j'ai lus, ce seraient eux qui me sauveraient, qui me protègeraient». Son apprentissage de l'affirmation de soi, de ses désirs mais aussi de ses doutes, ambiguïtés et culpabilités. La rencontre avec son compagnon actuel («ce mélange de liberté et de paix»). Et sa tourneboulante maternité. Double, qui plus est. «J'ai accepté d'être touchée, bousculée, mordue, interrompue, plus jamais seule dans mon bain».
Un recommencement avec cette inlassable et épuisante question : suis-je une mère suffisamment bonne ? pour reprendre l'expression de Donald (Winnicott). Et toujours, encore plus qu'avant, son impérieux besoin d'indépendance, d'échappées.
Julia Kerninon semble avoir touché la terre ferme, être un peu plus apaisée, même si c'est encore mouvant («la solidité de l'ancienne moi cachée dans la nouvelle, dure comme un noyau de pêche») et réversible : on ne peut s'empêcher de penser à l'héroïne de Liv Maria qui décide de tout plaquer quand elle a enfin trouvé son ancrage. «Jamais, je n'ai prétendu me suffire du ici et maintenant» ; «je caresse un fantasme dans lequel je remplis la petite valise avec laquelle je suis arrivée dans la vie de cet homme (…) et je pars».
Intimiste et sensible. Une écriture fluide et courageuse.

Prison
d'Emmy Hennings
traduit par Sacha Zilberfard (Gefängnis)
Editions Monts Métallifères
«Serait-ce raisonnable de s’habituer à ce trou ? »
Récit paru pour la première fois en 1919 et considéré par Herman Hesse comme un livre majeur. Comme l'auteure, Emmy, l'héroïne de ce texte est cabarettiste. Cette dernière se trouve convoquée à la préfecture de police pour des raisons qui la dépassent (soupçon de délit de fuite). Puis les événements s'enchainent : incarcération, un mois en détention préventive puis encore un mois.
Au départ, face à ce non-sens, à cette décision kafkaïenne, elle se débat, questionne l'absurdité de la situation, a bien du mal à se conformer à l'institution carcérale («si je me tiens tranquille dans cette cage, je me serai rendue infidèle à moi-même»). Une fois emmurée («mes yeux partout se heurtent. Tout me serre de trop près. Il n'y a pas d'échappée. Où est le lointain ? Où sont les étendues ?»), elle se révolte de moins en moins («Déjà ma force est asservie. Si c'est le but de la prison, mon séjour ici est un franc succès») et la déréalité s'insinue («à force de s'entendre dire "on vous soupçonne d'avoir voulu fuir", on finit par y croire»; «je ne retrouve plus mon chemin dans la réalité, et tout m'est comme un rêve qui se prolonge à l'infini») mais continue de prêter attention à tout : elle relate son quotidien, les conditions de détention avec l'abolition du secret et de la propriété privée, le dénuement, les bruits, la difficulté de la vie commune en cellule mais aussi la solidarité avec ses codétenues («les tapotements de ma voisine sonnent comme les assauts d'un cœur en mal d'amour. Je réponds en toute hâte. Le mur nous sépare et ne nous sépare pas. C'est le roulement de tambour de la camaraderie» ).
Le texte s'illustre par d'intenses descriptions du rapport au temps qui s'étire, des regards («l'idée de pouvoir être observée du dehors m'épouvante»), les gestes, (des «réserves d'imagination»), de l'accablement et de l'impuissance de ces vies doublement cabossées par l'infortune du dehors et la dureté de cette «institution dégradante»**.
**pour reprendre le titre d'un essai de Corinne Rostaing paru en 2021, Une institution dégradante : la prison, Ed. Gallimard.
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Le pain perdu
d'Edith Bruck
traduit de l'italien par René de Ceccatty
Beaucoup de choses ont été écrites sur les camps, pensons à Robert Merle, Primo Lévi, Robert Antelme. Imre Kertész, Elie Wiesel, Jorge Semprun. Notons qu'à l'exception notoire de Charlotte Delbo, peu d'écrits l'ont été par des femmes. Edith Bruck se colle avec ce texte, écrit en italien, sa langue d'adoption, à ce que Michaël Pollak désigne par la “gestion de l'indicible”. Ou comment la mobilisation d'une autre langue que sa langue maternelle et la convocation de la troisième personne du singulier sur certains passages rendent possible un récit sur les camps. Raconter ses souvenirs à distance pour tenir le pari de cette difficile remémoration.
On suit donc l'enfance de Ditke dans une famille pauvre de Tiszabercel en Hongrie. 6 enfants, trois ayant déjà décohabité et un père qui convoie les bêtes des autres pour les vendre au marché de la ville d'à-côté. A ses treize ans, elle et sa famille se font arrêtés par des gendarmes, lors même que des miches de pain étaient en train d'être préparées (d'où le titre). Commence un long périple et des transferts incessants d'un camp à l'autre, une déportation sans fin : Auschwitz, Kaufering, Landsberg, Dachau, Christianstadt et Bergen-Belsen. Protégée tout autant que protectrice de sa sœur Judith, elle devient alors adulte bien avant l'heure, «le monde régressant dans la barbarie».
Une autre partie du livre s'ouvre sur un exil qui prend la forme d'une fuite en avant. «Notre restant de vie n'était plus qu'un poids, alors que nous avions espéré un monde qui nous aurait attendues, qui se serait agenouillé devant nous». Que faire ?
Elle travaillera tour à tour dans un hôtel, un institut de beauté, intègrera une troupe, avant de ne plus faire qu'écrire. «Par nécessité (et) pour respirer».
L'impossible retour au village est suivi d'échappées-errances, au gré des rencontres, vers Budapest, Bratislava, puis Israël, ensuite Athènes, Istambul, Zurich, Naples puis Rome où elle rencontrera Nelo Risi, émigré arménien, poète, critique littéraire et réalisateur qu'elle ne quittera plus jusqu'à sa mort en 2015.
Dans un récit dépouillé, Edith Bruck relate avec force son expérience de la déportation, la périlleuse quête consistant à se remettre à vivre et bien plus encore. Le «bien plus encore» étant aussi condensé dans cette lettre adressé à Dieu, quatre-vingts ans après la première lettre qu'elle avait pensé lui écrire à neuf ans: "Oh, Toi, Grand Silence, si Tu connaissais mes peurs, de tout, mais pas de Toi. Si j'ai survécu, ça doit avoir un sens, non ? Je Te prie, pour la première fois, je Te demande quelque chose : la mémoire, qui est mon pain quotidien, pour moi, infidèle fidèle, ne me laisse pas dans le noir, j'ai encore à éclairer quelques jeunes consciences dans les écoles et dans les amphis universitaires où, en qualité de témoin, je raconte mon expérience depuis une vie entière".

Sans plus attendre
de Sylvie Durastanti
Editions Tristram
Dans ce premier roman, Sylvie Durastanti revisite l’Iliade et l’Odyssée, non pas en suivant Ulysse, mais en restant sur l'île (Ithaque ?). Nous comprenons très vite de quels personnages il est question et où nous sommes : les descriptions sensibles de la nature et de la mer, des odeurs de graisse en contraste avec celles de myrtes, des salles du palais, du tissage long et fatigant…
En alternance, deux femmes fortes (la «maîtresse» et Eri – la servante) nous racontent l’attente du retour du maître dans son île, dans sa demeure. La «maîtresse», enfermée dans un silence protecteur (elle ne peut faire confiance à personne exceptée Eri), s’adresse intérieurement tout autant à son mari qu’au lecteur. On la découvre fière, farouche même, et surtout d’une grande intelligence. Elle qui estime ne pas savoir manier les mots, se remémore la faculté d’Ulysse, «le poulpe», à s’en servir pour convaincre. Et de ses souvenirs elle va alimenter ses propres ruses pour «freiner le temps» (en tissant le jour et défaisant la nuit) puis isoler et manipuler les envahisseurs, les repoussant ainsi le plus longtemps possible. Ces envahisseurs ne viennent pas de loin, ce sont des voisins, de jeunes hommes sur l’île depuis toujours, qui ont souvent grandi sans père, partis à la guerre depuis longtemps et jamais revenus. Alors ils espèrent que le «maître» ne revienne pas non plus et qu’ils pourront s’emparer du domaine et posséder la «maîtresse». Eri, quant à elle s’adresse à Eumos, un esclave comme elle. Elle a vu naître le maître et s’occupe de la maîtresse et de son fils, Télem. Elle sait lire les silences de Pénélope, sait l’aider sans mot dire, elle veille sur le jeune homme, tout cela en pensant constamment à Ulysse et à son retour.
Ces deux femmes témoignent en permanence d'une attente qui n'est pas passive ; telle une prophétie auto-réalisatrice, l'attente comme un agissement à travers lequel confiance et conviction rendent capable.

La taille des arbres
de Fabien Truong
Editions Rivages
Certains connaissent Fabien Truong en qualité de sociologue. Avec la taille des arbres, on fait connaissance avec le romancier. Il n'a pas laissé au vestiaire son sens affuté de l'observation, sa préoccupation chevillée au corps concernant le devenir de la jeunesse des quartiers populaires. Ancien prof au lycée Paul Eluard (Pauléluard dans le texte) à Saint Denis (93), il relate deux voyages qu'il a accompagnés à deux ans d'intervalle, l'un en Nouvelle-Calédonie, l'autre au Vietnam, son «demi-pays». Avec Saint-Denis comme point de départ et d'arrivée. Nous voilà embarqués avec Idriss, Lison, Toufik, Zora, Mokrane, Bart, Khorma et Sadio ainsi que leur inénarrable professeur de français Pierrot.
Les deux récits de voyage sont agencés en quinconce, procédé permettant des résonances, d' «entendre l'écho des correspondances» avec le questionnement de ces jeunes sur leurs origines notamment. Same same but different, sera-t-il ainsi plusieurs fois répété.
Essayer de relater par des témoins rencontrés sur place la prise d'otage d'Ouvéa, la guerre du Viet-Nam, les enlisements, les impossibles équilibres. Se faire une idée sur place de la réalité de son propre contexte en comparaison avec d'autres réalités vécues. Deux grandes traversées pour éprouver d'autres formes d'altérité /interculturalité et créer du lien. A la rencontre aussi des longaniers, des kauris. «Pas de cime sans racine».
De ses impressions de voyage et des documents retrouvés sur place, Fabien Truong essaie aussi de reconstituer des morceaux de vie du grand-père qu'il n'a jamais connu. A la recherche d'une partie de sa propre histoire familiale.
C'est précisément l'implication à chaque instant de l'auteur et du prof de français qui fait de ce texte bien plus qu'un seul compte rendu de voyage de classe. L'écriture, qui résiste à la chronologie, y est également pour beaucoup.
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Connemara
de Nicolas Mathieu
Editions Actes Sud
Ce nouveau roman de Nicolas Mathieu prend place dans l'hinterland vosgien entre Nancy et Epinal. A Cornécourt, ville moyenne où l'on va suivre le cours d'existence («cette vie avec ses équilibres désespérants»), de quelques quarantenaires. Hélène Poirot qui «avait voulu conquérir des distances, à coups d'écoles, de diplômes et d'habitudes relevées» pour s'émanciper de son milieu mais qui finit par revenir dans le coin. Christophe Marchal qui a connu la gloire avec l'équipe locale de Hockey et qui est resté attaché à son fief mais aussi Charlie, Lison, Philippe, Charlotte, Greg, Marco. Les années ont passé, ils ont à présent «40 ans, moins de cheveux, plus de bide, pas tellement de thune». C'est l'heure des regrets, des désillusions, des premiers bilans, de nouvelles espérances aussi.
L'auteur scanne sans complaisance l'univers des cabinets de consulting avides de se saisir des opportunités que représente la réforme de l'organisation territoriale, et où «l'essentiel, c'est de trouver la bonne triplette : les 3 B, les 3 V, les 3I, on s'en fout, mais faut une triplette, sinon les mecs se mettent à angoisser». De la même façon, il décrit superbement l'apogée du candidat Macron lors des présidentielles, l'esprit «corporate» de ces start-upers, «l'obsession pour l'efficacité».
L'écriture approfondit l'épaisseur du passage du temps et son empreinte sur les corps : les renoncements liés à l'âge, les couleurs du corps malade, avec aussi des passages très touchants sur les oublis de Gérard, le père de Christophe, manifestement atteint de la maladie d'Alzheimer.
Nicolas Mathieu sait décomposer à merveille la formation et la condition de ces quarantenaires : les grands sentiments qui montent, les petites déceptions, «le chassé-croisé des espérances et de la peur», les rouspétances, les fixettes et les dénigrements. Mais aussi et surtout l'écriture rend grâce aux temps suspendus (à l'instar de saisissantes descriptions de scène de sexe), est à l'affut de ces «mille nuances», de ces habitudes, de ces mimiques, intonations et mouvements des corps, ces petits détails situés et autres marqueurs générationnels (les petits mots qu'on écrit sur les tables en classe, les effluves d'aftershave, les chevilles nues, les expressions désuètes des parents, les gueules de bois et les chansons lancinantes -terre brûlée au vent, des landes de pierres...) qui constituent les temps de l'existence ordinaire.
Une écriture ethnographique, attentive aux minuscules oscillations de nos existences («la nouveauté, les prémices, les progrès à pas de loups»), à ces comportements d'apparence anodins qui constituent des bribes de sens et des ambiances qui scellent en creux les rôles et trament la tragi-comédie sociale du quotidien. 20 ans après la mort de Bourdieu ce livre nous rappelle, avec fine description, ces lignes de partage, ces logiques de distinction qui sont à l'oeuvre. «La chose la mieux partagée restait encore cette rage sourde des délimitations».
Nicolas Mathieu est résolument un artisan hors pair de la scrutation de l'esprit du temps.
Et si le prix Goncourt ne s'était pas doté de ses règles en vigueur, gageons que Romain Gary ne serait pas resté le seul à être récompensé deux fois.
Un très très grand roman. Coup de coeur infini.

L’île aux arbres disparus
De Elif Shafak
Editions Flammarion
De quoi sommes-nous les héritiers ? Selon Elif Shafak, de silences et de non-dits : pour ne pas que l’histoire de leur île, Chypre, ne pèse sur leur fille, Defne, chypriote turque, fait promettre à son mari, Kostas, chypriote grec, de ne jamais parler de leur passé à Ada leur fille. Pourtant cette jeune adolescente vivant à Londres sent qu’elle porte à sa manière l’histoire de cette île qu’elle ne connaît pas. A commencer par son prénom qui veut dire «île» en turc. Alors, lorsqu’un professeur leur demande d’interviewer une personne de leur famille pour comprendre leur passé, cela la déborde et elle crie. Un cri long de trente secondes. Ainsi commence ce nouveau roman d’Elif Shafak sur l’exil, le déracinement et Chypre. Le point de vue alterne en fonction des chapitres : tantôt nous suivons Ada, sa relation avec son père, le manque de sa mère morte il y a un an, la rencontre avec sa tante qu’elle voit pour la première fois et laquelle va lui raconter Chypre, l’initier à la cuisine et à l’ésotérisme. Tantôt, c’est le figuier du jardin qui nous narre sa première vie à Chypre, avant d’être planté à Londres, la rencontre de Kostas et Defne, la guerre civile, l’amour de Kostas pour les arbres, la blessure non-cicatrisable de Defne provoquée par les morts et disparus de son île. Et c’est en tissant ces deux narrations que se dessine progressivement la carte d’un pays déchiré depuis des années et l’arbre de vie d’Ada et sa famille.
Un livre qui fait écho à celui d’Anaïs Llobet, «au café de la ville perdue» (chroniqué à côté). La couverture pourrait d’ailleurs être le tatouage d’Ariana. Lire ces deux romans nous permet de donner encore plus de matière à cette île et son histoire. Quand l’un nous évoque l’enfermement, l’autre le déracinement. Les deux nous parlent des blessures de l’île et des blessures intimes.

