Votre libraire vous partage chaque semaine ses conseils de lecture et coups de cœur. Face à l’ immensité de choix qui s’offre à vous, constituez votre P.A.L et trouvez votre prochain livre de chevet ou une idée de cadeau. Nous pensons également à toute la famille avec nos recommandations spéciales jeunesse.
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Juliette - Les fantômes reviennent au printemps
de Camille Jourdy
Editions Actes Sud BD
Bande Dessinée
« La plupart des gens font mine de comprendre mais en fait très vite ils te disent : « Mais non, c’est rien, repose-toi un peu et ça va passer. »
Voici la nouvelle édition de ce roman graphique, remis en avant à la faveur de la sortie au cinéma de l’adaptation, Juliette au printemps, réalisée par Blandine Lenoir. Camille Jourdy choisit ici d’entrer dans une famille un peu brinquebalante par l’intermédiaire de Juliette, jeune femme pleine d’angoisses, tombée dans la « dimension tragique » (terme joliment trouvé par Polux, un jeune homme un peu perdu aussi que rencontre Juliette, pour évoquer la dépression). Juliette est comme empêchée, empêtrée dans un mal être dont elle ne trouve pas vraiment la cause. Mais comment avancer, se sentir bien, ancrée dans la vie et le présent quand depuis toute petite on nous imagine fragile et on nous « protège » ? Quand il y a des non-dits, des secrets (ces fantômes qui reviennent finalement au printemps).
Dans cette chronique de la vie familiale, le lecteur ne peut que s’attacher, voire s’identifier, aux personnages. Qui n’a pas vécu par exemple de repas familiaux où sujets importants, malaises et commentaires sur la nourriture s’entremêlent ? Camille Jourdy a saisi à merveille ce moment (du plat trop salé, à la photo de famille qui n’en finit pas, en passant par les petits règlements de compte où les failles deviennent plus que visibles).
Chaque protagoniste de l’histoire se trouve à une place et dans une posture que les autres ont bien voulu lui donner. Ainsi, chacun est comme englué dans un rôle : la fragile, la forte, l’insensible, l’excentrique, le célibataire, le mou, etc
Le tracé et les couleurs ajoutent de la tendresse à ce roman graphique. Il y a ces papiers peints et ces objets qui ornent les buffets et étagères, la verrière (qu’on retrouve avec délectation quasiment à l’identique dans le film), le comptoir du café et son pichet Tropical, le duvet du caneton, les motifs des vêtements, des mèches de cheveux, des poils et des rondeurs. Surtout aucune perfection, tous ces petits riens qui font la vraie vie.
Si vous avez vu le film, vous prendrez plaisir à replonger dans l’histoire grâce au roman graphique et si vous avez déjà lu Juliette, courez au cinéma, vous ne serez pas déçu !
Une tragi-comédie familiale toute en nuances et subtilités.
« C’est sûr que ça servait à rien de m’emmener voir un psy si de toute façon personne ne me disait rien. »
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Allée des immortelles
de Florian Préclaire
Editions Actes Sud
Collection Un endroit où aller
«On ne saurait dire si ce qui est sur le point de s'y produire va verser dans les noirceurs des récits fantastiques ou dans les enchantements des fantaisies enfantines».
Les immortelles ne sont pas que des fleurs, ce sont aussi, comme aime à le dire Florian Préclaire des femmes qui échappent au temps, c'est cette dimension qui vient nourrir son second roman. Ce dernier, bien que pouvant se lire tout à fait séparément, s'inscrit comme une suite possible de son premier roman, Le cavalier de Saumur, publié chez le même éditeur en 2023.
Avec l'Allée des Immortelles, on suit, par le prisme de ses représentantes féminines, une famille ballottée par l'Histoire et ses moments de bascule. Ces femmes s'inscrivent les unes envers les autres le plus souvent dans des mouvements de ressemblance et d'atavisme (les appétences à la peinture, les malformations cardiaques, les grains de beauté sur la joue gauche...), parfois dans des logiques de différenciation. En cela, et aussi dans ce qui se joue dans les frottements et articulations entre aristocratie et bourgeoisie, on pourrait être aussi dans une forme d'adaptation romanesque de la sociologie de Norbert Elias (je pense tout autant à la Société des individus qu'à Mozart, sociologie d'un génie).
La principale protagoniste du livre dont on suit l'itinéraire de vie est la grand-mère de l'auteur. Il prend soin de rétablir toute une lignée familiale, avec une focale sur la grand-mère, la mère, la fille, permettant de donner à voir ce dont elles procèdent et ce qu'elles laissent en héritage («Tu t'attarderas sur mes yeux, sondant dans l'expression de mon regard ce qui de toi à ton petit-fils a passé»).
Elle est décrite dans toute sa force de vie. Partie tôt étudier les beaux arts à Rome, elle sera rapidement mariée puis divorcée. Passionnée de sculpture et de peinture, c'est d'ailleurs du côté de la peinture que ce texte prend le plus de corps et de sensibilité. Avec aussi une nature ensorcelante, une prégnance des forêts qui permet quelques échappées et une certaine porosité, un peu à la façon de Maurice Maeterlinck (cf. L'intruse), «La nuit, dans la solitude de sa chambre, les scènes minuscules prennent des proportions gigantesques. Les animaux échangent leurs blessures, ils succombent dans des flaques de ciel et de sang» ; «Tes pieds nus s'enlisent dans la terre, puis s'y engloutissent pour y disparaître. Tes veines se convertissent en vaisseaux, ton sang en sève. Tes jambes, puis tes hanches, ton ventre, et ta poitrine s'entourent d'une enveloppe d'écorce. L'expression de ton visage se fige pour former un nœud dans le bois, à l'extrémité haute du tronc, là où il se ramifie en une cime d'arbre».
Une des grandes forces du texte est de décrire subtilement le jeu des conventions sociales qui s'actualise dans le cour des choses, dans les entre-deux, «une tragédie silencieuse dont les seules manifestations sont des regards et des expressions vite réprimés, l'abandon du cœur couvert par les automatismes d'une discipline apprise dès l'enfance». Dans le carcan des mariages forcés, les toutes petites inflexions, ou premières admirations préfigurent des destins : «Et comme ce qui peut se produire finit souvent par arriver, le buste incline peu à peu Georges-Armand à s'éprendre du modèle qui l'a inspiré».
C'est aussi parce que ces femmes sont pour ainsi dire privées de mots qu'elles subliment leurs états d'âmes (mélancolie) ou témoignent de ce qui reste informulé à travers la sculpture (les petits personnages en argile) ou la peinture (le diptyque l'arbre rouge). Leur liberté et leur singularité se nichent ainsi dans leurs créations.
Dans ce texte formidablement bien écrit, l'auteur parvient à naviguer avec brio entre la rigueur de l'aristocratie déclinante et l'imaginaire de ces femmes qui investissent l'art, pas seulement pour se défaire du conformisme moral, mais aussi pour trouver un épanouissement à soi.
«Puisque nous nous ressemblons, je n'aurai qu'à modifier à peine les traits du visage. Il me suffira d'infléchir légèrement l'arc de la paupière et d'appuyer la ligne du nez pour apparaître à ta place, comme par magie».
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La fin des livres
d'Octave Uzanne
Editions Manucius
«Si par livres vous entendez parler de nos innombrables cahiers de papier imprimé, ployé, cousu, broché sous une couverture annonçant le titre de l'ouvrage, je vous avouerai franchement que je ne crois point, que l'invention de Gutenberg puisse ne pas tomber plus ou moins prochainement en désuétude».
Alors que se tenait ce week-end à Strasbourg, les Rencontres nationales de la librairie, occasion de faire un état des lieux de la profession dans un moment où la situation économique des librairies, et notoirement les plus petites d'entre elles, se trouve fragilisée, il m'a semblé opportun de revenir sur un petit livre écrit en 1894 qui s'amuse de «la fin du livre».
Et je me dois de resituer dans quelle situation je me suis retrouvé avec ce petit livre entre les mains. J'ai un client - un de ces clients dont on perçoit, aux commandes qu'il vous fait, une forme d'érudition et de passion tressées dans une forme de modestie exquise - qui m'a commandé un jour ce petit livre d'Octave Uzanne, rajoutant l'air de rien un «j'en souhaiterais deux exemplaires», si discret qu'il n’attire pas même votre attention. A réception, je lui transmets ces deux exemplaires. Et aussitôt, il m'en redonne un, «celui-ci est pour vous». Je ne l'avais pas encore lu, c'est désormais chose faite, merci M. VM.
On retrouve un petit groupe d'érudits à Londres, ils viennent écouter à la Royale Institution une conférence d'un éminent physicien anglais, William Thompson. Il pérore sur la fin du monde. A la sortie de cette conférence, un petit comité de huit se forme, «philologues, historiens, journalistes, statisticiens et simples curieux mondains, marchant deux par deux, le long d'Albemarle street et de Picadilly». Tour à tour ils prennent la pose, se questionnent et épiloguent, de façon tout à fait fantaisiste, qui sur le devenir des mœurs humaines, le devenir de l'évolution des espèces, le devenir de l'art, chacun enfilant ses prédictions, chacun essayant telles des prophéties auto-réalisatrices de réformer à leur guise la société future. Puis advient un questionnement à l'adresse du bibliophile du groupe, qui improvise une petite conférence sur «la destinée des livres».
Tout en facétie, il égrène les avancées technologiques qui vont réduire à néant l'objet livre. Il explique que le phonographe est en passe de détruire l'imprimerie : «l'art de se pénétrer de l'esprit, de la gaieté et des idées d'autrui demanderait plus de passivité ; c'est ainsi que dans la conversation notre cerveau conserve plus d'élasticité, plus de netteté de perception, plus de béatitude et de repos que dans la lecture, car les paroles qui nous sont transmises par le tube auditif nous donnent une vibrance spéciale des cellules qui, par un effet constaté par tous les physiologistes actuels et passés, excite nos propres pensées». Il construit ainsi un plaidoyer en faveur de phonographes portatifs et de leurs alliés, les kinétographes et autres phono-opéragraphes de poche, amenés à remplacer progressivement le livre et les illustrations. Et de s'amuser ainsi : «il me plait d'imaginer qu'on découvrira bientôt la nécessité de décharger nos yeux pour charger davantage nos oreilles. Ce sera une équitable compensation apportée dans notre économie physique générale». Et l'on assistera aussi à une contraction des acteurs de la chaine du livre, «l'auteur deviendra son propre éditeur, afin d'éviter les imitations et les contrefaçons ; il devra préalablement se rendre au Patent Office pour y déposer sa voix». Ces évolutions amèneront à une sorte de logomachie, ainsi les «écrivains» viendront à être appelés des «narrateurs», et les bibliophiles seront devenus phonographophiles. C'est ainsi que «l'art de dire sera plutôt dans la prononciation que dans la recherche des mots ou la forme des phrases». On pourra dire «Oh ! Ce diseur a une voix qui pénètre, qui charme, qui émeut ; ses notes graves sont adorables, ses cris d'amour déchirants ; il vous laisse toute brisée d'émotion après l'audition de son œuvre : c'est un ravisseur d'oreille incomparable ! ». C'en est ainsi finit de «jouïr de la lecture» comme l'exhorte Clémentine Beauvais, «étendus sur des sofas ou bercés sur des rocking-chairs, ils jouiront, silencieux, des merveilleuses aventures dont des tubes flexibles apporteront le récit dans des oreilles dilatées par la curiosité». Des distributeurs littéraires, sortes d' «automatic librairies» verront le jour en pleine rue, comme des fontaines, et des «Pullman circulating Librairies» prendront place dans les trains.
Quelques saillies émaillent le propos, notamment celle sur «l'engloutissement des livres» du fait de leur sur-production et restent diablement d'actualité. Les autres énumérations d'«incertaines possibilités» sont là pour nous faire réagir, et c'est en cela tout à fait réussit.
Ainsi n'en déplaise aux oiseaux de mauvais augure, la fin du livre n'est pas advenue et le livre papier résiste et résiste bien, c'est même un puissant objet de résistance, un puissant exhausteur du goût de la vie. Ce qui n'est pas rien par les temps qui courent.
«Il y aura des narrateurs très recherchés pour l'adresse, la sympathie communicative, la chaleur vibrante, la parfaite correction et la ponctuation de leurs voix».
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Mori
de Marie Colot et Noémie Marsily
Editions Cotcotcot
roman graphique jeunesse
«graines d'espérance
aurores au printemps
déjà des géants »
A mi-chemin entre un roman graphique et un docu-fiction, Mori nous plonge au cœur de Tokyo, sur les pas de Mikiko et à la découverte d’une microforêt urbaine.
A quatre ans, cette petite fille est souvent seule. Elle a bien une voisine qui la réconforte et la rassure quand elle a peur du noir et que l'absence de sa mère (au travail) lui pèse. Mais lorsque qu'elle a huit ans et que cette femme meurt, il faut bien trouver un autre lieu de réconfort. Elle découvre alors un terrain vague qu'un voisin peuple peu à peu de jeunes pousses. C'est Akira (Akira Miyawaki, botaniste qui a réellement existé et qui a développé la méthode qui porte son nom et consiste à analyser les sols urbains pour sélectionner les essences à planter densément dans de petits terrains afin de créer des microforêts). « Je cherche une manière de créer une forêt intacte, sans aucune trace de l'activité humaine. » On prend plaisir à accompagner Mikiko dans ses premières explorations, on enfonce avec elle les doigts dans la terre, on sent l'humus et surtout on profite des magnifiques illustrations à l'aquarelle de Noémie Marsily pour imaginer encore mieux cette forêt en devenir. Le temps passe, Mikiko grandit, les jeunes pousses aussi. Puis elle rencontre Kakuzo, le neveu d'Akira, cette rencontre ne va pas de soi. Mais c'est toujours tout en douceur et poésie que Marie Colot parle aussi bien des relations humaines que des relations à la nature. Alors le temps file, les arbres poussent et dépassent les jeunes jardiniers. Akira poursuit sa démarche et plante de nouvelles microforêts, dans Tokyo et à travers le monde.
L'histoire peut autant toucher de jeunes lecteurs (à partir de 8 ans) que des adultes qui rêveraient de s'enforester en ville et de découvrir la culture japonaise. En, Marie Colot profite des dialogues pour insérer ce qui fait l'essence de la langue japonaise (interjections, formules de politesse...). Et pour en savoir plus, il suffit de se rendre à la fin du livre pour accéder à un glossaire qui pourrait bien donner envie d'apprendre le japonais. Noémie Marsily, quant à elle, ponctue cette histoire de pages botaniques d'une grande finesse.
Mori agit comme un réservoir de réenchantement. Lumineux !
« Quand Mikiko pénètre sur le terrain vague, elle a l'impression de tout laisser derrière elle. Sa mère, sa vilaine toux, les heures de solitude, les fissures et les mots qu'on ne dit pas. »
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Histoire d'une petite fille
de Laure [Colette Peignot]
Editions de la lanterne
récit
«Tout étonnée de m'apercevoir de ces choses si simples, je restai longtemps au bord de l'eau et là j'acquis la certitude que la vie se plierait à mon rêve et que je ne faillirai pas, je souffrirai mais je vivrai».
Les éditions de la Lanterne publie leur quatrième récit au sein de la collection «éclairages», après La commune de Louise Michel, Le patron. Un hiver de ma vie de Maxime Gorki et enfin l'an passé, Les vagabonds du rail de Jack London. Au sein de cette collection on trouve un travail de publication de textes, permettant de donner à voir des éléments de vie et de contexte dans lesquels sont enserrés les engagements des auteurs publiés. Le tout accompagné d'un précieux travail d'avant-propos et d'illustration (24 pages de porfolio à la fin du livre), une remarquable mise en contexte apportée par l'éditrice et qui permet de mettre beaucoup plus en relief le texte lui-même. Cette publication est aussi l'occasion d'en savoir un peu plus sur celle dont «le nom s'efface derrière ceux, charismatiques, des hommes qu'elle a rencontrés dans sa vie : Boris Souvarine, Georges Bataille ou Michel Leiris», et comme le souligne l’éditrice en avant-propos, «elle a pourtant influencé à sa manière les œuvres de ces derniers, influence peu visible mais bien réelle et reconnue par chacun d'entre eux». Cette intention pourrait nous faire penser aussi à ce qui engage Perrine Le Querrec à se lancer dans la visibilisation des parcours de vie et œuvre d'autrice comme Hannah Hoch (éditions Tinbad).
Ce texte revient sur l'enfance de Colette Peignot, du point de vue de l'enfant et l'adolescente qu'elle a été, baignée dans une éducation bourgeoise et catholique, une vie saturée de «devoirs», de «péchés mortels» et de «résolutions». Un des mérites qui revient à ce récit autobiographique est de montrer à quel point son statut d'enfant, et la conscience douloureuse qu'elle en a, la confine à devoir être en permanence sous la tutelle des adultes («les grandes personnes toujours sûres de leur fait»), sa mère au premier chef, ses frères et sœurs aînés (c'est la quatrième et dernière de la fratrie), quand la figure d'autorité n'est pas celle du directeur de conscience et confesseur de la famille, le très malsain Abbé Pératé, auteur d'abus sexuels sur deux des filles de la fratrie dont Colette. Une «enfance écrasée» par la mort omniprésente («les cercueils qui traversent la maison») mais aussi «une meute menteuse et souriante (parents et médecin) [qui] tourne autour de la fosse aux fous du jardin de l'enfance». Contrainte de «souffrir des choses sans [pouvoir] les changer», Colette Peignot se met progressivement à rejeter son milieu, sa religion ainsi que «la route droite toute tracée».
Très vite, elle devient une observatrice hors-pair de la comédie humaine des adultes qui se déroule sous ses yeux, «Pour la première fois, les sourires béats, les airs supérieurs des grandes personnes me parurent étranges, douteux». Elle voit comment sa mère méprise les domestiques, l'empêche d'avoir des amis jamais assez fortunés ou pieux à ses yeux, s'arrête à la «conditions sociale».
Au fil des années qui défilent, on suit aussi ses tentatives ou menus tactiques d'enfants pour trouver quelques espaces pour s'extraire de ces infantilisations (elle trouve ainsi refuge dans la chambre de débarras, dans les livres, dans le jardin de la maison de campagne familiale) ou passer inaperçue, préférant rester sur son quant-à-soi «Je me pétrifiais lentement jusqu'à devenir un parfait accessoire de décor» ; «J'allais disparaître et m'évanouir entre le mur et le lierre. Là, je devenais araignée, faucheux, mille-pattes, hérisson, tout ce que l'on veut et peut-être même bête à bon dieu». Ses pensées, son imagination («je vivais dans une sorte de rêve intérieur») rappellent que «l'enfant incarne la vie, le mouvement, il est tout en métamorphoses et renouvellements subits». Aux prises à une grande solitude («ma mauvaise santé excluait toute possibilité d'amitié»), elle se retrouve «incapable d'exprimer [sa] propre réalité à personne au monde», ce qui contribue, à n'en point douter, à créer chez elle ce besoin de «jeter de grands cris sur des papiers».
Ce texte court resitue merveilleusement tout ce fourmillement de sensations, de pré-consciences qu’agrippe le temps de l'enfance. La petite fille au cerceau, est peut-être déjà agi, dans ce bain et dans l'intensité de l'enfance, par une soif d'affronter ce qui paraît impossible, constitutive des prémices de ce que seront un peu plus tard ses engagements plus radicaux.
Cette petite mais non moins indispensable maison d'édition nous fait découvrir une fois de plus un superbe texte. Incisif comme on aime...
«Je me racontais sans fin des histoires et surtout celle de ma naissance, du temps où j'habitais le ciel».
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Tirer
d'Alexandre Valassidis
Editions Scribes
roman
«Je me suis dit que l'existence était un étrange va-et-vient, une grande ronde composée des mêmes éléments qui réapparaissent sans cesse. J'ai pensé que c'était une danse.»
Après son premier roman, Au moins nous aurons vu la nuit, que nous avions chroniqué ici, Alexandre Valassidis revient avec un nouveau titre, toujours dans un style qui laisse place à une ambiance toute en singularité.
Cette fois-ci, on suit un homme, manifestement poursuivi. Il n'a de cesse de vérifier si son révolver est en place dans sa veste. Il inspecte son canon, vérifie sa froideur. C'est oppressant à souhait. On ne sait pas tout à fait ce qui se passe, et c'est ce qu'on aime. On ne comprend pas tout, et c'est ce qui fait la force de ce récit, qui fait des non-dits sa colonne vertébrale ou «son passage dérobé».
Il y a différents épisodes, «de très brèves séquences» à l'instar du découpage du livre, qui comme des surimpressions envahissent les souvenirs de l'homme-au-pistolet, des restes ou des reflets de souvenir qui menacent de se chevaucher ou de se recomposer, au risque de l'enlisement. «La mémoire s'effondre, comme prise dans un glissement de terrain, et plus rien ne semble avoir de sens». Un épisode dans l'ascenseur, un autre dans un appartement au septième étage, un à la plage, un dans un chalet reculé, un autre dans une forêt. Deux oncles putatifs, des chiens.
Un engrenage qui s'opère, l'espace de souvenirs en flottaison, sans que l'on sache vraiment qui tire les ficelles de quoi.
Une vie d'avant l'événement («cette vie d'avant qui semblait avoir laissé si peu de traces ? Rien que des souvenirs vagues, aussi légers que de la vapeur d'eau»), une vie d'après et pas mal «de failles dans l'espace et le temps».
Le lecteur, au diapason avec les personnages du livre, déambule dans le texte, est pris, parfois oppressé, par une expérience de trouble et une enveloppe de clair-obscur où «tout [est] familier et inconnu dans le même temps». Un roman-atmosphère porté par une écriture tendue sur un «chemin de ronde».
«Parce que dans les creux de la mémoire se logent le déraillement, les lignes de destin qui se distordent et font probablement de nous ce que nous sommes».
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Sourdre et autres poèmes
Sourdre et autres poèmes
de Zoé Besmond de Senneville
Editions Maelström Revolution
«Ma peau femme qui danse ses oreilles femme»
Il y a de la poésie qui ne laisse pas tranquille, celle de Zoé Besmond de Senneville en fait partie. Elle qui a publié chez Flammarion «Journal de mes oreilles», récit de sa perte auditive survenue à l'âge adulte.
Avec Sourdre on se laisse porter par cette poésie du corps («corps cherche corps trouve corps se perd corps aime corps») et du souvenir du corps («tout ce que mon corps ose se souvenir tout ce qu'il a gardé malgré lui malgré moi»). On comprend que l'autrice, atteinte d'otospongiose, a décidé de ne plus porter de prothèse auditive, il y a donc un avant (énumération des premières fois), et un après (la liste des deuils). «Qu'est-ce qu'on perd qu'est-ce qu'on gagne qu'est-ce qui se jour dans les oreilles ?» Un après qui l'oblige à chercher son bonheur, son éveil ailleurs, un besoin de ressentir autrement. Ne plus entendre pour mieux écouter d'autres bruits, les feuillages, les bruissements : «Ecoute la voix des ancêtres Ecoute le dessous dedans sous terrain Ecoute les couleurs elles dansent Ecoute les lettres Ecoute la ponctuation Ecoute le bruit du silence Ecoute quand ça tait Ecoute les voix mutiques les instants élastiques les plantes sauvages Ecoute tes dents Ecoute ton ventre tes pieds tes chevilles. Les genoux que tu as écoute-les, écoute comme tu n'as jamais entendu, pas tes oreilles pas tes mains, pas tes yeux mais TA PEAU».
Cette peau qui devient oreille, «j'entends les sons partout sur mon corps, je vibre multiplié par mille».
On suit les secousses qui la traversent, la perte de l'enfance, les pas qu'elle forme pour aller de l'avant («en fait le seuil c'est un endroit de violence infinie»). Le silence qui grandit, «dans mes oreilles il est tellement épais il est devenu vivant maman mon silence». Les franchissements en devenir.
On assiste à l'enterrement de ses oreilles. C'est symbolique, c'est important parce qu' «on ne devient pas sourd pour rien».
Zoé Besmond de Senneville joue avec la typographie, comme si c'était une bouillie de son qu'on entendait sur les quelques pages où répétitions, majuscules et caractères gras se côtoient en pagaille. Une typographie qui s'enjaille. Une logorrhée faite de gestes et de lettres. Cette forme qui se fond si bien en poésie n'est pas sans nous rappeler le corps à corps avec la langue du recueil «Mon corps est un texte impossible» d'Edith Azam (ed. Atelier de l'Agneau). Un tournoiement de mots, «peaux», «oreilles», «sent», «danse», «belle», «immense», «terre», «coeur».
A commencer par le verbe «sourdre» dont la définition («verbe défectif et intransitif») ouvre le recueil. Sourdre est à lui seul un verbe, à l'impossible conjugaison, mais un réservoir de poésie infini.
Ça vibre, ça danse, ça envoie et on peut même se laisser porter par la mise en musique de certains de ces poèmes, cf. https://www.deezer.com/fr/album/384066107?host=20668512, composée par Ernest de Jouy. Un beau maelstrom de sons, de rythmes, de sensations, de mouvements. Une poésie du jaillissement qui soulève et entraine.
«Tu ne t'en étais pas rendu compte vraiment
Elles te rendaient bien des services
Les connes
Pas une mince affaire
Quand elles ne sont plus là».
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Tosca
de Murielle Szac
Editions Emmanuelle Collas
«Cette secrète harmonie qui les réunit, sans un mot, tisse un fil de soie entre eux, les emmaillote de sa douleur, en silence, comme un cocon invisible, indestructible. Epaule contre épaule. Et la nuit s'écoule, goutte à goutte. Lentement. Nuit d'encre et de sang».
Murielle Szac délaisse un temps les mythologies (pas entièrement puisqu'à la page 100 on retrouve quelques références à la mythologie grecque, c'est plus fort qu'elle!) pour retrouver, après Eleftheria, les horreurs commises durant la seconde guerre mondiale. On se retrouve avec Tosca en 1944, une nuit de juin, «nuit d'encre et de sang». Dans un huis clos, où sept juifs et deux résistants, raflés par la milice lyonnaise de Paul Touvier, sont entassés dans un placard de 5 mètres par 90 centimètres où l'air frais vient à manquer.
C'est ainsi qu'on entend à plusieurs reprises «les portières de [la] Traction Avant noire claquer».
avant que ne s'ouvre et se referme la porte de ce «réduit à rats», au gré des nouvelles arrivées, au gré des interrogatoires. A l'intérieur ce sont tout juste des silhouettes, Murielle Szac parvient à leur redonner un nom et une commune humanité. Un destin commun tout en épaisseur de vie. Léo Glaeser, Louis Krzyzkowski, Claude Ben Zimra, Maurice Schlusselman, Émile Zeizig, Siegried Prock, P'ti Louis, Maurice Abélard et Ange ou Angelotti. Ils sont bonnetier, maroquinier, réfugié, marchand de jouet, ... Beaucoup plus que des compagnons de cellule : des vies en fragments qui se complètent. On suit leur arrestation et les dénonciations qui ont rendu possibles ces dernières avant de suivre leurs dernières heures, leurs prières, leurs pleurs, les figures féminines qu'ils convoquent, les fantômes qui les obsèdent, leurs nerfs à rude épreuve, la peur qui «résonne dans les os». «Chacun se replie sur ses ultimes pensées. L'âme engourdie, comme déjà détachée du corps. Ce corps qui regimbe et refuse de disparaître».