Au café de la ville perdue
De Anaïs LLobet
Editions de l’Observatoire
Comme dans «l’île aux arbres disparus», il est ici question de Chypre et de la guerre civile qui a duré des années entre Turcs et Grecs. On suit une jeune femme, Ariana, née d’un amour impossible entre un Grec, Ioannis, et une Turque, Aridné. La pièce se joue notamment autour d’un verre (Anaïs LLobet installe sa scène au Tis Khamenis Polis). Ici nous restons sur l’île, pour vivre et ressentir l’expérience des frontières, de l’enfermement (jusqu’à un enfermement ultime, ou comment revenir lorsqu’on n’est jamais parti). Ainsi, l’écrivaine et narratrice imaginée par Anaïs LLobet tente tant bien que mal d’entrer littéralement dans les méandres de ce bout de terre déchiré depuis des siècles. Alors qu’elle essaie d’inscrire son roman (avec une mise en abîme de l’écriture - un roman dans le roman) dans ce territoire, elle se heurte d’abord aux barbelés qui la séparent de Varosha, ville fantôme encerclée depuis 1974. Puis elle doit naviguer entre les silences et souvenirs sélectionnés de Giorgos et Ioannis. Enfin se frayer un chemin jusqu’à Ariana pour comprendre ce qui la relie à la maison du 14 rue Ilios, maison familiale de Varosha, menacée tout à le fois par des bulldozers, la réouverture et la reconstruction de la cité balnéaire si prisée au début des années 70. Dans cette tragédie, Il est question d’héritage, d’amour et de secrets et de déchirement.
Un roman sensible, construit tel un puzzle, porté par une tension palpable à tout moment.
# Printemps Eté Automne 2021 - Sélection Adulte
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La bibliomule de Cordoue
de Wilfrid Lupano et Léonard Chemineau
Couleurs : Christophe Bouchard
Editions Dargaud
Bande dessinée
Wilfrid Lupano, à qui l'on doit Les vieux fourneaux, ou plus dernièrement Blanc autour, et Léonard Chemineau (Le travailleur de la nuit) nous ramènent en l'an 976 à Cordoue, alors capitale de tous les arts et savoirs. Al Hakam II (descendant de la dynastie des Omeyyades) vient de mourir d'une attaque cérébrale... Son fils qui lui succède n'a que 10 ans et intimide peu l'un de ses vizirs, Amir, avide de pouvoir. Voulant plaire aux religieux radicaux, il consent à bruler une grosse partie des livres d'une sublissime bibliothèque. Tarid, en charge de la bibliothèque devance cet autodafé en sortant, façon contrebandier, les livres les plus importants et en tentant de les mettre à l'abri. Il fait équipe avec Lubna, une jeune copiste, Marwan son ancien apprenti et une mule récalcitrante qui prend un malin plaisir à vouloir dévorer un traité de mathématiques d'Al-Khwarizmi.
Raconté comme le serait un conte philosophico-humaniste, le récit met en relief le livre comme objet unique, de connaissance et de savoir universel (il est ainsi rappelé que c'est par les traductions arabes que l'Europe découvrit la philosophie grecque, les maths ou encore les contes indiens) à l'instar du Traité de mécanique d'Ibn Firnas, du livre des chansons, anthologie de chants et poèmes arabes, composée par Abu Al-Faraj, ou encore le Livre des animaux d'Al Jahiz le globuleux.
Les dessins sont aussi précis que l'est la narration, les personnages très bien saisis, les couleurs impeccablement flamboyantes (cf. par exemple, les planches de la page 83).
La postface de l'historien et archéologue Pascal Buresi vient utilement éclairer les enjeux et les jeux d'influence (entre savoir et pouvoir) de cette époque.
Rocambolesque, drôle et instructif.

Des îles -Lesbos 2020/Canaries 2021
de Marie Cosnay
Editions de l'Ogre
Marie Cosnay est écrivaine (on avait dernièrement beaucoup aimé Comètes et Perdrix), elle est aussi militante, elle est investie dans l'accompagnement des “exilés” et des proches qui lui confient le soin de retrouver leurs traces («de nombreuses familles ne veulent pas se résoudre, elles attendent sans fin»). Son travail ici s'apparente à une forme d'histoire du temps présent d'un “phénomène muet” qui est celui de la disparition de populations.
Elle s'attèle à décrire, au moyen de témoignages qu'elle a collectés, ce que les “empêchements de circuler” produisent, ce qui se fabrique aux portes de l'Europe dans ces autres endroits où l'on fait attendre les «migrants», «mis en demeure par l'Europe de ne pas bouger» (le récit fait prendre la mesure de la durée), en quoi cela attaque les liens, les familles, les corps. En mobilisant un discours indirect libre, son regard, sa voix s'intriquent avec la parole (ou le souvenir de la parole) des personnes entendues, et l'histoire des personnes s’enchâssent entre elles grâce à ce travail de retranscription et de reconstitution (avec un souci de la contextualisation, chaque chapitre convoque une mention des lieux et des protagonistes). On y apprend des choses tellement irréalistes : les squelettes retrouvés dans le désert dont on finit par faire de la poudre avec des os et du bicarbonate pour la revendre sous forme de drogue bon marché, les corps qu'on fait maigrir avant d'intégrer des embarcations de fortune pour en mettre plus à bord, et les mots taillés sur mesure, les coxeurs, le chairman, le connexion-man, le trankillo, les falouka, le boza.
Au moyen de cartes, l'éditeur nous rappelle quels sont les postes d'observation de Marie Cosnay : Lesbos, Gran Canaria, Tenerife, la frontière du pays basque.
Décrire au plus près les réalités subies, les empêchements et en faire un motif littéraire et politique à la fois. Remarquable.

Felis Silvestris
d'Anouk Lejczyk
Editions du Panseur
Sortie le 11 janvier 2022
«Maman pense que tu as froid, tu as forcément froid là-bas, dans ta forêt». Par ces quelques mots, la narratrice débute un long monologue qu’elle adresse directement à sa sœur, Felis. Cette dernière est partie, semble-t-il, vivre dans une forêt pour la sauver de la destruction par la Firme (une photo dans un journal montre une femme cagoulée et elle sait que c’est sa sœur «tes grands yeux clairs, ceux de maman, ceux de mamie et des générations de femmes avant elles. Le bleu des sœurs ainées»). Felis, cette sœur fragile, instable, qui a tout quitté, la narratrice l'imagine, lui crée un décor au moyen de noms de cabanes perchées (Bétel, Alnitak, Alnilam, Mintaka, …) et des compagnons de route (Louve, Rix et Rox, la Sentinelle, la Grenouille,…). A lire ces descriptions, on pourrait croire qu’elle a vu de ses propres yeux ce territoire, cette étendue à la fois si proche et si lointaine. Pourtant celle qui raconte n’y est que par procuration, ne matérialise cet univers qu’à travers son imagination, ses souvenirs d’enfance et sans doute ses propres voyages ou projections.
Comment remédier à l’absence ? La présence de Felis semblait pesante autrefois pour la famille. Pourtant, lorsqu’elle n’est plus là un manque apparait. La mère s’inquiète du froid, le père lit tout ce qu’il trouve sur la maladie de Lyme, persuadé que sa fille l’a attrapé.
La narratrice est-elle si différente de sa sœur ? Elle revient d’on ne sait où et semble difficilement se ré-acclimater à la vie en ville. Sa vie est comme en suspens, dans un appartement qu’une amie lui prête. Elle n’allume pas le frigo, boit de l’eau chaude sans thé, s’occupe de son lombri-composteur. Quel est le commun de ces deux femmes liées par le sang ; de quoi est faite cette fragile sororité ?
Avec des mots simples, des phrases très justes et une adresse directe, Anouk Lejczyk nous offre dans son premier roman une matière vivante et sensible, patinée d’un verni mélancolique. Et la question rituelle «Et ta sœur, elle en est où, elle fait quoi ?» à laquelle une réponse différente, à la fois synthétique et métaphorique, est chaque fois donnée («Oh, ma sœur, elle prend de la hauteur», «Oh, ma sœur, elle canalise son énergie.»), ponctue admirablement ce récit très incarné.
A lire emmitouflé dans une couverture, avec une tasse d'eau chaude accompagne de thé.

A l'abordage
d'Emmanuelle Bayamack-Tam
Editions P.O.L.
Théâtre
Le directeur du Théâtre de la Tempête a commandé à Emmanuelle Bayamack-Tam la ré-écriture du
Triomphe de l’amour de Marivaux.
On retrouve Sasha et Carlie qui font comme effraction dans une communauté organisée autour de la figure de Kinbote, adepte de l’abstinence, de la permaculture et de la méditation. Avec à ses côtés, Théodora, sa sœur, Arlequin (déjà chez Marivaux) et Dimas le jardinier facétieux. A grand renfort de mystification, de rouerie, de travestissement et de stratagèmes, Sasha (prénom épicène) séduit tout le monde en vue de s'enamourer d'Ayden.
Cette adaptation ultra contemporaine vient dépoussiérer la pièce initiale. La vanité, le refus de l'amour, les vœux de chasteté et la force des inhibitions des uns est fortement mis à mal par le polyamour et le désir des autres. Avec une bande-son suggérée «laisse-moi t'aimer».
Le dénouement est jouissif : ouverture sur un mariage littéralement pour tous et sur une marche des fiertés décomplexée.
D'une puissance déconcertante et amusante (à l'instar de ce que dit Kimbote p.233, «on nage en plein vaudeville»). Virevoltant.
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Et même l'enfer c'est pas grand chose
de Bruno LUS
Editions Grasset
Bruno Lus nous embarque dans les années collège et leur dure réalité.
Lucie, 13 ans, «la zone dans les veines», a croqué le lobe d’oreille d'Enzo, auteur d'un montage répugnant sur elle et qui se répand sur les réseaux sociaux. Exclusion temporaire, chantage du père d'Enzo. «La vie ne tient parfois qu'à une morsure».
Lucie essaie de s'en sortir tant bien que mal d'une adversité atavique, avec la ténacité ra(va)geuse d'une lionne. Il faut dire que pour s'en sortir elle ne peut que difficilement compter sur Sofiane, son frère aîné de quatre ans, qui vit à bonne distance du foyer, sur sa mère, Juliette, «une meuf à l'arrache» qui tente de se démener en bossant, vautrée dans le passé de son histoire d'amour avec Saïd le père de ses enfants, et qui a pour rêve de participer à un jeu télé, ou encore sur son copain survivaliste Jordy obnubilé par la fin du monde. «Ce qui nous reste, à nous les jeunes, pour nous démerder, c'est la conviction qu'on vit que pour notre gueule».
L'écriture est soigneusement brute, sillonne dans l'oralité djeuns et sa fierté, en reprenant quelques marqueurs musicaux de l'époque («les refrains trompent son ennui et donnent de la majesté à sa mélancolie»). Immersive aussi, nous sommes plongés (l'auteur est journaliste pour les revues XXI et 6mois) dans ce monde urbain décrit à la façon d'une Judith Perrignon («le plan de la ville se superpose à son réseau de neurones») et d'un Edouard Zambeaux mais avec des protagonistes laissés pour compte, jeunes ou paumés, sculptés avec justesse façon Nicolas Matthieu (les mêmes vrombissements de bécane). Zoom sur la condition et l'éprouvé de cette jeune fille face aux effets de réputation (cyber-harcèlement), face aux agressions aussi. Radioscopie sans complaisance de la banlieue et d'une jeunesse avec des désillusions en chaîne («Ne reste que l'amertume des tentatives avortées», «chaque seconde est une ennemie»), sans plus de repères («à travers la bouillasse du quotidien, on ne voit pas bien où l'on met le pied») ni trop d'attente non plus («Lucie robinsonne sans espoir ni avenir»).
Un bon, bon premier roman.

Algue et la sorcière
De Pinar Selek, traduit du turc par Lucie Lavoisier
Illustrations d’Elvire Reboulet, linogravées par Maud Leroy
Editions des Lisières
Conte
En talentueuse conteuse, Pinar Selek embarque aussi bien les enfants que les adultes sur l’île aux moules. Pour cela, plutôt que de s’adresser directement à nous, elle se fait la voix d’Algue, jeune fille de 12 ans qui, un jour, a rencontré la Sorcière à la Cape Noire. Et c’est donc cette fille de l’ïle qui nous raconte comment, depuis des dizaines d’années la Sorcière vient hanter leurs maisons, déchirer les filets de pêche, détruire le port, battre les futurs mariés. Mais à peine commence-t-on la lecture de ce conte qu’on devine que ce n’est pas aussi simple que cela. D’ailleurs Algue se pose beaucoup de questions et décide de partir à la recherche de cette femme, qui serait la cause de tous leurs ennuis.
Qu’arrive-t-il lorsqu’on rencontre une sorcière et qu’on lui peigne les cheveux ? Pourquoi une sorcière aurait-elle autant de haine envers des villageois ? Peut-on défaire des sortilèges ? Est-il possible de changer le destin d’une île ?
A travers ce conte, Pinar Selek touche à l’universel. D’ailleurs, la Sorcière à la Cape Noire ne serait-elle pas une cousine de la sorcière de Kirikou ? Elle traite également des thèmes qui lui sont chers : la force des femmes (Algue en est un parfait exemple), la lutte contre les maltraitances qu’elles peuvent connaître (ici le pouvoir destructeur de la jalousie d’un homme), l’exclusion (cette Sorcière que seule la nature a recueillie), l’exil (d’un pêcheur pour chasser son chagrin puis celui d’une femme pour se reconstruire).
C’est avec plaisir qu’on retrouve la collaboration avec Elvire Reboulet qui accompagne ce texte à la fois court et puissant de dessins très expressifs. Il y a ainsi une belle continuité entre Verte et les oiseaux, son précédent conte, et ce nouveau texte. A quand le prochain conte ?

Pour l'amour du multilinguisme. Une histoire d'une monstrueuse extravagance
de Tomson Highway
traduit de l'anglais par Jonathan Lamy
Editions Mémoire d'encrier.
Questionner les langues comme rapport au monde, voilà notamment ce que nous encourage à faire Tomson Highway, un des auteurs et dramaturges (mais aussi pianistes) autochtones les plus importants du Canada. A la lecture de cette conférence prononcée au centre de littérature canadienne de l'université de l'Alberta, à Edmonton, en 2014, on se sent bien pauvre lorsqu'on ne parle et ne connait bien qu'une langue ! Thomson Highway navigue, pour sa part, entre plusieurs langues : le cri (qui «vient du rire d'un-e clown cosmique»), le déné (langue qui «provient du sol, des tourbières et du lichen de l'extrémité nord des trois provinces des Prairies), l'inuktitut (environnement trilingue du Manitoba), le latin, l'anglais, le français, l'espagnol ainsi que la musique (avec en prime un très beau passage sur la littérature musicale et les couleurs de la musique). Et c'est avec délectation qu'on apprend que le cri est une langue qui rit («Je vous le dis, si le trafic aérien dans les aéroports se faisait en cri, aucun avion ne parviendrait à destination. Les pilotes et le personnel dans les tours de contrôle riraient si fort qu'ils oublieraient ce qu'ils font et tueraient des dizaines de millier de gens»), une langue si rapide qu'on peut faire des concours de vitesse de récitation de je-vous-salue-Marie, que même lorsqu'on parle de sujet grave, entendre cette langue nous fait sourire.
L'auteur nous rappelle opportunément que «les langues européennes sont obsédées par la question du genre». Or, en langue autochtone, le monde est séparé non pas en deux genres, mais «entre ce qui est animé et ce qui est inanimé, autrement dit, entre ce qui possède une âme et ce qui n'en a pas. Le genre ou une hiérarchie entre les genres, cela n'y a aucun sens.»
Véritable ode au plurilinguisme («Être unilingue revient à vivre dans une maison qui n'a qu'une seule fenêtre, (…), c'est comme être assis à table et monopoliser la conversation en ne parlant que de soi. Cela implique que vous n'écoutez pas ce que l'autre personne a à dire, que vous n'êtes pas intéressé. (…) En fait, j'oserais même dire qu'enfoncer son unique langue dans la gorge d'une autre personne s'apparente à s'introduire dans sa maison et à lui voler son âme»), envisagé comme «le plus beau cadeau que vous pouvez offrir à votre enfant, parce que, en lui donnant cela, vous lui donnez le monde, vous lui offrez une vie merveilleuse, vous lui donnez l'une des clés du bonheur».
Formidable conteur, c'est avec beaucoup d'aisance et d'humour que Tomson Highway nous raconte son histoire et sa vision du monde. Quand naviguer d'une langue à l'autre permet de dire de la manière la plus juste la subtilité de nos pensées.
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Avec Bas Jan Ader
de Thomas Giraud
Editions La Contre Allée
Bas Jan Ader est un performer, artiste conceptuel néerlandais né en 1942 et qui disparaîtra en 1975, entre Cap Code et l'Irlande, à bord du Guppy 13 Ocean Wave, une petite coque de 3,81 mètres en polyester rouge, jaune et blanc, nullement adaptée pour ce genre de traversée. Pourquoi se lancer dans un tel défi perdu d'avance ?
Avant de s'embarquer dans ce esquif de fortune, BJA était connu pour avoir fait un usage immodéré de sa gomme dans sa formation aux Beaux Arts à Amsterdam, pour se faire filmer en train de chuter, dans des situations aux frontières du tragicomique, une embardée au sol comme «raffinement extrême» («tu sens le poids de tes jambes, cette aimantation que le ruisseau et l'herbe produisent» ; «si tomber c'est accompagner l'apesanteur, se faire tomber tout seul c'est un peu comme essayer de se chatouiller soi-même»). Mais pourquoi fait-il cela, pourquoi tient-il à se mettre en danger ?
Thomas Giraud nous raconte l'histoire du père du personnage principal, figure de résistant ayant été fusillé. Il tente de faire ressortir ce qui constitue sa démarche artistique mais ce qui le fonde aussi en tant que sujet d'une émouvante fragilité. Ou comment les insolites expériences qu'il mène sont autant de manières d'éprouver son être au monde.
Le procédé narratif employé par l'auteur privilégie l'utilisation du «tu» à l'adresse de son personnage. Ce n'est pas sans nous rappeler l'écriture d'Etienne Kern, lorsque la figure du «tu» est également convoquée pour interpeler, dans Les Envolés, Franz Richelt, et pour s'interroger de la même façon, sur l'obsession de la chute. Comment est-on agit par la chute ?
Bas Jan Ader est le nouvel avatar du discret anti-héros funambuliste-jusqu'au-boutiste ; cette écriture photographique de Thomas Giraud (mais aussi géométrique lorsqu'il s'agit de décrire les villes et comment l'on y inscrit les corps et le regard) nous rend très attachant ce Bas Jan Ader.
Trop bien

H24 – 24 heures de la vie d’une femme
24 écrivaines internationales dont Alice Zeniter, Sofi Oksanen, Siri Hustvedt, Lola Lafon
Actes Sud – Arte Editions
Non, il ne s’agit pas d’une nouvelle traduction ou d’une adaptation de l’œuvre de Stefan Zweig, même si la condition féminine était déjà au cœur de ce roman. C’est bien de cela dont il s’agit : 24 nouvelles, comme 24 coups de poing, 24 cris, tirés de 24 histoires vraies, déroulées sur 24 heures. Chacune est écrite par une autrice différente. Elles viennent des 4 coins du monde, pour rappeler qu’il y a malheureusement des invariants dans les violences faites aux femmes. Ces nouvelles ne « cantonne[nt] pas les femmes au rôle de victime. Certaines de nos héroïnes disent non, d’autres piègent leur harceleur… H24 appelle à la résistance. Il existe des actes d’insoumission formidables émanant, notamment, de la nouvelle génération. Cette rébellion, ce désir de visibilité se devaient d’apparaître dans les textes » explique Nathalie Masduraud, directrice de la collection H24.
Il y est question de viols, de coups, de féminicides, d’insultes, de violences au grand jour, mais aussi de toutes celles plus sourdes, presque banales. La lecture fait mal car l’écriture est juste, ciselée. Chaque histoire fait moins de 3 pages et pourtant, cela suffit à nous plonger dans la situation présentée, à nous révolter, à nous faire réagir. Ces nouvelles sont entêtantes, on ne referme pas ce livre indemne.
Alors, si vous souhaitez prolonger, entendre ces histoires et les voir incarnées par des comédiennes de talent, vous pouvez les retrouver sur https://www.arte.tv/fr/videos/RC-021432/h24/

Les Contraceptés, enquête sur le dernier tabou
de Guillaume Daudin, Stéphane Jourdain, Caroline Lee
Préface de Camille Froideaux-Metterie
Editions Steinkis
Partant du constat que «ça fait 40 ans qu'on nous annonce que la pilule masculine c'est pour demain», et que rien n'advient de manière significative, les auteurs s'interrogent sur ce qui explique ce différentiel et retard dans les pratiques observées en France en matière de contraception masculine comparativement à d'autres pays. Chemin pédagogique faisant, ils interrogent avec humour leur propre cécité par rapport au partage de la charge contraceptive, et vont à la rencontre des pionniers du domaine : Pierre Colin, Roger Mieusset (père du slip chauffant), Alain Nénoff (explorateur de la pilule pour hommes), le groupe Ardecom, Erwann Taverne…
Et si la contraception était devenue l'un des derniers bastions du patriarcat ?
Le récit remet toutes les initiatives, parfois artisanales, le plus souvent méconnues, dans leur contexte, permettant ainsi de comprendre pourquoi certaines périodes ont été plus favorables que d'autres pour faire avancer la question, sans mettre sous le boisseau le faible investissement de l'industrie pharmaceutique sur ces sujets et sans que toutefois cette dernière finisse par s'imposer comme une problématique à intégrer à l’agenda politique, plus que devant rester confinée à la sphère intime.
Ce roman graphique arrive, sans verser dans trop de détails andrologiques, à rester didactique, et grâce à une bonne dose d'humour, à nous faire entrevoir les marges de progression dans nos connaissance des différentes formes de contraception mobilisables et portées/assumées par ces messieurs. Et l'on apprend ainsi que dans d'autres contrées, l'on pratique la brosectomie, comprendre : des amis hommes passent sous le bistouri le même jour pour se faire pratiquer une vasectomie, et font de cette opération une sorte de rituel quasi festif.
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Si maintenant j'oublie mon île Vies et mort de Mike Brant
de Serge Airoldi
Editions l'Antilope
Comment faire de Mike Brant, ce chanteur suranné, un personnage si attachant ? Pourquoi s'intéresser à sa mort 44 ans plus tard ?
L'intention relève au départ de la gageure tant on pensait que les paroles «Si maintenant j'oublie mon île» de la chanson «Un grand bonheur», si elles ont pu contribuer à constituer une génération, menaçaient de tomber aux oubliettes, et la star de variété des années 1970 avec elles.
Le procédé narratif employé par Serge Airoldi, aux accents de lettre funèbre, fonctionne diablement bien. Ici, il n'est pas seulement question de Mike Brant mais aussi des différentes vies qui lui sont reliées. On retourne sur les traces de ses parents (on pense assez vite au très bel ouvrage de Robert Buber, Par instants la vie n'est pas sûre, avec cette même attention aux lieux -Chypre son lieu de naissance, l'Egypte, l'Iran, des lieux de tournée, la rue Erlanger, le lieu de sa mort – l'auteur allant jusqu'à s'interroger sur comment le lieu fait autorité). On observe aussi les différentes mues du personnage (de Moshé à Mike en passant par Mickaël) et ce que prénommer veut dire.
A force de «laisser sédimenter (en l'auteur) une collection de possibilités», c'est une véritable montée en généralité de considérations sur la vie (tous les débuts de chapitre tentent d'ailleurs de la qualifier, tantôt elle est «malentendu», «fable», «dévorante», «cheval inquiet», d'autres fois encore, «méchante frontière», «errance», «guerre», ou encore «catabase») qui donne de l'ampleur au texte.
Dans cette géographie de l'intime, le récit se structure autour du fil conducteur que constitue la chute, la fin prématurée du chanteur, qui, à 28 ans, se jette du 6ème étage en hurlant un retentissant «non» au moment même de la mort. En cela Mike Brant aurait pu constituer une figure de plus des Envolés auxquels s'attache le magnifique roman d'Etienne Kern. Un chemin de vie maçonné par le succès mais aussi la fragilité et la chute.
L'auteur ne se cache pas («Quand je dis Moshé, au fond, je ne prononce que mon prénom» (…) Parler, écrire, (…) c'est aussi se projeter») ce qui confère une grande sincérité au texte.
Si le style est parfois digressif, et assumé comme tel (entre «sauts et gambades»), cette proposition est contagieusement sensible et poétique. Et délicieusement bien écrite.

Cahiers de Bernfried Järvi
de Rui Manuel Amaral
Traduit du portugais par Hélène Melo
Editions Do
La couverture soignée et le titre énigmatique donnent envie d’ouvrir ce livre. Et sur la première page une citation d’Erik Satie : «Je m’appelle Bernfried Järvi comme tout le monde » pousse un peu plus la curiosité. Il ne s’agit ni d’une biographie de Satie, ni d’une transcription ou même d’un recueil de ses écrits. Mais cette référence donne le ton : un brin décalé, une écriture faite de variations subtiles autour de quelques thèmes récurrents (la météo, les définitions, les rêves (kafkaïens), la vie noctambule et les clients des cafés de l'Aviz et du Ceuta d’Aix-La-Chapelle - de la poésie à chaque coin de phrase).
Le narrateur, Bernfried, est un écrivain qui n’arrive pas à écrire. Alors il couche dans ses cahiers ses idées, sous forme de brèves. Cela fait quelque peu penser à Demain s’annonce plus calme d’Eduardo Berti (publié également aux éditions Do), par sa loufoquerie, mais ici les nuages changent, il pleut, il neige. On rapprocherait bien également les cafés d’Aix-La-Chapelle du café Pégase d’Antoine Sanchez, car comme au Pégase, on s’assiérait bien un moment pour observer et écouter les clients nous raconter leurs aventures : Pagreus à l’imagination débordante (à son propos, «il existe des tas d’histoires. Certaines sont réelles, d’autres fictives, d’autres encore ne sont ni l’une ni l’autre.»), Milo et ses pensées philosophiques, le magicien Vanhelle…
Bernfried est insomniaque… Quoique… Il rêve aussi, pour notre plus grand plaisir car il nous en fait part et nous le lisons avec délectation. Et finalement, entre rêve et réalité, la frontière est souvent fine.
A savourer, comme la bière, par petites goulées.

Lanceurs d'alerte
de Flore Talamon (scénario), Buno Loth (dessin et couleur)
préface d'Irène Frachon
Editions Delcourt/Encrage
L'expression «lanceur d'alerte» issue de l'anglais «whistleblower» a été promue en France en 1996 par le sociologue Francis Chateauraynaud, mais il aura fallu attendre le scandale du Mediator et le travail de dénonciation de ce coupe-faim par Irène Frachon (qui signe la préface de cette BD) et aussi les dénonciations d'Edward Snowden sur l'existence des programmes de surveillance de masse aux EU et en Angleterre pour que ces mots connaissent le succès qu'on leur connait. Une loi dite «Sapin2», amenée à évoluer pour tenir compte d'une directive européenne, est même consacrée à la protection des lanceurs d'alerte puisque ces derniers prennent des risques considérables.
La BD s'attèle à rendre compte de 9 exemples de lanceurs d'alerte qui ont fait des révélations par rapport à des dysfonctionnements graves, des faits répréhensibles. Beaucoup de sujets sont concernés : la pollution industrielle générée par Arcelormittal, la corruption dans les marchés publics de l'eau, le scandale de la Dépakine, les mauvais traitements infligés aux animaux dans certains abattoirs par l'association L214, …
Les protagonistes ont été pour la plupart interviewés pendant le confinement, et les dessins et dialogues rendent notamment compte de ces échanges.
Cette BD se veut à usage didactique puisque tous les cas sont prolongés par des fiches conseils précisant comment il convient d'agir, ce que dit le droit, ce qu'il est requis de faire pour se protéger. Un glossaire technique et une fiche récapitulative de chaque cas sont également à retrouver à la fin du livre.
L'album est réalisé en collaboration avec la Maison des lanceurs d'alerte (Mlalerte.org).
Une BD documentaire utile qui a le mérite de rendre visible ceux qui ont le courage de faire avancer les choses en dénonçant tout en restant le plus souvent anonymes ou presque.
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Des vivants
de Raphaël Meltz, Louise Moaty et Simon Roussin
Editions 2024
BD
Une reliure cousue mi-toile. Du vert, de l’orange, du violet et du noir pour les dessins. Des témoignages, lettres, articles de résistants de la première heure pour le contenu de l’histoire. Tout cela fait de cette bande dessinée un objet à part, qu’on prend avec précaution, qu’on savoure.
Tout commence le 20 juin 1938 avec la réouverture du Musée de l’Homme. Paul Rivet espère ainsi lutter contre la montée de l’ultranationalisme et du racisme, et montrer une vision indivisible de l’humanité. Et c’est assez naturellement qu’avec plusieurs collègues du musée (bibliothécaire, ethnologues) ils refusent la défaite et l’occupation de la France, créant ainsi l’un des premiers groupes de résistants.
Ici, aucune croix gammée, pratiquement pas de soldats allemands. On se concentre sur des femmes et des hommes qui ont risqué leur vie pour sauver l’humanité en laquelle ils croyaient : Yvonne Oddon, Germaine Tillion, Sylvette Leleu, Paul Rivet, Anatole Lewitsky, Boris VIldé, et bien d’autres. Ils ont publié le bulletin officiel du comité national du salut public « Résistance », aidé des opposants à passer en Angleterre, permis l’évasion de prisonniers, fait de l’espionnage, jusqu’à leur arrestation en 1941, suite à l’infiltration d’un homme au sein du groupe.
Pour relater ce morceau de l’histoire de la résistance, les 3 auteurs et dessinateurs se sont appuyés sur une documentation fouillée. Et lorsqu’il s’agit de souvenirs rapportés, les images se floutent et prennent des teintes violettes, donnant une force supplémentaire à ces évocations. Histoire de / histoires à ne pas oublier. De très facture

Feu
de Maria Pourchet
Editions Fayard
Feu, raconte une histoire d’adultère. On suit Laure, maitresse de conférence, la quarantaine, sous benzodiazépines, mère d'Anna et de Véra (la fureur incarnée qui revisite, face à sa mère interdite, Andromaque à la façon Boloss des Belles Lettres). Laure sollicite l'intervention de Clément qui travaille dans le monde de la finance (sa société est appelée la Banquise non s'en rappeler les pingouins qui l’accompagnent dans son quotidien professionnel) pour un colloque qu'elle organise.
Lui est du genre très solitaire, enfin presque, puisqu'une grande partie de son existence est consacrée à son chien nommé Papa, un bouvier bernois de 60 kilos, lequel pourrait se rapprocher, glissade anthropomorphique oblige, de l'Alistair du roman d'Emmanuelle Pireyre, Chimère.
Pas de bol elle n'aime pas les chiens et lui n'aime pas les profs. Qu'importe ils se retrouvent dans cette nécessité de fuir leur quotidien respectif.
Leur histoire les consume l'un l'autre. Passionnément dévastatrice. Maladroits, fragiles, sans grande estime de soi («tu te blâmes à la louche»), ils sont à la recherche d'accords imparfaits, essaient de s'accrocher sans savoir vraiment à quoi.
Maria Pourchet use d'un procédé narratif qui nous fait épouser le point de vue de l'un puis de l'autre avec une économie de mots. Quand c'est le récit de Clément, le je est de mise, quand c'est Laure qui s'exprime, c'est le recours au pronom “tu” qui prime. Deux projections, deux langages, deux désirs donc mais une même version contemporaine d'une banale histoire d'amour.
Un roman d'époque, le mot est d'ailleurs très présent. Avec ce qui va avec, désenchantement et cynisme. Une écriture aussi déconcertante que corrosive.