Parmi eux, un inconnu refuse de dire son nom, c'est celui qui sera appelé Tosca lors du procès de Paul Touvier que Muriel Szac couvre alors en qualité de journaliste. Celui qui ne «vit que pour l'amour de l'opéra».
La structuration de cet opéra de Giacomo Puccini suit trois actes, arrestations, tortures et exécutions, semblable au découpage du livre («L'opéra de Puccini est un miroir cruel et implacable»). Car 7 d'entre eux seront fusillés au plus matin du côté de Rillieux la Pape en représailles de l'assassinat de Philippe Henriot qui était ministre de la propagande de Pétain. Et comme dans Tosca, les balles ne sont pas à blanc.
Muriel Szac nous rappelle dans une postface éclairante comment cet épisode l'a durablement habitée, et qu'après une approche documentaire et journalistique qui ne lui permettait pas d' «achever sa quête », c'est par le recours à la fiction que, 80 ans plus tard, les «mots peuvent triompher de la mort, ressusciter les disparus en leur offrant une identité. Une seconde vie».
L'autrice intercale au cœur du récit les questions sur le choix de la Résistance ou de la collaboration dans cette période troublée de l'histoire («Un instant P'tit Louis se demande pourquoi lui a choisi la clandestinité et la Résistance, tandis que Gonnet optait pour la Collaboration et la Milice»), à l'instar de l'uchronie écrite par Pierre Bayard, «Aurais-je été résistant ou bourreau ?» (paru aux éditions de Minuit).
Ce roman qui se lit d'un seul souffle, a tous les ingrédients, de par son écriture et sa construction, pour être adapté au théâtre. Il gagnerait vivement à l'être. Un très beau roman qui a reçu la mention spéciale du Prix Montluc Résistance et Liberté 2024.
«On a eu si peu de temps ensemble et pourtant toute une éternité pour devenir des frères».
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Bas les pattes
d'Alexandra Horvath, Stéphane Perraud et Jeanne Alcala
Editions Les crocos
Album jeunesse dès 3 ans
« Ca fait du bien un livre sans « HOOOOUUUU » ! »
Après, “Le voyage à Lyon”, gros succès à l'Esperluette, puis “Mon Doudou à Lyon” et “Petit Pigeon à Lyon” vient le tour de “Bas les pattes”, nouvel album jeunesse qui vient de sortir.
On y retrouve l'esprit facétieux et décalé qui caractérisait les précédents, peut-être plus assumé encore.
8 comparses s'amusent tranquillement sur une étendue verte, certains ripaillent quand d'autres jouent aux cartes ou au badminton.
Le décor est posé, un lapin s’esclaffe, peut-être un peu trop sûr de lui, «enfin un livre sans loup», «pas de danger». Il faut dire que les éditions des Crocos n'aiment rien tant que d'apposer leur tampon «Garanti sans loup». Tout un programme qu'ils prennent là au sérieux.
Et pas manqué, le tant redouté ramène sa fraise, son museau, puis une griffe, jeu d'apparition.
Non seulement le loup apparait autour de l'air de jeu, mais il encercle même le livre qui devient un objet à part entière de l'histoire. Le jeune lecteur prendra à coup sûr plaisir à se demander où se trouve ce malotru !
Les comparses vont s'armer de tapette, gomme (jouant encore avec l'objet livre - mais attention à ne pas effacer les amis...), brosse ou filet pour défendre leur havre de paix. Ah ! Le loup a plus d'un tour dans son sac, ne le voit-on pas réapparaitre en plein cœur de leur terrain de jeu ?
Ce loup ne semble finalement pas si méchant, ni si grand du reste... Et s'il voulait simplement jouer ?
Un album à mettre entre les mains des tout jeunes pour le plaisir d'avoir (un peu) peur et surtout de rire avec cette petite tribu bien sympathique
A tout le potentiel pour devenir un classique des histoires détournées de loup
« Louloup, t'es où ? »
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Vivante
de Clara Ysé
Editions Seghers
poésie
«Et tu continues de sourire
Comme si rien n'avait d'importance
Comme si la gravité du monde
Perdait son poids
Comme s'il fallait toujours un peu rire
De ce qui nous bouleverse»
De Clara Ysé, on connait ses chansons, et quelles chansons ! Une première incursion remarquée en littérature avec Mise à feu paru en 2021, sorte de féérie moderne déjà fortement rythmée par une puissance d'évocation poétique.
Pas étonnant qu'on la retrouve avec un recueil de poésie, accueilli dans un bel écrin, tout de rouge vêtu, édité par la maison d'éditions Seghers.
On retrouve dans ce recueil de 83 poèmes la même patine empreinte d'intensité, de mélancolie, mais aussi de fragilité («notre incroyable fragilité m'attrape à la gorge») et de combattivité («je fais partie de celles qui ne tombent pas») avec cette fois-ci une part peut-être encore plus grande conférée à ce qui relève de l'intime.
Une poésie qui offre une traversée, pas à pas, des tourments de l'âme. Une poésie qui sert de courage («vivre dans un monde où le courage est une façon d'honorer l’existence») quand le soi est désarrimé, le corps plié, «les ponts fragiles qui m'attachent au monde ont cédé»; «exilée de mon corps, coupée comme un fruit carnassier, exilée du ciel de la terre, renvoyée à l'enfant que j'étais». La poésie comme un refuge, pour «que la tristesse [puisse trouver] un lieu pour se dire».
Une poésie de l'absence qui exhorte au revenir, «J'invente des chants guerriers pour te faire ressusciter», «il est plus juste de vivre près de toi» ; «ramenez-la, je l'attends sur la rive ravagée de joie» ; «je voudrais déposer ma tête à la naissance de ta gorge» ; «Traverse sans espérer trouver Derrière la nuit, La source lumineuse de la nuit, Et alors peut-être, Tu rencontreras des galaxies, De silex d'or et de silence».
Des mots prononcés, orphelins, oubliés, brulés, sur le fil, «Chante les mots qui n'existent pas encore». «Devenir mot, Mot tendre mot poussière sur le corps de l'amour qui s'en va. Devenir chant Et pleurer Devenir larmes». «Inaliénables larmes».
Une poésie sur le «devenir» et le «continuer», «être agi par le futur», «les réponses viendront» : «Devenir tristesse sans miroir de tristesse, Devenir tristesse et sortir vivante de la tristesse, Devenir tristesse et avenir à la fois, Devenir tristesse et tendresse et jour à la fois, Devenir héroïque c'est-à-dire devenir douce avec l'impardonnable». «Il faut honorer ce miracle Répété chaque jour De ressembler aux lucioles Dans le ciel de mai».
L'autrice cite en épigraphe un mot d'Ingebord Bachmann «Toute personne qui tombe a des ailes», à lire son recueil, on est sûr que Clara Ysé n'échappe pas à cette règle, elle dispose même d'ailes flamboyantes. Inaliénables.
Du revenir au devenir, une poésie éclatante.
«Alors dans l'air que je respire
La musique comme signe des anges
Jette la mélancolie à nos genoux».
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Hot Milk
de Deborah Levy
traduit de l'anglais par Céline Leroy
Editions du sous-sol
roman
« Tu es toujours si loin, Sofia.
Je ne suis pas loin. Je suis toujours trop près. De ses reproches. »
Déborah Levy a écrit Hot Milk en 2016, avant sa trilogie (autofiction) qui l’a fait connaitre en France. Ses lectrices et lecteurs prendront plaisir à retrouver sa pâte, certains leitmotivs. Les nouveaux pourront entrer dans son œuvre à partir de ce roman.
Sofia, 25 ans, serveuse dans un café, anthropologue en devenir, vit, comme effacée, avec sa mère, aux multiples maux et surtout aux jambes paralysées depuis des années. Enfin… Par moment elle fait tout de même quelques pas, il lui arrive aussi de conduire… Mais aucun médecin ne trouve précisément la cause de ses douleurs, multipliant les traitements. Elles partent don toutes deux d’Angleterre pour rejoindre le sud désertique de l’Espagne afin rencontrer un médecin aux méthodes peu conventionnelles, le docteur Gomez. Commence alors un été pour se dépêtrer de son passé, de sa famille, de ses douleurs, de ses carcans invisibles. Un été de libération, s’il en est.
L’amour qui unit Sofia et sa mère est fusionnel, envahissant. « Je vois que vous boitez de temps en temps, comme si vous aviez adopté le climat émotionnel de votre mère », lui indique Gomez. « Je boite avec ma mère pour être en phase avec elle ». Mais ce mois d’août va être pour Sofia une série de petits électrochocs lui laissant découvrir une autre version d’elle : des piqures de méduse, des rencontres (avec Ingrid, mais aussi celle de Juan, du docteur et sa fille, de son père vivant à Athènes avec sa nouvelle compagne, de sa petite sœur), un vol de poisson, un vase cassé, un petit haut en soie, la libération d’un chien… Elle découvre la séduction, le désir d’une femme, Ingrid, et d’un homme Juan.
L’atmosphère est souvent tendue, parfois étrange. Les personnages sont tous à leur manière emplis de failles et contradictions, comme pour renvoyer à Sofia ses doutes et multiples facettes enfouies en elle.
Les fils s’entremêlent, les lacets des chaussures de la mère, ceux de la couturière, les filaments des méduses, les cheveux bouclés de Sofia, les liens entre tous les protagonistes. Déborah Levy semble prendre plaisir à créer un tissage fait d’enchevêtrements, laissant Sofia et le lecteur desserrer les nœuds pour rendre les motifs plus aérés et en faire de nouveaux pour tenter de réparer.
Ce roman pique et électrise, tel une méduse.
« Les tentacules des méduses envoyés dans les limbes, comme coupés du reste de leur corps, tels un placenta, un parachute ou un réfugié coupé de son lieu de naissance. »
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172 détails de mes 19 ans
de Violette Gauthier
Editions L'oie de Cravan
BD poétique
“L'élastikophone : en jouer s'approche du souvenir de l'éclat mauve de l'enfance”
A la lecture de la quatrième de couverture, le ton est donné, il est indiqué “dans ce livre, vous ne découvrirez pas les détails suivants : les objets du silence, les retards excessifs, les quatre boîtes sans couvercle, l'ombre de sa peau sur la mienne, les tickets de vestiaire colorés, le point de départ. Mais vous en remarquerez 172 autres”. Des brins de vie de l'autrice éparpillés au fil des pages, des constellations de son quotidien où l'intime et l'universel se croisent. Un monde à hauteur de 19 ans.
Ce mille-feuille de dessins légendés vient cartographier tout autant les objets cultes (les tandeurs de vélo «incassables», les listes, le micro), les activités préférées (broderie, belote, glandouille, collection), les lieux favoris (cachette, bâtiments oubliés, lit géant), les remontants (biscuits mikado, figues vertes, machine des histoires inventées) que les motifs de joie et peine, de désaccord, de tourments, de velléités, de désir de la jeune autrice. Le grand huit émotionnel passé au crible de «l'oscilloscope d'angoisse».
Les mots et les images se complètent et font poésie. Des mots, des images, des sons et un corps à soi.
Autant de traces laissées de ce qui fait 19 ans.
Que vous soyez vous-même concerné ou que vous disposiez d'un ado, oups d'un jeune adulte, à la maison, vous vous retrouverez dans cette énumération détaillée de ce qui constitue le tropisme d'un spécimen de 19 ans.
Un livre à offrir pour des 19 ans bien-sûr, mais aussi pour les 16, 17, 18, 20 ou 21 ans, ou encore à votre (arrière)-grand-mère punk de 91 ans. Bref, on a tous un peu 19 ans, ou on aimerait le croire, c'est selon.
«Les non-dits explorent plusieurs types de pliage, dissimulés sous les mets des repas de famille».
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Les règles du Mikado
d'Erri De Luca
Editions Gallimard
«Certains voient la vie comme un fleuve, certains comme un désert, d'autres comme une partie d'échecs avec la mort. Moi, je la vois sous forme d'un jeu de Mikado en solitaire.»
Un roman sous forme d'un long échange ; d'abord un dialogue, puis des lettres et un cahier.
Deux personnages, que l'auteur ne nomme pas (Erri De Luca trouve que le fait de nommer «n'ajoute pas mais retire»), mais les présente brièvement dès la préface : “Lui, c'est un vieux campeur”, “Elle, c'est une jeune gitane qui a fui sa famille et son campement.” Nous sommes au XXème siècle, à la frontière italo-slovène.
Après ce préface, plus aucun détail n'est donné. Le lecteur ne comprend la situation, les changements de lieu et de temps qu'à travers les paroles et mots de cet homme et cette femme. Pourtant (ou peut-être grâce à ce procédé), le lecteur est plongé avec eux, il peut « voir » les scènes (même silencieuses), comme s'il y était. Tout y est, en peu de pages. Sans fioriture, juste l'essentiel ; l'essence de cette rencontre, de ce lien si fort qui se tisse entre deux étrangers si différents l'un de l'autre et qui pourtant s'attachent.
On apprend que cette jeune gitane a fui un mariage forcé et qu'elle est contrainte de se cacher car sa famille risque de la tuer si elle la retrouve. Elle est vive, un peu abrupte, a un corbeau qui la protège de loin et son meilleur ami était un ours. Lui, est solitaire et aime partir régulièrement en camping sauvage dans la montagne. Il a de l'argent mais cela ne semble pas l'intéresser. Il a été horloger et aime jouer au mikado.
Il y a bien d'autres rencontres, d'autres lieux que cette tente à la frontière, mais cela ne compte pas vraiment. Ils sont là pour qu'elle et lui se livrent un peu plus.
Et puis, il y a cette deuxième partie sous forme de lettres et d'un cahier (une deuxième partie de Mikado?) pour dire les choses qui ne se disent pas si simplement, qui ont besoin de distance pour émerger.
Erri De Lucas joue avec les non-dits, les ellipses et nous livre une nouvelle fois un texte millimétré (pas un mot de trop, pas un mot à côté, cela risquerait d'ébranler un bâtonnet du Mikado), fort et subtil à la fois.
Une lecture suggérée
«A l'origine, la chute des bâtonnets servait à interroger le destin. On lisait la réponse dans la forme du tas. Toi, tu lis les lignes de la main : ne sont-elles pas comme un lancer de bâtonnets ?»
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Passer l'été
d'Irène Gayraud
Editions La Contre Allée
poésie documentaire
«De tout être que l'on voit
arbre
ruisseau
roitelet
on se demande s'il passera l'été»
La littérature contemporaine commence à prendre à bras le corps la question du dérèglement climatique et c'est tant mieux. On pense par exemple à Indice des feux d'Antoine Desjardins aux éditions de la Peuplade. La poésie ne saurait être en reste et Irène Gayraud apporte sa contribution pour rendre compte de cette somme de fragilisations, de dévastations que chaleur et sécheresse occasionnent. Un été durant, dans «un silence de sécheresse», avec des incendies alentour, elle consigne, dans toute leur concrétude, ce qui change, que ce soit le paysage, les lieux, les modes de vie mais aussi la langue. «Se forme peu à peu une triste langue, celle de la pénurie et de la soif».
Comprendre à partir d'une pluralité de voix «témoignantes» la mise à sec de notre écosystème, à partir des «circonstances les plus claires et les plus banales» pour reprendre les mots de Jaccottet cités en épigraphe. La somme des atteintes observées est recensée : «la respiration «courte», l'air «brûle», «poudroyé», «englué», la forêt «carbonisée, l'herbe «laminée», les fougères «roussies», la ville «étuvée», les chevreuils «assoiffés», les mures «rabougries de chaud cramées», les cerises «à demi cuites» les terres «craquelées», «calcinées», le ruisseau asséché. L'épouvante de l'inventaire : des images de désolation, des observations de désespoir. «Prêter attention à ce qui disparaît» mais aussi cartographier ce qu'il reste malgré tout du vivant («choses présentes ténues»), et dire et redire ce qu'il ne reste plus : le temps. Et ces «nouveaux étonnements» qui affleurent, «les coussinets brûlés» du chien du voisin, «les bébés qu'on endort avec des blocs de glace».
Une poésie qui ne se contente pas de «parler du temps qu'il fait», de «regarder le monde inaccessible par la fenêtre», ou encore de documenter un certain désordre des choses, mais qui dénonce les postures de déni («Avec un peu d'entrainement on parvient très bien à ne plus rien écouter») et énonce aussi des responsabilités : «ce n'est plus la mort naturelle de tout, ce sont des meurtres perpétrés par une seule espèce sur toutes les autres».
Une poétique de l'incandescence.
«On cuit très lentement à l'étouffée».
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Ton absence n'est que ténèbres
de Jón Kalman Stefánsson
traduction de l'islandais par Eric Boury
Editions Folio
«C'est donc ainsi que ça arrive : le monde s'éteint, votre personne s'efface, puis on vous réveille dans une chapelle où le diable est assis quelques rangs derrière vous – et vient prendre votre âme».
C'est parfois un luxe quand on est libraire de pouvoir (comprendre, avoir le temps de) relire un livre, les ponts de mai et la prochaine rencontre que j'organise avec Stefansson à Lyon m'ont donné un prétexte tout trouvé pour relire ce roman exceptionnel. Quel plaisir de retrouver les sternes arctiques, les landes, les champs de lave, les fjords, mais aussi les questions de destin et de choix de vie, de génération, de transmission, de morts et de cimetière. On se laisse happer par la bande son qui prend forme au fur et à mesure et l'originalité des titres et réflexions existentielles qui infiltrent le texte.
Le narrateur ne sait plus qui il est, comment il est arrivé là où il est, pourquoi il se serait comme évaporé... «J'ai l'impression qu'on a effacé mon identité et que quelqu'un a comblé le vide ainsi laissé avec le monde, son histoire, ses agacements, sa nostalgie, son désir d'équilibre... Une question se pose : dans quel but ?». Seuls quelques modestes fragments de ce à quoi aurait pu être sa vie subsistent (à l'instar du sourire de Soley) et des feuilles griffonnées à partir des choses entendues ici et là, tels des hiéroglyphes de son existence et dont il serait l'auteur malgré lui. «C'est tellement éreintant de tout ignorer de soi». Face à lui un «chauffeur barbu titulaire d'un permis de transports en commun qui lui permet de [se] trimballer entre les mondes, les époques et les degrés d'existence». Un pied de nez permanent à «la distance : l'autre nom de la mort».
Toute une série de personnages admirablement reliés les uns aux autres («j'avais l'impression que le destin nous avait réunis pour que nous puissions nous sauver mutuellement»), sont là et bien là pour prendre le relais et nous en dire plus sur ce qui constitue cette saga familiale de 120 ans. Pour aussi rendre compte d'une pluralité de points de vue, avec un subtil procédé narratif qui permet de faire vivre «toutes les époques en même temps». Et si tout ça concourait à la fabrique d'une «symphonie de destin»? Un dialogue incessant s'opère entre le monde des morts et celui des vivants, «étant défunt, mon rôle est de poser des questions, étant vivant, le tien est de chercher des réponses».
Et l'amnésie de notre cher protagoniste opère à sa façon, elle pourrait même lui jouer des tours d'autant si les sentiments s'en mêlent, lui qui aimerait tant donner le change à ces personnes qui semblent si bien le connaitre : «Tu étais censé entrer dans la lumière qui fend les ténèbres, puis te réveiller, parfaitement amnésique dans cette église, de manière à ce que ni toi, ni tes souvenirs, ni ta vie ne viennent colorer les événements que tu devais relater. Tu étais censé être une perception plutôt qu'une conscience. C'est un échec. Au lieu d'être effacés, tes souvenirs reposent dans les profondeurs de ton être comme une douloureuse nostalgie».
J'ai fort apprécié ce tressage haute couture d'histoires dans l'histoire que JKS n'aime rien tant nous conter avec toujours une délicate attention de ne pas perdre son lecteur («ce qui compte, c'est de continuer les histoires que vous avez commencées»), de le faire arpenter avec lui ces paysages et histoires de famille sans pareil, et reconstituer ainsi les pièces de cette mémoire à trous. Et l'espace de ces histoires, l'espace de ces paysages, le temps s'étire délicieusement.
Tout comme dans Mon sous-marin jaune, où le narrateur s'apprête à rentrer en interlocution avec Paul McCartney, celui de Ton absence n'est que ténèbres est toujours sur le point de rejoindre une fête «à laquelle sont conviés tous ceux qui comptent, vivants comme défunts». Mais on ne semble jamais y arriver : cet horizon est si proche, plus on le touche, plus il se dérobe.
Jón Kalman Stefánsson déploie une écriture évocatrice hors pair, c'est aussi un écrivain des mirages qui s'amuse de la vastitude du monde («ce qui échappe à notre entendement rend le monde plus vaste»).
Une écriture si particulière qui confine au sublime et un roman qui laisse décidément des traces, de bien précieuses traces.
«Le destin – nous le façonnons en vivant.
Il est le tissu des dieux.
Ou la flèche aveugle du hasard»
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À tire-d'aile
de Pierre Coran (texte) & Dina Melnikova (illustration)
Editions cotcotcot
collection Matière vivante
livret jeunesse poétique
«Tu as de la chance ma demoiselle, je protège les libellules»
Après les sublimes livrets, De la terre plein les poches de Françoise Lison-Leroy et Matild Gros, puis, Larmes de rosée de François David et Chloé Prince, voici le troisième opus de la collection Matière vivante qui rejoint admirablement bien le projet éditorial singulier des éditions Cotcotcot.
Un sublime titre, une illustration en première de couverture non moins sublime, voilà qui est plein de promesse. Le petit livret fonctionne en plein pour susciter l'émerveillement. Pour ce faire, une libellule s'en donne à cœur joie, elle se perd dans une maison, mais rien de grave, elle est bientôt libérée. On va d'une page à l'autre, en suivant les battements d'ailes de notre insecte à trois paires de pattes et deux paires d'ailes transparentes-ou-presque à nervures. Après la maison, c'est dans les nénuphars que demoiselle verte se perd. Tourbillonnante, elle va et vient délicatement, nous invitant à la chercher, nous invitant à notre tour à être plus aérien, à célébrer cet instant suspendu.
C'est tout un jeu de couleurs et de motifs qui se déplie à partir de cette respiration odonatologique, la poésie se démarque en petites grappes de mots, quand les illustrations se jouent des lumières et viennent s'arrêter sur l'ondoiement de la nature, qui des nuages, qui des bois. Des petits morceaux s'échappent, comme pour rappeler les porosités entre ce petit être et la nature environnante, à l'instar des fougères et des ailes, parées en gravure, qui se mettent à se ressembler. On referme le livret en étant nous aussi plein de gratitude pour cette invitation à s'emparer du moment présent. Une poésie colorée de l'éphémère que le lecteur se doit de prolonger en parcourant, et re-parcourant ce bien bel objet.
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Le feu extérieur
d'Adrien Lafille
Editions Corti
Roman
«Les endroits font les personnes»
Il y a certaines écritures contemporaines qui laissent parfois le lecteur un peu dubitatif, il y en a d'autres qui viennent vous magnétiser. Le roman d'Adrien Lafille appartient à mes yeux à cette seconde catégorie. En le lisant, on pense tour à tour à l'écriture de Laura Vasquez (dans La semaine perpétuelle), de Perrine Le Querrec (Les pistes), de Jules Pétrichor (Minuit sur le monde), de Bérangère Cournut (Zizi cabane) ou encore à celle d'Antonio Lobo Antunes (La dernière porte avant la nuit). L'écriture nous fait entrer dans un univers si particulier, assortis de détails propices à se créer des images mentales, et où l'on devient vite familier des lieux parcourus, aussi étranges soient-ils. Assurément, ici, «l'histoire est un endroit» comme il est précisé à la fin du livre lorsqu'une cartographie des lieux est proposée. Il y a des éléments repères, fixes (la maison, le centre commercial, le lotissement, la plaine, la colline, le banc, l'impasse), et d'autres plus labiles (la tour, le visage de la statue, le toboggan, les veines, le chant des loups), qui jouent avec les perceptions du narrateur («Les choses apparaissent parfois lorsqu'on a le dos tourné, disparaissent lorsqu'on les regarde, tout va très vite» ; «Les vraies différences se font dans ce qui ne change pas»), comme si les choses s'absentaient à leur état («rien ne peut rester longtemps ici» ; «les choses se fondaient dans les choses» ; «parfois, j'essaye de voir la nuit mais je n'aperçois pas sa matière»). Il y a aussi quelques personnages marqués pour la plupart du sceau de l'éphémère (le père, la mère, la sœur, le petit frère, les grands-parents, mais aussi Mag, Gary, June, Jen, Line-qui-n'est-pas-Line, Iris et Igor). Il y a aussi des sons récurrents, grésillement, sifflement, les effets notoires de la lumière au point qu'il vaut mieux dormir le jour. Et les couleurs qui survolent le texte, le rouge de la rouille, le bleu du moteur et le gris.
Adrien Lafille nous convie à une sorte d'Urbex, d'exploration urbaine d'une ville arasée et repliée («les fenêtres fermées montrent plus loin que le lointain» ; «dans cette ville, on tourne autour de l'eau pour la faire rester dans son trou, quelqu'un le fait une fois par semaine, toujours la nuit, toujours en secret») qui se meurt (le hangar désaffecté, la casse, une ville à ce point silencieuse que les semelles résonnent), mue en un gigantesque mécano qui grésille durablement (les vis, les boulons, les pylônes et le pouvoir de la rouille qui «contient le poids qu'elle a mangé»), le tout maintenu éveillé que par quelques artefacts comme l'événement organisé autour de l'énorme poisson-chat, comme le passage secret des buissons.
«Chaque jour est pareil que chaque autre» et en même temps, pas tout à fait, de subtiles variations font irruption («les nuits s'étendent et changent tout doucement»), tous comme les reflets dans ce monde du «Feu extérieur» ne sont pas tout à fait des reflets.
On a parfois l'impression, tout comme le narrateur, d'être mené en bateau. Reste que se perdre avec lui dans les méandres de ces lieux et non-lieux, embarqué dans l'enchainement de ces images et vibrations improbables fait partie intégrante de l'expérience de cette lecture insolite. Une écriture pleine d'éclats.
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Géographie de l'amour - Une autre histoire du bon Samaritain
de Marie Grand
Editions du Cerf
essai
«Rembrandt a choisi de nous montrer ce moment précis où l'hôtelier prend le relais du bon Samaritain, où l'acte de charité se continue tout en se métamorphosant»
Marie Grand est agrégée de philosophie, enseigne en classes préparatoires et est directrice du Collège supérieur de Lyon. Elle nous propose ici pour son premier livre de revenir sur la parabole du bon Samaritain en décortiquant un tableau de Rembrandt (Marie Grand amplifie ce tableau en convoquant d'autres représentations de Rembrandt, notamment les eaux-fortes qu'il a produites sur le même sujet) et les différents étages qui le structurent. L'intention est très clairement revendiquée, elle prend le parti de réhabiliter la figure de l’hôtelier qui est souvent peu pris en compte, à l'instar des représentations picturales du même thème proposées par Van Gogh ou encore Delacroix, lesquelles mettent plutôt au centre de leur composition la rencontre du bon Samaritain et de l'homme blessé.