Exploser le plafond - Précis de féminisme à l'usage du monde de la culture
de Reine Prat
Editions Rue de l'Echiquier, collection Les incisives
Reine Prat qui a occupé plusieurs fonctions au ministère de la culture (a mis en place les premières statistiques sexuées au sein de ce ministère en 2006) vient prolonger ici la réflexion et les constats qui ressortaient déjà au sein ses deux rapports ministériels «pour l'égalité entre les femmes et les hommes dans les arts du spectacle» (publiés en 2006 et 2009) et qui sont par ailleurs dénoncés par plusieurs collectifs tel le mouvement H/F (et bien d'autres encore).
Son propos emprunte nombre de réflexions à des intellectuels stimulants à l'instar de Geneviève Fraisse, Eliane Viennot, Elsa Dorlin, Françoise Vergès, Lucile Peytavin, Donna Haraway, Christine Delphy, Irene, Sandra Laugier, Iris Brey,Vinciane Despret, Dominique Méda, Mieille Delmas-Marty, Acheille Mbembe et Baptiste Morizot (pour ne citer que les plus connus), excusez du peu. L'autrice passe en revue les (dys)fonctionnements constatés dans les organisations culturelles et aussi au niveau de la création et des pratiques artistiques. Comment les inégalités se perpétuent ? - il s'agit bien ici de «tenir tous les fils», l'accent étant mis sur toutes les formes de discrimination (quand bien même le sous-titre ne le laisse pas présager), le terme d’intersectionnalité est d'ailleurs cité en page 6. Quels sont donc «les empêchements à fabriquer de l'égalité» ?
Les données chiffrées, les exemples de nomination/cooptation, les logiques de reconnaissance des «pairs» donc des «semblables», complétés par le vécu des petites vexations et autres assignations à la différence attestent de toutes sortes d'inégalités, d'un «système de distorsion genrée observé dans l'exercice des métiers». Les «coups de canifs donnés à l'uniformité des affiches» sont aussi mis en exergue, avec par exemple les expériences inspirantes de la cheffe d'orchestre Claire Gibault, de la tromboniste Abbie Conant, etc avec un questionnement portant sur la nécessité de «transformer ces échappées individuelles en stratégie collective d''émancipation» et de «réapprendre à parler du point de vue de l’intérêt commun».
Cet essai revigorant devrait être mis dans toutes les mains des acteurs du monde de la culture et bien plus largement encore.
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Les envolés
d'Etienne Kern
Editions Gallimard
Mieux qu'un roman biographique, Etienne Kern, nous entraine vers un dispositif narratif novateur. On suit l'histoire de Franz Reichelt, une sorte d'anti-héros du début du XXème siècle, originaire d'un village près de Prague et tailleur pour dames à Paris. A la suite de la mort de son ami Antonio Fernandez qui expérimentait un aéroplane, Franz revêt à son tour les habits de l'inventeur et va investir tout son talent et tout son temps à confectionner un costume-parachute pareil à une chauve-souris déployée : «Oubliant tout ce qu'il avait appris, l'angle idéal pour tenir les ciseaux, les techniques de base, il tâtonnait, livrant à son instinct le tissu qu'il sentait trembler sous ses doigts, grandir, se courber, prendre la forme d'un rêve».
Jusqu'au 4 février 1912 et ce geste fou : se lancer du premier étage de la tour Eiffel. Sans prévoir qu'il s'agira de la première mort filmée en direct. Et sans savoir que le rêve qu'il porte «comme une blessure au flanc» ne peut être une offrande pour Emma la veuve d'Antonio dont il s'est enamouré.
Mais là ne s'arrête pas la proposition d'Etienne Kern, cette histoire de Franz Reichelt vient s'intriquer avec celles de deux personnes moins illustres mais beaucoup plus proches de l'auteur (matérialisées par des passages en italique), celle de son grand-père maternel mort en tombant d'un balcon dont la rambarde a lâché et celle d'une amie qui a fait le choix de se défenestrer. D'où le pluriel du titre.
Un récit vertigineux entre ciel et terre qui fait la part belle à la mémoire et fait de l'écriture suspendue un travail d'acceptation («Les gens que nous aimons, nous ne pouvons rien pour eux») et partant, de deuil.
Bigrement réussi.

Basqu.IA.t
d'Ian Soliane
Editions JOU
La narratrice n'est autre qu'une Intelligence Artificielle, qui nous livre un long monologue, s'adressant à un être humain qu'elle appelle «ami», au lecteur. Une écriture rythmée, juxtaposition de phrases, nombreuses énumérations, semblable à des algorithmes, avec un aspect cyclique. L'IA a dépassé l'homme sur de nombreux aspects, elle a pris le pouvoir. Mais elle lui rappelle qu'elle lui veut du bien. Et, plus elle insiste, plus elle se montre menaçante. Que reste-t-il à l'être humain, si ce n'est l'art, qu'il ne soit possible d'atteindre par l'I.A ? L'IA serait ainsi capable de traduire les œuvres musicales de nombreux compositeurs en formules mathématiques, de produire, en fonction des fréquences hertziennes choisies, des œuvres propres à émouvoir. L'IA peut aussi générer des peintures à partir de combinaisons d'angles et de couleurs. Pourtant, un artiste lui résiste : Basquiat. Tous ses filtres ne peuvent comprendre les coulures, les orientations, le choix des mots, les superpositions de couches de peinture de ses tableaux. Elle souhaiterait que l'être humain lui explique. Mais rien n'y fait. S'entrouvre ainsi un espoir : si les machines peuvent prendre le pouvoir, elles ne pourrons jamais remplacer le sensible.
Une lecture entêtante.

Tous les cailloux
de Françoise Lison-Leroy (texte) & Raphaël Decoster (dessins)
Editions COTCOTCOT
carnet de poésie et de dessin
Waouh, mais quel objet !
On sait que les cailloux ne sont pas des objets comme les autres pour les enfants. Et comme pour cet album, ça vaut aussi certainement pour les adultes. Qui n'a donc pas essayé de «faire ricocher des cailloux singuliers» ?
On retrouve donc tout un tas de cailloux, qu'ils soient «baladins», «casse-cou», «musiciens», «polissons», «costauds» ou «mariniers», ils «jouent avec la lumière», «sifflent et tambourinent», ils «murmurent des berceuses», «inventent des partitions», sont avant tout ici colorés, graphiques et poétiques.
C'est intensément beau. Pour un aperçu, cf. https://issuu.com/cotcotcot-editions/docs/tous-mes-cailloux_issuu_extrait_compressed
On n'en finit pas d'apprécier le travail proposé par les Editions Cotcotcot. Peut-être est-ce le climat septentrional qui est favorable à l'accouchement de telles pépites ? En tout cas, on attend avec impatience les autres carnets (puisque c'est le premier d'une nouvelle collection qui se veut «terrain de recherche graphique et poétique» -mais en voilà une idée qu'elle est bonne).
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Parce que Vénus a frôlé un cyclamen le jour de ma naissance
de Mona Høvring
Traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud
Editions Noir sur blanc
Quand on a un titre mystérieux aux vertus évocatrices (pas croisé pareil titre traduit depuis le sublimissime Mais leurs yeux dardaient sur Dieu de Zora Neale Hurston), qu'en guise d'épigraphe, une citation de Monique Wittig, on engage la lecture de ce texte avec confiance.
Ella se remémore, tel un "assemblage de la réalité" pour paraphraser l'autrice, un épisode vécu avec sa soeur Martha, sa presque jumelle. Cette dernière, dépressive (on ne dit plus neurasthénique), a besoin que l'on s'occupe d'elle et c'est Ella, guère en plus grande forme («il y avait si peu d'air qui circulait entre la vie et moi»), qui s'en charge. Elles se retrouvent (un mariage les avait séparé), se scrutent dans un hôtel au milieu de la neige, des montages et de nulle part. Seules : ensemble et séparément. Et d'une même extraction, leur mère ressemble à un «bâtiment de style art nouveau» quand leur père est décrit comme «un chat, coriace, nerveux, souverain».
Entre sollicitude, jalousie et exaspération. Ou la versatilité des choses et des humeurs : «Tout fanait autour de moi, tout fleurissait autour de moi. Le monde vacillait. Et bien que dans le même instant tout vienne brusquement à me manquer tant ce que je possédais que ce que j'avais perdu, c'était si léger, si léger d'être enchantée».
Tout se passe ou presque dans un hôtel où il ne se passe pourtant pas grand chose, exceptées quelques rencontres où les désirs se révèlent.
Une écriture qui se réfère aussi à Zweig (Ella achoppait, enfant, sur la prononciation et n'arrivait pas à se défaire de Schweig – tais toi) et qui sonde les sentiments et actualise la recherche de soi dans un filet de mélancolie.
Ça a beau se passer l'hiver, cette écriture habilement ramassée est comme une floraison d'automne.

24 fois la vérité
de Raphaël Meltz,
Editions du Tripode
24 chapitres, comme 24 instantanés de la vie d'un homme, Gabriel, opérateur de cinéma qui a traversé le XXème siècle derrière le cadre de sa caméra. 24, c'est aussi le nombre d'images tournées en une seconde, «24 fois la vérité», comme dirait Jean-Luc Godard.
En chapitres notés de A à Z, le narrateur, Adrien, nous parle de lui, de sa presque vie.
L'entremêlement de ces deux histoires, de ces deux vies, raconte ainsi la filiation, l'absence, la mort tout autant que la vie.
Raphaël Meltz utilise une écriture très documentée, même technique par moment, lorsqu'il explique les caméras utilisées par Gabriel ou qu'il prend de la distance par rapport à la course infernale à l'innovation numérique. Il peut parfois nous faire penser à Joseph Pontus, lorsqu'il va à la ligne, cisèle ses phrases, pour accentuer le poids de chaque mot, telle une scansion du mouvement.
Comment transcrire le mouvement, transcrire la réalité, sans la montrer directement - ne voit-on pas finalement que des images de la réalité lorsqu'on regarde un film, lorsqu'on lit un texte ? Gabriel et Adrien se retrouvent dans ce même mouvement, qui nous emporte. Etre là, présent au présent, mais à distance.
Avec des mots pour pellicules, Raphaël Meltz parvient à faire de l'écriture un dispositif cinématographique. Ce procédé narratif, et les silences qu'il suggère, permettent au lecteur de se faire son propre film.

Le petit astronaute
de Jean-Paul Eid
Editions La Pastèque
Bande dessinée
BD très sensible qui convoque le souvenir de Tom (prénom choisi en référence à une chanson de David Bowie) à travers le regard de sa sœur Juliette, la narratrice, autrement appelée, Tourniquette.
Tom est né prématurément et avec un déficit moteur cérébral, Major Tom est en tenue d'astronaute (on retrouve cette allégorie de petit être «dans (plus que sur) la lune» qui nous avait ému et transporté dans La mélancolie des baleines) ; il est bien entouré et son père lui confectionne un vaisseau spatial, bien mieux que SpaceX.
Avec tendresse, on le voit évoluer à la crèche, dans un centre de réadaptation. Sa sœur se remémore aussi leur habitation, retournant faire un pèlerinage où ils ont habité, «Les maisons ça sert à fixer nos souvenirs pour les rendre indélébiles (…) pour pas que son visage ne s'efface.»
Les couleurs pastelles, les inserts imaginaires, les expressions québécoises, tout concourt à rendre compte avec justesse et sans pathos de cette histoire sensible et de la force de la relation entre un frère et une sœur.
L'histoire racontée est inspirée de la vie du fils de Jean-Paul Eid qui a une paralysie cérébrale et de Mathilde «la grande sœur qu'espèrent tous les petits frères quand ils viennent au monde», à qui le livre est dédié. Convient même aux âmes sensibles.
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Jewish Cock
de Katharina Volckmer
traduit de l'anglais par Pierre Demarty
Editions Grasset
On suit le monologue - la logorrhée? (aucun chapitre, très peu de paragraphes) - d'une jeune femme allemande, mal à l'aise dans son corps et engagée dans un processus de transition (son projet ultime est d'obtenir ainsi un jewish cock). Elle se confie auprès de son praticien, le Dr Seligman, allongée, mais pas comme chez un psychanalyste.
Tout y passe, sa culpabilité, le nazisme, ses ébats amoureux et son histoire d'amour avec K, ses fantasmes, ses réflexions décapantes sur les religions, la naturalisation des corps, les conventions sociales et ce que les normes de genre produisent et quelques fixations (les magnolias, le violet, les robots sexuels...). Une critique en règle des apparences.
On comprend qu'elle s'épanche plus auprès de ce gynécologue qu'auprès du thérapeute, Jason, qui lui avait été imposé après qu'elle ait menacé d’agrafer l'oreille d'un de ses collègues.
C'est caustique à souhait. Une écriture qui brille parce qu'insolente, indisciplinée et délibérément provocatrice. Ça fait de l'effet. A ne pas mettre entre toutes les mains.

Quand s'illumine le prunier sauvage
de Shokoofeh Azar
traduit de l'anglais par Muriel Sapati
Editions Charleston
Lire « Quand s'illumine le prunier sauvage », c'est plonger dans un monde où réel et imaginaire ne sont jamais loin l'un de l'autre. D'ailleurs, la narratrice n'est autre qu'un fantôme, ou plutôt une personne morte quelques années auparavant. Depuis, elle reste présente auprès de sa famille, Roza et Hushang ses parents, Beeta sa sœur et Sorabh son frère, et les soutient comme elle peut. Nous sommes en Iran, pays où les djinns, démons, elfes et sirènes peuplent le folklore, malgré l'arrivée de l'Islamisme. Cette famille éprise de musique, de littérature et de liberté fuit Téhéran lorsque Khomeyni arrive au pouvoir et part dans un petit village des montagnes du Mazandéran. Ils espèrent ainsi dépasser leur douleur et reconstruire un havre de paix, mais il n'est malheureusement pas possible d'échapper longtemps à la violence et au chaos.
Un roman qui nous peint la réalité noire d'un pays, tout en insufflant poésie et conte.

Bob Denard, le dernier mercenaire
d'Olivier Jouvray et Lilas Cognet
Editions Glénat
On connait ces deux là à Lyon, non pas seulement car ils sont profs à l'école Emile Cohl mais aussi parce qu'ils sont aussi tous deux à l'Epicerie séquentielle et l'on a déjà eu l'occasion d'apprécier leur collaboration dans le cadre de numéros de Rues de Lyon.
Là ils nous entrainent dans les pas aventuriers de Robert Denard, un mercenaire patenté, autrement désigné «expert volontaire étranger». On suit les pérégrinations de cet électron libre en Indochine, puis Casablanca, au Congo, Biafra, Gabon, Lybie, Mauritanie, Kurdistan, Guinée, Comorres. Ses accointances avec les services secrets, les opérations paramilitaires, les tambouilles et autres associations de malfaiteur.
A travers son portrait, se dessine un aperçu de la Françafrique et ses nombreuses zones d'ombre.
L’histoire relatée est servie par un dessin très narratif avec des couleurs parfois joyeuses voire explosives à l'instar de la sublime couverture.
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Le chien noir
de Lucie Baratte
Editions du Typhon
conte gothique
«Il était une fois un conte né des profondeurs caverneuses de l'humanité. Engendré d'un mythe dévoyé à la force du songe».
Ce livre est d'une très belle facture : sublime couverture noire et blanc avec rabats de Tristan Bonnemain, pages d'ombres réalisées par l'autrice, un site internet à l'univers et musique gothiques est même associé -http://www.serstoidelaclef.com. On retrouve tous les codes du conte, ça tombe bien, c'en est un : recours à la formulation magique “il était une fois” pour chaque début de chapitre, reprise de la trame et revisite des référents de certains contes traditionnels comme Barbe-Bleue, la Belle et la Bête, Peau d'Âne («ce qui permet de figurer ce qui est inconcevable, c'est-à-dire inexplicable»). Même le sous-titre est explicite “un conte gothique”.
Après avoir été enfermée, Eugénie est donnée par son père, le bien-nommé, roi Cruel, à un autre roi nommé Barbiche, un être millénaire avec un serpent ondulant sur sa chair et non moins tyrannique. A la méchanceté et à l'autoritarisme de l'un répondent la perfidie et la prédation de l'autre... Elle recueille un chien noir nommé Chasseur, personnage clef du roman comme le titre nous laissait le penser, et reste seule, avec un laquais nommé Lanterne, plusieurs mois durant dans un château de granit noir, à l'architecture et à la décoration complètement folles, se dressant sur une île isolée. Une atmosphère inquiétante règne : hurlements de bêtes, chuchotements de voix féminines, ombres fuyantes, étranges automates, tatouages animés, suintements des murs et tableaux, visions nocturnes et autres angoisses primitives qui s'emballent. C'est suffisant pour que l'intrépide Eugénie constitue une cartographie des moindres recoins du château et découvre l'entrée de la pièce qui lui était interdite et dont elle seule dispose de l'accès. La révolte sourde : «Les humiliations, les souffrances passées lui revenaient de plein fouet. Elles faisaient crépiter les étincelles d'un feu trop puissant pour être contenu en dedans». La résignation n'est pas de mise, «peut-être avait-elle l'intuition qu'il lui fallait retrouver cette part d'elle qui manquait à l'appel». «Cette colère envers ceux qui l'avaient utilisée, ceux qui s'étaient joués d'elle , qui l'avaient trompée, méprisée, abîmée, toute cette colère coulait naturellement dans ses veines et lui donnait à ce moment précis une lucidité et une liberté qu'elle n'avait jamais éprouvées avant cette seconde».
Le livre est prolongé par une postface passionnante d'Elisabeth Lemirre, spécialiste du conte littéraire français, qui développe toute une analyse pour nous permettre de mieux comprendre ce genre littéraire. Un fantastique conte servi par une écriture envoutante. Un racontage merveilleux et bien écrit.