Revenir sur la chaine d'interdépendance et de complémentarité qui relient les différents acteurs du tableau (les 7 personnages qui le composent) permet à Marie Grand de revenir pied à pied sur le texte du bon Samaritain en décomposant ce que fait faire la charité, en insistant sur la nécessité de s'approcher à la fois de tout homme (constitue sa première partie, autour de la figure du bon Samaritain) et de tous les hommes (constitue sa seconde partie autour de la figure de l'hôtelier), ce qui la fait s'inscrire dans une dialectique autour du proche et du lointain et de la nécessité de voir converger ces deux voies vers une forme d'unité continuée en acte («il arrive que ces deux dimensions de l'amour ne s'harmonisent pas ; pourtant elles se conditionnent et se corrigent réciproquement»). Positionnant assez rapidement la phrase, hélas toujours tronquée, prononcée par Michel Rocard (on pense aussi au petit texte de Pierre Tévénian et Jean-Charles Stevens, «On ne peut pas accueillir toute la misère du monde - en finir avec une sentence de mort»), Marie Grand discute, «devant le vertige des grands nombres» de la question du changement d'échelle, de l'extensibilité «du domaine de l'amour» et de l'opportunité de trouver des relais institutionnels pour exercer en plein la solidarité.
A cet endroit, peut-être trouvons nous l'exposé comme prenant par trop des accents de plaidoyer en faveur du recours inconditionnel aux institutions («L'institution participe donc du juste rapport à notre prochain et, aussi étonnant que cela soit, on peut la considérer comme un lieu d'amour»), quand bien même une critique des excès possibles de l'institution est esquissée, à l'instar de ce qui est développé autour de l'exemple d'ORPEA ou de la réserve énoncée comme suit «ce livre ne prétend pas défendre le contenu des institutions mais leur nature et leur existence, c'est-à-dire, ce qu'elles nous promettent en tant qu’institution». A n'y prendre garde, cette défense pourrait prendre des allures de prophétie autoréalisatrice, «Il nous faut davantage d'institutions et de meilleurs, davantage d'hôteliers et de meilleurs» ou encore «seul un surcroît d'institution peut guérir l'institution de ce risque qui structurellement la guette» comme pour lutter contre ce que François Dubet appelait déjà en 2002, «le déclin de l'institution».
On prend plaisir à retrouver plusieurs références relevant de la philosophie de Ricoeur (la relation longue, le socius), Levinas (le tiers exclu) ou encore de la pensée de Martin Luther King mais aussi, la référence appuyée à la sollicitude, au souci, au «faire attention» («Nous ne mesurons pas toujours combien nous frôlons en permanence les autres. Ils ont cuit le pain que je mange, se sont levés tôt ou couchés tard pour que j'aie accès à tel service, ont contribué à forger en moi cet individu capable»), même si en la matière les théoriciennes du care auraient gagné à être convoquées.
Un des intérêts de la réflexion portée sur cette représentation et ce texte ancien réside aussi dans cette volonté de poser quelques rappels d'actualité, à l'instar des enjeux du défi autour de l'anthropocène : «Notre manière d'habiter la terre ici et maintenant conditionne par exemple la manière dont d'autres y vivront dans deux ou trois générations».
On pourra avec profit prolonger les enseignements de ce texte en relisant deux livres de Luc Boltanski, L'amour et la justice comme compétences, trois essais de sociologie de l'action mais également, La souffrance à distance, morale humanitaire, médias et politique.
A propos des écrivains, Isabelle Sorente introduit deux catégories, les auteurs peintres et les auteurs musiciens ; il peut s'en aller de même s'agissant des philosophes écrivains, et dans ce cas, Marie Grand peut être classée sans conteste comme une philosophe peintre. L'intérêt de ce livre réside dans sa capacité à traiter en philosophie (coupant court au malentendu qui consisterait à ce que le contenu soit traité en théologie, ce qui n'est pas le cas) le programme énoncé dans son titre, soit dresser une forme de cartographie de l'amour à partir de l'exemple du bon Samaritain.
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Les chaînes de Markov
de Noham Selcer
Editions Gallimard
roman
«Une histoire d'amour s'apparente à une promenade au bord d'un précipice».
Eve et Ezra sont à peu près différents sur tout, ils ne viennent pas du même milieu, n'ont pas baigné dans la même éducation religieuse, l'une s'intéresse aux lettres, quand l'autre se passionne des mathématiques, et plus singulièrement, de la Chaîne de Markov («toute observation minutieuse d'un instant présent dans sa complexité révèle à l'observateur attentif les désastres à venir»). Et en même temps ils s'aimantent l'un l'autre irrésistiblement, font montre d'un profond respect l'un pour l'autre, naviguent entre «l'amour parce que et l'amour malgré». Noham Selcer nous trimballe dans les arcanes du couple, dans les frottements du couple, dans la psyché de Noham (malicieux passage où l'on entend le moi du narrateur s'épancher), d'une famille à l'autre, de Besançon à Montpellier. On suit pas à pas l'évolution de leur relation au gré de leurs escapades, de Fécamp à Carentan, jusqu'à St Guilhem-le-Désert, d'une partie de chasse aux moucherons à un barathon, en passant par une expo de photo à Arles. Du couple passionné au couple fonctionnel, de leur emménagement à leur décohabitation, à la recherche de leur «point absorbant», de l'«état stable du temps». Mais Eve et Ezra peuvent-ils défier durablement la dynamique des dégradations successives promises par la Chaîne de Markhov ?
D'autant qu'Eve reste sujette à une «mélancolie vertigineuse», une «sorte de vertige de chagrin», ce type de tristesse dont on hérite (ici de sa grand-mère) on sait pas vraiment pourquoi et surtout sans l'avoir demandé : «ces moments que je redoute où ses yeux verts s'activent, brillent et captent toutes les lueurs les plus tristes».
Noham Selcer fait passer les différents événements de la vie du couple à la moulinette de la Chaîne de Markhov. En bon prof de maths qu'il a été, il nous en ferait presque aimer ces logiques. Ces passages, parfois enchâssés dans de délicieux dialogues, sont particulièrement désopilants. Tout comme les personnages hauts en couleur que l'auteur campe en second plan, que ce soit les sœurs d'Eve, les parents médecins «touristes de leur propre religion» qui ne jurent que par le tarama et les beaux-parents qui relèvent de la vieille noblesse, ou encore le consultant en la figure archétypale d'Olivier Blanchard (ces quelques croquis ne sont pas sans nous rappeler quelques bons passages de Leurs enfants après eux, quand Nicolas Mathieu esquisse une féroce critique du consulting).
Un vrai bon moment de lecture.
«J'adorais pourtant cet amalgame des âges et des époques, je fabriquais avec Eve jeune des scènes de nous-mêmes vieux qui n'avaient pas encore lieu, mais qui pourraient advenir, longtemps après la fin de la jeunesse, de la fête et de l'insouciance».
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Terrasses - ou Notre long baiser si longtemps retardé
de Laurent Gaudé
Editions Actes Sud
Récit
«Y a-t-il un bruit que le malheur aurait fait en se levant et que nous aurions dû reconnaître ?»
Difficile est l'entreprise visant à ré-ouvrir cette fin de journée du 13 novembre 2015, tant elle est chargée en mémoire, en effroyable. Laurent Gaudé s'y attèle à partir de ce court récit qui se lit d'une traite. Il parvient à dépeindre un tableau d'ensemble en reprenant les séquences de l'avant, de l'après, son déroulé. En reconstruisant l'insaisissable des ambiances par petites touches, des destins pris «dans la course des jours». En reconstituant la bande-son à partir des multi-pistes de cette journée. Reprendre la géographie des lieux où «la mort a ralenti le temps». Rendre compte de l'inaperçu, «des petits gestes d'humanité», «la longue chaîne de vie qui se met en branle pour essayer de contrecarrer la mort». Comment on sort du témoignage, et ici on pense forcément à Vous n'aurez pas ma haine d'Antoine Leiris, pour aller vers un récit tendant vers l'universel. Ainsi l'usage d'une multitude de prénoms pour dessiner des silhouettes, entre l’anonyme et le personnel : « Une parmi tant d'autres. Peu importe mon nom, Lisa, Prune ou Leïla. Nous sommes tant». Les prénoms se démultiplient Gaëlle ou Gloria, Véronique ou Babeth, Quentin, Amélie, Guillaume, Karine, Evelyne, Gauthier, Pascal ; les professions aussi infirmières, ambulanciers, commissaires, pompiers, standardistes, médecins, femmes de ménage. Un individu collectif à qui il convient de reconstituer une histoire au pluriel pour sortir de l'épouvante de ce jour aux «rues éclairées par des gyrophares» et «où les trottoirs saignaient». «Terrifiés (mais) pas terrassés».
Laurent Gaudé scrute l'incidence du hasard - le hasard en majuscule - qui s'avance sur les vies (le choix de la chaise, «dos au bar ou à la rue ?» ; «une chanson au refrain effrayant "toi, oui... toi, pas..."» ; «à une seconde près, un centimètre près. Avoir de la chance ou pas» ; «la vie à pile ou face») et de cette chimérique uchronie, de cette impossibilité de suspendre le temps et de «tout recommencer».
Avec ces instantanés, on pourrait s'y perdre, mais non, quelques fils se retissent au fil des pages, ainsi la situation des jumelles qui se retrouvent à Paris, de deux amoureuses qui ont ce «plaisir d'emprunter des chemins de lenteur qui sont détours de pudeur et d'amour mêlés», les jeunes parents de Lila 2 ans qui se sont disputés avant.
Lors de pareil événement traumatisant, le temps fait difficilement son œuvre, à distance du récit des faits.
Avec l'épigraphe du livre, Laurent Gaudé se demande qui fait «le récit des âmes». Il se pourrait bien que ce travail incombe à l'écrivain et dans ce cas, travail du récit des âmes pour contrecarrer la perte des corps : Laurent Gaudé s'y emploie avec une grande justesse et sensibilité. Et de ces âmes en peine, il réalise un supplément de récit. Poignant.
«Il aurait fallu s'embrasser tout de suite. D'emblée. Voler notre baiser à tout ce qui va suivre».
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Dans l’écho lointain de nos voix
de Brandon Hobson
Editions Albin Michel
Roman
« Mais lui aussi me trouverait changée – à moins qu’il ne m’ait vue grandir ? M’a-t-il observée durant tout ce temps comme le faisaient nos ancêtres, à savoir déguisé en animal ou en oiseau ? »
Ray-ray, jeune adolescent cherokee, meurt innocent sous les tirs d’un policier, laissant ses parents, sa grande sœur Sonja et son petit frère Edgar endeuillés.
Quinze ans plus tard, chacun essaie tant bien que mal de se reconstruire après cette tragédie : Maria, la mère, s’occupe de son mari Ernest atteint de la maladie d’Alzheimer, pendant que Sonja s’éloigne d’eux. Elle tente de remplir un vide en enchainant les relations avec les hommes. Edgar, lui, se perd dans la drogue, et sa compagne le quitte, le laissant plus seul que jamais.
Lorsque Maria propose d’accueillir un jeune cherokee en difficulté, Wyatt, dans l’attente de son audience au tribunal et de son placement, ils semblent retrouver leur enfant disparu : la musique et les rires d’autrefois remplissent la maison, et apaisent les cœurs de Maria et Ernest. Quelques jours avant le feu de joie organisé en hommage à Ray-Ray, la présence de Wyatt fait remonter les souvenirs joyeux de leur ancienne vie de famille. Maria ne rêve plus que d’une seule chose : que toute la famille puisse de nouveau être réunie pour honorer la mémoire du fils disparu.
Dans ce roman touchant, nous suivons Maria, Edgar et Sonja, dans leurs luttes personnelles, contre les autres, mais aussi contre leurs propres démons, depuis la mort de Ray-Ray. Pour les accompagner dans leur deuil, les membres de la famille Echota se souviennent aussi de leurs ancêtres, et des légendes cherokee, desquelles ils tirent de précieuses leçons de vie.
Brandon Hobson tisse avec brio plusieurs atmosphères successives, reflétant l’état d’esprit de ses personnages. C’est un roman choral profond et riche qui nous bouleverse.
« Ce fut une époque pleine de peur, mais nous ne l’avons jamais laissée nous ensevelir ».
Recension réalisée par Clarisse Lapotre, stagiaire à l'Esperluette
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Je vais entrer dans un pays
de Guillaume Marie
Editions Corti
«Il ne voyait rien d'autre à faire que suivre sa route».
Guillaume Marie travaille, à partir de ce court récit (80 pages), sur les tribulations de Benoît Joseph Labre, pèlerin contemplatif, mendiant du XVIIIème siècle, mort à Rome à l'âge de 35 ans et surnommé le «vagabond de Dieu». Cela peut paraître improbable d'enchainer avec cette lecture peu de temps après avoir lu En vérité, Alice de Tiffany Tavernier (ed. Sabine Wespieser) où il est aussi beaucoup question de portraits de saints. Cet homme dont il est fait récit à la troisième personne du singulier paraît trop sensible, trop intense, trop sombre, «on dirait sans doute aujourd'hui : dépressif» pour trouver une place acceptable dans la société, et sans grande envie de s'adapter à elle. Tant est si bien que pour s'extraire du monde, il n'a de cesse de chercher à intégrer un monastère, sans grand succès. Après avoir été éconduit plusieurs fois, il est même renvoyé de l'un d'eux, «à cause de ses peines d'esprit». Il se retrouve donc nomade, sur les routes, son itinérance se laissant guider par les lieux saints ou de pèlerinage, Lorette, St Jacques de Compostelle, Assise, Einsiedeln, Eisenstadt, entre sanctuaires à visiter et hommages à rendre. Il marche inexorablement, empruntant à Tobie, Diogène ou encore Angèle de Foligno cette poursuite de l’inaccessible. Le plus souvent ses chemins le mènent ou le ramènent à Rome («loin du monde mais au cœur de la ville»). Se fixant nulle part, il décide de ne plus se laver, «entre lui et le monde il y avait désormais une bonne couche de souillure», ce délabrement-dépouillement lui permettant de devenir cet anonyme qui se rapproche des mendiants, se frotte à la misère la plus crasse. Par ailleurs, «il aurait bien voulu que tout le monde le croie fou» comme pour apprendre aux autres à s'en éloigner, à s'en méfier. Comme pour pouvoir mieux être attentif aux petites choses du monde, «Il aimait les petites fleurs moches, les piquants des chardons».
A sa mort, la répulsion qu'il incarnait se retourne et il devient à son tour objet de vénération, les gens venant glisser dans les interstices du gisant qui lui est consacré toutes sortes de messages, gestes répétés qui finissent par opacifier la vitre de plexiglas qui le protège, façon de le rendre à son invisibilité.
Ce écrit nous fait entrevoir d'autres textes sombrement lumineux comme Bartleby d'Herman Melville, Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel ou encore Gueule demi de Benoît Reiss. Un récit d'une grande qualité littéraire qui déjoue les pièges de l'hagiographie.
«Il vivait à sa manière, il n'avait plus à se conformer aux autres».
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Nonbinaires
de Martin Page
Editions Bruno Doucey
poésie
«nonbinaire
c'est un terme parapluie
un parapluie protège et accueille
le mouvement et la variété»
On retrouve l'auteur de Au-delà de la pénétration ou encore De la pluie, dans ce recueil engagé d'une cinquantaine de poèmes qui se déploient, tout en nuance, autour de la thématique de la non binarité. De la poésie pour dire les formes multiples de l'identité de genre («une personne non-binaire il n'en existe pas de portrait-robot (…) Notre vérité c'est la variété la profusion le fluidité»), une déambulation poétique et résistante contre toute forme d’idolâtrie de la binarité, contre «la tranquillité policière de ce monde» : «Ils nous ont appris à l'existence comme un interrupteur, ON OFF, éteint ouvert, un présent qui n'a que deux positions».
L'attention aux mots est une préoccupation majeure chez Martin Page et dès les premières citations, ça se confirme («Language can be life-saving» de Trévell Anderson ; puis l'auteur lui-même proclame «Je suis devenu écrivain pour déloger des mots en moi et en porter d'autres, c'est de la chirurgie en somme de moi et du monde»). C'est que l'enjeu est de taille, il consiste à défier la norme, «décloisonner la réalité, dénouer tout ce qui est figé» : «Il faut dire que remettre en cause la binarité c'est un truc à la Copernic, ça ne peut pas bien se passer». Martin Page qui se définit comme amab agenre, répète à l'envi que ce qui compte ce n'est pas tant de se tromper sur son pronom que «la douceur de la voix qui me parle». MP ne se fait pas donneur de leçon, «s'interroger libère, le point d'interrogation est une clé qui s'adapte aux serrures». Il insiste, «apprenons à écouter ce qui n'est pas prononcé», à inventer de nouvelles chorégraphies, «L'esprit doit danser pour se tirer de ses rails» ; «soyons des danseuses des danseurs dont le corps apprend la chorégraphie du changement» ; la poésie, tout comme la danse, se fait alors mode d'action.
La poésie de Martin Page s'abstient également de tout dolorisme, «la souffrance doit plus être notre respiration» ; «Pour nous, le réel est un ciel de plomb et nous travaillons à alléger nos pas. Et pour ça, les mots sont là, les mots et les mains. Les mains tendues n'ont jamais tort».
La reconnaissance de l'auteur envers toutes une série de personnes se décline dans la postface qui fait plusieurs pages (ça aiguise aussi notre curiosité, et je vais ainsi m'employer à lire Beyond the Gender Binary d'Alok Vaid-Menon), comme pour resituer l'importance de la gratitude mais aussi des ressources constitutives de cette réflexion menée poésie (com)battante.
Une poésie qui pulse et qui réveille.
«Nous inventerons notre manière
d'être désirable et d'aimer
le monde s'habituera
on lui façonnera des yeux dont il n'a pas idée».
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Josette
de Clarisse Lochmann
Editions Versant Sud
album jeunesse
«T’as raison Clément, aujourd’hui, c’est Noël! »
On se souvient de l’album Fin d’été, paru en 2021, où Clarisse Lochmann illustrait le texte de Stéphanie Desmasse-Pottier. Il était question, comme le titre l’indique, d’une fin de vacances d’été, quand il faut tout ranger, fermer, mettre en pause, dire au revoir jusqu’aux prochaines vacances. Mais voilà que les parents organisaient un pique-nique impromptu et une nuit à la belle étoile pour prolonger encore un peu les congés.
Avec Josette, Clarisse Lochmann, (cette fois en solitaire), nous emporte à nouveau avec elle en vacances, et nous surprend de plus belle par sa poésie et sa fantaisie. Il n’est plus question de repas et nuit surprises, mais carrément d’imaginer noël en plein été ! Les joies des préparatifs, l’emballage de cadeaux improvisés, la convivialité d’un moment où la magie opère d’autant plus que tous sont surpris par cette initiative. Clarisse Lochmann nous narre cette histoire avec peu de mots, laissant la place à l’imagination des lecteurs. Ses illustrations aux contours flous, toute en clarté et transparence, viennent également nourrir cet imaginaire. Les couleurs chaudes nous font sentir les rayons du soleil sur la peau, la chaleur qui pénètre la maison. Pas de visage dessiné, des taches et des aplats de couleur qui se juxtaposent pour former comme un songe ou un souvenir quelque peu oublié, qui ne demande qu’à ressurgir.
Cet album, à coup sûr, pourrait bien donner des idées à plus d’un petit (ou grand !) lecteur.
«Eh Josette ! Pourquoi aujourd’hui, ça serait pas Noël ?»
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Une époque en or
de Titiou Lecoq
Editions L'Iconoclaste
«Le sens de la vie, ce n'était pas une formule magique ou le chiffre 42. (…) C'était simplement le fait d'avoir tissé des relations humaines, un réseau de connexion avec d'autres personnes qui l'ancraient dans le temps et dans l'espace»
Titiou Lecoq n'écrit pas que des essais féministes. Elle écrit aussi des romans, diablement bien. Il en va ainsi de son troisième roman, Une époque en or, qui dresse le portrait au vitriol d'une famille recomposée ancrée en plein dans le XXI ème siècle, ses canicules et incendies, avec à sa tête Chloé Berthoul, notre «humble narratrice», 38 ans, consultante en linguistique, qui se démène pour faire face à toute une série d'épreuves qui se présente à elle, un brin «poissarde».
Elle fréquente le club des Belles-Mères Anonymes (BMA) où elle s'épanche sur sa relation pas toujours facile avec Colette sa belle-fille. Elle aussi celle qui essaie de démêler le vrai du faux dans le roman familial. L'histoire se passe à Gabarny («on n'est pas particulièrement bien ici, mais on se console en pensant que c'est sans doute pire ailleurs»), on imagine la petite ville de province où tout se relie les fréquentations du portail de l'école, à celles du bar récemment repris par son compagnon Greg avec qui elle a eu un enfant Raoul. L'instit de sa fille Eva est devenue son amie proche. Les recompositions familiales aussi créent leur rapprochement, ainsi Damien, son meilleur pote mais aussi son «beaumi-frère», le père de Damien et la mère de Chloé ayant vécu ensemble lorsqu'ils étaient enfants. Dans cette famille aux ramifications complexes, la grand-mère maternelle La Mouche qui aurait pu s'appeler L'Araignée tant elle tisse sa toile, est la figure redoutée. Eminemment crainte («parler avec sa grand-mère, c'est l'équivalant de se masturber avec du papier de verre»), elle tient la dragée haute au maire de la commune, s'est illustrée en temps que proviseur, mais aussi pour son investissement au sein de l'action sociale de la commune. Elle est surtout celle qui tient à maîtriser un récit familial «acceptable» au point d'escamoter certains points de détail qui n'en sont pas.
Bien qu'extrêmement lucide sur sa condition («Je réfléchissais aux marges de liberté qui existaient dans ma vie» ; «Tu fais passer les émotions des autres avant les tienne»), Chloé est aux prises à un «océan de dépression» sans pouvoir en identifier la cause, la vacuité de son existence la pèse, le burn-out beau-parental y contribue. Chronique de l'oppression de la banalité du quotidien, semblable à celle rencontrée chez Claire l'héroïne du roman de Charlotte Milandri, Au sol.
Chloé cherche à trouver «ses tartines d'algues», une maison de campagne, bref un sens à sa vie. Mais voilà qu'un généalogiste successoral s'en mêle - et si c'était d'un trésor dont Chloé devait hériter plus que d'un chapelet de vieilles blessures familiales? - des voisins se font arrêtés (non sans nous rappeler L'Ami de Tiffany Tavernier) et elle repère dans la cage d'escalier, Lapouta, un jeune de onze ans qu'elle recueille chez elle pour le protéger des excès d'alcoolisation de son père. Elle reçoit également des menaces provenant d'un groupe de masculiniste présent sur la commune et répondant à l'acronyme de CUH (Collectif Uni des Hommes). Des événements qui adviennent, s'entortillent et font décoller l'ordinaire pesant de sa vie et les différentes couches de l'histoire familiale, pareille à la ville de Gaverny décrite comme «un environnement vivant réactif», «débordant par endroits, contenant des cicatrices».
Un roman engagé, qui s'aventure là où la fiction vient encapsuler le millefeuille des problématiques du temps présent (éco-anxiété, violences domestiques et sexuelles, cyberharcèlement), mais sans jamais se départir d'un ton mordant ni céder à la désespérance.
«J'étais héritière de tout ça, les merdes, la boue, les victoires, les défaites, les accomplissements»
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Une île pour elle
d'Anne-Solange Muis
Editions Phébus
« A l’image des enfants qui campent dans leur jardin pour connaitre les premières ivresses de l’exploration, Louise rêvait de l’Ile aux Moutons pour découvrir le frisson du voyage extraordinaire. »
Quoi de mieux en effet que de tester la liberté, la solitude et l’isolement en partant pour l’été sur une toute petite île… presqu’en face de chez soi… et pourtant isolée de tout et habitée uniquement d’oiseaux ? Louise, 20 ans, géographe en herbe, rêve d’exotisme et d’îles lointaines. Mais démarrer par l’Île aux Moutons (à une vingtaine de kilomètres de Concarneau, où vit son père), c’est déjà beaucoup. Un confort spartiate (bougie, conserves, eau froide dans une bassine pour se laver), un téléphone qui reçoit uniquement les appels (celui de son prof, François, tous les jours à 19h, parfois celui de son père), les colonies de sternes et de goélands, et la mer tout autour, qui délimite son nouvel environnement. Lieu idéal pour se trouver, « elle le savait, là-bas, elle trouverait la paix, elle serait libre. » Anne-Solange Muis, en géographe experte, nous dessine un décor précis de cette île, de ces oiseaux, de sa végétation. Et puis, à petites touches, elle amène l’air vivifiant, la fraîcheur de la mer dans laquelle Louise aime se baigner. Ici, le décor est abrupt, sans fioriture, d’une grande beauté comme l’écriture, à l’os, d’Anne-Solange Muis. On s’y croirait. Sauf que cette île, synonyme a priori de solitude pour Louise accueille des touristes tous les jours (« la seule chose un peu regrettable, ce sont tous ces visiteurs qui vont et viennent »). Pas si facile de s’isoler. Et cette liberté que Louise pense avoir trouvée sur l’île se transforme en enfermement (« l’île me retient prisonnière ») quand elle apprend que son père est à l’hôpital, qu’une tempête se prépare et qu’elle ne pourra rejoindre le continent que lorsque le temps se calmera et que son prof aura trouvé un remplaçant pour compter les oiseaux.
Ce séjour sera bien plus qu’une parenthèse pour Louise. Il agit de même pour le lecteur.
Un court roman qui donne envie de voyager
« Raconte-moi ton île. C’est comment là-bas ? »
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La première soeur
de Will Dean
traduit de l'anglais par Laurent Bury
Editions Belfond
Thriller
«Si vous parlez de quelque chose seulement à votre jumelle, cela reste un secret. C'est comme parler à l'autre moitié de vous-même».
Les relations gémellaires, entre jumeaux ou jumelles, passionnent et fascinent : est-il possible de partager toutes ses pensées avec un frère ou une sœur identique en tout point à soi-même, ou presque ? Molly n'a pas vu venir la mort de sa sœur jumelle, Katie. Elles sont nées à quelques minutes d'intervalle, et bien différentes. Katie est la sœur aventurière, extravertie, alors que Molly, anxieuse de nature, préfère la sécurité et la solitude. Mais lorsque Molly apprend que sa sœur a été assassinée dans son appartement new-yorkais, elle quitte Londres et s'aventure dans cette ville qui l'effraie.
Elle découvre la vie qu'avait adoptée sa sœur après son départ de Londres : son université prestigieuse, son charmant fiancé, sa meilleure amie qui l'accompagnait à toutes les fêtes. Pour Molly, quelque chose cloche dans ce tableau idyllique de l'étudiante new-yorkaise. Elle est prête à se mettre dans la peau de sa sœur pour tenter de résoudre le mystère de sa mort.
Nous avons affaire à un roman qui nous plonge dans les mystères des relations entre jumeaux. Quand Molly s'interroge sur sa sœur Katie, elle semble scruter son propre reflet. C'est sa propre personne et son identité en tant que «jumelle restante» qu'elle remet en question. Au fur et à mesure que le roman avance, et que les mensonges s'accumulent, le personnage de Katie prend en profondeur et en complexité. Le mystère devient de plus en plus total, jusqu'à ce que le lecteur lui-même ne puisse plus différencier les deux jumelles.
C'est un roman qu'on lit d'une traite, et qu'on relit même, pour tenter de percer tous les secrets et de décrypter les visages des deux jumelles. Souvent, les apparences sont trompeuses...
Recension faite par Clarisse Lapôtre, stagiaire à la librairie
«Elle était ma moitié ; c'est ce que disent les conjoints, mais ce n'est jamais vrai. Chacune de nous était vraiment la moitié manquante de l'autre».
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Les semeuses
de Diane Wilson
traduit de l'anglais par Hino S. Dufour
Editions Rue de l'Echiquier
« Je me suis abreuvée de cette photographie comme si c’était la dernière gorgée d’eau de ma vie. Elle était là au complet : ma famille. »
Avec ce premier roman, Diane Wilson, écrivaine d’origine autochtone, nous raconte l’histoire des Dakhota de 1860 à nos jours, et bien plus encore. Il s’agit tout à la fois d’une saga intergénérationnelle, d’un roman d’amour (à sa manière), d’une histoire de sororité, d’un manifeste écologique (comme souvent dans les romans publiés chez Rue de l’échiquier).
Dans cette œuvre se mêlent les vies de plusieurs générations de Dakhota, de Marie Blackbird, ou plutôt Zitkádansapa, à Rosalie Iron Wing, en passant par sa grand-tante Darlene Kills Deer. On traverse ainsi la guerre de 1862 qui a fait fuir, emprisonné, déporté et tué des milliers d’hommes et de femmes ; les pensionnats et familles d’accueils qui ont séparé, morcelé, brisé des familles d’autochtones ; la lutte pour préserver la culture dakhota et la nature.
En suivant surtout Rosalie, nous découvrons l’histoire d’amour qu’elle a vécue avec John, fermier blanc du Minnesota. Il s’agit surtout d’un compagnonnage maladroit entre deux être trop seuls, qui tentent de survivre. Ce qui les relie, mais va aussi finalement les séparer, c’est le lien que chacun entretient à la terre. Eux que l’histoire oppose se trouvent des ressemblances. Et le lecteur en trouvera d’autres, comme cette sauvegarde des graines de la part des femmes de la famille de Rosalie, mais aussi de la mère de John.
Si Diane Wilson, dans ses notes à la fin de l’ouvrage, nous dit qu’elle souhaitait aussi rendre hommage aux « hommes dakhota, qui ont souffert de ne pas être en mesure de protéger leurs familles », se roman est essentiellement porté par des femmes. Et c’est auprès d’elles que Rosalie puise sa force : son amie Gaby, sa voisine Judith, Ida, Darlene. Qu’elles soient de la même famille ou non, elles se comprennent et s’épaulent.
Enfin, c’est un magnifique manifeste écologique. La nature est présente à chaque page. Rude et malmenante par moment, lorsqu’il fait trop chaud et sec pour que les maïs poussent, lorsqu’il pleut à torrent, dévastant les récoltes à venir, lorsque la neige recouvre tout et qu’il faut lutter contre le froid. Mais elle est aussi source de vie et de beauté (les descriptions de forêts et d’oiseaux nous transportent). Rosalie sait, grâce aux enseignements de son père, ce qu’elle doit à la nature, l’équilibre entre tous les êtres à respecter. Elle qui aimait les bois et la nature sauvage, se découvre jardinière, à l’écoute des plantes qu’elle prend plaisir à faire pousser. Mais tous n’ont pas les mêmes idées et l’apparition de la société Magenta nous rappelle étrangement Monsanto. Comment préserver la rivière et les plans ancestraux ?
Une lecture qui nous amène à questionner notre façon d’habiter la Terre, notre manière de nous relier à la nature et de nous connecter aux autres.
« Trouve un endroit sûr pour faire pousser ces graines. Je ne sais pas quoi te dire d’autre. Aime-les comme tes enfants, comme tu aimes ton fils. »
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Perséphone
de Benjamin Carteret
Editions Charleston
Roman
«Et je n'ai que trop vu toute ma vie des déesses sublimes, fortes et indépendantes, détruites et réduites au silence par une union écrasante. [...] Je refuse que cela arrive, tu as trop à offrir au monde».
Koré, fille de Déméter, déesse des moissons et de la Terre fertile, a du mal à trouver sa place parmi les autres dieux et déesses de l'Olympe. Jeune fille timide, elle accompagne sa mère, envoyée pour transmettre les connaissances de l'agriculture aux mortels. Pourtant, elle-même n'a pas encore révélé son pouvoir et sa mission pour contribuer à l'équilibre divin. Elle grandit au contact des mortels, loin des richesses de l'Olympe, partageant sa gaieté en dansant et faisant fleurir la nature autour d'elle. Sa beauté et sa bonté lui accordent prières et sacrifices en hommage : elle devient vite désirable auprès des autres dieux. Déméter voit en Koré une jeune déesse liée, comme elle, à la Terre, à Gaïa. Elle doit donc être prévenue des dangers de leur sexe, face aux autres dieux, en particulier Zeus. Bien que déesses, elles restent des pions dans un système contrôlé par les dieux masculins. Déméter fera donc tout pour essayer de protéger sa fille Koré, future Perséphone. Cette dernière, de son côté, sera enlevée de sa terre mortelle et emmenée en un tout autre royaume...
Dans ce roman dense et puissant, Benjamin Carteret recueille les récits mythologiques antiques et met en lumière un point de vue féminin trop souvent oublié. Il montre la place des déesses de l'Olympe, leur jalousie et leur colère pour défendre un territoire ou un pouvoir, mais aussi la sororité et la bienveillance pour se protéger. Car en effet, les déesses sont vite réifiées, tantôt mères gestatrices, ou bien réceptacles de la colère masculine. Elles veulent reprendre possession de leur corps et de leur liberté. Elles veulent manifester leur pouvoir créateur, et devenir reines de leur propre royaume. Nous lisons une réécriture forte, féministe, sur le destin de femmes qui s'émancipent en utilisant leurs propres pouvoirs contre l'ordre patriarcal.
Loin des visions fantasmées de la mythologie grecque, ce récit est profond, parfois brutal, et ne nous laisse pas indemnes quant à l'injuste traitement des femmes dans l'Histoire. Nous lisons une réécriture mythologique précise, ponctuée de références qui nuancent à la perfection ce tableau antique.
«Mais Ciel nous a attaquées, Grande Mère. Prête-moi le Feu maintenant que je lui réponde. Cette fois nous ne resterons pas silencieuses».
recension réalisée par Clarisse Lapotre,
stagiaire à l'Esperluette
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Au nord tes parents
d'Antoine Mouton
Editions La Contre Allée
«c'était ça la légende de la banquette arrière
c'était que tout mouvement se perdait dans
l'espace c'était qu'un jour tout finissait»
On retrouve Antoine Mouton avec un immense plaisir, après avoir littéralement adoré HKZ, le livre du revenir (paru aux éditions Ypsilon), découvert et emballé plus tard par Les chevals morts publié par les éditions de La Contre Allée. «Au nord tes parents» avait fait à l'origine l'objet d'une publication en grand format aux éditions La Dragonne en 2004, et c'est assez formidable qu'une seconde vie lui soit donnée 20 ans plus tard, au sein de la collection La Sente chez La Contre Allée.
On retrouve aussi cette forme singulière, dissidente des formes narratives usuelles, et qui porte à merveille l'histoire, un road-trip à l'accent particulier. On suit un enfant à bord d'un véhicule qui file à vive allure vers le nord. «Nulle part je n'étais chez moi sauf dans cette voiture derrière papa derrière maman». Son territoire la banquette arrière, le monde autour de lui reste flou «j'étais à l'arrière de la voiture et le ciel courait derrière moi le temps avec la route le jour la nuit les arbres», d'autant que son père refuse qu'il voit un ophtalmo. Un habitacle familial clos sur lui même et l'enfant seul, très seul, l'imagination dans les astres («on épingle les planètes dans nos têtes, tout un système solaire pour les jours de solitude). Le père, «un bonhomme sinistre» usine quelques pièces de forge, la mère prédit l'avenir aux gens.
Sauf que les deux points fixes qui sont ceux de l'enfant dans la voiture ne sont pas immuables, on comprend que la mère meurt d'un cancer. Et le père est pris d'une grande tristesse, au point de ne plus se donner «la peine de paraître vivant». Aussi, le «mouvement perpétuel» vers le nord, cette grande course de fond ne peut perdurer. La destination se fait alors plus incertaine d'autant que l'enfant est confié à un internat, à la recherche d'un autre bout du monde. Le monologue de l'enfant s'intensifie «ô maman maman pourquoi tu ne m'as pas dit que le nord c'était comme le reste c'était juste une destination juste un point sur terre qui tournerait toujours ?». Heureusement qu'il s'y connait en géographie des homophonies (messe, l'île, hellsinkiss, hamsterdamne) : «j'ai choisi l'île parce que l'île ça sonnait comme exil». Un chemin d'exil pour retrouver, orphelin, un peu de clarté. Une langue sans majuscule ni ponctuation, apnéique, qui accompagne magnifiquement ce trajet d'apprentissage.
«souvent on passe sa vie à ça
recoller les morceaux des amours qu'on n'a plus»
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Nucléus, ce qui reste, quand il n'y a plus rien
de Zinaïda Polimenova
Editions Le Chemin de fer
«Ces heurts brutaux de l'histoire s'abattant sur les vivants».
Dans les années cinquante, dans la capitale bulgare, on suit Anka, Nikola, Néda, Ilynda, Theodor, un groupe d'amis, ingénieurs et architecte (Pavel) travaillant pour un même projet «L'avenir en construction», soit la réalisation d'une usine de boisson gazeuse à base d’arôme de pêche. Malgré la convivialité, la force du groupe de collègues-amis sofiotes, la tension est palpable. Le sentiment d'une surveillance (le «responsable politique» jamais très loin) et la possibilité d'une répression, bien qu'à peine perceptibles, sont bel et bien là. C'est que certains disparaissent, d'autres sont arrêtés, «ce schisme entre vie ordinaire et destins bouleversés engendre en sourdine une inquiétude». Les corps se font les sismographes de ces tensions : «Un mécanisme viscéral d'alerte intérieur sonne» ; «Theodor entend, en quelque sorte en parallèle de sa colonne vertébrale, un sourd effondrement. D'abord le sifflement, puis le silence» ; «Quelque chose de douloureux se tapit au fond de son ventre, s'engendre, la division des cellules de l'anxiété est à l'oeuvre».
Un sentiment de réalité parallèle opère, entrainant «la dissociation [entre] le moi qui vit et le moi qui a peur». Comme une «réalité coexistante».
Un échange avec des Allemands de l'Est s'organise, une collaboration industrielle et commerciale entre deux pays frères. A Berlin, Theodor sympathisera avec Emil, fils d'un artiste allemand dont l'oeuvre a été considérée comme subversive.
De retour d'Allemagne le cours des choses se trouve transformé. L'arbitraire trouve ses déclinaisons : le directeur général de leur Institut est révoqué, les ateliers sont dissous, Theodor est déporté dans le camp de concentration de Béléné sur l'île de Persine, affecté à la construction d'une digue, quand, dans le même temps sa petite amie Ilynda est envoyée au loin. Celles et ceux restés à Sofia ne s'en remettent pas, «toutes les absences qui prennent corps au toucher des souvenirs».
C'est la mort de Staline en mars 1953 qui viendra rebattre les cartes, signant le retour de Theodor.
Même si, en tant que rescapé et toujours méfiant, Theodor aura bien du mal à parler, «la discrétion les installe dans une aphasie collective», il reprend progressivement en corps son existence, «la vie le regagne par les extrémités, remonte le long du corps allongé, remue les doigts, assouplit les articulations, ses pensées»; «Tout s'éclaire, le jour très haut le prend, le soulève, il découvre avec étonnement son deuxième corps s'étirer, redressé, débordant». Affecté au service communication, Theodor y recycle habilement les dessins censurés d'Ové Dorf que son ami allemand lui avait confié. Comme un pied de nez à l'Histoire.
Ce texte est une fiction écrite à partir d'un album photo anonyme chiné aux puces de Sofia. La démarche ne serait pas pour déplaire à Gaëlle Obiégly (référence à son dernier livre, Sans valeur). A travers une écriture d'une grande qualité, ce récit explore comment l'histoire s’incorpore aux corps («la pellicule invisible de la mémoire des corps»). S'intéressant aux victimes du communisme bulgare, il sonde les souvenirs flous et «floués». A ce qu'il en reste, conformément au titre. Le Nucléus, étant «un silex qu'on a taillé de tous les côtés, pour en extraire des lames, en tirer des objets. A la fin, il ne reste qu'un noyau dur de pierre, non utilisable». Le nucléus, c'est-à-dire, «ce qui reste, quand il n'y a plus rien, cet éclat de chose qui tient». Ainsi ce qui fait nucléus dans ce texte tient probablement à la force de cette communauté de vie resserrée qui perdure envers et contre tout, à l'indéfectibilité du lien familial, des relations amoureuses et d'amitié à l'oeuvre.
On est conquis par cette lecture que l'on recommande chaudement.
«Etre là, dans l'épaisseur des choses, au cœur sonore de leur lien».
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Orbital
Une journée, seize aurores
de Samantha Harvey
traduit de l'anglais par Claro
Editions Flammarion
«La pensée surprenante les traverse parfois : ils sont encapsulés, un sous-marin évoluant seul dans les profondeurs du vide, et quand ils s'en iront ils se sentiront moins en sécurité.»
Certains rêvent de découverte et d'exploration, d'autres prennent de la hauteur pour cela : quatre astronautes et deux cosmonautes cohabitent à bord de la station spatiale internationale, un ensemble de modules configurés en H, «tombant» à plus de vingt-sept mille kilomètres/heure, à environ 400 km de la surface terrestre. Pendant plusieurs mois, ces hommes et femmes doivent s'adapter à un nouvel environnement, sans leurs repères ni l'attraction terrestre qui les maintiennent les pieds au sol. Même le temps est une donnée à apprivoiser : au lieu des 24 heures qui rythment une journée, leur habitacle connaît seize levers et seize couchers de soleil.
Avec un emploi du temps calculé, des séances de sport obligatoires et des repas préparés envoyés depuis la Terre, tout ramène les astronautes à leur mission. Pourtant, ils nous livrent leurs pensées et leurs inquiétudes : ils partagent tous ce sentiment de vertige en observant depuis leurs hublots l'immensité terrestre, à la fois proche et lointaine. Cette planète les attire autant qu'elle les repousse. Car depuis là-haut, il n'y a plus de différences entre russes, américains, européens et japonais. Ils se rejoignent tous dans leur humanité, et dans leur sentiment d'impuissance, renvoyés à l'immensité de l'espace autour d'eux. Ils sont les observateurs privilégiés d'une planète à protéger, des conflits humains, mais aussi des catastrophes naturelles, qui se multiplient.
L'écriture de Samantha Harvey, pleine de légèreté dans ce roman contemplatif, nous laisse apercevoir, à partir de ce point d'observation privilégié de notre planète, des bribes de pensées des personnages, tour à tour doutant ou s'émerveillant.
«Vous ne verrez aucun pays, juste le roulement d'un globe indivisible qui ne connaît aucune possibilité de séparation, hormis la guerre.»
Recension réalisée par Clarisse Lapotre, stagiaire à l'Esperluette
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Le pays de Rêve
Un conte initiatique sur l'injustice du monde
de David DIOP
Editions Rageot
roman jeunesse
« La solitude me pèse, je veux me découvrir, resplendir enfin, révéler ma beauté aux yeux du monde. »
Il était une fois...dans un pays imaginaire miné par la guerre, la famine, la pauvreté, la pollution et les extractions de matière premières,« un de ces pays sans trêve et sans repos où l'on récolte par brassées, au lieu de blé, de riz ou de maïs, des milliers de vies animales et humaines », une petite fille, Rêve, d'une beauté incroyable qu'il s'agissait de cacher pour lui éviter le pire. Sa grand-mère la recouvrit de vêtements « pulvérulents » provenant de la décharge. Arrivée à l'adolescence, son aïeule lui promit qu'un jour elle lui donnerait deux anneaux d'or qui n'étaient autres que les alliances de ses parents décédés. Ils devinrent alors des objets de convoitise et de discorde entre les deux femmes...
Avec ce texte pour la jeunesse, David Diop nous offre tous les codes du conte initiatique, dans une langue poétique qui permet une lecture à plusieurs niveaux. Sans angélisme ni volonté de heurter le jeune lecteur, il ne renonce pas à appréhender le monde tel qu'il ne va pas.
Comme tout conte initiatique, il est à partager en famille. A n'en pointer douter, d'intéressantes discussions s'ensuivront.
« L'heure venue, en récompense pour ce cadeau muet, elle lui donnerait ces deux anneaux d'or. »
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Minuscule folle sauvage
Minuscule folle sauvage
De Pauline de Tarragon
Editions La ville brûle
Roman graphique
«Si on arrêtait de se parler
On pourrait s’aimer toujours
Comme les fleurs et leurs petites joues
Qui ne se touchent qu’en pensées»
Vous connaissez Pi Ja Ma? Et bien c’est elle, Pauline de Tarragon, qui chante. Des chansons pop énergiques et souvent second degré. Et puisque Pauline de Tarragon est un peu touche à tout c’est aussi une illustratrice qui a déjà collaboré avec Claire Pommet (ou Pomme si vous préférez) pour un album jeunesse Sous les paupières. Quand deux âmes sensibles se rencontrent cela ne pouvait donner qu’un magnifique album drôle et poétique. Cette fois-ci, Pauline de Tarragon se lance seule pour nous parler d’elle, de sa vie, de ses hauts et surtout de ses bas, de son rapport aux autres et au monde.
Si les illustrations sont presqu’enfantines, les traits doux et arrondis, ne vous y méprenez pas, nous sommes loin d’une petite histoire légère et anodine. Comme dans ses chansons et clips, l’autrice se joue des contrastes. C’est pour mieux nous saisir, et c’est réussi. On y découvre une petite fille qui préfère se réfugier dans le dictionnaire plutôt que de se mêler aux autres. La solitude semble alors son amie, son refuge. Pourtant à d’autres moments cela vire plutôt à de l’isolement, parfois subi. Ou comment trouver l’équilibre. Vivre avec ses angoisses, et ses vides. « Un jour, j’ai compris qu’avoir des ami.es c’était pas si compliqué. Il suffisait de trouver quelques personnes qui acceptent de rien faire dans la même pièce que moi. Être seul.es et tranquilles mais ensemble. » Ce sont à la fois des souvenirs, des anecdotes, des pensées qui la traversent et des références à celles qui l’inspirent. Il y a Clarissa Pinkola Estes, Patti Smith, Mona Chollet, Yoyoi Kusama, Sylvia Plath, Amy Winehouse, Nina Simone et j’en passe. Toutes fortes et fragiles à la fois (« la plupart des femmes artistes que j’admire sont folles ou mortes. Je pense à elles souvent »). Et puis des films comme Melancholia, la leçon de piano ou Peau d’âne. C’est tout ce mélange qui fait la force de ce livre.
Si parfois elle « ressemble à une araignée sur laquelle on aurait mis un coup de chaussure », souhaitant disparaitre, c’est surtout en tisseuse habile qu’elle créée sa toile et nous attrape. Le souvenir de ce roman graphique n’est pas prêt de disparaitre.
«En escalade, y’a quelqu’un qui vous tient la corde pour vous empêcher de tomber dans le vide. Mais la vie c’est pas l’escalade.»
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Prendre son souffle
de Geneviève Jannelle
Editions Québec Amérique
«Tout était prétexte à un nouveau fuck you petit ou grand. Ça nous faisait sentir puissants, vivants, au-dessus de la fatalité. Comme si on gardait le contrôle. On se trouvait drôles».
Les histoires d'amour finissent mal en général dit la chanson. Sans divulgacher, il n'est pas sûr qu'il en aille vraiment différemment avec Anaïs et Eden, les personnages principaux de Prendre son souffle. Elle travaille dans une agence de pub, lui dans la conception des jeux vidéos. Ils ont tout pour filer le parfait amour, un petit côté vieux couple avant l'heure. Seulement trois mots viennent s'intercaler dans ce récit amoureux. Ataxie de Friedreich. Le nom d'une maladie génétique dégénérative qui a déjà frappé durement le frère et la soeur aînés d'Eden. Par peur d'être rattrapé à son tour par la faucheuse, la fulgurante, Eden est en «soif d'expériences». Le couple fusionnel profite, en accéléré, de chaque instant, se met à voyager («tu voulais voir le monde et je voulais te voir voir le monde»), comme pour faire un pied de nez à cette menace permanente de perte d'autonomie, de perte d'équilibre, d'élocution, de mobilité, de dignité. Comme pour défier cette épée de Damoclès, étirer le sursis d'«une obsolescence humaine programmée».
Dans un premier temps, Anaïs nie l'évidence, elle fait «comme si», elle met du temps à constater «la rupture de stocks de lunettes roses». Puis elle devient malgré elle «la spectatrice impuissante de ces petits deuils qui jalonnaient maintenant ta vie». De ce corps qui se désunit : «Tes jambes. Tes bras. Ta langue. Et maintenant, tes yeux. Un bonhomme pendu auquel on ajoute un morceau par ci par là, comme si de rien n'était».
Lui, a peur de sa pitié : «tu voulais de moi comme amoureuse, pas comme infirmière». Elle se perd peu à peu dans cet amour infini, «Je ne savais plus si je restais pour moi, pour toi, par amour ou pour une sorte de dépendance pathétique».
On est touchés en plein cœur par cette histoire racontée du point de vue d'Anaïs, avec une déferlante de «je» et de «tu» qui s'aimantent sans toutefois glisser vers du pathos. Une narration très efficace pour rendre compte de ce tumulte amoureux. A lire en reprenant plusieurs fois son souffle.
«Quand l'amour est si grand, le dommage collatéral doit l'être aussi pour faire bonne mesure, non ?»
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Les étoiles ne fileront plus
d'Elodie Serrano
Editions Goater
Roman de Science-fiction
«Je risquai un œil derrière moi et ce que je vis m'ébahit [...]. Un véritable tableau de ciel étoilé, mais en forme d'animal».
Alors que les ressources terrestres ont été épuisées, l'humanité commence son exploration spatiale, et s'installe sur d'autres planètes. Camille, chercheuse astronome et cryptozoologue, fait la découverte majeure de cette nouvelle ère galactique, celle de l'existence d'une espèce extraterrestre, les «baleines célestes». L'engouement de la découverte scientifique laisse vite place à l'inquiétude pour Camille et son équipe : les baleines, friandes des reliefs montagneux, commencent à prendre pour cible les buildings des nouvelles mégalopoles. La cohabitation entre baleines et humains semble impossible.
Les créatures deviennent à leur tour la cible des «antibaleines», prêtes à éteindre cette espèce nouvellement découverte pour le bien de l'économie locale. Camille, Sarah et les autres chercheurs se retrouvent en tête de file d'un mouvement de protection et de défense des baleines célestes, et tentent de trouver un compromis pour le vivre ensemble entre les deux espèces.
Ce court roman pose un questionnement nullement futuriste : l'humanité a-t-elle un droit sur la nature et les êtres vivants qui la peuplent ? Pour pousser la réflexion, ce roman est suivi de deux autres chapitres qui nous laissent entr'apercevoir le futur de l'espèce.
On s'attache très vite aux personnages, et on se prend à soutenir leur cause. C'est aussi un combat pour le savoir et la recherche que nous suivons, et contre la violence systématique envers ce que nous ignorons, ou considérons à tort comme dangereux. Ou quand la science-fiction est un miroir vers notre monde, et nous invite à ouvrir les yeux.
«L'Homme n'avait pas changé sur un point : il considérait toujours que la nature devait se plier à sa volonté. Et, visiblement, un animal de quatre cents mètres de long n'échappait pas à cette règle».
Recension faite par Clarisse Lapotre, stagiaire à l'Esperluette
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Ce corps à pleurer
de Tsitsi Dangarembga
Traduit de l'anglais (Zimbabwe) par Nathalie Carré - A Mournable Body
Editions Mémoire d'Encrier
«C'est avec ton existence même que tu fais la course»
Tambudzaï, Tahinboodzahee ou Tambu, 3 désignations pour une même femme entre deux âges, que nous suivons au gré des événements qui la ballottent d'un hébergement à l'autre, d'un boulot à l'autre. D'origine modeste, issue du Zimbabwé rural, Tambu s'est établie après des études à l'université, à Harare. Chez Tambu, la respiration n'est jamais très loin de se bloquer, la transpiration essaie de compenser, le corps triste, souffre («Tambudzaï» signifie «souffrez» en langue shona) : «Les serpents de ton ventre ouvrent grand la gueule. Tu as l'impression que tes entrailles se contractent». Quand ce ne sont pas les fourmis qui l'indisposent, c'est une hyène qui hante son esprit («La hyène se rit de toi lorsque tu franchis le portail. Une fois encore, elle s’est insinuée au plus près de ta peau, prête à arracher les derniers lambeaux de certitude que tu as préservés au moment où tu chuteras.»). C'est qu'en tant que transfuge (jeune, elle cultivait le maïs dans le champ familial, puis elle est devenue rédactrice d'une agence de pub puis prof de biologie, enfin coordinatrice de séjours dans l'écotourisme), elle n'a pas la partie facile, elle doit en permanence s'extraire d'où elle se trouve, les diplômes ne protégeant plus de grand chose. D'un déménagement à l'autre, d'une démission à l'autre. Au risque de ne pas s'en prendre qu'à soi : se laissant déborder par la détresse qui la ronge, Tambudzaï est à deux doigts de lapider une de ses colocataires sous la pression de la foule, tout comme elle s'en prendra de manière disproportionnée à une lycéenne, ces actes ne faisant qu'entretenir son sentiment de culpabilité.
Quant à l'ultime projet professionnel qui pourrait permettre à Tambudzaï de retrouver sa famille et favoriser le développement de son village, il est interrompu tout net par l'inconséquence de comportement de certains touristes, lors d'une scène de danse qui confine à la trahison. Et sa mère d'asséner au touriste hollandais l'ayant pris en photo : «Moi, je suis ce que tu penses que je suis. Pas une personne, mais le truc que tu veux que je sois sur ta photo».
Recroquevillée, tourmentée et comme en fuite permanente. Une succession de fossé se creuse, entre elle et ses collègues, entre elle et les siens. Elle est comme transparente («les gens ne me voient pas. Qu'ils soient blancs ou noirs ne change rien. Personne ne me voit jamais»), obligée de faire face à des «champs d'impossible». Toujours en attente d'un moment plus favorable : «Tu dois t'accrocher à cet avenir coûte que coûte» souvent paralysée par les enjeux «Tu passes beaucoup de temps à imaginer comment mettre en scène ta nouvelle entrée dans la vie lorsque tu seras assez rétablie».
Le récit prend place dans une trame narrative où histoire intime, familiale et nationale se déclinent souvent en désillusion. Même si le jacaranda vert et mauve, les flamboyants et haies d'hibiscus sont bien en place et les soldats rhodésiens plus là, les renaissances se font attendre («Il y a, dans ton pays en temps de paix, plus de guerres qu'aucune d'entre nous ne l'avait imaginé»).