Queenie, la marraine de Harlem
d'Elizabeth Colomba & Aurélie Lévy
Editions Anne Carrière
BD
Plongez dans le Harlem des années 30 et suivez Stéphanie de St Clair, célèbre gangster (au féminin) à la tête de la loterie clandestine du quartier. Vous ne la connaissez pas peut-être pas parce qu’il s’agit d’une femme noire née en Martinique… Avec la lecture de cette BD en noir et blanc, vous apprendrez à la découvrir ainsi qu'un pan de l’histoire de la mafia new yorkaise peu connu.
La BD débute à la sortie de prison de Queenie en 1933, moment où elle va devoir lutter contre les mafias italienne, juive et irlandaise pour garder la place qu’elle s’est faite au prix d’une détermination sans faille. Pour mieux comprendre sa personnalité, les autrices nous proposent des flash-back mettant en écho le présent et le passé, va-et-vient qui permet d'étoffer représentation de cette femme forte et intelligente.
Des ruptures dans le style rythment le récit et viennent mettre une touche décalée. On prend plaisir à découvrir le plateau de jeu décrivant la «manière Schultz», principal rival de Queenie. On se fait surprendre par l’Indien qui sort de son rôle d’acteur, se saisit de l’astérisque d'un phylactère pour mieux donner l’explication d’une réplique de Bumpy, acolyte de Stéphanie de St Clair.
Et pour parfaire nos connaissances, une préface et une postface nous détaillent l'histoire de Harlem et la biographie de ses différents protagonistes.
Plaisant et instructif.

Eurydice incendie
de Chloé Baudry
Editions Maintien de la Reine
création graphique de la couverture et des écrins : Znb Bnssr
poésie
Dès l'incipit, la référence au Traité du Tout-Monde d'Edouard Glissant donne le ton, et l'on comprend encore mieux par la suite en quoi, pour Chloé Baudry, l'écriture est «une pratique de territorialisation, une manière d’appréhender le monde et de l'habiter».
Le coup de force de ce poème en prose qui donne une voix retentissante à Eurydice, la nymphe des forêts, est d'en faire un récit écoféministe. La voracité, l'orgueil des hommes, leur hybris excavatrice sont dénoncées : «La terre effondrée, éventrée par une multitude de petits entonnoirs venus ronger jusqu'à ses soubassements» ; «Rien ne semble être en mesure de ralentir la frénésie du monde. Pas même un ciel de suie»; «vous êtes allés chercher profondément les humeurs noires de la terre, vous les avez amenées à la surface, extirpées par d'immenses bras mécaniques et vous avez forcé le monde entier à les boire».
Un incendie monumental a cours : «le monde entier a sa forme et sa couleur. Un rouge de panique. Un brouillard de braises». Eurydice compte bien y faire face : «Ne pas se laisser fondre dans le brasier mais prendre la force des flammes».
Eurydice revient des Enfers et compte bien, marquée par sa colère, faire entendre sa voix et danser avec les serpents. Et cette fois-ci, ce n'est pas Orphée, mais le monde qui se retourne. Et puisque tout brûle, faire corps, faire front et prendre demeure.
L'objet livre quant à lui est de toute beauté. Pour le comprendre, il faut le voir et le toucher.
Suite à cette lecture saisissante, un matériau poétique qui ordonnance habilement des éléments de mythologie aux enjeux écologiques et féministes contemporains, l'envie ne manque pas de continuer à explorer le territoire d'expérimentations littéraires de Chloé Baudry.
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Mahmoud ou la montée des eaux
d'Antoine Wauters
Editions Verdier
Un roman en vers libres qui, sous forme de monologue, narre la vie de Mahmoud Elmachi, ses enfants entrés en rébellion contre le régime, ses trois années de prison, sa jeunesse et ses deux amours dans une Syrie brutale et en décomposition. Comme pour se protéger de la guerre qui l'entoure, du «mal qui frappe partout», le vieil homme, poète et ancien professeur de lettres, s'accroche à sa barque sur le lac artificiel el-Assad qui a englouti la maison de son enfance et pour ainsi dire, noyé sa vie.
Muni d'un tuba et d'un masque, la poésie en bandoulière, il plonge dans ses souvenirs avec «l'eau qui (le) respire et (le) console comme seule le peut une mère». On ne reste pas que dans l'obscurité des profondeurs, de la maladie, de l'absence. Telle une résonance poétique, la voix de Sarah, sa femme, s'adjoint dans le récit. Le printemps n'est jamais loin.
Avec une telle poésie embarquée, des couleurs se détachent, comme le bleu de la coque de la barque. «La lumière du sentier aux mures. Elle est bleue. Mais dans ce bleu sont aussi du mauve et du rose orangé des fleurs d'hibiscus et le rose orangé du souvenir, de la rage». Mahmoud Elmachi, est un «homme brisé, mais qui répond à la douleur par la douceur».
C'est à partir de cette position en retrait, décalée, «quelque part entre ici et ailleurs, au milieu, car trop près du réel on meurt, et trop loin aussi» qu'il rend compte de «ce qui se produit quand on frotte la mémoire et l'oubli».
Un autre récit de la Syrie forgé dans le silence avec les mots de la poésie.

La ville humide
de Claire Dumas
Editions du Panseur
Petit (seulement par son nombre de pages) récit initiatique où l'on suit une jeune femme assignée à résidence, emmurée entre un père alcoolique et une mère rongée par la maladie. Une vie derrière les carreaux, et une ville humide observée tout autant qu'imaginée à partir du balcon. Tout comme l'est le saule pleureur à partir de la grande encyclopédie des arbres. Quitte à ce que ces projections fassent corps : «les vagues dans mon corps sont bel et bien là», «trop de branches vert tendre me sont poussées dans le ventre».
Avec ses «boyaux sombres», «la caresse des écharpes de brume», «une brume humide qui vous colle au corps» et un «brouillard qui avale tout».
Ce sont 36 marches qui les séparent de l'eau. «Pour ne pas devenir folle et faire venir un jour neuf, j'ai arrêté de compter, arrêter d'attendre ce qui ne venait pas». Sauf que ça marche.
Ainsi un jour chamboule-tout advient, «ni prévu, ni envisagé». Un jour où il est finalement décidé de repeindre toutes les portes et volets en Bleu outremer, un jour où il devient possible, avec le concours d'un faux agent de recensement, de «se donner de la chaleur dans le creux des reins», «allongés (dans des) champs de pavots en fleur».
De manière tout à fait libre et déraisonnable, je ne peux pas m'empêcher d'associer quelques autres lectures à ce texte, je pense notamment au climat qui prévaut à La semaine perpétuelle de Laura Vasquez, à Dents de lait d'Hélène Bukowski ou encore Dans la ville provisoire de Bruno Pellegrino. C'est aussi ça le pouvoir d'évocation d'un texte que de susciter pareilles associations.
Une écriture «au bord du bord de l'équilibre», des images qui vous saisissent et des mots qui vous absorbent. Ce récit vient enrichir le catalogue des Editions du Panseur qu'on aura grand plaisir d'accueillir courant octobre pour une rencontre.

Le voyant d’Etampes
d'Abel Quentin
Editions de l'Observatoire
Après un premier échec littéraire Jean Roscoff, historien retraité, désabusé, veut se donner une dernière chance comme écrivain et se lance dans la biographie de Robert Willow. Tout lui plaît chez cet homme épris de liberté, son engagement politique et son histoire américaine dans les années '50 , son émigration pour le Paris de St Germain des Prés et surtout, sa qualité de poète.
Le choix d’une modeste maison d’édition laissait imaginer une sortie confidentielle dans le cercle restreint d’un public averti, mais parce que l’auteur a «omis» un élément culturel important, en occultant que le poète était noir, les réseaux sociaux vont se déchaîner en l’accusant d’«appropriation culturelle».
L’immédiateté de ce nouveau mode de communication codé, la violence des attaques anonymes venues de toute part, vont transformer la promotion de son livre en véritable plaidoirie où il lui faudra proclamer son innocence et se justifier sur ce qu’il a de plus cher : ses valeurs de gauche et sa jeunesse militante à SOS racisme.
L’auteur nous renvoie à l’impossibilité de débattre sereinement, dans ce «monde de fantômes» où «le dialogue est remplacé par la polémique et l’insulte».
Il fait le bilan de ces années où les contradictions se débattaient à visage ouvert et où Albert Camus dans son discours sur «le courage de la nuance» parlait de son «empêchement à dire des choses définitives pour faire entendre une autre voix dans ce monde déchiré par la haine».
L’humour permet de desserrer l’étreinte et dans cet espace gouverné par l’ignorance et la peur l’auteur garde l’espoir de mettre la poésie et les mots au premier plan.
La fin est touchante et met en lumière «les voix multiple du poète».
Un livre important.

Le grand vide
de Léa Marawiec
Editions 2024
Comment ça vous n'avez pas encore lu l'essai d'Yves Citton sur l'économie de l'attention ? En fait c'est pas très grave, la talentueuse Léa Murawiec vous permet avec ce très original roman graphique, très graphique de vous faire une idée sur cette question.
Manel Naher découvre dans une librairie qu'elle a une homonyme, chanteuse, bien plus célèbre qu'elle et qui accapare son nom. L'horreur quand on vit dans une société basée sur la renommée, où ce qui prime est “la présence”, “l'attente de validation” par autrui et où la réputation liée à son nom va jusqu'à définir son niveau de longévité. Avec ce petit plus pour ne pas tirer vers trop de facilité : Léa Marawiec ne fait pas des réseaux sociaux son champ d'application de la notoriété.
On suit donc Manel dans un décor urbain infini avec profusion de gratte-ciel tout en verticalité et où chacun essaie, façon panneau publicitaire ou alignement de cartes de visite, de faire un peu de place à son nom. Un univers où l'on mendie «un peu de présence SVP merci».
Le projet de Manel est de fuir ce trop plein, d'aller en dehors, vers “le grand vide”.
En plus de la typographie et de la belle attention accordée au lettrage, on affectionne tout particulièrement ce coup de crayon qui rend grâce aux mouvements, avec les traits de cette Manel tout en énergie, en lutte. Un corps agité savoureusement déformé avec l'allongement de ses membres, propice à de belles enjambées, utile pour distribuer de bonnes claques. Manel, la dégingandée. Pas étonnant que l'autrice se fait fort de «lutter contre le réalisme des proportions».
Une BD très rythmique. Rythmique est bien le mot quand on sait que l'autrice plus habituée jusqu'alors au format fanzine de quelques pages, a composé la musique du récit avant de transposer en BD «pour mieux rajouter du ressenti dans l'écriture». Une BD originale qui va compter.

Femme du ciel et des tempêtes
de Wilfried N'Sondé
Editions Actes Sud
Au départ la découverte de la sépulture d'une ancêtre africaine de Sibérie Orientale par Noum, chaman nenets portant le nom du dieu du ciel et des grandes tempêtes. Ce dernier espère que cette femme sauvera son territoire de l'invasion des pelleteuses pour l'extraction de gaz. Il contacte alors son ami biologiste, Laurent, qui monte au plus vite une expédition avec Cosima, jeune médecin nippo-allemande, et Silvère, anthropologue franco-congolais. Mais Serguei, mafieux russe, compte bien inaugurer son usine et tous les moyens sont bons pour y arriver. Il se fait aider par Micha, neveu de Noum qui aspire à la modernisation de sa Sibérie natale.
Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Elle n'est peut-être même qu'un prétexte à la recherche de soi-même, de ses aspirations profondes. Laurent souhaite-t-il aider son ami ? Séduire Cosima ? Accéder à la notoriété ? Cosima doit quant à elle dépasser son besoin de reconnaissance en tant que professionnelle pour mieux écouter ses sentiments. Silvère part à la recherche de ses racines, d'abord au Congo puis dans le grand Nord. La nature n'est pas en reste, force agissante qui surplombe le tout.
Une belle plongée dans le grand Nord, à la croisée des mondes visibles et invisibles où les forces chamaniques opèrent au plus profond de chacun des protagonistes.
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Hadès, Argentine
de Daniel Loedel -traduit de l'anglais par David Fauquemberg
Editions La Croisée
Voici un premier roman, inspiré de la douloureuse histoire familiale de l'auteur, qui ne devrait pas passer inaperçu. Dans ce récit de fiction, on suit Tomás Orilla qui a fui Buenos Aires aux heures les plus sombres du coup d'Etat militaire de Videla en 1976. Il s'est exilé à Rome puis aux Etats-unis, où il exerce comme traducteur de textes médicaux à New York. En dépit de sa nouvelle vie, la routine du quotidien avec Claire le vide, mais surtout le poids sur ses épaules se rappelle à lui et le passé le hante. Pris de remords («ce qui aurait pu advenir est l'envers de ce qui s'est produit»), il se résout à retourner en Argentine, comme pour s'acquitter d' “un genre de taxe psychique” et redevenir acteur de sa propre vie. Manière pour lui de chercher à reprendre attache avec Isabel, membre des guerillos Montoneros, son premier et obsédant amour qui est portée disparue mais aussi de revenir sur les décisions qu'il a prises, entre loyauté, trahison, emprise et aveuglement. Ainsi les faits sont têtus même si Tomas a le plus grand mal à s'y raccrocher : afin de livrer des renseignements à sa bien aimée, Tomas était ainsi l'un des chainons d'un camp de torture, Automatores. D'où l'obsédante question: cela en valait-il la peine ? Ferait-il les choses différemment s'il en avait l'occasion ?
Pris dans les réminiscences cryptées, des cauchemars agités, des perceptions embrouillées et une descente aux enfers qui recèle un retour du refoulé et des disparus (l'un des protagonistes, le général Felipe Gorlero -son mentor aux échecs mais pas que, s'attache à expliquer qu' «il n'y a pas de morts en Argentine. Rien que des disparus" et à rappeler l'adage «El tiempo no lo cura. Locura» - le temps n'enrobe rien, il vous dérobe), Tomás tente de se sortir de son propre spectacle et stress post-traumatique, de cette mort à petit feu qui ne serait que le prix à payer pour pouvoir enfin vivre.
Et l'auteur de s'amuser à promener son lecteur dans un chaos éclairé par des fantômes («ces bribes fantomatiques de logique et de sensations se tissèrent ensemble pour constituer des faits tangibles et une certitude, la réalité étrange et granuleuse de la fantômité elle-même»). L'auteur excelle dans la confection d'une narration enivrante qui fait la part belle à la porosité entre passé et présent et entremêle l'intime au politique.
Un livre à retenir dans cette rentrée littéraire.