Si Tambudzaï est rattrapée par la réalité qui détricote ses rêves un à un, le lecteur est quant à lui rattrapé en permanence par l'écriture avec une narration à la deuxième personne qui l'interpelle.
Un livre qui change des lectures qui se ressemblent et qui gagne véritablement à être découvert.
«Ton éducation désormais ne se résume plus à ce qui se trouve dans ta tête comme auparavant, (…) ta connaissance s'enracine aussi dans ton corps, dans la moindre parcelle de celui-ci, ton cœur y compris».
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La harde
de Marijol
Editions Atrabile
Roman graphique
« - Pourquoi as-tu abandonné l’idée d’une nouvelle jambe ?
- Personne ne sait comment ça vieillit.»
Une harde, c’est une troupe de ruminants sauvages vivant ensemble. De cette définition, nous retiendrons l’idée de troupe d’êtres vivant ensemble. Car c’est de cela dont il s’agit dans ce roman graphique : d’êtres hors-norme tentant de vivre ensemble, jusqu’à arriver à un semblant de famille qu’Ulla, Petra, Denise ont constituée presque malgré elles, avec beaucoup de maladresse et de tendresse. Il faut dire que ces 3 femmes sortent du commun : Ulla est une géante (« grosse géante » disent même les enfants), archéologue, amoureuse d’un homme à la tête d’extra-terrestre ; Petra, bodybuildeuse, gagne tous les concours grâce aux protéines et entrainements ; Denise a un bras et une jambe de serpent, elle est prof de yoga et vend en contrebande le venin de son serpent comme crème de beauté miracle. Même si rapidement, on comprend que le monde dans lequel nous plonge Marijpol est légèrement fantastique et futuriste, que ces trois femmes ne sont donc pas les seules à être quelque peu différentes, il s’agit tout de même pour elle de s’assumer telles qu’elles sont, de supporter le regard de l’autre, de ne pas craindre la peur, l’incompréhension ou le dégoût des autres. Lorsqu’elles rencontrent trois enfants qui semblent livrés à eux-mêmes, dont deux d’entre-eux sont des chabés (enfants à tête de chat), le besoin de s’en occuper est presqu’immédiat. Il y a d’abord la phase d’apprivoisement : pas évident pour Ilse, Dieter et Jörg de se laisser approcher par une femme qui fait trois fois sa taille ou par une main-tête de serpent, ni facile pour Ulla, Denise et Petra de s’autoriser à materner. Pourtant les liens se tissent, fort, indéniablement. Les notions de singularité, de rapport à la norme, de sororité, de féminité, de maternité, de famille sont au cœur de ce roman graphique surprenant. Et que dire des illustrations ? Tout en mauve et blanc, avec de magnifiques jeux d’ombre, des vues surplombantes et des pleines pages. Elles créent une atmosphère singulière, hors-norme comme ses personnages.
Un savant dosage entre plausible et fantastique qui permet de se projeter dans cet univers un brin futuriste auprès de personnages hors normes et en même temps pas si éloignés de nous.
«Je veux juste être autorisée à ruiner ma santé comme n’importe quel homme normal.»
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Infiltré
de Laurent Petitmangin
Editions Actes Sud jeunesse
roman adolescent
«J'eus vite l'impression qu'il ne fallait pas se montrer trop intelligent, que tout particularisme pouvait effrayer et éveiller des doutes [...]».
Alors que l'Allemagne est divisée entre zones d'occupation soviétique et occidentale, Dietrich décide, en 1967, de fuir Berlin-Est pour rejoindre clandestinement Berlin-Ouest. Son objectif est même de quitter l'Europe pour rejoindre San Francisco et l'université de Stanford. Ce jeune homme brillant, élevé avec ses camarades dans le cadre d'un programme spécial soviétique, compare ses rêves avec la réalité de la vie américaine : tout l'émerveille, et lui annonce le ton de ces trois futures années d'étude. Dietrich découvre qu'il a soif de liberté et de savoir, et joue avec béatitude le rôle du parfait étudiant américain. Pourtant, il ne doit pas oublier qu'il est là pour une raison bien précise, qui le rattache toujours au sol allemand.
Dietrich est un personnage qui se voile de mystères et de mensonges, même aux yeux du lecteur. Tel un métamorphe, il sculpte son personnage au gré de ses différentes missions, et devient insaisissable. Néanmoins, lorsque sa mission en Amérique inclut malgré lui ses sentiments, son double jeu devient une torture pour lui. Doit-il abandonner sa patrie ? Trahir ses nouveaux amis ? Abandonner cette chance qui s'offre à lui de se reconstruire une nouvelle vie ?
Dans Infiltré, nous lisons un roman d'espionnage qui nous garde en haleine. Mis dans la confidence du double-jeu du personnage, nous devenons complices malgré nous, et sommes dans l'attente du choix du personnage, tiraillé entre deux pays. L'écriture, incisive, nous plonge rapidement dans la crainte de la trahison et du dévoilement. Même le lecteur ne sortira pas indemne de cette spirale du mensonge...
«Cette petite musique de l'Amérique, c'était déjà celle de la trahison».
recension réalisée par Clarisse Lapotre, stagiaire à l'Esperluette
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En vérité, Alice
de Tiffany Tavernier
Editions Sabine Wespieser
Roman
«Nous nous aimons si fort, pourquoi cet acharnement à démolir notre union, n'y-a-t-il pas assez de désespoir dans le monde ? »
J'avais particulièrement été bluffé par le précédent roman de Tiffany Tavernier, l'ami. Autant dire que les attentes étaient grandes pour ce nouveau. Et dès les premières pages du texte, l’expérience de lecture m'indique très vite que je ne serai pas déçu. Les pages se succèdent et cette intuition se confirme.
Avec ce roman nous suivons la bouleversante Alice. Alice est sous l'emprise de son compagnon depuis 5 ans. Coupée des autres, de ses amis, de sa famille, de ses études. Un présent qui sidère. Les brimades, les dénigrements, les malveillances, les violences fusent. Malgré la peur, les nausées, les crises, les cris, les coups, les placages, les insultes et les menaces de mort qui se répètent, malgré «cette avalanche de signes», elle revient inlassablement à lui, «à l'endroit du saccage». Elle culpabilise («ce nœud de chagrin en elle»), compense, pardonne, s'exécute, s'abaisse. Face à cette obscurité infinie, «cette chute sans fin», Alice n'a que pour frêles protections une relation privilégiée à un goéland et quelques douces réminiscences de son passé, de sa nourrice, Ida la bienfaitrice.
Sommée de rapporter de l'argent au foyer, elle postule comme assistante pour le promotorat des causes des Saints, elle qui n'a pas la foi, exceptée cette croyance totale en l'amour qu'elle porte à son conjoint, agissant comme si elle était «sa sainte», celle sans laquelle il ne peut être sauvé. Tout le monde l'enjoint à le quitter, mais elle ne peut pas, il est tout pour elle. «Toute sa vie était liée à lui. Chaque geste. Chaque décision. Elle était au centre. Il était tous ses repères». «Comment avouer l'impensable ? Tant qu'elle ne dit rien, cela n'existe pas».
Jusqu'à ce que le voile se déchire...
Tiffany Tavernier n'aime rien tant que sonder l'altérité, «arpenter la sidération». Et elle le fait à merveille en nous offrant plusieurs niveaux de lecture de la situation. Des monologues écrits en italique, telle une caméra embarquée dans la subjectivité d'Alice (dispositif particulièrement convaincant pour rendre compte des filtres de la réalité et de cette saisissante fabrique du déni et de cette impossibilité de changement de perspective), viennent subtilement ponctuer la trame narrative plus objectivante. Ces deux matériaux étant eux-même séparés par des extraits de vie de Saints. En faisant aussi se décroiser l'exploration des ténèbres et la scrutation des lumières, une histoire de contraste entre une Alice en perdition et des miracles de Saints. La torpeur du présent et le merveilleux de l'enfance. La catastrophe intime et l'apocalypse collective qui survient à la fin avec cette massification du phénomène des enfants endormis -c'est une belle trouvaille que de faire de ce syndrome de résignation un fait social total, une forme de dystopie vraiment inattendue.
Une lecture et une langue qui époustouflent.
«Comme s'il était possible d'affronter, seule, une telle puissance d'obscurcissement. Comme s'il était possible de la renverser».
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Culbuter le malheur
de Beata Umubyeyi Mairesse
Editions Mémoire d'encrier
Poésie
«Nos cœurs en nous brûleront
Jusqu'à ce que notre histoire
Soit par nous racontée
Mais pas n'importe comment».
30 ans déjà. 2024 est l'année de commémoration du génocide des Tutsis au Rwanda. «Il était plein de fois là-bas, Dans un pays loin d'ici».
Beata Umubyeyi Mairesse nous apostrophe doublement par rapport à ces événements qui, en trois mois, «ce printemps de cendre et de sang», auront fait un million de morts, «l'incommensurable brouhaha des morts». D'abord, à partir du récit «Le convoi» paru aux éditions Flammarion, qui rend compte de son histoire vécue, elle la rescapée. Ensuite avec ce recueil (il s'agit en fait d'un double recueil puisque «Culbuter le malheur» est suivi de la republication de «Après le procès»). Et quel titre programmatique, Culbuter le malheur : l'autrice resitue en incipit d'où est tirée cette expression fulgurante, c'est une citation de Georges Castera Fils, «Tu me demandes mon amour ce qu'est la poésie, c'est des paroles semées pour culbuter le malheur».
Après les insomnies, après «les larmes qui coulent en dedans», «il est des silences qui n'ont pas de mots, des solitudes sans tempo» ; pour ne plus «s'amenuiser», il est advenu le temps de «faire taire les ombres», de faire mémoire en poésie. Beata Umubyeyi Mairesse s'y atèle puissamment : «Prendre le temps de laver repasser ranger les souvenirs» ; «l'oublioir est passé» ; «dans chaque recoin de la souvenance, forcément rapiécée, les rêves reprisés».
Elle énonce la nécessaire réappropriation du récit de ce génocide («c'est à moi de tisser mon récit»), pour ne pas «laiss[er] les mots des autres habiller nos abîmes», pour ne pas être «racontés par d'autres», réduits au rôle de «figurants de notre propre histoire», «Nous sommes les pièces désarrimées d'un récit qui s'est trop longtemps écrit en niant nos légendes».
Se «ré-arrimer» à cette histoire qu'il s'agit d' «habiter pleinement». Pour ré)emboiter une continuité, faire communauté «entre celles qui sont parties et ceux qui restent».
«Culbuter le malheur» résonne ici comme une condition pour mieux dessiner un imaginaire décolonisé, comme un futur devenu possible : «circulez il y a tout à rêver» ; «un jour le soleil avalera la nuit» ; «il faut renouveler le futur et des bouquets de fleurs» ; «rincer les paupières des nuits noires» pour mieux «accepter le sommeil l'abandon» ; «apprendre un pas de danse», «un deux un deux un deux trois trente». Pouvoir enfin «Vivre, au présent».
La poésie de Beata Umubyeyi Mairesse avance, «au pas au pas», d'allitérations en allitérations : «passé passant passages», «lanières de nuages d'orage», «paumés empoignés poings levés», «rives rivages ravages», «fruits fanés frelatés». Elle prospère dans ce souci permanent de bien nommer les choses, de trouver les mots pour apaiser, pour consoler. Pour dire «cette chance d'être encore en vie ».
«De rive en rive de rage en rage
Nous sommes les pièces réarrimées
D'un récit immense et généreux
Dans les remous de ce long voyage
Nous apprenons à culbuter le malheur».
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Voyages sans bagages
de Tove Jansson, traduit du suédois par Catherine Renaud
La Peuplade
«Pourquoi ne pouvaient-ils pas parler de quelque chose d'agréable, ce serait si facile ?»
Tove Jansson, autrice finlandaise décédée en 2001, est une artiste complète, à la fois peintre, illustratrice, autrice jeunesse (qui ne connait pas les Moumines), et également autrice de nouvelles. Il s'agit ici justement d'un recueil encore jamais publié intégralement en français.
Tove Jansson a ce don de nous immerger au cœur d'une histoire, nous permettant ainsi de prendre place aux côtés de personnages qu'on semble déjà connaître. Telle une araignée, elle tisse une toile dans laquelle ces hommes et femmes (et nous par la même occasion) se font prendre bien malgré eux. Il y a ce jeune couple qui se retrouve à inviter chez eux trois artistes fauchés cherchant la célébrité ou au moins une certaine reconnaissance du milieu. Ou encore cet homme retraité qui part en croisière seul, bien décidé à ne plus être l'oreille attentive qu'il a toujours été et qui se retrouve pourtant à écouter et écouter encore des étrangers déverser leurs histoires. Il y a aussi ce couple vivant sur une île qui accueille généreusement un enfant citadin pour les vacances, mais les remarques de celui-ci viennent tendre chaque membre de la famille jusqu'à l’oppression. Et cette femme qui s'empare et s’approprie les souvenirs d'une autre, au point de lui « voler » son passé. Souvent l'empathie nous gagne, d'autre fois une impression de malaise nous empoigne. Il est certain qu'on ne reste pas indifférent à ces différentes rencontres.
Certains y verront des pointes d'ironie émerger ça et là, mais l'impression globale s'apparente plutôt à une tension constante entre l'inconfort des personnages et l'absurdité des situations.
Une partition d'équilibriste rondement menée !
«Et comme si les malheurs du jour ne suffisaient pas, on entendait ceux du lendemain, qui seraient encore pires, ce n'était pas juste !»
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La chanteuse aux trois maris
de Nicolas Richard,
Editions Inculte
«La circulation de l'amour était alambiquée dans cette famille».
Avec une couverture comme celle de La chanteuse aux trois maris, on s'attend à peu près à tout. Il vaut mieux y être préparé tant ce roman est troublant. On apprend en lisant les remerciements qu'une partie de ce roman familial s’enracinerait dans l'histoire de l'auteur, sa grand-mère s'appelant Jeanne.
Nicolas Richard qui est un grand traducteur, nous entraine ici dans un roman à énigme. Les destins se croisent et s'entrecroisent, d'un continent à l'autre. Ici tout se précipite : l'on se marie vite et l'on décède tout aussi rapidement. Tout semble insensé.
Trois morts brutales, les trois maris successifs d'Emma, alias Lucie de Maille, artiste de music-hall, celle qui «chante par-dessus la mort», c'en est pas un peu trop pour que ce soit seulement la part du hasard ? La morbidité en superposition : avec Nicolas Richard, le roman familial («un arbre généalogique aux trop nombreuses circonvolutions») est traité comme une intrigue.
A la fin de sa vie Jeanne, la narratrice du roman, se fait la traductrice, dans un carnet adressé à sa sœur Adji, de tout cet héritage familial constitué de souvenirs, de quelques photos, d'intuitions, de «collage approximatif de faits, de mots et attitudes», le tout renfermé dans une valise bleue électrique. Elle essaie de «retrouver la logique des événements» qui échappait jusqu'alors «avec le regard neuf qu'est censé conférer le grand âge». «Tu démontes les événements et les remontes à ta façon, tu aides à comprendre les choses en les agençant d'une manière différente. (…) Tu décentres ton expérience, tu la fais pivoter, tu la poses à l'envers jusqu'à ce qu'elle tienne en équilibre».
On suit ainsi les pérégrinations d'Emma, cette chanteuse de cabaret au pouvoir magnétique et Marie, médecin qui s'exile rapidement à Montevideo puis en Argentine avant de rejoindre Dakar, et qui ont eu en commun Jean, parti, une fois devenu médecin, pour travailler au sein de la compagnie de culture cotonnière du Niger. Autour d'elles toutes sortes de personnages hauts en couleur, illusionniste, morphinomane, banquier, poète, tous portant en eux un potentiel d'aventure rocambolesque. Et celle ballottée entre toutes ces histoires, la petite Jeanne.
Ou comment par le truchement d' «une infinité de minuscules engrenages», d' «une histoire de gravitation, de forces d'attraction entre des corps», la tragédie familiale s'invite. Les points d'interrogation sur le pourquoi du comment tentent de se dissiper le temps d'un épilogue, lequel décline savoureusement les circonstances des morts comme autant d'uchronies, agissant ainsi comme un précieux secours aux tentatives de la grand-mère qui se fait enquêtrice pour relier l'ensemble des événements et recoller les différents membres de cette famille hors norme.
On veut bien croire l'auteur quand il exprime la continuité entre l'acte de lire, traduire et d'écrire, tant ce récit est d'une grande fluidité et aux références multiples.
Un texte d'une grande force romanesque. On recommande +++.
«Je suis à la fois une vieille dame penchée sur un carnet dont toutes les pages sont noircies, et la fillette qu'elle a été, à Dakar, en 1926, une gamine dans un demi-sommeil qui réfléchit à ce qui lui arrive et qui se fait des idées tellement intenses qu'elles ont traversé le siècle».
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La fille de Lake Placid
de Marie Charrel
Editions Les Pérégrines
«La pleine lune est au zénith lorsque Joan referme le carnet noir de Lana, Violette sur l’herbe à la renverse.»
Dans les danseurs de l’aube, Marie Charrel s’inspirait déjà d’un «couple» mythique (de danseurs de flamenco) pour tisser autour l’histoire de deux jeunes gens épris de liberté et de danse, le frère et la sœur Rubinstein. Dans La fille de Lake Placid, l'autrice part cette fois-ci de deux chanteuses célèbres : Lana Del Rey et Joan Baez. Tout débute par la rencontre réelle de ces deux artistes, qui ont chanté ensemble lors d’un concert. Joan Baez a même peint un portrait de Lana Del Rey. Elle puise ensuite dans la biographie de Lana Del Rey (somme toute assez mystérieuse) pour tisser un roman qui viendra emplir les blancs et silences. Entre réalité et imaginaire.
La vie de Lana Del Rey semble elle-même flotter entre ces deux univers. Un subtil mélange de petits faits du quotidien et de bascules dans un monde mi-féérique, mi-cauchemardesque. Des poursuites et rencontres qui viennent à la fois perturber et guider la jeune chanteuse (Parker, le nain de sa jeunesse, la femme écarlate, l’homme du Spa Hotel, Tessa di Pietro, le jeune homme perdu…). Des univers quelque fois inquiétants. Des visions qui la pourchassent. Et pourtant une force vitale l’habite et une lumière se dégage à la fois de cette femme et du roman. Le calme et le plaisir de la rencontre entre Lana et Joan.
C’est donc plus une atmosphère similaire à un rêve qui nous enveloppe tout au long de ce récit qui navigue entre ces quelques jours de 2019 où les deux chanteuses se sont rencontrées et l’histoire plus longue d’Elizabeth devenant pas à pas Lana Del Rey (de 1996 à 2018).
Marie Charrel veille à rendre compte de la complexité de cette chanteuse et poétesse, trop souvent réduite à une magnifique créature de la pop culture.
Alors, bien sûr il est question de Lana Del Rey et Joan Baez tout au long du roman. Pour autant, c’est peut-être surtout une histoire d’ombre et de lumière, de réel et d’imaginaire, de construction de soi chaotique, de conscience aigüe du monde qui nous entoure et de la souffrance que cela peut provoquer, de rapport à la nature comme lieu apaisant, de rencontre et de reconnaissance de soi dans l’autre. Des thèmes qui ne touchent pas que les célébrités, des thèmes qui peuvent résonner en chacun de nous.
En cela, ce roman est bien plus qu’une biographie romancée.
«Cette fille-là vibre d'une mélancolie douloureuse et d'une sérénité douce à la fois, équilibre instable offrant une matière folle à l'artiste.»
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PoOki c'est bloOs
d'Edith Azam
dessins d'Eléa Damette
Editions LansKine
poésie jeunesse
«Parfois PoOki sait plus quoi faire
il ne sait plus trouver son chemin
pour aller dans son creux
là où brindillent les poèmes»
5 ans après le premier volume des aventures de PoOki, PoOki c'est PoOnk, Edith Azam récidive. On retrouve PoOki et ses aventures, cette fois-ci, il a le BloOs. C'est qu'il est triste, «les cendres grises» ou «la pluie dedans les yeux» ; «ses deux petites mains (…) sonnent cordes à vide»; «y a kèkeuchozz keu ça va pas, kèkeuchozz de chaipaskoi». Il se perd souvent «au creux d'une histoire, au cœur d'un épanchement». Pour aller mieux, il trouve un moyen de «désincarcékabrer» le crab' qu'il a dans son ventre. Après cette «démurmuration», il commence à «inventer un monde» de l'intérieur, «il invente si bien qu'il fait des gazouillis»...
Tout ceci ne serait pas à l'adresse de «princesse papillon» ?
Les aquarelles proposées par Eléa Damette viennent prolonger tout en douceur cette poésie à hauteur d'enfants, cette poésie comme instinct de vie.
On retrouve ce qui caractérise la poésie d'Edith Azam, à la fois cette langue inventive qui joue, qui se délecte d'assonance, d'une rythmique qui n'est pas sans nous rappeler son Karpiano. Une langue qui se décompose et se recompose et s'attache au corps, comme dans Mon corps est un texte impossible (ed Atelier de l'Agneau).
On est admiratif de cette façon si personnelle qu'a Edith Azam de faire «tenir en poème» ses histoires.
«Il voudrait
ses poèmes
les sortir de caboche
pour les remettre au vent»
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Une sorte de lumière spéciale
de Maude Veilleux
Editions Bouclard
poésie
«J'essaie de sortir de ma naissance»
Il y a des essais qui questionnent comment on s'arrange avec la place qu'on occupe dans la vie, il en va ainsi de l'essai de Claire Marin, Être à sa place, habiter sa vie, habiter son corps. Il y a aussi la poésie de Maude Veilleux qui traite à bras le corps de ce délicat sujet du changement de position sociale, de la question des transfuges, de névrose de classe («le cul entre deux chaises, je suis quand même cette femme privilégiée qui ne se casse même pas les ongles» ; «on est coincé.es entre deux dj sets un peu moyens»), que d'aucun, avec moins de persuasion, préfère qualifier de «nomadisme social».
La question résonne en quatrième de couverture, «Peut-on s’extraire du terreau natal ? Le veut-on ?», à partir d'un lieu originel, la Beauce québécoise, d'une condition sociale très modeste assumée et à partir de laquelle tout n'est pas possible : «La vraie pauvreté, c’est l’absence de sorties de secours, écrit-elle. L’absence de rêves» ; «l'exercice social est demandant».
Et si «transcender sa condition de classe» passait aussi par le recours à la poésie («Si je suis sortie de la Beauce, des bars, c’est pour être poète» ; «si je perds le langage, je suis sans refuge»), sans attendre le Printemps, ni les «après-midi de mars» : «This is the present in drag». Sans concession aucune («Trash is politic. Pas juste une esthétique pour faire cool»), full of rage, à la façon de Ronelda Kamfer dans le recueil Chinatown (publié aux éditions des Lisières) dont on avait aimé cette rage dénonciatrice qu'il faut faire sortir («le poème (…) qui règle les comptes, qui argumente» ; «je prépare vingt vengeances»), Maude Veilleux dit son expérience du monde, avec une colère, mais une colère qui n'est pas brute, une colère qui cherche du réconfort, pour ne pas sombrer dans l'imposture ou l'affliction. Afin de se rappeler d'où elle vient («il me reste toujours un peu d'hier à quelque part entre les orteils, dans le nombril, sous les yeux et dans le nez») mais aussi la destination et l'appartenance de la poésie, « notre poésie se rend là où elle doit se rendre».
Même si elle prend ses distances, avec ce recueil, avec toute forme de «performance orale», on aimerait quand même que cette poésie frontale, ce slam qui se joue des langues (des incursions en anglais s'instillent dans le texte, «I'm sorry for the english it is just the voice in my head») puisse être déclamé par Kae Tempest, à l'exception de la dernière partie qui reviendrait de par sa forme à Laura Vasquez, avec cette façon de marteler la langue toute à elle. Une déclamation du corps.
Une poésie politique (« faut préparer demain sur l'énergie du désespoir» ; «peut-être devrions-nous apprendre à persister»), qui bouscule comme on aime que ça bouscule.
«Je ne suis jamais la bonne version
de la personne qu'il faut être»
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Kintsugi
d'Isabel Gutierrez
Editions La fosse aux ours
« C'est la beauté de la fracture que l'on honore. »
Angèle, Gino, Maud, Manuela, Lucas et d'autres entreprennent un long et lent voyage, la traversée de l'Atlantique à la voile, pour se (re)trouver, se (re)construire, clore quelque chose, peut-être recoller leurs morceaux à l'or fin comme dans ce art japonais, le kintsugi.
Isabel Gutierrez nous narre avec délicatesse comment des âmes en peine tentent de se rafistoler, se libérer d'un poids. Les équipiers du voilier se parlent peu, mais le silence est plein de la présence de chacun. L'autrice le décrit avec une économie de mots qui rend palpable cette atmosphère de huis-clos étrange, l'espace étant à la fois restreint (le bateau) et infini (l'océan).
Il y a aussi des écrits qui s'entremêlent : ceux de Lucie, la mère de Manuela, ceux de divers auteurs cités ça et là. Ceux d'Angèle surtout : son journal de bord, un conte qu'elle a écrit sur de jeunes femmes népalaise rêvant de devenir sherpas, ou encore le récit de sa dernière histoire d'amour.
Une lecture-voyage qui prend soin des blessures et restaure le désir.
« Un jour, elle n'était plus parvenue à remonter à la surface de ce monde. »
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Le champ des possibles
d'Anaïs Bernabé & Vero Cazot
Editions Dupuis
BD
« … Et pour une expérience optimale, nous avons mis au point un implant révolutionnaire qui permet d'être actif dans les deux réalités en même temps. »
Bienvenue dans un monde où il est possible de vivre simultanément dans le réel et dans le virtuel. Telle est la proposition de Vero Cazot mise admirablement en images par Anaïs Bernabé.
Marsu, architecte les pieds bien ancrés sur terre, sensible à la nature qui l'entoure (elle imagine des bâtiments écorégénérateurs et durables),amoureuse épanouie d'Harry, potier, est le moins connectée possible. Alors sa rencontre avec Thom, créateur de vacances virtuelles, la déroute. Pourtant, elle finit par accepter l'invitation et découvre l'univers virtuel Athome. Bientôt, le temps devient élastique et elle se plait à y rester de plus en plus longtemps en compagnie d'un Thom virtuel.
Une double-vie, un double amour débute. Il n'est pas question pour elle de cacher l'une ou l'autre de ses vies. Elle exprime donc ses désirs à ses deux partenaires. Il est alors question de l'acceptation des désirs de l'autre, avec une clarté dans les émotions et ressentis de chacun.
Si nous étions dans Black Mirror, nous aurions certainement le versant inquiétant de la technologie qui vient envahir le quotidien. Ici le scenario est résolument optimiste et ouvert, sans pour autant éluder les jalousies possibles, le stress et le risque par moment de se perdre.
Les illustrations au crayon de couleur utilisées pour Athome viennent donner une lumière chatoyante et chaleureuse à la réalité virtuelle. Si les illustrations du monde réel sont plus classiques, elles n'en restent pas moins délicates et expressives. Anaïs Bernabé et Vero Cazot mêlent ainsi sans jugement ni manichéisme ces deux mondes.
Quand la réalité virtuelle n'est pas là pour fuir un réel trop pesant ou trop fade mais le prolonger.
Une Bd indissociablement déroutante et prenante.
« Commence par des choses simples, dessiner ou écrire là-bas et nager ici, sans parler d'abord. »
« L'espace et le temps sont étirables et infinis. »
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Mon sous-marin jaune
De Jón Kalman Stefánsson
Traduit de l’islandais par Eric Boury
Editions Christian Bourgois
« Bien que douloureuse, l’harmonie est si parfaite et si délicieuse que nous en avons la chair de poule, le roman et moi. »
Des paysages âpres, rugueux comme certains des personnages, taiseux comme la belle-mère et les habitants des Strandir. Comme le père du narrateur aussi, en quelque sorte, plus bavard une bouteille de vodka à la main, en présence de l’Eternel (Dieu de l’Ancien Testament), Johnny Cash ou Rod Steward. Le narrateur préfère quant à lui converser avec Jésus, ses voisins du 3ème (Sesselja et Guðmundur), les Beatles et les défunts rencontrés au cimetière. Il aimerait aussi discuter avec Paul Mc Cartney. C’est d’ailleurs pour cela qu’il se trouve dans un parc londonien en 2022. Mais la distance de quelques pas qui les sépare semble interminable. Il faudra bien 400 pages, monter dans divers véhicules afin de circuler à travers l’Islande (le car et les voitures russes), à travers le temps (la Trabant de son père un peu bloquée en 1969, un peu avec nous en 2022), à travers soi (le sous-marin jaune), pour que (peut-être) cette rencontre ait lieu. 400 pages d’humour, de poésie, de réel, d’imaginaire, de loufoqueries et de nostalgie.
Jón Kalman Stefánsson nous prévient dès les premières lignes « un conseil : attachez vos ceintures », « Les pages qui suivent nous emmèneront dans bien des directions et nous conduiront à faire plusieurs haltes à des époques et en des lieux différents. » Il se délecte ensuite à faire des digressions, déstructurer la trame narrative et jouer avec le réel et l’imaginaire pour nous peindre la vie du narrateur (un peu sa propre vie ?) comme un puzzle plusieurs fois tombé par terre qu’il répare comme un spécialiste japonais du kintsugi. La failles et blessures sont toutes là, bien visibles, et l’or est remplacé par la lumière crue des jours sans fin d’été islandais.
Dans Entre ciel et terre, il était déjà question de vie et de mort, de douleur et d’oubli. Cette fois, le narrateur, âgé tantôt de 60 ans (dans ce parc londonien) et souvent de 7 ans (lorsqu’il apprend la mort de sa mère, se met à lire la bible, rencontre ses voisins, puis sa belle-mère, et bien d’autres choses encore), doit vivre avec la perte de sa mère, avec celle de John Lennon et avec celle de tous les défunts qu’il rencontre et qui conversent avec lui.
Dit autrement, c’est l’histoire d’un gamin dont les idées vont à cent à l’heure et dont les mots se bousculent dans sa bouche, au point de le faire bégayer, dont les membres sont parfois traversés de mouvements incontrôlés, comme indépendants (c’est ainsi par exemple qu’il se met à sauter comme un kangourou en retrouvant son père après une longue absence – ce qui ne lui plait pas mais alors pas du tout). Un gamin qui a perdu sa mère à sept ans, voudrait comprendre le monde et se heurte à l’incompréhensible cruauté qu’il charrie.
Pas de mots connu pour décrire avec précision et justesse cette création littéraire de haute voltige. Cette œuvre ne se raconte pas, elle se lit. Peut-être qu’au fil des pages vous aurez envie de vous confectionner la playlist associée. Si tel est le cas, n’oubliez surtout pas le bruit du vent, des vagues et des sternes arctiques.
« Parce que la vie est plus vaste qu’un cétacé, plus longue que la route des Strandir, plus vaste que le temps n’est depuis son commencement. »
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Une si moderne solitude
de Léna Pontgelard
Editions du Panseur
«C'est la politique nataliste de l'Etat qui va nous pousser à emprunter».
Voici Marie et Léon-et-ses-boucles, un couple qui pourrait être on-ne-peut-plus normal, sauf qu'ils ne le sont pas tout à fait. Elle est écrivaine, lui est avocat. «Bourgeois et angoissé. Bourgeois parce qu'angoissé, angoissé parce que bourgeois».
Pas grand chose autour d'eux, «l'ennui tranquille», une dépendance réciproque, «comme s'ils étaient si préoccupés de vivre que le monde s'évanouissait».
Tout semble parfaitement ordonné au point que ça en devient inquiétant. Marie connait sur le bout des doigts la temporalité des feux de circulation, et les mocassins de Léon trouvent à se ranger au deuxième étage du meuble de l'entrée.
Ils sont désireux d'avoir un enfant, enfin lui plus qu'elle, sauf que ça ne se passe pas vraiment comme ils le souhaitaient. Une quête qui devient inquiétante. Après une fausse couche incarnée par Amande, ils trouvent une façon bien à eux de se rapprocher de leur désir d'enfant. «On a matière à s'entrainer avant de savoir si on veut vraiment s'engager avec un enfant». Ils se mettent l'un l'autre à épier des enfants, les enfants des autres. C'est comme s'ils devaient répondre envers et contre tout à ce «besoin absolutiste d'enfant». Marie et Léon se béquillent l'un l'autre, ils n'ont de cesse de se sentir à côté, de faire des incursions dans cette zone grise qui côtoie la folie. «La différence ne nous a pas encore emportés. Ses griffes ne sont pas refermées sur nos chairs et nos stigmates n'existent pas. Pourtant, elle nous fixe».
Marie se fout pas mal de la féminité, n'aime pas travailler ni s'habiller, elle n'aime rien tant que «se soustraire à l'humanité», cultiver «l'art de l'échappée», se fondre dans l'asphalte, s'enfoncer dans un mur. «Cela fait une quinzaine d'années que mon statut de fillette sans personnalité est passé à celui de personne dérangée». Léon se débat avec ses dossiers d'avocat, dégradé dans sa mission et cette forme d'impuissance à être père qui le tiraille. Tous deux se retrouvent contraints de bricoler «[leur] bonheur uniquement avec ce qu' [ils] ont sous la main». Connie & Blyde et leur recherche effrénée de faire triade.
«Comme si tout se déroulait trop vite alors que le moment s'étire. Comme si, tous les trois, nous glissions sur la relativité, ou plutôt qu'elle était un toboggan et que nous étions gros. Coincés entre deux virages célestes, résistants à l'espace et au temps, sans les sentir, sans les forcer, naturellement.»
On est entrainé dans un récit à couper le souffle, qui nous fait rester sur le carrelage pour ne pas avoir à chavirer l'instant d'après.
L'écriture de Léna Pontgelard excelle à semer le trouble. Et quelle satisfaction pour le lecteur d'être à ce point troublé !
«Si nous on fait les cons, les autres aussi. Juste, pas de la même façon».
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La cage
de Martin Vaughn-James
Editions Les impressions nouvelles
roman visuel
«Un seul objet retient encore l'attention, solidement enraciné au centre de la plaine, la cage»
Grosse claque que ce roman visuel de 180 pages publié en 1975 pour la première fois. Formes et décors se déclinent à l'infini, autour d'une cage, d'un lit à moins que ce ne soit une ancienne station d’électricité. Le lecteur est perdu, délicieusement perdu, leurré dans cette lecture labyrinthique. Ça fendille, craquelle, fissure, lézarde de toutes parts. Les brèches opèrent, les ruines menacent. Les lois de la physique sont déjouées. Une tâche de sang ou d'encre se déploie. Une bande-son s'écrit telle une variation. Une inquiétante étrangeté.
Je ne sais pas si Martin Vaughn-James était un lecteur de Michel Foucault, mais ce que donne à voir La cage pourrait ressembler à une "hétérotopie".
Le lecteur ne peut se rattacher à des personnages, ils sont absents, il ne peut pas non plus se raccrocher à une linéarité du récit, le temps est compressé, éclaté, les images vont, viennent et reviennent. Des fils, des écrans, des poteaux électriques, des bâtiments, des parois, des couloirs, des portes, des cadres, des toiles. Tous ces objets s'imbriquent et se dés-imbriquent pour composer un tout, un lieu (un musée?) qu'on cherche désespérément à embrasser mais qui résiste.
Le texte ne cohabite avec l'image que pour s'en démarquer, alors ne reste plus qu'à reprendre encore et encore la lecture, pour replonger dans cette expérience et à lire le texte de Thierry Groensteen qui donne de précieuses pistes de compréhension.
Une lecture subjuguante.
«Tous les efforts pour parvenir au centre deviennent superflus».
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Il ne faut rien dire
de Marielle Hubert
Editions P.O.L.
«Se mettre à disposition d'une histoire et prendre en notes ce que cette histoire souhaite nous dire, même si nous n'y étions pas».
Vivre avec une cohorte de fantômes, les fantômes dont on hérite et en composer un puissant récit. Simone, Sylvette, Armand, sont là dans tous les recoins de l'écriture de Marielle Hubert. Celle pour lequel le temps s'est arrêté c'est Sylvette, la mère de la narratrice, atteinte d'un cancer métastasé. Elle n'en a jamais fini de mourir. La mort est en instance : «elle a coincé sa mort entre les mois et les années pour confondre la masse du temps». Rien ne la presse, surtout pas l'envie pour sa fille que ça advienne. Ce qui la retient, on l'apprend petit à petit, au fil du récit. C'est que cette mère n'a pas très envie de rejoindre les siens. Comme retenue : «Sylvette ne veut pas mourir parce que son enfant de cinq ans l'en empêche, voilà tout».
Alors à défaut de vouloir la retenir, la narratrice convoque sa «dissidence imaginaire» pour mieux exorciser les fantômes familiaux qui demeurent. Revenir au passé («je cherche une forme de mémoire primitive, une sorte de mémoire d'ADN, d'avant les neurones, les ligaments, le cerveau et l'estomac. Je me fais croire que cette mémoire existe, c'est pour cela que je retrouve le chemin des incantations et des litanies, la forme de refrain de ces mots, "j'y étais", pour que ça devienne vrai»), se faire marionnettiste de ses aïeux. «Transformer les fantômes en personnage», voilà l'entreprise de Marielle Hubert. Figer sa mère à l'âge de 5 ans («Les âges sont des lieux, pas des additions d'années, c'est donc sur ce territoire que je dois la rejoindre pour essayer d'y comprendre quelque chose»), l'enfant-Sylvette. Refaire se jouer la rencontre entre ses grands parents, Armand atteint de polio, avec sa «valise de colère», qui sait décliner toutes les formes de violence et de possession, enfin, Simone son épouse, toute entière dévouée à la folie de cet homme.
Reprendre l'enchainement des événements familiaux comme pour les empêcher («je suis tellement fatiguée d'inventer la vérité»), retenir les «âges butoirs», déjouer les places de chacun, intercaler un cheval de bois comme désir de consolation, et déstructurer la douleur au moyen d'une écriture intranquille qui se fait clinique du désamour. Jusqu'à l'effroi de la dernière page. C'est une chose que de ne rien dire que de devoir lire en creux, c'en est une autre que l'effraction d'un énoncé qui foudroie. Parce que suggérer la violence ne suffit pas, il faut la nommer pour sortir du «silence qui persiste et frappe quiconque s'approchent trop près des détails». Révéler pour mieux autoriser la mort à se décoincer.
Un récit lumineusement transgressif.
«Je me dis que tant qu'elle est vivante, c'est que le livre a échoué».
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Mycelium Wassonii
de Brian Blomerth
Editions Rackham, collection Le signe noir
«Une bouchée va changer ta vie»
Ce roman graphique permet de revenir sur les apports de (Valen)tina et Gordon Wasson sur l'étude des champignons psychoactifs et sur la formation d'un nouveau domaine de recherche : l'ethnomycologie. Quand l'un (Gordon) est plutôt mycophobe, l'autre (Valentina) est plutôt mycophile, mais la lune de miel vient rebattre les cartes et Gordon, tout enamouré, se prend à son tour de passion pour les champignons. Alliant leurs connaissances, ils vont produire un livre de cuisine singulier, mener des recherches sur l'enthéogène au Mexique, là où certains champignons sacrés sont la «nourriture des dieux». Ainsi ils participent à des cérémonies aux côtés d'une chamane mazatèque Maria Sabina. C'est que l'ingestion de psilocybe wassonii est prise au sérieux. Les deux aventureux se mettent à intéresser de près l'écrivain Robert Graves mais aussi la CIA et la banque Morgan.
Plein d'originalité dans la forme narrative prise par ce roman graphique qui aime à se déployer sur deux pleines pages, avec une palette de couleurs démentielles qui rend bien compte de la variété des sensations kinesthésiques. Le lecteur en a plein les yeux et se rassasie de cette expérience visuelle assez incroyable en attendant les prochaines poussées de champignons.
Une lecture quasi psychédélique !
«Les champignons font partie de moi... et de mon histoire ! »
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Piccadilly circus
d'Alex Cousseau et Gaya Wisniewski
Editions MeMo
« La ville était déjà loin derrière nous. Les lumières semblaient plus belles. Ou alors c'était nos yeux qui voyaient tout en plus beau. »
Gaya Wisniewski nous a déjà habitués à ses univers tendres, où les animaux humanisés ont la part belle (comme dans Ours à New York ou Papa, écoute moi!). Cette fois, elle vient collaborer avec Alex Cousseau, que nous connaissons aussi bien pour ses albums (comme Murdo : une enquête timbrée, ou Josette au bout de l'eau) que pour ses romans jeunesse (comme Par la forêt, par le lac).
Dans Piccadilly circus, il est question de voyage. Imaginaire ou réel ? Tout est question de point de vue... En effet, ce bus est un des véhicules d'un carrousel, à bord duquel il est probable que vous attrapiez le tournis. Mais il peut tout aussi bien s'en échapper et partir, en virant à droite, vers les sommets enneigés, ou, en virant à gauche, vers l'océan. C'est parti donc pour de beaux voyages, propices aux rencontres inattendues, tendres et loufoques. Il y a par exemple les sœurs Pistrelle, chauve-souris toujours tête en bas, les frères Moutarde, ratons-laveurs motards, ou encore l'inconnu, frigo silencieux qui se prend d'amitié pour les contenants en tout genre (bidon d'essence ou théière). Les relations sont tendres et bienveillantes.
Il est certain que les petits lecteurs monteront volontiers dans ce bus !
« La route était de plus en plus étroite. On aurait dit une longue phrase, une phrase interminable, avec des arbres à la place des virgules, et un petit point noir tout là-bas, tout au bout. »
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Les pistes
de Perrine Le Querrec
Editions Art et Fiction, collection ShushLarry
«L'un reflète le reflet de ce que l'autre a reflété sur l'autre reflète le reflet du troisième du centième du million qui se reflètent dans le reflet de l'un de l'autre, ils vivent les meilleurs moments de leur vie entre eux partageant leur reflet où se mirer jusqu'à y tomber».
On est ravi de redécouvrir les prouesses d'écriture de Perrine Le Querrec avec ce deuxième livre publié chez Art&Fiction.
Des pistes il y en a quarante deux. Autant de variation-exploration de points de vue, de jeux d'écriture autour de trois personnages, Tom, son vélo et son coup de pédale, Piotr et sa chemise à jabot qu'il boutonne et déboutonne et Eve, son dos, sa nuque et son verre, à l'endroit, à l'envers. Ce sont là de courtes histoires qui les font s'entrecroiser, et au sein desquelles s'intercale, comme c'est très souvent le cas avec l'autrice, une réflexion sur l'écriture. L'écriture qui «bat de l'aile, complexe, fragile, éphémère» endosse le rôle de doublure («petit Tom pédale tandis que l'écriture à tes trousses te colle au dos te pousse plus vite sur la piste des couloirs déserts»), l'«écriture-papillon» qui «survole», qui «ondoie», qui «suit ses propres pérégrinations», se fait surprise. «Entrée par effraction l'écriture au ras de l'humanité s'acharne à révéler».
Et cette rythmique saisissante (à laquelle participe l'habile jeu de ponctuations), «la peau tambour battant du cœur dans le torse de l'enfant». On retrouve aussi les thèmes qui lui sont chers, la guerre, les violences, la domination.
Battre et rebattre 42 pistes, 42 histoires courtes avec autant de combinatoires, de recompositions narratives, «pleines de nouveautés de possibles» : changement d'angle, de perspective, zoom-dézoom. «Des tentatives de montage et remontage du temps, montage et remontage d'un monde qui se démonte». C'est qu'avec toutes ces positions multiples, quand on s'insinue en territoire de «haute-enfance», quand «l'incompréhension de l'incompréhensible» s'en mêle, qui est l'enfant, qui est le parent ?
Et pour paraphraser l'autrice, on peut dire qu'entre ces trois là et le reste du monde, on a le cable suspendu de l'imagination de Perrine Le Querrec.
Perrine Le Querrec nous ensorcelle tranquillement («à rebrousse-mots») ; et en 42 pistes, le lecteur se fait pisteur et l'autrice lui apporte, chemin faisant, des éléments de réponse à sa question subrepticement posée : «Que peut l'écriture ? »
«Sur la table de montage rebattre les trois mêmes cartes. Sur la page des montages écrire bout à bout, écrire l'une sur l'autre, écrire bord à bord, des débuts des fins des intervalles»
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Sans valeur
de Gaëlle Obiégly
Editions Bayard, collection littérature intérieure
«Comme tout le monde, chaque jour j'oscille entre le sac-poubelle et la boîte à archives».
Gaëlle Obiégly repère un petit tas d'ordure rue de Charonne, «le petit tas d'ordures vibre comme un mirage», alors pareil à son ancêtre chiffonnier-biffin, elle prélève ce fatras de la rue, le recueille dans un cageot et l'amène chez elle, alors même qu'elle est précisément en train de faire le tri de ses affaires en vue d'un déménagement. Elle sonde les indices, les traces laissées pour reconstituer à qui peut appartenir ces différents effets personnels (des photos plutôt ratées, cartes postales, prospectus, journaux intimes, ordonnances, billet d'autocar, un livre d’Etty Hillesum et un ticket PMU). «Petit tas d'ordures, ton histoire impossible faute de preuves, je l'interprète à partir de mes archives» ; «Le petit tas d'ordures n'a pas d'idées. Les photos sont en vrac. Elles ne représentent rien. C'est une cueillette d'instants. Les images dans ce désordre expriment le réel avec son air abruti. Ou mystérieux. Le réel et ses trous. Agglutinements, répétitions, vides, il est fait de ça. Pour en avoir une représentation, il faut s'y projeter». C'est comme si un «transfert d'intimité» était à l'oeuvre : «politique et intime, la matière des autres est susceptible de dialoguer avec mon existence». Une sorte de mise en abime s'instaure entre la reconstitution de ce qui pourrait ressembler à la vie de la personne qui se cache derrière le petit tas d'ordures et les morceaux de vie de l'autrice sortis tout droit de sa «mémoire externe», jeu de miroir troublé par l'altérité, «Le sens de ce désir de regarder encore et encore ces photographies réside dans la volonté d'être un instant non-soi, d'être entièrement un autre qui ne nous ressemble en rien».
En décortiquant l'histoire possible de ces objets hétéroclites, en essayant de faire un catalogage des morceaux de matière recueillis, d'en appréhender ce qui fait ou non collection, c'est-à-dire «une série porteuse de sens», Gaëlle Obiégly déroule sans se prendre du tout au sérieux une réflexion sur la production d'archives et leur devenir, sur l'instinct de destruction et de conservation, sur les différentes formes de déchets et leur survivance, sur la valeur des choses («qui décide de ce qui a de la valeur ?»)
Tout comme dans Totalement inconnu (paru chez Bourgois en 2022), ce qu'on aime le plus dans l'écriture de Gaëlle Obiégly c'est cette façon toute à elle de déployer une pensée faite de saute d'idées, d'autodérision, et qui l'air de rien nous entraine à réfléchir sur ce qui mériterait d'être conservé, sur ce qui pourrait être voué à disparaître. Une réflexion qui traverse nombre d'enjeux de notre époque.
«C'est une façon d'alléger sa propre vie que de vivre celle d'une autre».
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L'art de ne pas lire
d'Elisa Sartori
CotCotCot Editions, collection Les balladeurs
« Un livre n'est rien qu'un petit tas de feuilles sèches, ou alors, une grande forme en mouvement : la lecture. » Jean-Paul Sartre
Dans Je connais peu de mots, Elisa Sartori interrogeait le rapport à la langue, aux mots. Ici, elle questionne le rapport aux livres lorsqu'on est dyslexique. Il s'agit d'un tout petit livre illustré qui parlera à plus d'un entre nous, que l'on soit dyslexique ou pas. Car il parle du rapport à la lecture, ce lien qui n'est pas toujours simple quand on est enfant (et même adulte). Il y a ces personnes bien intentionnées qui nous offrent systématiquement de beaux livres qu'ils ont tant aimés et/ou que, pour sûr, nous allons adorer. Et il y a celui qui reçoit le cadeau. Il est poli, ne veut pas vexer, et n'ose surtout pas dire qu'il n'aime pas lire, a du mal à lire, n'arrive pas à lire suffisamment bien pour prendre plaisir en présence d'un texte écrit. Et puis, vient la découverte de tout ce qu'il est possible de faire avec un tel objet. Ou comment le détourner de son usage premier pour l'apprivoiser à sa façon, et peut-être finalement l'aimer. Les illustrations (entre collages et dessins) viennent alors compléter le texte avec humour et poésie et toutes les propositions peuvent se comprendre à plusieurs niveaux. Juste un exemple : «Un roman a été un allié précieux pour affronter mes peurs» - évidemment des oeuvres nous reviennent à l'esprit où la thématique, l'atmosphère nous ont effectivement aidé à mettre à distance nos propres peurs ; et puis nous découvrons l'image d'une femme se servant d'un livre pour écraser une araignée. Pied-de-nez qui peut tout aussi bien nous rappeler des souvenirs ! C'est cela la langue multiple d'Elisa Sartori.
Mais discuter longuement de ce livre ne serait pas lui rendre hommage. En effet Elisa Sartori a cette qualité précieuse : savoir dire en très peu de mots des choses très justes. Elle ouvre ainsi un univers et un imaginaire fort riches chez le lecteur.
Donc pas plus de bavardage, une seule chose à faire : ouvrir ce livre et se laisser cueillir.
«Depuis que je suis enfant, si on m'offre un livre, je réponds poliment : Merci, je ne l'ai pas encore lu.»
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Epinette noire
d'Aurélie Wilmet
Editions Super Loto
roman graphique
«Le temps est si clair ici. Dur d’imaginer qu’un tel blizzard s’abat sur la côte ouest du Nunavik.»
Après la Scandinavie dans Rorbuer, précédente BD d'Aurélie Wilmet, nous voici plongés dans le grand nord canadien dans les années 40. La narratrice arrive à Kuujjuaq en 1943, pour suivre son mari, et après quelques temps où elle reste isolée, elle trouve peu à peu sa place dans cet univers presque polaire et reprend du service dans l’aéropostale. Jusqu’à ce vol, le 18 décembre 1947, qui doit la ramener de Moose Factory à Kuujjuaq. Commence alors, pour elle, et pour le lecteur, un voyage entre rêve et réalité, où ours, phoques, neige (et peut-être même humains) se mêlent. Aurélie Wilmet alterne alors dessins en couleurs (au feutre et crayon) et dessins très épurés en blanc et teintes bleutées. Avec ces derniers, on ressent le vent et le froid, on l’entend aussi. Des détails, des zooms, des silhouettes, comme des flashs. Le temps qui s’écoule, et ce froid qui saisit, toujours plus. L’aviatrice est-elle alors consciente ? Rêve-t-elle ? Peu de textes (avec, même pas peur, quelques dialogues en inuktitut !), mais surtout des illustrations qui en disent long, qui nous saisissent.
Ce magnifique roman graphique vient s’ajouter, pour notre plus grand plaisir, aux histoires d’ours, de rapport à la nature et à sa dimension quasi mystique lues ces derniers temps. Je pense aux Pizzlys de Jérémie Moreau, aux Mangeurs de nuit de Marie Charrel, aux Ames sauvages de Natassja Martin ou encore à Gorge d’or d’Anni Kytömäki. Plus qu'un effet de mode, des résonances se créent et s'additionnent entre ces différentes contributions, de quoi retapisser nos imaginaires.
«Chaque nuit, je le vois dans mes rêves… Il me regarde et me dit qu’il se nomme Akiruk.»
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Lungomare
de Sébastien Berlendis
Editions Actes Sud
«le Rolleiflex autour du cou, écrire, filmer, le roman de la plage»
Les souvenirs de l'été ne sont-ils pas de puissants remèdes à notre engourdissement hivernal ?
Sébastien Berlendis, nous invite à nous promener à ses côtés sur le front de mer, à explorer le continuum d'intensité de l'été. Les rituels et les sentiments de l'été.
Et un lieu de convergence : le lungomare. Un arpentage, au ralenti une passegiata, entre paysage («les contours du paysage ravivent la mémoire»), ambiance («sentir le pouls de la ville depuis le balcon de la chambre», le spectacle de la plage, la farniente, la somnolence) et photos («les images qui éternisent» les vies passées, raconter les photographies familiales qui racontent). L'écriture se fait enregistrement patient de l'ici et maintenant de l'été et de ses éclats (lueurs jaunes de la ville, l'éclat blanc d'un maillot, les éclaboussures de sel, una vita luminosa e più fragrante). Les lieux de ses parents s'intercalent avec les lieux de ses étés. Jeu troublant de rapprochement de photos : «Il me plait de fouiller dans mes boites, d'extraire et de placer côte à côte les images de mon père et moi au même âge».
Avec San Remo, Roccabianca, Genova la superba, Fontanino al Mare, les falaises hautes de Portovenere, la côte ligure, la via Aurelia mais aussi Avignon et le Luberon comme terrains de jeu. Et puis les truculents Sergio, Claudia mais surtout, surtout, l'arrogante Annabella et sa sensualité, «cet émerveillement et l'énergie qu'il peut entraîner, c'est cela qui séduit».
«Peut-on aimer l'Italie et refuser son extravagance» se demande l'auteur.
Un peu dans la même intention que L'inventaire de choses perdues de Judith Schalansky dont une partie se passe en Italie pareillement, l'auteur dresse la liste des délabrements, des façades ébréchées, de l'escalier rouillé, des fresques écaillées, des volets disloqués, des objets désuets, du faste cassé, des villas qui s'écroulent. Investir «ces lieux abandonnés (qui) n'ont pas la capacité de se souvenir». Saisir dans ces «devenir-ruine» ce qui se dérobe au temps qui passe pour mieux le faire revivre : «Elle connait l’histoire, la vie et la mort de toutes les pensions de bord de mer. Alors nous repérons les volets clos, les portails branlants, nous entrons quand nous pouvons pour ranimer des murs endormis le temps d'une déambulation et de quelques images».