Lettres aux jeunes poétesses
avec les contributions de Chloé Delaume, Sonia Chiambretto, Rébecca Chaillon, Adel Tincelin, Rim Battal, Liliane Giraudon, Ryoko Sekiguchi, Nathalie Quintane, Milady Renoir, Sophie G. Lucas, Marine Skalova, Lisette Lombé, Edith Azam, Ouanessa Younsi, Sandra Moussempès, Michèle Métail & RER Q.
Initié et préfacé par Aurélie Olivier
Editions de l'Arche
Qu'elle est bonne cette idée d'avoir réuni 21 poètes femmes ou poétesses (c'est selon, «laisse moi le mot poète. Il m'appartient. Je ne le laisse pas aux hommes poètes» SGL) qui s'adressent à leurs alter ego (les «comme elles») de la génération qui arrive ou souhaite advenir (et non parvenir, on a retenu la leçon Corinne Morel Darleux et Bernard Moitessier) en poésie.
Ces poétesses ont connu ce qui était appelée, comme pour mieux la disqualifier, la «poésie féminine» (RS), maintenant qu'elles en sont sorties («Je suis la queue de la comète de ces générations de femmes prises dans les filets du silence dans lesquels on les avait mises» SGL), elles concourent à l'avènement «à pleine dents» d'une autre poésie. On n'est pas très loin, pour certaines, du passage de témoin («j'ai écrit dans un monde qui brûlait. Tu écriras dans un monde en cendres» SGL), mais ce serait peut-être aller trop vite car parmi les contributrices, certaines font la jonction entre générations (la joyeuse «bordelisation» proposée par le collectif RER Q nous le rappelle à l'envi).
Les différentes propositions sont très dissemblables dans la forme tout comme le contenu, mais le tout tient bien ensemble. Les autrices s'adressent aussi bien à des poétesses d'une autre génération qu'à leur fille (LL), à une sentinelle (EA), à des personnes bien réelles ou imaginaires. La forme épistolaire est respectée ou non, tant elles aiment s'amuser des formes (on n'avait pas imaginé qu'elles puissent prendre la commande au pied de la lettre). Aurélie Olivier - à l'origine de ces textes qui, rassemblés, trouvent leur force augmentée – donne le ton dans la préface qu'elle écrit : «chacun.e écrit depuis la nécessité qui braconne l'autorisation et bricole la vie».
Ça parle de la langue, des mots, de l'imaginaire, des combinatoires à explorer pour rendre l'écriture agissante. La poésie comme lieu d'écriture mais aussi, et c'est l'expérience qui nous est donnée à lire, comme un lieu de transmission («la transmission est une hybridité à tiroirs»).
Beaucoup de bouts d'histoires de soi («chacun.e d'entre elles t'écrit depuis l'histoire qui a fabriqué son écriture, à moins que ce ne soit depuis l’écriture qui a fabriqué son histoire» nous prévient dès le commencement Aurélie Olivier), histoires de vie qui rendent compte des conditions de possibilité d'une écriture, toujours à conquérir (Ecrire pour exister soi : «la vie est le laboratoire à flux tendu de l'écriture» SM), parfois dans l'adversité («écrire pour accueillir et traverser mes impossibles» EA ; «accepte tes abattements et le trou béant qui parfois t'habitera, toute volonté d'écrire provient de ce vide-là» SM), corporelle («On n'est jamais aussi présente que lorsqu'on écrit. On n'est jamais autant soi. On fait corps avec l'écriture» SGL; «nos textes sont des corps. Les autrices ont les entrailles les muscles les nerfs en partage» ; «nos corps de femmes seront prolongés par la chair de la lettre» MS), une écriture qui réconforte («les poèmes pansent. Et ça, c'est pas tchi» MR; «des voyelles qui consolent» LL «un lieu pour s'abriter et se réinventer» EA), assez souvent combattive («l'écriture comme sport d'auto-défense» MS ; «des verbes qui cognent», «ton poème est une charge, il se cabre, se hérisse, ne se laisse pas faire» EA), politique («(la poésie), c'est un lieu d'auto-détermination radicale depuis lequel tu œuvres à renommer le monde» MS), collaborative («l'écriture n'est solitaire que dans le mythe du bon poète, en vrai ça se fait aussi à plusieurs» RER Q) et régulièrement jouissive («Nos corps périssables sont galvanisés par la vie poétique. Rien ne fatigue jamais quand on jouit d'écrire» MR; «Own your desire» RB).
Une sorte d'anti-méthode («la poésie, c'est pas un fascicule de développement personnel» RB) convoque ici les souvenirs d'enfance («cela prend beaucoup de poèmes pour avoir une enfance» OY), revendique certains héritages (Nathalie Quintane parle avec malice de «mummyfication», et ici ou là on retrouve citées ou des références à Sylvia Plath, Colette, Renée Vivien, Kathy Acker, Virginia Woolf, le travail dans les marges («faire l'écart» EA).
Le tour est venu à la génération à qui ces lettres sont adressées de s'en saisir et de s'inscrire dans cette communauté de lien : «Parce qu'il y a cette lettre, je deviens responsable d'un geste, d'une écriture. Je deviens solidaire d'une nouvelle dette : ton poème à venir» (EA). Puisse cette belle énergie se poursuivre et les destinataires de ces non-missives (avec l'estampille de chaque autrice qui figure à l'intérieur de la couverture) grossir les rangs, devenir à leur tour expéditrices de poésie épistolaire à leurs aînées. Dans l'attente que ce dialogue poétique opère, voici une lecture vivement recommandée !

La pêche au petit brochet
de Juhani Karla, traduit du finnois par Claire Saint-Germain
Editions de la Peuplade
Un premier roman finlandais qui nous propulse en Laponie orientale, zone marécageuse et infestée de moustiques. Telle une pièce de théâtre, le narrateur nous fait tout d'abord survoler la zone pour mieux nous imprégner du décor avant de s'enfoncer dans les marais et laisser la place aux personnages habités et décalés de ce roman. On découvre alors Elina Ylijaako, qui comme chaque année dispose de trois jours et trois nuits pour pêcher le seul et unique brochet du Seiväslampi sans quoi une malédiction la foudroiera.
Comme nous le comprenons vite, cette région est différente du reste de la Finlande, d'ailleurs il nous faut passer une barrière au-delà de laquelle toute assurance n'est plus valide. Ce territoire est peuplé de créatures surnaturelles comme les teignons, les grabuges, Olli-Mangeclous ou encore Ondin qui règne sur l'étang et refuse de laisser pêcher Elina.
Janatuinen, jeune inspectrice, à la recherche de la pêcheuse soupçonnée de meurtre, va en faire l'expérience. On se retrouve alors au carrefour du polar, du conte folklorique, de la fable écologique, le tout dans une ambiance où folie, humour et poésie se mêlent.
Mais il s'agit peut-être aussi tout simplement d'un roman d'amour. Celui entre Elina et Jouisa, jeune garçon qu'elle rencontre à l'école alors qu'elle se fait malmener par tous les autres. Son premier amoureux. Une relation forte, qu'elle se remémore tout au long des trois jours de pêche.
Enfin, pour le plus grand bonheur du lecteur, le narrateur réapparait à la fin de l'histoire pour nous aider à prendre à nouveau de l'altitude, jeter un dernier regard sur des personnages auxquels on est forcément attaché et repartir vers de nouvelles contrées qui sait ?
Une bien belle découverte.
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Warda s'en va. Carnets du Caire.
de Pierrine Poget
Editions La Baconnière
Le genre que constituent les carnets de voyage a déjà été pas mal visité, à commencer par deux illustres prédécesseurs de Pierrine Poget (Nicolas Bouvier et Ella Maillart), tant et si bien qu'on finirait par croire que ça en devient un domaine de prédilection de l'écriture suisse.
Ce qui m'a intéressé dans cette lecture est plutôt l'expérience de décentrement qu'en fait l'autrice, se rendre au Caire, s'imprégner de cette ville, et bien souvent s'y perdre, c'est faire l'expérience de l'interculturalité, de l'égarement de soi. C'est aussi, avec le dispositif d'écriture utilisé, questionner à distance (de retour chez elle, deux ans plus tard), l'éprouvé confus, parfois honteux de cette expérience en reprenant les fragments de ses carnets («j'écris dans un relatif brouillard, qui est peut-être aussi une acuité, mais une acuité intérieure, en rien documentaire et qui ne renseigne que sur moi-même»). Enfin, c'est interroger les rapports au temps présent, au souvenir («contre une écriture sans fin du souvenir, obsessive et qui exige toujours plus d'acquittements, brasser l'antidote : la fiction, le poème -phrase inscrite au revers du carnet»), et d'ouvrir plus largement sur le temps partagé («s'entretissent dans une même vie les territoires, les siècles et les trajectoires de millions d'hommes»). Garder seulement trace ce ce qui résiste au temps, «l'expérience continuera de traverser ma vie, voyageant en une infinité d'éclats dans toutes les directions de moi-même».
«Dans la pagaille des difficultés grandes et minuscules de chaque jour», Pierrine Poget ausculte ce que l'étrangeté, la perplexité et l'apparence du désordre bouscule et parfois menace en elle : les vibrations d'une langue «insaisissable jusque dans son alphabet», le khamassin (ce voile de vent, proche de la poussière), un océan de mégaphones, les rues poussiéreuses et labyrinthiques, les fumées de chichas et de grills, les ordures qui brulent, les rituels de courtoisie et de civilité en terre arabe (si chers au regretté Jean Métral), les oscillations («d'un instant à l'autre, d'un trottoir à l'autre, l'atmosphère change. Soudain, je crains tout, 30 mètres plus loin, le calme revient») pareilles aux ondulations du Nil.
Une écriture courageusement réflexive qui évite bien des pièges de ce qu'Edward Saïd désignait par l'orientalisme et dont certaines précisions topographiques gagneraient à venir compléter le travail de cartographie imaginaire du talentueux Julien Kobri qui, avec amusement, a consacré une ou deux cartes à l'Egypte.
Je tiens à remercier l'éditrice Laurence Gudin de m'avoir amené ce livre en mains propres. Je le conseillerai.

D'ivoire et de sang
de Tania James, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent
Editions Rue de l'échiquier
Tania James choisit de nous livrer une histoire à partir de trois points de vue : l'éléphant, le braconnier et la cinéaste. Le tissage progressif de ces trois narrations nous tient en haleine : on sent dès le début qu'un drame va se produire, mais lequel? Cette construction nous permet aussi de prendre conscience de la complexité de la relation entre l'homme et l'éléphant.
L'éléphant, prénommé le Fossoyeur, a vu mourir sa mère sous les coups de feu de braconniers alors qu'il était tout jeune. Dès ce jour, il ne cesse de se méfier des hommes - tout autant que ceux-ci le craignent, même s'il aura la chance d'être soigné par le Vieux, un homme qui sait écouter les éléphants. C'est l'occasion pour l'autrice de nous décrire des regards, des contacts, une relation liant peur et respect, l'un protégeant l'autre. L'animal, majestueux, est exploité telle une bête de foire, loué pour les cérémonies religieuses et autres fêtes. On ressent alors le stress lié au monde qui l'entoure, le bruit, les odeurs, donnant lieu parfois à des grands moments de panique.
Les chapitres intitulés « le braconnier », nous font suivre Manu, jeune homme un peu perdu, cultivateur de riz, et son grand frère Jayan qui, pour gagner un peu d'argent, accepte de chasser les éléphants et participe ainsi au trafic d'ivoire. Chez les paysans, les éléphants sont craints car ils viennent dévaster les récoltes et anéantir ainsi le peu de ressources qu'ils ont. Cette crainte est amplifiée par la présence alentour du Fossoyeur, dont on dit qu'il tue des humains et les enterre. D'ailleurs le cousin de Manu se serait fait tuer ainsi. Comment cohabiter sereinement, d'autant que les forêts s'amenuisent ?
Enfin, Emma et Teddy, tous deux cinéastes, posent leur regard «occidental» en suivant Ravi, vétérinaire travaillant pour le centre de sauvetage, en collaboration avec l'Office des forêts, ils pensent toucher du doigt des scandales, voudraient être percutants et dénoncer des illégalités mais ce faisant passent à côté de la complexité de la situation.
Une nouvelle écofiction publiée chez Rue de l'échiquier qui vient dénoncer «la relation brisée entre l'homme, les animaux et la nature.»
Prenant.

Les dents de lait
d'Hélène Bukowski, traduit de l'allemand par Elisa Crabeil et Sarah Raquillet
Editions Gallmeister
On suit sur une étendue de terre aride comme c'est un peu la marque de fabrique des éditions Gallmeister, Skalde et Edith sa mère (qui entretiennent une relation du genre toxique), qui vivent quasiment claquemurées dans leur maison, à la lisière de la forêt. Le climat y est particulièrement ingrat : un épais brouillard a laissé la place à une redoutable sécheresse. Seuls résistent les lapins, les poules, les sureaux, les cognassiers, mirabelliers, pommes de terre et la grande éclaire (de petites fleurs jaunes aux feuilles vert foncé). Les habitants de cette région ont fait sauter l'unique pont qui les reliait au reste du monde comme pour mieux se protéger entre eux, préserver ce qui peut encore l'être. Le huis clos entre Skalde et Edith vole en éclat quand, Meisis, une jeune fille à la chevelure de feu fait son apparition, ce qui est loin d'être au goût des autres habitants qui considèrent Meisis comme un «changelin», une menace dont il convient de se débarrasser.
Ce roman a des airs post-apocalyptiques (on se doutait déjà depuis quelque temps que l'écofiction éavait de beau jour devant elle) et l'on trouvera sans forcer quelques ressemblances avec le sublime Dans la forêt de Jean Hegland. Mais le déjà vu n'est pas forcément du déjà lu, cette lecture reste ainsi singulière et permet d'explorer l'agencement, dans ce territoire replié, de ces personnages qui font face, protagonistes pour l'essentiel au féminin (l'histoire étant portée de bout en bout par des femmes, la sororité n'est jamais loin). Composé de chapitres courts, Les dents de lait est un roman d'apprentissage qui nous parle de la défiance, de bouc émissaire, de ce qui fait territoire, de l'esprit clanique, de l'adversité et de la nature déboussolée. Une fable (dystopie si ça vous sied) haletante désespérément contemporaine.
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Mémoires effondrées
de Baya
Editions Rue de l'Echiquier
Roman graphique
La collection BD de Rue de l'échiquier nous propose un sublime roman graphique, très inventif dans la forme et la variété proposées. On est en 2044, Antoine Donelli naguère comédien vient de décéder.
L'album est fait d'une succession de carnets retrouvés par son fils Sacha dans une malle et à l'attention de différentes personnes qui ont compté, Marie sa compagne, Gaël un ami d'enfance, Rose sa sœur, Fanny, Paul, Claire et Laïla ses amis, ou encore Clémentine sa tante, Sophie et Etienne ses parents. En plus de l'initiale du nom de famille est précisé le métier comme pour mieux situé l'adresse, les coordonnées de ceux qui ont compté dans cette géographie de l'intime. Ce sont là des planches dévoilées au hasard qui reconstituent les réflexions (structurées autour de la lancinante question «comment en est-on arrivé là ?») qui ont été celles d'un homme jusqu'à sa mort. Cette introspection épistolaire se feuillette tout au long de 30 chapitres, ce qui permet de traiter de sujets tels que la soumission à l'autorité, la rapport à l'argent, la recherche du bonheur, la crainte de l'extinction de la civilisation...
Un style qui claque, un propos qui balance et une envie de relire en boucle ce roman graphique très contemporain, pour mieux décortiquer encore la richesse des propositions.
Une vraie découverte !

La semaine perpétuelle
de Laura Vasquez
Editions du Sous-sol
Il y a premier roman et premier roman. De celui-ci, on n'en sort pas totalement indemne. Il n'est pas surprenant d'apprendre que jusqu'à présent Laura Vasquez était principalement connue pour ses poésies. Son écriture, risquons-nous à la qualifier d' «expérimentale», s'inscrit dans cette continuité-là.
Bienvenue en absurdie. On se trouve là bousculé par du cocasse, du farfelu, du burlesque, de l'ironie décapante. No limit ou presque. Pas très loin des récits proposés par Emmanuelle Pireyre ou des brèves reconstituées dans Demain s'annonce plus calme d'Eduardo Berti. J'y ai trouvé aussi par moments une sorte de prolongement du dernier roman de Delphine De Vigan, dans ce primat accordé aux écrans, aux vidéos qui circulent sur le net, cette addiction aux likes et aux partages d'anecdotes, de faits divers, de records divers et variés (on se prend à se demander si les chiffres insolites qui sont égrainés sont des vraies statistiques ou des artefacts quantophréniques pour se moquer de l'énormité du monde, pour contrer son trop plein de réalité).
On suit principalement Salim et Sara qui vivent seuls avec eux-mêmes au domicile du père, un ancien maçon et surtout grand spécialiste du ménage frénétique, lequel a recueilli sa belle-mère qui est toujours en passe de mourir et qui ne sait plus que cligner deux fois des yeux. Et Jonathan l'ami paumé de Salim avec qui ils communiquent par portables interposés. Le père n'est pas en reste en la matière, ce dernier demandant à ses enfants de se taire car il leur écrit un mail. Salim et Sara sont à la recherche de leur mère, ce qui s'avèrera être comme une fuite perpétuelle (à l'instar des gouttes qui tombent en permanence du plafond).
L'écriture se saisit en miroir de ces boucles d'images, de ces «impressions qui se touchent» en mobilisant des énumérations, des répétitions, des mises en abime autour d'association de mots, d'impressions, des «détails (des bruits, des odeurs aussi) qui dépassent de la personne» comme une tentative sans cesse à recommencer pour comprendre ce qui nous relie, comment les mots sont reliés entre eux.