Sébastien Berlendis au fil du récit se fait le témoin des histoires attachées aux lieux, comme Franco l'intarissable, qui narre l'histoire de la locanda
Une écriture qui vise juste, tout en sobriété et qui recèle à chaque recoin, «des réserves de clarté».
«A quelles images demeurons nous fidèles, à quelle mémoire ?»
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La collection
de Dominique Paravel
Editions Serge Safran
«De quoi s'échappe-t-on en pénétrant sur une aire d'autoroute ?»
Une aire d'autoroute du côté de Montélimar, en plein cœur de l'été. Ce qui devait s'apparenter à une pause technique se transforme à une tragi-comédie. Gabriel Bernier, conservateur dans un modeste musée de Saône et Loire ne retrouve plus sa voiture, et sa femme Ania a disparu.
Il faut dire que ce soixantenaire a été pris d'un malaise et a du mal à retrouver ses esprits. Il erre désespérément sur l'aire d'autoroute, archétype du non-lieu où se déploient des personnages hauts en couleur, reflets outranciers de notre époque, et qu'il n'a tellement pas l'habitude de côtoyer («ces créatures immondes, sans pattes ni colonne vertébrale qui hantent les fonds obscurs du monde et les aires d'autoroute»). Une serveuse rousse, un patrouilleur, des routiers albanais, une famille qui pique-nique, un couple d'influenceurs. Comme un «précipité de rencontres». Ils semblent tout droit sortis de la collection des 7 tableaux du musée dont il a la charge. «Quelle est cette intrication d'être peints et réels, de morts et de vivants», se demande ainsi Gabriel, devenu «le centre d'un grand caroussel».
A force de rebondissements et de divagations, on ne sait plus très bien qui cherche qui/quoi. La drôlerie côtoie l'acrimonie. Une entraide s'organise entre les échoués de cette aire d'autoroute, que leur situation soit voulue ou subie. Et Gabriel contraint par désespoir et au contact de ces autres âmes en peine, de se décaler de sa propre situation, ses certitudes ébranlées.
Le temps à la fois s'étire et va trop vite. «Il se leva, chargea sur son épaule la journée épaisse comme un serpent mort et se demanda ce qu'il allait faire la nuit», propice à une rétrospective de sa vie, de ses amours, sans possible retour en arrière, «tout le tissu des jours se défait et on ne peut plus rien recoudre».
Dominique Paravel parvient à merveille à instaurer dans ce huis-clos un trouble saisissant, aux bords du réel, comme si la perte de conscience n'était pas que l'apanage de Gabriel.
Drôle et saisissant.
«Les tableaux de mon musée semblent s'être incarnés sur cette aire d'autoroute».
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L'enfant de la rage
de Anne Boquel
Editions Robert Laffont
«Ce genre de choses arrivaient bien sûr, mais aux autres, à ceux qui manquaient de prudence».
Peu de chose ont finalement été écrites autour des ZAD, exceptées quelques approches sociologiques ou analyses de droit pour enclore le phénomène et son traitement en terme d'action/défiance publique (on pense à Notre Dame des Landes, au mouvement des Soulèvements de la terre), ou encore le roman noir de Jean-Bernard Pouy en 2018 (Ma ZAD). C'est une heureuse initiative qu'Anne Boquel en fasse le décor de son second roman. La littérature a aussi besoin de se saisir de ces objets contemporains qui polarisent notre société.
Je dois avouer que j'avais une certaine appréhension à entreprendre cette lecture, tant les pièges à se frotter à cette matière-là peuvent sembler nombreux (parmi lesquels une tendance à la folklorisation ou substantialisation de la cause militante). Mais le procédé d'écriture employé pour L'enfant de la rage permet de résister à toute forme de manichéisme. Peut-être aussi par le parti-pris de l'autrice d'approcher ce qui se joue autour d'une ZAD en démultipliant et en confrontant différents points de vue, à commencer par la fenêtre d'observation d'une famille qui habite un pavillon à proximité de la ZAD de Morvaillon qui a gagné en notoriété par la lutte engagée contre la construction d'un viaduc. Le couple que forme Loïc et Laurence va être mis à rude épreuve quand leur fils aîné est retrouvé dans le coma sur le site de la ZAD.
Cet événement qui fait effraction dans leur vie les désarçonne au plus haut point (au-delà des aspects médicaux et juridiques - ils ont énormément de difficulté à disposer d'information), ils ont ainsi ce «sentiment récurrent qu'ils étaient des gens ordinaires, mal outillés pour la tragédie». Le sentiment d'injustice («pourquoi lui, bon Dieu, pourquoi lui ? ») le dispute alors à l'incompréhension : «Ils avaient beau passer et repasser dans leur tête le film de l'enfance et de l'adolescence de leur fils, ils ne savaient toujours pas quand ni pourquoi les choses avaient dérapé à ce point».
Loïc n'a pas de mots assez durs pour condamner les agissements des militants («Il savait peu de choses des zadistes, et ce peu de choses lui suffisait. Des jeunes en ruptures de ban, vivant des minima sociaux, réfractaires à l'effort comme à la persévérance, prompts à détruire et à brûler plutôt qu'à obéir»), quand dans le même temps, Laurence prenant sur elle pour adopter une attitude plus compréhensive («Laurence n'était pas de leur monde. Yohann seul aurait pu l'aider à comprendre ces existences si différentes de la sienne, attachées à des idées dont elle n'avait qu'une connaissance inquiète et diffuse, un chaos de choses inconnues qui s'agitaient là, et dont elle restait séparée comme par une vitre en verre trempé»), cherchant à saisir ce qui avait fait que leur fils s'intéresse aux actions portées par la ZAD et bascule vers ce collectif constitué.
En prêtant l'oreille à ce qu'en disent les premiers concernés, les bien-nommés Rox, Le Pilote, et Louise-Michel (Sylvain étant plus à part), en prenant beaucoup plus au sérieux les considérations critiques développées que lorsque ces dernières émanaient de son fils Yohann lorsqu'il avait 17 ans. Et en découvrant un nuancier riche de convictions et de positions plurielles et plus subtil qu'elle ne l'aurait soupçonné. Le militantisme n'étant pas soluble dans un bloc homogène.
Dans cette «odeur de chagrin qui flottait dans l'air de la maison», chacun des membres du couple aux prises à une grande détresse réévalue ses priorités, Loïc s'investit au chevet de son fils revenu au domicile, Laurence faisant de plus en plus d'escapades hors du giron familial pour s'impliquer dans ce «champ de bataille» qu'était la ZAD («En reprenant la tâche qu'il s'était donnée, elle achèverait de se confondre avec lui»). Et à chaque fois les positions et prises de conscience sont revisitées à l'aulne de leur choix de vie ou d'éducation («Sa vie durant, elle-même avait choisi la prudence plutôt que le risque, le retrait plutôt que l'attaque, les murs plutôt que les portes, avec pour unique récompense la catastrophe qui était arrivée à son fils. Elle était consciente d'avoir présenté l'existence sous cet aspect à ses enfants : moins une série d'obstacles à franchir qu'une suite de dangers à éviter») et réinscrites à travers le prisme des héritages familiaux de l'un et de l'autre.
Anne Boquel excelle dans l'art de décortiquer la fabrique de la rage, de nous faire ressentir les émotions de ses personnages, à retraduire aussi leur transformation à l'oeuvre notamment à partir de leur hexis corporelle.
Avec force descriptions, l'autrice arrive de manière remarquable à documenter comment chacun des protagonistes se métamorphose face aux différentes adversités auxquelles ils doivent faire face, à commencer par les parents, sans oublier Yohann à sa manière, à travers les différents registres de sa présence-absence, ainsi qu'Emilie sa petite sœur mais aussi des principaux militants de la ZAD que l'on suit.
Une lecture vivement recommandée.
«Comment rappeler à soi le bonheur, quand la signification même du mot s'était perdue ?»
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Du même bois
de Marion Fayolle
Editions Gallimard
«Que c'est triste ces montagnes qui regardent vers la ferme en pleurant des cailloux».
Marion Fayolle, comment dire ? J'ai une admiration très grande pour le travail que réalise cette artiste. Je pense aux livres parus chez Magnani, Les petits, La tendresse des pierres, La maison nue, son recueil de poèmes Postillons, et à Fond perdu, ce petit livre où elle explique l'air de rien, en dialogue avec Tony Côme, sa démarche artistique. C'est inédit et bluffant à souhait. Alors que dire quand Marion Fayolle commet son premier roman. Une hâte immense de le saisir, de s'en emparer nous saisit.
Du même bois a tout de la marque des grands premiers romans. Un style d'une grande fluidité qui n'abandonne pas les accents poétiques chers à ses illustrations. Marion Fayolle nous entraine dans cette entreprise visant à «aller interroger les pierres, braconner le passé». Comment cette histoire de famille se perpétue, dans l'attachement à cette mémoire des lieux organisée autour d'une ferme sur les hauts plateaux. Tout en mitoyenneté. Avec la mémé qui «fait de tout petits pas, pour faire durer la vie, pour ne pas arriver trop vite à la fin», le pépé, le frère du pépé et sa faisane, l'oncle, la tante, la gamine impétueuse et les bêtes qui sont en elle (à l'instar de la Gabrielle de Laurine Thizy dans Les maisons vides), le gosse orphelin et les autres qui se confondent au lieu («On croirait que les pierres noires tout autour des visages dessinent d'autres têtes, des ancêtres dans les murs, des profils d'inconnus»).
Générations qui se côtoient, s'imitent, s'irritent, s'admirent tout autant que se ressemblent dans leurs différences. Jeu troublant de mimétisme et de télescopage de ces boucles générationnelles : «ce n'est plus avec sa mère, là, au bout de la table, qu'elle dîne, c'est avec ses propres tares, avec tout ce contre quoi elle lutte qu'elle partage la soupe» ; «Quand elles s'assoient toutes les trois sur le muret devant la ferme, elle, sa mère et la mémé, ça se voit qu'elle se transforme en sa mère, et sa mère en la mémé, et la mémé en celle qu'on appelait mémé avant. Ça fait comme un dégradé». Les vestes que l'on porte pareillement, les listes que l'on dresse de la même façon. Les uns se décalquent sur les autres, «les plis aux mêmes endroits». L'arbre, le pépé, le gosse. Fait du même bois, du même paysage.
Et cette observation minutieuse de ce qui donne une saveur particulière aux souvenirs, les tables que l'on sur-protège avec du Bulgomme, une sous-nappe, une autre nappe, la grande tante qui pousse la chansonnette, «la mémé est touchante, de dos, à remuer dans ses faitouts, à faire comme si elle n'avait pas entendu que sa fille ne voulait pas rester» ; ce qui fait famille aussi, comment on prend soin du caveau familial, les vivres qu'on partage («On dirait qu'ils essaient de faire rentrer la ferme dans des glacières, qu'ils veulent que les enfants emportent avec eux, en petits morceaux, une partie du troupeau»). Et les tapes sur les baromètres.
Certaines images ne sont pas sans nous rappeler des thèmes de prédilection de Marion Fayolle qu'elle a pu développer dans certains recueils, à l'instar de ce qui a trait à l'allaitement, ou encore au dressage de chevaux fougueux.
L'acuité et la «taille-douce» de l'écriture de Marion Fayolle («Elle sait que l'encre se loge dans le fond des entailles») laisse percevoir avec justesse le familier de nos existences. Ou quand les souvenirs du lecteur se rajoutent au récit, comme en surimpression. Tout comme on se prend à rêver de traverser à notre tour des tourbières, on peut dire que Marion Fayolle se rapproche délicatement de ce que nous avons en commun.
«Comme si toute la famille avait été enterrée dans sa chair, que le pépé, le frère du pépé, ceux d'avant encore dormaient quelque part dans les sillons de sa peau».
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A quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ?
de Gaëlle Josse
Editions Natabilia
Sortie le 1er février 2024
«Il veille. Il aime à se répéter ce mot. Je veille.»
Roman ou recueil de nouvelles ? S’il n’est jamais question des mêmes personnages, ni des mêmes lieux, le lien entre tous ces courts récits est indéniable et se résume dans son titre. Nous plongeons chaque fois dans une nuit sans sommeil, ou au moins dans ces instants où l’on ne dort pas encore ou déjà plus. Gaëlle Josse tisse une toile teintée de mélancolie et de quelques lueurs d’espoir, une courtepointe peut-être même où chaque bulle d’histoire constitue un morceau de tissu et chaque vers libre au milieu de pages blanches (« la nuit violoncelle aux gestes graves, la nuit pleine lune, », « la nuit déchirure, la nuit errante, la nuit qui appelle, », ou encore « la nuit folie, la nuit la terre comme un ciel inversé ») sert de fil rendant les coutures visibles. Ainsi, tout comme ces couvertures, si on prend un peu de recul, on réalise que ce patchwork forme en réalité un motif plus vaste et on aperçoit alors de quoi l’enveloppe de la nuit est faite.
Le lecteur est tantôt près de la fenêtre à regarder la nuit, tantôt dehors, à épier les lumières qui s’éclairent, les rideaux qui s’écartent. On entre en catimini, dans des appartements, dans les pensées d’êtres comme vous et moi mais chaque fois singuliers. Il y a ce père, seul, qui aimerait que sa fille l’appelle ; cette femme, apprêtée qui a préparé cette soirée depuis le matin et qui attend, attend, attend son amant ; ces êtres qui se croisent, se frôlent, font l’amour, se perdent de vue et se cherchent ; ceux qui ont rendez-vous avec eux-mêmes. Il y a ces liens plus forts que tout, ces liens abimés, ces liens malgré tout. Il y a aussi le poids du temps, le poids des âges et ces souvenirs qui remontent, ces espérances qui affleurent. Et encore les sons de la nuit, musiques, paroles, parfois cris, mais aussi ses silences, étouffés, cotonneux.
Gaëlle Josse, en marchande de sable, nous conte avec poésie ces nuits noires mais aussi cette heure bleue (crépuscule ou aube), qu’on voudrait capturer, ne pas quitter, où l’on bascule d’un moment à un autre, d’un état à un autre.
La sortie d’un livre de Gaëlle Josse est toujours un événement. Celui-ci ne dérogera pas à la règle c’est sûr !
«Le plaid a glissé de ses épaules, il dessine à terre une large flaque crème.»
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Sans panique
de Coline Hégron
Editions Delcourt/Mirages
BD
« Il y a quelque chose de romanesque, de terriblement vénéneux, dans cette élégance qui contraste avec la fébrilité du héros... »
Vaut-il mieux avoir « l’apathite » ou la « débordante » ? Romie, jeune adolescente toujours (ou presque) en colère depuis le crash d’hélicoptère qui l’a rendue orpheline, préfèrerait avoir l’apathite. Cela lui permettrait peut-être d’avoir moins mal, d’être plus sereine. Danaë, jeune fille de la famille d’accueil de Romie, quant à elle, souhaiterait avoir la débordante, vivre les choses plus fortement, ressentir des émotions. Le contraste entre ces deux jeunes filles est saisissant : Danaé et ses grands yeux ronds comme si elle était tout le temps dans l’incompréhension de ce qui l’entoure, Romie et ses sourcils froncés, l’air courroucé, au faux-air de Mimi Cracra d’Agnès Rosenstiehl (qui a d’ailleurs donné l’envie à l’autrice d’imaginer des histoires d’enfants livrés à eux-mêmes, comme dans cette BD). Si opposées l’une de l’autre, un lien fort pourtant les lie et elles décident de s’enseigner l’une l’autre comment changer, pour vivre plus ou moins fort ce qui les traverse. S’ensuivent des leçons donnant lieu à des moments drôles et décalés.
Puis arrive l’annonce d’une météorite risquant d’atterrir sur l’ile de Galguantes. Romie veut fuir et tente d’embarquer tous les habitants avec elle, mais, ayant tous « l’apathite », aucun ne réagit. Seule Danaé décide de la suivre. C’est pour nous l’occasion, de rencontrer de nouveaux personnages (beaucoup d’enfants) plein de vie (un peu débordants ?), une grand-mère un brin inerte, un passant « pas du tout humain », une chauffeuse de bus pas franchement sympathique, et bien d’autres. Et si ce voyage pouvait aider Danaé à ressentir des émotions et apaiser Romie… Qui sait ?
La narration est portée par un dessin qui happe le lecteur : des traits ronds et un brin enfantin, des contre-plongées, des couleurs éclatantes, orange et violet, couleurs improbables qui peuvent faire penser aux pizzlys de Jérémie Moreau (on se souvient de ce rose flamboyant). Cela tombe bien car il préface justement la BD et proclame tout le bien qu’il pense, à juste titre, de cette œuvre.
Cette BD peut s’apparenter à un récit d’apprentissage, sur la relation à l’autre et la relation à soi, et à ce titre, se lira volontiers dès l’adolescence.
« Danaé devait m'enseigner l'apathite et je devais lui apprendre déborder. »
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Le jour des silures
de Matthieu Ruf, Aude Seigne, Anne-Sophie Subilia, Daniel Vuataz
Éditions Zoé
« Autour de lui, la ville submergée, sa ville, est indéchiffrable. Les lueurs sont énigmatiques à commencer par ce halo, un demi-kilomètre à bâbord, comme un monde oublié »
Nous sommes invités à plonger avec deux scaphandriers, Boris et Salömon, dans les ruines d’une ville noyée sous l’eau, “une cité submergée, parmi tant d’autres du globe, désormais. ”
Leur objectif : remonter à la surface les vestiges du monde d’avant. Mandatés par Colombe, présidente du territoire, leur travail consiste également à remonter des tubes contenants des plans, documents hautement importants pour cartographier la ville et anticiper la décrue, tant attendue par les habitants n’ayant pas quitté la ville, et penser le monde de demain, “la nouvelle cité sèche”.
Au-delà de la catastrophe naturelle qui isole les habitants dans des petits ilots, c’est une autre peur à laquelle chacun doit se confronter : celle des silures, ces poissons de lac devenus gigantesques qui envahissent la ville à plusieurs reprises. A chacun de leur passage, un confinement est décrété car il semble que ces silures mangent les enfants...Pendant ces moments de confinement, les habitants se réunissent “immeuble par immeuble” : l’occasion pour eux de se remémorer la ville du passé et de participer collectivement à la construction d’un “récit-corail”, fondation de la ville de demain.
Au-delà du texte, c'est la démarche d'écriture qui est intéressante. En effet, l'ouvrage a été rédigé à huit mains, à partir d’une commande du Fonds national suisse de la recherche scientifique dans le cadre du projet “la fabrique narrative de la ville”. Celui-ci avait pour problématique : comment des récits ordinaires sont susceptibles de participer à une planification urbaine plus inclusive ? Pour réponse, les auteurs.trices ont ainsi pensé un contre-récit aux plans directeurs de la Genève du futur. L’occasion de faire éclater les imaginaires et de nous questionner sur le réchauffement climatique et ses conséquences, la peur de l’oubli du passé et du futur, la solidarité ou encore la force du collectif.
“ Salömon, moi aussi j’ai envie de vivre ici. Je ne veux plus être un mercenaire. J’ai compris ça grâce aux enfants. Ils n’ont pas conscience de l’espoir qu’ils portent. Ce sont eux qui construisent le futur, il faut les aider !”
Recension réalisée par Judicaëlle Pace
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Une rixe
d'Olivier Bertrand
Editions Seuil
Récit
«On a peur d'eux, rarement pour eux».
Olivier Bertrand est journaliste (a tenu des chroniques pour le quotidien Libération), auteur (Les imprudents) et documentariste (Vaulx-en-Velin, la cité retrouvée). Sa spécialité, écrire sur les banlieues, les émeutes, comprendre les sources de la violence qui s'y jouent. Ici, il retisse les récits croisés d'une rixe (seul l'auteur utilise en fin de compte ce terme comme pour mieux prendre ses distances avec ceux de bagarres, embrouilles, histoires) qui a opposé le 23 février 2021 des jeunes de 13 à 14 ans d'Epinay-sous-Sénart à d'autres jeunes du même âge de Quincy-sous-Sénart s'étant donnés rendez-vous vêtus de noirs sur un terrain de pétanque pour en découdre, sous l'oeil avisé de plus grands (les 15-17 ans), et qui s'est soldée par la mort d'un jeune de 14 ans. C'est que ces territoires ne sont pas rien pour lui, pour l'un, il s'agit de la cité où il a grandi, pour l'autre, de là où il a vécu à la fin de ses études. Ça lui parle donc doublement. «Est-ce que quelque chose de particulier nous attache à ces villes, à ces quartiers populaires ? Est-ce seulement d'y avoir vécu, d'y conserver des souvenirs, des bouts d'enfance ? Ou est-ce que ce lien tient aussi à l'étrangeté de ces villes surgies de nulle part, peuplées de déracinées qui avaient vécu d'autres vies ?»
Olivier Bertrand retourne sur place, aux portes de la forêt de Sénart, et telle une enquête de terrain, essaie de remonter le fil, d'entrer en contact avec les protagonistes, responsable des secteurs jeunesse, commissaire, procureur, éducs, psy, élus, parents, jeunes concernés. Il leur pose des questions tout autant qu'il se pose des questions. «Quand est-ce que cela a pu démarrer? » Pourquoi cet antagonisme entre deux cités, alors que contrairement à ce que se dit et se répète, il n'en a pas toujours été ainsi ? «Quand j'étais enfant, cela n'existait pas ici. Il y avait des bagarres, de la violence dans ma cité, mais pas contre des territoires voisins. On s'autosuffisait».
Le renouvellement urbain a beau être passé par là, la ville moins minérale, l'enclavement demeure, les difficultés s'amplifient. «Les éducateurs encaissent, écopent, comme les enseignants, les policiers, pendant que l'Etat providence achève de se dissoudre».
De belles pages décrivent la genèse de ces projets urbains, expérimentaux à l'époque, à l'instar de celui du Val d'Yerres, qui se voulait être un projet d'unification de différents bouts de ville. «L'utopie généreuse des architectes n'a jamais été réellement mise en œuvre par les aménageurs. (…) Pourquoi on n'a pas vécu dans ces villes comme elles avaient été rêvées ? ». L'auteur est ainsi aux prises à une «double nostalgie», «pas seulement du passé dont les traces disparaissent aussi celle du futur qui n'est pas advenu, du moins à cet endroit ». Face à lui, tout semble se dérober, les traces du passé, ses contacts aussi. Il tente alors de reconstituer le fil des événements, «comme on progresse de liane en liane», retrouvant des vidéos laissées sur les réseaux sociaux et toujours habité par cette lancinante question : qu'est-ce qui différencie ces jeunes de sa génération à lui ?
En même temps que l'auteur réfléchit à sa propre trajectoire, il décode habilement tout ce qui constitue une «géopolitique des embrouilles», tout ce qui a contribué à l'avènement de cet événement tragique : l'assimilation au quartier, la réassurance en matière de virilité, le fait de «se définir par l'appartenance à une fraction étroite de sa propre génération, "les 2006"», «la façon dont le virtuel et le réel se tressent, plus qu'ils ne se confondent», le recours à des armes par destination...
Une écriture embarquée, «absorber la réalité comme elle nous atteint, nous crible», à la croisée de l'intime et du politique, pour comprendre et ne pas laisser toute la place à la sidération.
Olivier Bertrand continue à exercer avec talent son rôle de raconteur d'histoires vraies.
«Ma génération et ma ville, cinq mots pour une identité»
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Inventaire des choses perdues
de Judith Schalansky
traduction de l'allemand par Lucie Lamy
Editions Ypsilon
Essai ou «beau-livre» ou «recueil de nouvelles» ou «inclassable»
«La ruine est un lieu utopique où le passé et l'avenir ne font qu'un».
Ce livre-objet bien curieux avec son écrin tout en scintillement me regardait depuis quelques mois déjà. Il me fallait certainement un peu de temps pour me familiariser avec lui, je ne pensais pas qu'il puisse me saisir de cette façon en ce mois de décembre. Il suffit de se laisser happer par ce qui est mis en exergue sous forme de «remarque liminaire» (inventaire de tout ce qui a disparu pendant l'écriture du livre) et suivi d'un avant-propos qui en constitue l'antithèse (tout ce qui est apparu ou a été découvert pendant l'écriture du livre) pour être déjà conquis.
En 12 textes, chacun de 16 pages, un enchevêtrement de lieux et de temporalités se tresse - chacun débutant par une page de garde de couleur carbone avec au verso l'objet disparu en négatif, laissant place à sa description en italique, puis de ce qui a pu être fait face à cette disparition (sauvegarde/archivage, réinvention). «Le présent, à la manière des coraux, colonise toujours ce qui est en passe de sombrer».
L'autrice philosophe-poète se mue en archiviste obsessionnelle qui inventorie et ausculte les linéaments de la disparition, de l'extinction, dissèque le travail de l'oubli, explore ce que le temps érode, décompose, fait disparaître. («Être en vie, c’est faire l’expérience de la perte» nous écrit l'autrice).
Pour ce faire, elle se sert d'un peu de tout, des traces laissées, des ruines, des reliques, des papyrus, des fragments, de la poésie, de mythes, de souvenirs personnels, de témoignages, d'images exhumées. En dressant différentes formes de disparition (l'île de Tuanaki engloutie par un séisme, le film de Murnau Le garçon en bleu, le tigre de la Caspienne, la licorne de Guericke, la villa Sacchetti, le palais de la République de Berlin, les odes de Sappho, le château des Von Behr, la sonde spatiale Cassini), en convoquant des protagonistes aussi variés qu'Hubert Robert, Giovani Battista Piranesi, ou encore Greta Garbo déambulant dans Manhattan, elle en dessine les conditions pour «retenir le passé et enrayer l'oubli». «[Ce livre] est animé par le désir de faire survivre quelque chose, de rendre présent le passé, d'invoquer ce qui est oublié, de faire entendre ce qui est tu et de faire le deuil de ce qui a échappé».
Le sublime de certaines descriptions (cf. les parties sur le port de Greifswald dans la vallée du Ryck ou celle sur l'encyclopédie en forêt dans le Val Onsernone) n'est pas sans nous rappeler l'écriture qui s'effrange dans la nature de Lou Darsan dans Les heures absolues, surtout lorsqu'elle se conjugue à une expérience du retrait du monde. Evoquer avec une grande liberté de style toutes ces choses disparues ou susceptibles de disparaitre nous les rend paradoxalement encore plus présentes et nécessaires : tel est véritablement le tour de force de Judith Schalansky.
Après avoir lu, conseillé et re-conseillé HKZ le livre du revenir d'Antoine Mouton qui restera certainement pour l'Esperluette la lecture de cette année 2023, c'est avec plaisir qu'on découvre un nouveau titre de cette belle maison d'éditions Ypsilon qui gagne définitivement à être connue.
Inventaire des choses perdues résonne comme une tentative fragile, écologique et mélancolique («qu’est-ce qui est le plus terrible : la perspective que tout aura une fin ou qu’il pourrait ne pas y en avoir ?») de nous signifier, contre l'oubli, ce que disparaitre veut dire et d'encapsuler, pour se consoler, quelques traces de la beauté du monde.