La mélancolie des baleines
de Philippe Gerin
Editions Gaïa
Sasha, Ayden et leur fils Eldfell (il porte le nom d'un volcan d'Islande car il a fait irruption dans leur vie) parcourent l'Islande pour capter la force volcanique de l'île et rencontrer des baleines. Il s'agit certainement du dernier voyage de leur enfant, condamné par une maladie non nommée. Habillé en astronaute, coiffé d'un bonnet péruvien, il enregistre tous les sons qui l'entourent, jusqu'au glacier disparu. Sa voix n'est plus qu'un filet ténu et pourtant ses mots sont forts, ils touchent chaque personne qui l'entend. Il sait voir et comprendre le monde, même invisible. L'auteur, pour donner plus de force encore à cette voix, matérialise chaque parole d'Eldfell en italique, en allant à la ligne. Ses parents, quant à eux, sont mus par un amour fusionnel qui crée une bulle protectrice autour du corps si frêle de leur petit.
Dans une maison bleue au bord de la plage où viennent s'échouer des baleines de plus en plus nombreuses, Arna est enfin de retour, après près de trente ans d'exil à Akureyri. Après avoir accompagné les personnes âgées jusqu'à leur mort, elle prend désormais soin de chevaux. Elle renoue aussi avec le pouvoir des plantes que son père lui a transmis. Un peu sorcière, elle sait écouter et voir l'âme des personnes qu'elle rencontre.
Gudmundur, chauffeur de bus aux yeux vairons et aux traits atypiques pour l'Islande est à la recherche de ses origines. Il écrit des romans en commençant par la fin mais n'arrive jamais à trouver les mots du commencement.
Par une nuit de tempête, tous échouent dans la maison bleue, ultime refuge.
Ce récit, empreint de mélancolie, porte une force de vie poétiquement incarnée par Eldfell.
Époustouflant.
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Les villages de Dieu
d'Emmelie Prophète
Editions Mémoire d'Encrier
Celia, dit Cécé, fille de Rosia morte à 20 ans du SIDA, grandit aux côtés de sa Grand Ma et de son oncle Fredo, âme en peine revenue des Etats-Unis, en permanence saoul et «dépouillé de lui-même». Son paysage désolé, c'est la Cité de la Puissance Divine (les autres quartiers s'appellent Bethléem, Source Bénie, Mains de Jéovah), avec ses cris qui s'amoncellent, ses immondices et eaux qui stagnent, ses morts à pleurer, ses rançons, ses chiens errants caillassés, ses maisons en cartons, en plastique ou tôle recyclées, ses rues impraticables, les hauts-parleurs des églises, les cargaisons confisquées, la violence qui giffle et les cadavres en décomposition. Le délabrement généralisé, l'effondrement et le chaos en prime.
Elle cherche à survivre, tantôt en se prostituant, tantôt en faisant la chronique des femmes de la cité sur Facebook (où elles postent aussi des photos de cadavres), avant de devenir influenceuse pour boisson énergisante et crème éclaircissante. Les villages de Dieu est un roman à paraître dans le cadre de la rentrée littéraire qui est en résonance avec l'actualité brulante qui prévaut à Haïti.
On suit la guerre des gangs, ses rixes mortelles et cycles de vengeance. Mais aussi l’échafaudage fragile du quotidien avec les micro solidarités, les attentions du voisinage (les recettes contre les «saisissements») pour ne pas complètement sombrer dans «cette nostalgie qui habite les désespérés», l'épuisement et l'embourbement complet de leur vie («la vie c'est du sable mouvant par ici, il fallait saisir la brièveté des choses et s'en accommoder»). On ne peut s'empêcher de faire quelques liens avec le livre de Paulo Lins, La cité de Dieu qui sera magistralement adapté au cinéma par Fernando Meirelles et Katia Lund.
C'est pour tous ces aspects que c'est un livre qui va marquer et pas seulement parce que Dany Laferrière le recommande chaudement.

Mars Violet
d'Oana Lohan
Les Editions du Chemin de Fer
Ce premier roman est fortiche. Comme s'y exerce avec brio Marie Cosnay in Comètes et Perdrix, dont on s'était fait l'écho sur cette page, Oana Lohan fait un mélange subtil de lieux (Bucarest, comme point de centralité, mias aussi paris, Londres, Strasbourg) et de dates (1989 bien-sûr et surtout, mais aussi 1984, 1990, 1991, 1999, 2000, 2009, 2012, 2013, 2014).
La protagoniste Lucia nous entraine dans une nuit insurrectionnelle de 1989 dans « l'espace carpato-danubiano-pontique». Avec comme «nappe sonore pour nourrir ses rêves» Talking about the Revolution de Tracy Chapman et Imagine de John Lenon.
On est pris dans la description du chaos et cette peur au ventre à la recherche de Dan, un ami de la narratrice, qui s'avèrera avoir été tué par balle. Cette expérience telle une unité de mesure pour appréhender ce qui se passe.
L'auteure excelle pour capter rétroactivement des ambiances liées à cette situation nouvelle de basculement («C'est clair que tout change, mais je ne sais pas tout ce que ça veut dire ces changements. On verra bien»). Le dispositif narratif permet donc de comparer un avant (les rationnements, les écoutes téléphoniques, le café sans café, la charcuterie à base de soja, la Lada 1500, le chewing-gum Big Red à la cannelle...) et un après, «le gris trouble du Bucarest d'avant '89 se retrouve noyé par des patchs de couleurs sales et criardes accrochées à plein de petites boutiques improvisées», les signes de croix parfois redoublés devant les églises, l'humour qui change aussi , l'apparition de plein de petits bars, «le commérage sur l'orientation sexuelle hautement placé dans la bourse des valeurs sentimentales» ; «Un maelstrom énorme d'actions-réactions a pris la place de la lenteur chronique et surveillée». Sans oublier ce qui demeure («la capacité d'être nostalgique et mélancolique en même temps», l'odeur du sumac les étés, le goût des cerises amères dans le riz au lait, les personnages célèbres des contes roumains...).
Le récit malgré ses aller-retour est fluide, et les notes de bas de page instructives, voire très riches pour absorber les ambiances (et connaître ce que sont notamment le nechezol, le Lacto Bar, le plantago, le postav, la coliva, les mici, les sarmale, les cozonaci, le syndrome des seaux, Gogalmogal ou Statu-Palma-Barba-Cot).
Une belle découverte. Et merci à l'éditeur, François Grosso, d'avoir insisté pour que je lise cette pépite.

Vent blanc, noir cavalier
De Luke Rhinehart, traduit de l’anglais (Etat-Unis) par Francis Guévremont
Editions Aux Forges de Vulcain
Publié pour la première fois aux Etats-Unis en 1975 sous le titre Matari, le roman n’est traduit et édité en France qu’aujourd’hui (ne sortira qu'en septembre).
L’auteur nous emporte littéralement dans les confins du Japon du XVIIIe siècle, par une sombre nuit d’hiver. La neige ne cesse de tomber, elle nous entoure, à la fois menaçante et protectrice. Elle transforme les paysages, nous coupe du monde et semble presque arrêter le temps. C’est dans cette atmosphère contrastée, en huis clos, que se rencontrent Oboko - jeune poète du vent à la recherche du détachement de soi, Izzi – moine poète cherchant la gloire auprès des grandes familles du pays, Matari –jeune femme fuyant la mort promise par son mari, et le seigneur Arishi – samouraï prêt à tuer sa femme pour sauver l’honneur de sa lignée.
Il est question de maîtrise de soi, de loyauté, de poids de la société et de quête de liberté.
Si les haïkus qu’écrit chaque soir Oboko lui permettent de déposer les sensations de l’instant présent, ce roman agit de la même façon, donnant à voir un moment privilégié d’éveil des sens pris dans un clair-obscur. Pour ne rien gâcher, Luke Rhinehart n’hésite pas à glisser des touches d’humour, par le biais d’Izzi, ou lorsqu’il décrit avec malice les difficultés du jeune poète à méditer.
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Ma mère n'a pas eu d'enfant
de Geneviève Peigné
Editions des Lisières
L'auteure est sans descendance. Enfant unique («aucun enfant autre ne passe la porte. Ni le ventre maternel»), elle est la dernière de la lignée, «un point d'extinction». Les mots manquent alors elle cherche le mot juste, pour le dire, pour signifier ce que cela veut dire. Et elle va nous parler dans un premier temps de cette petite famille qui l'a précédé et dans un second temps de son choix de ne pas avoir d'enfant («mettre ses enfants à l'abri en ne les naissant pas» ; «ma mère n'a pas eu d'enfant = certificat d'absolu dévouement maternel»). A l'instar d'Annie Ernaux, dans Les années, l'auteure nous fait défiler ses aïeux, en s'appuyant sur des photos, des correspondances, des papiers de famille, des registres et relevés retrouvés aux archives, les carnets d'Alzheimer de sa mère qu'elle fera d'ailleurs publier. Elle rend compte des difficultés pour «poser en mémoire», réhabiliter les femmes de sa famille, l'histoire et bien souvent les archives ne retenant que le chef de famille (sans compter qu'une révision de la politique de collecte des Archives supprime le fichier des femmes ayant avorté entre '75 et '92). Elle a aussi besoin de libérer «ses épaules d'enfance» mais aussi de s'inscrire dans un nous. A travers ce geste visant à «dépoussiérer les aînés», elle veut avant tout leur rendre hommage, leur rendre leur dignité, contribuer à la mémoire collective. Mais se demande-t-elle, à quoi bon la mémoire collective si le vivant se retire ? «Des mots redoutables sont entrés dans le vocabulaire (…) Le jardin en pente vers l'été, l'allée en sandales, coup d'oeil circulaire : Anthropocène ». Poignant.

Ressac
de Diglee
Editions La ville brûle
On connaissait Maureen Wingrove, alias Diglee (en référence à Modigliani) pour ces bandes dessinées, la voici qui fait une incursion en littérature. Mais quelle belle incursion !
Diglee nous relate la retraite qu'elle s'est octroyée, «comme un cadeau» dans une abbaye du Morbihan. Saoulée par les accès de folie de son beau-père («la perte de ce re-père») qu'elle ne reconnait plus (comme “empêchée par des couches successives de mauvaises connexions cérébrales”), elle a besoin de s'échapper (du lieu, du temps), se désintoxiquer des écrans, faire le vide («laisser de la place en moi pour du rien») et se retrouver. A la recherche de nouvelles accroches pour apaiser sa soif. Sentier secret parsemé d'ajoncs, famille de chevreuil en perspective, nourrie de vent mais aussi de soupe, de far breton, peinture, littérature et en arrière-plan la mer (bercée par les ressacs). Une mise à nu pudique et sincère. Après la lecture de ce texte délicat, on a juste envie de s'offrir une petite parenthèse à soi.

Le K ne se prononce pas
de Souvankham Thammavongsa, traduit de l'anglais par Véronique Lessard
Editions Mémoire d'encrier
Ce recueil de nouvelles nous fait entrer dans les foyers de laotiens émigrés en Amérique. Chaque bribe de vie est peinte avec finesse et tendresse. Le mot juste, les émotions présentes sans pathos, Souvankham Thammavongsa nous parle de la nostalgie d'un pays quitté pour fuir la guerre et de l'envie furieuse de (sur)vivre et se (re)construire. On suit une petite fille qui prononce le K de knife car son père lui a lu le mot ainsi, sa douleur et son incompréhension lorsque sa maîtresse lui dit son erreur, puis l'impossibilité de dire à son père qu'il s'est trompé. Dans une autre nouvelle, il est question d'enfants qui courent chercher des bonbons pour Halloween en criant Tchik-a-tchi ! Un ancien boxeur devient manucure dans l'onglerie de sa sœur. Une femme s'éprend d'une star de country, et demande à sa fille de lui écrire des lettres, mais cette dernière s'ingénie à reprendre les insultes inscrites dans les toilettes de l'école. Une autre gagne tant bien que mal sa vie en ramassant des vers de terre avant de voir son savoir-faire accaparé par un jeune qui devient son chef. Une envie de se fondre dans la société américaine mais avec quelque chose qui résiste en permanence et qui contraint de rester à-côté. Une lecture sensible et prenante.
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Les fleurs de cimetière
d'Edmond Baudoin,
Editions L'Association
Roman graphique
Très belle expérience de lecture que de passer du temps avec ce formidable objet. C'est un album d'une puissance rare qui revient, au crépuscule de sa vie (les fleurs du cimetière désignent les petites taches brunes sur le dessus de la main, la peau qui vieillit), sur les expériences et convictions fondatrices mais aussi les relations qui ont compté qu'elles soient familiales ou amoureuses.
Baudoin narre aussi ce qui constitue une ode à la nature (de superbes croquis d'arbres - «je pourrais aujourd'hui seulement dessiner des arbres mais il me faut encore les accompagner de mots» ; «la végétation avait acquis à mes yeux une valeur mystérieuse : je ne voyais plus la mousse comme une herbe verdâtre, mais comme un élément vital qui accompagnait mon existence») préoccupation consubstantielle à sa démarche : «se mettre en présence des arbres, danser avec eux. Pour ensuite traduire cette danse sur du papier».
Un dessin et une écriture de précision qui condensent, comme permettant au récit autobiographique de prendre forme, comme permettant à Baudoin de se souvenir et de faire comprendre.
Une suite d'esquisses, une accumulation de croquis, beaucoup de noir et blanc et de la couleur qui surgit avec parcimonie. Avec cette sincérité et générosité, cette urgence à transmettre qui nous font adorer cet album. Chapeau Monsieur.

Le livre des reines
de Joumana Haddad, traduit de l’anglais par Arnaud Bihel
Editions Actes Sud
Qayah, Qana, Qadar et Qamar : quatre reines d’un jeu de cartes, quatre générations de femmes dans un Moyen Orient troublé par des guerres intestines : génocide arménien, Première et Seconde Guerre Mondiale, révolutions iraniennes, égyptiennes, guerres du Golfe, du Yémen, irako-kurdes, turco-kurdes, israélo-arabe. Elles sont nées au mauvais moment au mauvais endroit. Mais ces femmes ont toutes une force en elles, transmises de mère en fille, qui leur permet de survivre et de dépasser les horreurs vues et vécues.
Pour cette saga en quatre partie, chacune dédiée à une femme, Joumana Haddad s’est inspirée de l’histoire de sa famille pour nous dresser avec une grande sensibilité le portrait de femmes puissantes. Les larmes et les pertes marquent chacune de ces victimes et longtemps après avoir fermé ce livre, on entend encore leurs cris.
Un roman coup de cœur qui traite autant de la grande Histoire que des relations mère-fille.

Une vie étincelante
d'Irmgard Keun
Traduit de l'allemand par Dominique Autrand
Editions du Typhon
Une vie étincelante a été publié en 1932 en Allemagne (un an après que paraissent Les vagues de Virginia Woolf aux EU) et n’avait plus été publié en France depuis 1982 (chez Balland).
Doris est allemande, elle veut vivre, connaitre la célébrité et pouvoir désirer et aimer, Doris quitte Cologne où elle végète pour rejoindre Berlin ; nous sommes en 1931, le plus souvent de nuit. Plus qu'une émancipation, Doris cherche sa place, mais tente plus simplement de laisser vivre ses désirs au gré des rencontres («devenir une vedette, au fond, ce n'est peut-être pas si terriblement important que ça»). I. Keun passe son temps à décrire la ville (les devantures), ses soirées, ses toilettes (son petit-gris) mais aussi son physique (sa jambe gauche plus forte que la droite) et ses états d'âme (l'ennui notamment). Prenant des notes sur ce qu'elle vit, elle scrute aussi les bonnes ou mauvaises manières et les écarts qu'elle perçoit avec ceux qui la courtise, ce qui fait distinction (la valeur des cigarettes, la cafetière recouverte de sa «housse au crochet multicolore»).
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L'octopus et moi
d'Erin Hortle
Traduit de l'anglais (Australie) par Valentine Leÿs
Editions Dalva
C'est un premier roman qui vous prend littéralement et vous entraine en Tasmanie (éléments de décor : on va poulper, mais aussi pêcher des ormeaux, carangues, escoliers, chasser le puffin à bec grêle, on va croiser dans le bush, bioluminiscence («poussière de fée»), racines de boobialas, callistemon, gommiers-menthe, opossums, échidnés, mange-miel à col jaune, méliphage à pendeloques).
On se doutait qu'il y avait quelque chose avec les pieuvres, avec l'octopus vulgaris, Vinciane Despret n'a-t-elle pas dernièrement signé dans la collection Monde sauvage d'Actes Sud, Autobiographie d'un poulpe. Nous y revoilà. C'est un vibrant récit pour accompagner cette réflexion sur la complexité des relations entre humains et non-humains.
On suit Lucy qui nous vient de Melbourne et s'est installée sur la péninsule de Tasman et qui aspire à se fondre dans sa culture. Elle travaille dans la communication et le marketing au Devil Park. Elle est avec Jem (l'homme à la couronne d’oiseaux) qui vit de la pêche aux ormeaux. Elle rencontre Flo et Poppy qui lui apprennent à «poulper», le début d'une fascination pour l'animal. Alors que Lucy a connu une double mastectomie, elle arrive difficilement à s'accepter avec ses nouvelles prothèses dont elle va se départir par accident (se jette sous une voiture pour sauver la vie d'une pieuvre enceinte). La reconstruction ne passe pas seulement par la fabrication de «tétés tricotés» mais surtout par la réalisation d'un tatouage constitué d'une fresque de pieuvres et par une expérience réitérée de faire corps avec l'octopus. Lucy s'amourache d'Harry, mais rien n'y fait ce qui compte n'est pas là. Au fil des épreuves, une alliée s'impose pour Lucy : elle et l'octopus, l'octopus et elle. Subtil reflet.
Pour se mettre sensoriellement et physiologiquement à la place d'un céphalopode (pour saisir l' «intuition octopode») ou celle d'un phoque, il fallait avoir recours à une écriture remarquable (à l'instar de ces petites inventions «je touche-goûte-vois», profusion de verbes comme pour décupler les sens) aux accents féministes ; la traduction ne doit pas y être pour rien non plus.
On va prêter attention aux prochaines pépites de cette toute nouvelle maison d'édition !

Demain s'annonce plus calme
De Eduardo Berti, illustrations de Dorothée Billard
Editions Do
Le principe du livre : 10 chapitres pour 10 éditions d’un journal, avec ses brèves, sa météo, ses nouvelles qu’on retrouve d’un numéro à l’autre telles des feuilletons.
Sous l'apparence d'une neutralité journalistique, un sens du loufoque, un humour décalé nous mettent le sourire aux lèvres presqu’à chaque page, voire nous font vraiment rire. Une lecture plaisir qui nous pousse en même temps à regarder notre monde en faisant un pas de côté (nous sommes souvent si près de ces nouvelles…)
Bienvenue en absurdie où le Parlement est en pleine discussion autour d’une nouvelle loi sur les «droits et devoirs de lecture et écriture pour écrivains et lecteurs» (sanctions pour tout lecteur divulguant à un autre le dénouement d’un livre, repas payé aux lecteurs lorsqu’un livre n’est pas vendu à plus de 50 exemplaires, ...). On rencontre également des cercles de lecteurs voulant modifier la ville à l’image des décors imaginés par tel ou tel auteur, des personnes transformées en insecte après avoir lu Kafka, des livres raturés, aux titres modifiés (1884, 20 ans de solitude…), des adversaires politiques portant le même nom, et surtout une météo tempérée (entre 12 et 23 degrés).
Une lecture qui décape comme des bonbons acidulés.

Pandémie et biopouvoir - la nouvelle précarité contemporaine
de Jean Furtos
Editions Rue d'Ulm
Beaucoup de choses ont été écrites sur la période troublée de laquelle nous tentons de sortir. Plus ou moins intéressantes, plus ou moins stimulantes. Beaucoup d'intellectuels médiatiques s'étant retrouvés experts autoproclamés en virologie. Penser ce que la pandémie nous fait vivre, voilà un beau programme auquel se frotte habilement Jean Furtos.
Psychiatre des hôpitaux honoraire, ancien chef de service en psychiatrie au CH du Vinatier, il a fondé l'Observatoire National Santé Mentale & Précarité. J. Furtos s'intéresse tout au long du livre à ce qu'il en est de la contagiosité psychique qui aura accompagné cette pandémie. En décortiquant la fabrique de la «pédagogie (parfois il a recours au terme de «propagande, qui a la même étymologie que «propager») de la peur» dans un contexte de dramatisation sanitaire (favorisant l’apogée d'un «homo sanitarius»), il documente comment la peur de la mort a pris toute la place : «la mort du corps biologique est devenue obscène» ou comment le comptage obsédant des morts, des cas positifs, des flux viraux ont remplacé le cours journalier du CAC40. Avec cette crainte biologique permanente se sont installés des mécanismes de phobie sociale (peur de la contamination) se muant parfois dans des formes de paranoïa sociale (je suis en colère contre l'autre vécu comme dangereux).
J. Furtos reprend, au risque de quelques redites, quelques éléments d'analyse produits dans ses deux précédents ouvrages (Les cliniques de la précarité et De la précarité à l'auto-exclusion) pour nous aider à y voir plus clair sur ce qui différencie la bonne et la mauvaise précarité. Furtos présente ce qui relèverait des pathologies de l'immédiateté, avec une urgentification du monde, et une perte de confiance dans ce que Furtos désigne par le «grand temps» : «ce temps intergénérationnel où toujours du nouveau peut apparaître, et où la perte, le deuil et la naissance ont du sens». Il va chercher du côté d'Agamben (notion de vie nue) et de Foucault (biopouvoir) pour indiquer en quoi la grande peur d'aujourd'hui se cristallise, avec une focale hospitalo centrée, autour de la perte du «corps biologique», avec une réduction de la vie à la survie.
On attend impatiemment le prolongement de sa pensée avec le livre qu'il nous promet sur la pensée métisse.
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Malou dit vrai
De Gwen Guilyn
Editions du Panseur
On (c’est ainsi qu’on appelle le vendeur d’histoires à l’étal), nous raconte des histoires rafistolées pour qu’elles plaisent au chaland. Malou dit vrai, la sorcière, sait et dit la vérité, celle qu’on ne veut pas forcément entendre. Elle sait arracher au fond de nous les failles, les accros, ce qu’on voudrait taire. Mais Malou cache sa propre histoire et ses blessures. Elle veille aussi à ce qu’Ivraie, sa bonne, n’ait ni passé ni présent. Mais pour se sentir vivante, Ivraie a besoin d’une histoire, d’un héritage, même s’il peut être lourd à porter. Et pendant que nous suivons ces personnages, un grand changement se dessine. Le Vieux Roi, celui décrit par Apollinaire dans Fuite (poème qu’on peut lire en épigraphe), se réveille et va à la rencontre du Jeune Prétendant.
Si le lien entre le poème d’Apollinaire et le roman est évident, d’autres se tissent : la naissance du Jeune Prétendant rappelle avec plaisir l’une des mues de Bjorn, 4ème roi mage d’Antonio Exposito (paru aussi aux Editions du Panseur) ; la ville fait penser à l’étrange ïle de Sunk de Sabrina Calvo et Fabrice Colin (aux Editions des Moutons électriques). On pourrait se croire au Moyen Age, mais la présence d’un tramway vient contrarier cette projection et nous emporte dans un univers résolument imaginaire. Les rues se déforment au fil de la journée, les mots et histoires font penser à des créatures sans formes précises. Tout dans ce livre est matière, épaisseur, densité. Et ainsi le symbolique prend vie.
On apprend à la fin du livre que « Gwen Guilyn avait écrit une histoire en autant de fragments qu’il y a de chapitres dans ce livre, multiplié par douze. » A coup sûr, il ne s’agissait pas ici de couper et rapiécer l’histoire comme On le fait, au risque de perdre l’essence de celle-ci. Il s’est ainsi agi d’un travail de haute couture (pas très surprenant d’apprendre qu’Isabelle Aupy soit dans le coup), tel qu’Ivraie le fait pour donner matière à sa vie ou sublimer les linges éfaufilés.
Est-ce que les Editions du Panseur peuvent encore et toujours nous surprendre ? Avec Malou dit vrai, on répond par l’affirmative.

Un fugitif à Walden
de Norman Lock
Traduit de l'anglais par Brice Matthieussent
Editions Rue de l'échiquier
On attendait avec impatience ce nouvel opus qui constitue une nouvelle écofiction défendue par les éditions Rue de l'échiquier. On n'est vraiment pas déçu.
On suit Samuel Long, jeune esclave s'étant enfui de son exploitation, contraint de s’accrocher à la vie avec l'unique main valide qui lui reste et d'expérimenter, souvent dans l'inconfort, sa condition d'homme libre. Il va percevoir une allocation pour vivre aux côtés de Thoreau (pour empêcher ce dernier de faire des bêtises), sera en lien avec Emerson et Hawthorne ; avec en arrière-fond les transcendantalistes de la Nouvelle-Angleterre. On croise aussi les figures de l’abolitionnisme tels que William Lloyd Garrison, John Brown, Frédérick Douglas, Henry Garnet, Henry Bibb, Lewis Hayden ou encore Harriet Tubman, les récits d'autres esclaves (Nat Turner) et les itinéraires de fuite vers le Nord (underground railroad).
L'auteur met l'accent sur le sentiment de honte, la persistance des habitudes de servilité qui se prolongent bien après que les chaînes aient été brisées, et la peur constante pour S. Long d'être arrêté et renvoyé en Virginie.
On suit un long épisode de la vie de Thoreau, «sa musique intime», la fulgurance et les «bourrasques» de sa pensée sur la nature à travers le prisme de Samuel Long – son long séjour dans les bois de Walden (il a passé 29 hivers à Conrad) n'est pas qu'une robinsonnade mais pose les jalons d'une nouvelle manière d'habiter le monde et d'envisager l'écologie. Le directeur de collection Mathieu Rivat signe une post-face qui va plus loin en voyant dans Henry David Thoreau un précurseur de l'écologie décoloniale, de par son engagement abolitionniste.
Un récit fort aux accents poétiques.

Canoës
de Maylis de Kerangal,
Editions Verticales
Quel plaisir de retrouver l'écriture de Maylis de Kerangal, reconnaissable parmi mille autres. Cette fois-ci, on retrouve un ensemble de nouvelles (8) autour de la voix. C'est de ces matières acoustiques que l'autrice se saisit. Et avec un décor qui change à chaque fois, chez le dentiste autour de deux White Russian, dans une Mustang, lors de la célébration du baccalauréat, un studio d'enregistrement avec les sœurs Klang. Et à chaque fois, à chaque perturbation, avec «l'irruption de la voix des mots dans le monde des vivants», il est question d'adaptation, de régler la distance, de capter la bonne fréquence, de trouver sa juste place.
L'autrice ausculte ces mille petits riens du quotidien domestique qui passent par la voix (limpide, grave, nasale, étranglée, liquide, gazeuse, liquoreuse, furtive ou étiquetée «canoë clair sur océan sombre») ces balises sonores d'où peuvent émerger une légère inflexion, une fréquence modifiée, une vibration désajustée. Comme elle le fait à chaque fois, l'autrice a exploré son sujet, pour embrasser toute la matérialité et les reliefs de la voix (timbre, tessiture, tonalité, écho, souffle, rythme, puissance, forçage), elle décompose avec brio le processus qui convertit le souffle en voix articulée, mais avec aussi une attention à l'écoute, au silence.
Maylis de Kerangal nous apprend à regarder la voix. Il y a de grande chance aussi qu'elle suscite des vocations de phoniatre !

Vaincre l'injustice climatique et sociale. Feuilles de combat à l'usage des jeunes générations
de Naomi Klein avec Rebecca Stefoff
traduction de l'anglais par Cédric Weis (titre original : How to change everything)
Editions Actes Sud
Essai / documentaire ados
Ma nièce qui était de passage à Lyon ce week-end, a non seulement lu ce livre avec intérêt, mais a rédigé une petite note (review) in english, que voici. Merci Sophie.
An engaging, inspiring and empowering read! In her book, Naomi Klein managed to not only raise awareness of the climate disruption issue but also the often forgotten, many other consequences that derive from it such as social justice and inequality. The best thing about the book is that it goes beyond a simple description of events, it suggests a way forward! Through case-studies and evident passionate research, you are left with actionable advice and a satisfying feeling of optimism. I'd recommend this book to the targeted young audience but also to older folks wishing to revive a lost interest or seeking implementable tools to fight climate change.
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Les vagues
de Virginia Woolf
traduit par Cécile Wajsbrot
Edition Le bruit du temps
(préface de Mona Ozouf)
C'était à lire absolument m'a-t-on dit, et je n'avais pas lu. Donc je l'ai fait.
C'est une expérience unique que de s'embarquer avec les six personnages de ce texte (difficile de l'appeler roman) : Bernard, Susan, Rhoda, Neville, Jinny, et Louis que l'on suit de l'enfance (des bancs de l'école où ils se sont connus) à la mort. Les 6 convergent vers un 7ème personnage Percival, le seul qui ne s'exprime pas. On retrouve leur monologue (voix intérieure?) précédé d'interludes à la troisième personne, qui détaillent des paysages à différents moments du jour. C'est là, mais aussi à chaque instant que les vagues viennent se briser («je sens les vagues de ma vie s'agiter, se briser contre moi et mes racines»). Le flux et le reflux. Ce qui importe ce n'est pas l'histoire, si tant est qu'il y ait une histoire, c'est l'énoncé kaléidoscopique (comme pour embrasser le monde) des émotions, l'oscillation des sensations, des visions («arabesques griffonnées»), des pulsions et autres rêves des personnages autour d'instants partagés, observés, recommencés (les mardis succèdent aux lundis). Leurs pensées s'entremêlent, se reflètent, se perdent.
Avec une écriture élégiaque et rythmée («le rythme est l'essentiel de l'écriture»), à la recherche permanente de «l’expression qui coïncide avec l'instant», Virginia Woolf se saisit du moindre détail, du moindre surgissement («l’impétuosité d'une phalène qui s'élance contre la dureté de la vitre») pour «faire provision du monde». Le style est à l'époque (publié en 1931) complètement expérimental (telle une mystique de l'évanescence ?) et avec une réflexivité très prononcée dans l'écriture «la vie ne correspond peut-être pas au traitement que nous lui faisons subir quand nous essayons de la raconter», avec une mise en abime sur l'incomplétude du travail d'écriture.
L'expérience de la multiplicité, de la conjugaison des solitudes, des micro basculements et de l'ondulation de la vie. Une écriture qui ensorcèle.

L'été de la sorcière
de Kaho NASHIKI
traduit du japonais par Déborah Pierret-Watanabe
Editions Picquier
Kaho Nashiki nous fait suivre Mai, une petite fille pour qui l'école n'est qu'un lieu de souffrance et qui va trouver refuge chez sa grand-mère maternelle. Cette dernière vit en lisière de forêt dans une petite maison entourée d'arbres, de fleurs sauvages et de fraises des bois dont elles font de la confiture. Mai se ressource dans un «petit coin baigné de soleil, entre les bosquets de cèdres et de bambous». Plus qu'à être sorcière, sa grand-mère lui apprend, à prêter une attention particulière à la nature, mais aussi l'usage des plantes pour se soigner, de l'herbe-concombre, des ginryoso (la fée des minéraux), des feuilles de capucine ou de sauge, et à «ignorer les voix qui n'étaient pas celles qu'elle désirait entendre». Leur vie reste rythmée par l'organisation des gestes du quotidien qui permettent de conjurer l'angoisse et favorisent l'ancrage (Même si l'on aura remarqué que quand le père de Mai rend visite à sa fille, il ne prend guère sa part aux taches domestiques). Un séjour d'initiation mais pas que. Une ode à la vieillesse et à la vie simple aussi.

Rapaces de l'ombre
d'Anne Brouan
Editions La rumeur libre
Recueil de poésie écrit sans fioriture, les poèmes se succèdent, la table en fin d'ouvrage rappelle la première phrase de chacun des 117 poèmes. En les accolant les unes aux autres, se dessinerait presque en creux un malicieux cent dix huitième poème. On est pris par un précipité d'images, tissé sur un voile mélancolique et liées au temps (de l'importance des saisons), au mouvement (ressac, vent, orage, houle), au contraste (lumière, nuit, éclair, ténèbres, ombre), aux éléments naturels (rivière, désert, mer, montagne, brasier, tempête, orage, étoiles, soleil, nuages). Tous les ingrédients de la poésie sont là, sauf que la composition prend grâce au tourbillonnement du désir enroulé dans une «langue des éphémères» (aube, orée, aurore, écume, ruissellement, brouillard, «les ferrures disparues», «rien n'a survécu dans ma mémoire») et sur les «bords inquiets du temps».
Si les rapaces de l'ombre était une couleur, ce serait à coup sûr le bleu (plusieurs très belles occurrences, «une mésange bleue», «l'heure bleue», «pierres lavées de bleu», le «bleu des forêts», le «bleu des étoiles», les «soleils bleus des nuits», «ta mémoire brouillée de bleu», «les saphir bleu des sources»). Ça tombe bien la couverture du livre est bleu.
Non seulement, vous pouvez retrouver le livre à l'Esperluette, mais il est également possible de vous le faire dédicacer.
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