«Pourquoi les souvenirs tendraient-ils moins que les organismes à assurer leur existence, leur conservation et leur reproduction ? »
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La femme à la valise
de Luisa Carnés
traduction de l'espagnol par Michelle Ortuno
Editions La Contre Allée
Nouvelles
« Elle n'avait pas quitté ses habits de deuil et jurait qu'elle continuerait à les porter, car elle considérait que c'était un uniforme rebelle et de protestation permanente face à sa douleur et au veuvage qu'on lui avait imposé. »
11 nouvelles pour rendre visibles les invisibles durant les années noires du franquisme. Ces femmes, épouses, mères, ces enfants, orphelins, frères, sœurs, ces hommes, combattants, résistants, marins, clandestins. Luisa Carnés, exilée au Mexique (et décédée en 1964), ne les oublie pas. Son acte de résistance sera d'écrire leurs vies, ou plutôt leur survie, quoi qu'il arrive.
En France, nous ne la connaissons que depuis peu, grâce à La Contre Allée qui a publié Tea Rooms (2021). Elle entre parfaitement dans la collection sentinelle qui porte « une attention particulière aux histoires et parcours singuliers de gens, lieux, mouvements sociaux et culturels ».
Il y a cette mère prisonnière qui entend son enfant pleurer malgré les murs qui la séparent de lui. Cette autre femme, sur un bateau en exil vers la France, qui va recueillir cet enfant qui n'est pas le sien pour qu'il ne meurt pas seul, car « mourir seul, c'est mourir deux fois ». Ou encore ces hommes qui recueillent ce petit bout d'homme qui, à 12 ans, a décidé de rejoindre le maquis. Malgré la dureté des situations vécues dans ces récits, l'autrice ne verse jamais dans le pathos.
Il y est question de cette humanité qui souvent ne tient qu'à un fil, qu'à cet instinct de survie, entre colère et espoir. Il s'agit pour chacun de trouver comment tenter de rester soi, garder ses convictions. Alors parfois la solidarité laisse place à la méfiance et la cruauté (ainsi ce groupe de prisonnières repérant « une balance » qui, tout en chantant des comptines, la rouent de coup). Luisa Carnés veille à ce qu'on n'oublie pas le passé, qu'on ne oublie pas ces enfants, hommes et femmes.
Un recueil tout aussi percutant que nécessaire pour se rappeler.
« Elle allait faire comme Manolo. Elle allait vivre debout jusqu'à la fin. La matraque de la prison pour mères n'allait pas la faire plier. Elle allait remplir son devoir en tant qu'Espagnole et en tant qu'épouse d'un patriote fusillé par le fascisme. »
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Mona Corona
de Michèle Standjofski
Éditions Le Bruit du monde
BD
«Ce sont nos plantes, vous savez, la vôtre, que je bichonne tout particulièrement et les autres, que j’ai apportées petit à petit…
...pour lui tenir compagnie ! Et pour purifier l’air… Elles sont toutes dépolluantes, vous savez ! »
Dans ce roman graphique, le premier publié au catalogue des éditions Le Bruit du monde, nous suivons Mona, une jeune femme déterminée à végétaliser la ville dans laquelle elle vit. Cette ville, bien qu’elle ne soit jamais nommée, c’est Beyrouth. Nous sommes en 2030, la ville est en ruine, le ciel est constamment rose car pollué par un gaz toxique, et les habitants ne sont plus libres de leurs mouvements. Vêtue d’une combinaison de protection, Mona va s’aventurer dans cette ville déserte, en bravant les couvre-feux et les interdits pour rejoindre autant de fois qu’elle le peut ses « petites chéries » les plantes à qui elle confie ses rêves et ses désirs pour l’avenir. Progressivement, son pouvoir de rébellion va attirer les foules et faire naître un collectif déterminé à végétaliser la ville. « Tu as déclenché une vraie épidémie, une belle épidémie de danse… C’est important ce que tu as fait, Mona… Les choses ne seront jamais plus les mêmes. »
Pour l’écriture, démarrée pendant le confinement, Michèle Standjofski s’est inspirée de divers évènements. Tout d’abord, la pandémie de Covid-19 dont on retrouve certains traits dans le récit : la peur de la contamination, les couvre-feux, jusqu’au surnom qui sera donné à Mona, Mona Corona. Le travail graphique est également intéressant : un noir profond vient contraster avec l’unique couleur de cette BD, le rose. Une référence à l’explosion de nitrates d’ammonium du 4 août 2020, qui a laissé une couleur rose dans le ciel de Beyrouth.
Michèle Standjofski nous livre ici un récit poétique et politique, qui questionne les problématiques environnementales, la privation de liberté ou encore le désir d’émancipation des femmes.
«J’y crois, oui. Ton projet va réussir, Mona ! Et il va faire boule de neige. Il va s’étendre à d’autres quartiers, à d’autres secteurs.»
Recension rédigée par Judicaëlle Pace.
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Pas d'équerre
de Judith Wiart
Editions Louise Bottu
«Je ne vois jamais les oiseaux manger le pain et boire l'eau que je laisse sur le rebord de la fenêtre de ma cuisine.
De même, qui sait à quel moment mes élèves se saisissent de ce que je laisse au bord, pour eux ? »
Il s'appellent Farah, Angelo, Idrisse, Sadmin, Bryan, Michaël, , Malik, Enzo, Iliès, Abdelkarim, Mehdi, Léa, Driss, Brahim, Laureline, Abdoullah, Ibro, Foued, Romain, Nadir, Mohamed, Faïssol, Dorian, Damien, Yassin, Angelo, Mamadi. Ce sont ses élèves en CAP maçonnerie ou menuiserie.
Certains sont mineurs isolés, la plupart fatigués (la fatigue comme expérience répétée), en apnée. Ils pensent avant tout à sauver leur peau. «La plupart d'entre eux ont été jetés là à l'issue d'un conseil de classe de fin de troisième parce qu'on ne savait pas quoi en faire».
Elle, elle est professeur en Lycée Pro. «Malgré tout les malgré».
Elle n'y croit presque plus mais quand même «encore un peu». «Même si c'est lourd, même si c'est fatiguant. Tous les jours, faire le job». «Je puise au plus profond de mon énergie pour créer l'élan de vie, l'élan d'intérêt, de curiosité».
Elle essaie de définir ce qu'elle est pour eux. «Si je ne suis ni la maman ni la putain, alors je suis autre chose» ; peut-être même est-elle, toute à sa manière, une entrebâilleuse (c'est moi qui néologise le terme) : «Je glisse mon pied dans l'entrebâillement et garde ouverte la petite zone dans laquelle on peut commencer à avancer ensemble. Ce passage possible entre la pensée plaquée et la pensée à peu près libre». Elle se démène avec ce qu'il est encore possible de faire, avec ce qui n'a pas encore été emporté par la réforme de trop. Avec beaucoup d’opiniâtreté certainement et peut-être aussi de l'audace. Comme conseiller à l'un la lecture d'Alexis Zorba de Nikos Kazantzakis, faire lire les livres de la sélection Kowalski, ou encore leur faire apprendre des textes de Mahmoud Darwich avec Schubert en fond sonore.
On retrouve dans ce livre la forme qu'on avait appréciée dans un de ces précédents recueils de poésies au titre déjà tellement significatif, Les gens ne se rendent pas compte (éd Le clos Jouve). Des miscellanées faites d'observation du quotidien, de capture d'instants d’accalmie (les 53 secondes de deux mains de garçon posées l'une sur l'autre), entrecoupées d'extraits de ses élèves produits dans le cadre d'ateliers d'écriture animés par Patrick Laupin, qui alternent avec des dépêches radio, des extraits de réforme («les nouveaux programmes de français et d'histoire-géo sans français ni histoire-géo») ou du Café pédagogique, de tracts sur la suppression de postes – contexte qui n'est pas sans nous rappeler l'approche résolument critique de l'Education Nationale de Nathalie Quintane (autre poète s'il en est) dans Un hamster à l'école (publié aux éditions de La fabrique). C'est là la reprise retravaillée d'extraits de texte dont certains ont pu paraître sur la page facebook de l'autrice, à l'instar de ce qu'a fait Fabien Drouet avec la "concaténation" de ses dialogues improbables avec sa grand-mère dans le recueil Je serai jamais morte (publié aux éditions des Lisières).
Même si l'autrice s'en défend («je n'ai jamais été une vraie militante»), certains passages ne sont pas sans nous rappeler la trilogie de Marie Cosnay, Des îles (paru aux éditions de l'Ogre), lorsqu'ils font état de l'exil, de ce qu'ont traversé ces jeunes pour en arriver là.
Le tout baigné d'incises qui font mouche, «Tu me dis que j'enseigne dans un quartier sensible mais alors dis-moi où sont les quartiers insensibles sur la carte du territoire ?» ; «Ils veulent inculquer le "vivre ensemble" à des gamins qui ne font que ça vivre ensemble, depuis leur naissance. Ces personnes qui ont fait des études pas ensemble, ont des maisons pas ensemble, ont des vacances pas ensemble, se déplacent pas ensemble, exigent que les autres, apprennent – c'est leur obsession – à vivre ensemble».
Et l'on sent à chaque coin de page une répugnance à une approche des choses et des destins qui serait par trop déterministe. («Pas de place pour l'espoir contient tous les possibles. Vois aussi : ne rien attendre ne signifie pas se résigner. Vois surtout : ne rien attendre libère de la somme des peurs inutiles, des angoisses paralysantes. Alors tu peux agir en toute tranquillité et laisser le soin à l'horizon de choisir des propres couleurs»).
Au détour d'une page, l'autrice nous révèle l'air de rien ce qui pourrait aussi tendre à préciser son rapport au monde, «Depuis l'enfance, j'ai toujours trouvé plus intéressantes les représentations du réel que le réel lui-même». Ainsi parfois, elle s'amuse que pour d'aucun, l'écureuil soit un renard.
Judith Wiart est tellement touchante en tant que prof-écrivaine, avec cette écriture à angles doux. Et quand bien même elle deviendrait «hôtesse de bar à ongles», on sait qu'elle ne manquerait pas une occasion d'y adjoindre de la poésie.
«Je fais le job. Je suis dans les clous.
Je suis à la lettre les Instructions Officielles.
Je lis de la poésie.
C'est inoffensif la poésie, non ? »
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Matlosa
de Daniel Maggetti
Editions Zoé
«Des fantômes de l’ancien temps, il est le seul qui m’intimide. Serait-ce parce que son chemin n’a pas été dévié que par la misère, mais aussi par les retombées de l’Histoire ? Puisque je ne sais pas répondre, essayons de faire sa chronique, on verra bien ce qu’il en ressort.»
Matlosa est un récit familial dans lequel l’auteur, Daniel Maggetti, nous fait voyager en Italie et Suisse italienne, pour tenter de faire la lumière sur l’histoire de son grand-père qu’il n’a pas connu. Assez vite, on se rend compte que c’est finalement l’histoire de plusieurs membres de sa famille maternelle qu’il tente de reconstituer et de comprendre, au travers d’une véritable enquête documentée qu’il nous partage.
Son grand-père, c’est Francesco, dit Cecchino. Né en 1883, benjamin de la famille, il est très vite devenu carbonatt, un charbonnier à Mura (province de Brescia, Italie), comme son père et ses ancêtres avant lui. On y découvre son quotidien et la dureté du métier. “Ils étaient en général confinés dans des endroits éloignés d’une heure ou plus de toute habitation, formant sur place une société temporaire dont Cecchino connut bientôt les arcanes“. Un métier qui pousse chaque famille à s’isoler géographiquement et socialement. Une vie également saisonnière et nomade, qui permettra à Cecchino de traverser la frontière à plusieurs reprises pour rejoindre une autre vallée, le Tessin (Suisse italienne) : d’abord temporairement avec son fils aîné, puis définitivement dans les années 1930 avec toute sa famille, la montée puissante du fascisme en Italie lui ayant fait perdre son travail. C’est à partir de ce moment-là qu’il devient un matlosa : une personne sans attache d’origine fixe, un étranger au pays.
Très vite, on découvre aussi le portrait de sa grand-mère maternelle, Rosa. Fille illégitime et enfant de personne née en 1886, elle a fini par croiser la route de Cecchino et par l’épouser. Un scandale aux yeux de la famille de Cecchino, car épouser une femme qui n’a rien, c’est n’être rien. Ensemble, ils vont vivre le déracinement chacun à leur manière. Quand pour Cecchino, l’exil fut un choix dont il s’est accommodé pour faire survivre sa famille, ce fut un drame impossible à surmonter pour Rosa : seule, reléguée aux tâches du quotidien, les rôles familiaux étant à cette époque bien définis, étrangère au dialecte du Tessin, il lui a été impossible de s’intégrer.
Un récit tout en finesse et poésie, mêlant habillement français et dialecte italien, où, au travers de l’histoire touchante de ses grands-parents maternels, Daniel Maggetti questionne plus largement l’identité, l’appartenance, et l’incidence de nos parcours de vies, choisis ou non, sur les générations futures.
“Vivre quelque temps dans un pays épargné par la guerre, couper du bois sous d’autres cieux, entendre une langue différente, voir au loin, depuis les hauteurs du Val Onsernone, l’étendue sereine du lac Majeur, est-ce que cela lui a ouvert des horizons ? Dans tous les cas, je présume que l’expérience lui a ôté la crainte de l’ailleurs, et l’a encouragé à ne pas rebrousser chemin devant l’inconnu.”
Recension rédigée par Judicaëlle Pace
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Je suis leur silence. Un polar à Barcelone
de Jordi Lafebre
traduction de Geneviève Maubille
Editions Dargaud
BD
« Qu'entendez-vous par « vie normale », Eva ? »
Dans sa précédente BD, Malgré tout, Jordi Lafebre avait fait le choix de débuter par la fin. Ici, nous retrouvons plus ou moins ce procédé : l'héroïne, Eva, psychiatre un tantinet décalée et extravagante, se trouve chez un collègue qui doit l'évaluer afin de s'assurer qu'elle est en capacité de conserver sa licence et d'exercer son métier. Pour cela il lui demande de retracer, dans les moindres détails, la semaine qu'elle vient de passer. Nous voilà ainsi transportés quelques jours plus tôt, dans une famille richissime, pour la lecture du testament de la grand-mère (de son vivant). Evidemment (rappelons-nous le sous-titre « un polar à Barcelone »), rien ne se passe tout à fait comme prévu, un homme meurt et c'est Eva qui découvre le cadavre. Elle qui avait déjà commencé, pour notre plus grand plaisir, à disséquer la personnalité de chaque membre de la famille, se retrouve à enquêter sur ce meurtre. Ceci ne plait ni aux frères et sœurs du défunt, ni à la commissaire de police, qui cherche par tous les moyens à l'écarter de l'histoire.
Pour décrypter cette énigme, la psychiatre puise dans la mythologie et chaque membre du clan Monturos se retrouve ainsi associé à un Dieu grec. Les enjeux de pouvoir, de domination, le côté prédateur des hommes (comme Zeus et Poséidon), la jalousie et la vengeance s'entremêlent.
Le personnage d'Eva est riche et attachant. Un brin hyperactive, elle n'a peur de rien et est
soutenue par trois femmes (parentes décédées) aux caractères bien trempés (sa grand-mère, une gitane et une combattante du temps de la guerre civile) qui n'hésitent pas à lui donner leur avis.
On retrouve le ton loufoque et tendre de la précédente BD.
Les illustrations révèlent avec humour les traits de caractère et émotions.
Une BD qu'on prend plaisir à lire, à la fois légère et plus profonde qu'elle n'y paraît à première vue.
« Dans cette famille, régnait un ordre similaire à celui qui régissait l'Olympe... Mais quelqu'un a voulu le bousculer en tuant Francesc. »
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La fin des coquillettes - Un récit de pâtes et d'épées
de Klaire fait Grr
Binge Audio Editions
«Que voulez-vous, il y en a qui lisent l'avenir dans le marc de café, moi c'est le patriarcat dans les nouilles, chacune sa croix...»
Il y a des livres comme ça qui déménagent et qui re-boostent. Nous avions aimé aux éditions Hors d'Atteinte, Comment devenir moins con en dix étapes de Quentin Delval, là, nous ressortons (j'aurais écrit « on », avant de lire le livre*) revivifié suite à la lecture de La fin des coquillettes.
C'est un livre au rythme enlevé, plein d'humour où nous (j'ai failli ré-écrire «on») apprenons plein de choses, tout plein de choses même. Au gré de vagabondages entre des pages de l'oracle Google (où il est fait dialogué entre eux certains commentaires d'insatisfaction de clients Amazon acheteurs de prunes séchées, de bouilloire électrique sans fil ou encore de petit landeau pour enfant) et celles de «Wikipédia-mon-amour», ainsi qu de références tout droit sorties de la «bibli Denis Diderot», nous oscillons entre quelques «inventaires pas -Prévert» et l'exploration de la «Mémoire Inutile» de Klaire fait Grr entre la satire des années '80 et celle de l'absurdie avancée de notre temps présent.
Il n'est qu'à voir comment les titres des chapitres sont rédigés («des pruneaux humides et de la poésie capitaliste», «des ventres de baleine et des soirées LinkedIn», «des règles du UNO et du cassoulet végétarien») ou quelques unes des illustrations (pensons à la «frise chronologique des événements prouvant la préméditation du délit» lié au dépeçage du chat de la Mère Michel) ou la quatrième de couverture (où nous apprenons en guise d'avertissement que «ce livre n'est pas ministre de l'intérieur. C'est déjà une grande qualité») pour avoir un aperçu du ton de ce livre tout en dérision et auto-dérision. C'est que sous la forme amusante de «petit point d'info» (avec force de «détails mi-navrants mi croustillants, navrillants disons pour mettre tout le monde d'accord»), beaucoup de choses très sérieuses ou horripilantes c'est selon sont explorées : ce que vient signifier en terme de cordialité trois lettres qui terminent paresseusement nos mails (cdt), l'origine du Brainstorming (on ne remercie pas Osborne), de la Chandeleur, de Lustucru, les charivari comme préfigurateurs des EVJF (enterrements de vie de jeune fille), l'origine pas très nette de l'expression «avoir la puce à l'oreille», les dessous de la chanson «il était un petit navire», l'histoire de James Barkley ou l'une des toutes premières fake news, la pseudo-théorie du Bourdon, l'histoire d'un certain nombre de parcs d'attraction pas très attractifs. Une entreprise qui vise sans être donneuse de leçon à débunker certaines légendes urbaines ou mythes tenaces. L'autrice se fait scrutatrice de «l'échec de la légende», à l'instar de Marco Polo ramenant les pâtes de Chine, de la «Vérité-Une-Et-Indévisible» des œuvres des frères Grimm, des sœurs Tatin etc. Un inventaire d'histoires qui peuvent paraître toutes plus ou moins extravagantes, gratinées, mais qui le plus souvent, en disent long sur les «vacheries faites aux femmes».
C'est une excellente idée que Klaire fait Grr ne s'adonne pas qu'à des podcasts sur Arte Radio ou Binge Audio ou à des spectacles de chansons-pas-chantées. Après Chattologie qu'elle a signé avec Louise Mey, sa contribution, via le recours à l'écriture livresque, au décryptage de notre monde qui dévisse, mal comme il faut, est précieux.
En guise de «chutence» («un truc mi chute, mi sentence»), je dirais simplement que c'était exactement la lecture qu'il me fallait ce lundi** pour bien démarrer la semaine.
« Et bien souvent, ceux qui flippent de voir des statues déboulonnées en nous brandissant comme argument leur prétendu amour de la pierre de taille d'origine nous agitent surtout au nez leur peur d'un monde un peu moins bouffi d'inégalités dégueulasses. »
*On apprend dans le texte que «"On" était, en fait, à l'origine un nom commun. Et pas n'importe quel nom commun, on, c'est homme, qui est passé par les orthographes hom et on. Notre on, notre universel est un homme. "On" est un homme. C'est bête, pour un truc universel, d'oublier une demi-platrée de l'univers».
**marche aussi pour les autres jours de la semaine.
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Gorge d'or
d'Anni Kytömäki
traduit du finnois par Anne Colin du Terrail
Editions Rue de l'échiquier
«J'entends derrière moi le doux gazouillis d'un rouge-gorge. Bientôt d'autres chant s'allument. Je les ai tous déjà entendus. Je presse mes mains sur mes yeux et tente de me rappeler le nom de chaque oiseau, mais décide ensuite que cela n'a pour l'instant aucune importance. On se rappelle plus longtemps les sons que les mots.»
643 pages, ce n'est pas rien... Mais il faut bien cela pour entrer, s'imprégner et commencer à comprendre la forêt finlandaise. C'est aussi ce qu'il faut pour aller à la rencontre, sans les brusquer, d'Erik, Lidia, Elsi, Malla, Olga, Anttu, Joël. Enfin, c'est sans doute le temps qu'il faut pour saisir l'insaisissable, approcher au plus près la limite entre réalité et imaginaire, la limite entre humain et animal («Elma disait que si l'on rampe autour d'un grand pin dans le sens inverse des aiguilles d'une montre en pensant très fort au griffu, on en devient un.»), ce qui fait de ce roman une fresque historique, écologique (comme l'ensemble des titres de cette remuante maison d'édition) et onirique.
En écrivant La reverdie, Louise Browaeys a souhaité, dit-elle, écrire un roman-buisson ou roman-jardin. Ici je dirais qu'il s'agit d'un roman-forêt, dense, parfois épineux comme les pins qui la peuplent, à d'autres moments tendre comme ses mousses (nous ne sommes d'ailleurs pas loin ici de l'univers de Mousse de Klaus Modick paru chez le même éditeur), puis dans lequel certains personnages s'enlisent comme dans ses tourbières. Les mots bruissent, chantent, s'envolent comme les multiples oiseaux qu'observe Erik, botaniste et zoologiste, ou encore tels les notes qui s'échappent de la flûte traversière d'Elsi. Le roman respire, la forêt aussi. L'auteur se plait d'ailleurs à la personnifier sans cesse, sans céder à une forme d'anthropomorphisme.
Alors que l'histoire cavale en ce début de 20ème siècle, que les soulèvements politiques et la guerre font rage ou ne sont pas loin, la forêt semble un espace où il est encore possible de suspendre le temps, être à distance de l'horreur. C'est ce que souhaite plus que tout Erik, mais la réalité le rattrape : son père construit des voies ferrées et exploite le bois, dans une course effrénée aux profits. Il faut arrêter cela, rendre la forêt intouchable, instaurer des réserves naturelles. De même pour les animaux qui la peuplent, vivre côte à côte, sans se déranger, sans domination (ici le rapport à l'ours – le griffu) peut nous rappeler celui existant en Inde avec les éléphants dans le très beau roman D'ivoire et de sang de Tania James, toujours chez le même éditeur).
C'est aussi l'histoire d'êtres qui ne supportent pas d'être trop ancrés dans le réel, alors la fuite n'est jamais loin : fuite dans les contes et l'imaginaire, dans l'alcool, dans le grand nord, dans des amours infinies, et bien sûr dans la forêt. Au risque de tout perdre et de sombrer.
Comme lors d'une balade en forêt où la lumière se faufile entre les feuillages, ce roman navigue dans un clair-obscur, teinté de mélancolie, dans lequel il est bon de cheminer lentement, tous les sens à l'affût.
«Les bouleaux borgneux et les sapins voilés d'usnée s'y dressent sans jamais dire un mot de tout ce qu'ils ont vécu, plus sages, en secret, que quiconque.»
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Shy
de Max Porter
Traduit de l’anglais par Charles Recoursé
Editions du sous-sol
“Il a tagué, sniffé, fumé, juré, volé, tranché, cogné,
fui, sauté, démoli une Ford Escort, détruit une
boutique, saccagé une baraque, pété un nez, planté
un couteau dans le doigt de son beau-père, mais
ça fait un bail qu’il n’a pas fugué. C’est du taf
et du stress.”
Lui, c’est Shy, un adolescent anglais sujet à des crises de violence, en plein décrochage scolaire et très malheureux. Un délinquant comme pourrait le qualifier la société. Nous sommes en 1995, âge d’or commercial de la musique Jungle. Viré de son lycée, Shy est placé à la Dernière Chance, un établissement spécialisé qui tente de remettre les jeunes accueillis sur une meilleure voie au travers d’une pédagogique novatrice.
“Imaginez un théâtre, une poignée de techniciens
mal payés dans les coulisses, et sur la scène une
troupe de comédiens imprévisibles et lunatiques”
Malheureusement, ce centre est menacé de fermeture pour être remplacé par des appartements de luxe. Avec cette nouvelle et l’ambiance particulière qui règne à la Dernière Chance entre les jeunes, tantôt amis, tantôt ennemis, Shy décide de fuir. Son objectif : l’étang voisin. Avec lui, il emporte son walkman avec sa cassette préférée ainsi qu’un sac rempli de cailloux, un sac qui “pèse une tonne”, qui porte le poids de son quotidien. De quoi laisser présager de l’issue de sa fuite.
Avec ce roman, Max Porter prolonge son exploration de l’enfance déjà abordé dans La douleur porte un costume de plume (2016) et Lanny (2019). Ici, il s’attache plus particulièrement à l’adolescence, grande période de transformation, notamment émotionnelle et psychologique, qui peut plonger certains adolescents dans une grande souffrance et les couper petit à petit du monde faute de trouver une façon de communiquer avec les adultes.
C’est notamment le cas de Shy, que nous suivons le temps de sa fugue. Un temps pour explorer son passé et comprendre qui il est, au travers des multiples voix dans sa tête se mêlant à ses propres souvenirs. Ses pensées font très vite apparaître d’autres personnages : sa mère, son beau-père, ses éducateurs, ses camarades, un journaliste faisant un reportage sur le centre... Autant de voix qui vont et viennent, caractérisées dans le texte par l’utilisation d’une typographie propre : une police différente, un jeu sur les tailles de caractères, sur la ponctuation, un texte en recto-verso qui pousse le lecteur à reconstituer les phrases... L’écriture est très singulière et rythmée, comme le tempo de la musique Jungle qu’écoute Shy sur son trajet et des 170 battements par minutes qui caractérisent cette musique.
Pour vous plonger dans l’ambiance de ce récit, nous vous conseillons de retrouver votre meilleure playlist de 1995. Bien que le récit soit court, il est nécessaire de prendre le temps dans votre lecture, tant elle bouscule, questionne et émeut.
Un roman coup de poing !
«Il aimerait arrêter d’avoir des hauts et des
bas. Il aimerait arrêter son esprit. L’éteindre.
Il aimerait dormir pendant des jours sans faire
de rêves. Il aimerait avoir dix-huit ans,
pouvoir s’acheter une bouteille de Captain Morgan
et un paquet de clopes, se poser quelque part
sans personne et ne pas penser».
Recension établie par Judicaëlle Pace, stagiaire à l'Esperluette
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Plainte contre A
Plainte contre A
de Valentina Casadei
design de couverture & d'écrin : Pascaline de Glo de Besses
Editions Maintien de la Reine
Nouvelle poétique
«Je ne suis pas un train
Je ne suis pas une maison
Je ne suis pas un camping-car
et je ne suis pas un hôtel
mais mon corps bouge
m'appartient
puis-je être considérée comme un bien meuble, inspecteur ?»
Porter plainte est tout sauf un jeu, mais Valentina Vasadei, dont on apprend quelques unes de ses influences en fin d'ouvrage (Alda Merini, Chandra Livia Candiani et Kae Tempest), s'en amuse. Tout comme Fabien Drouet s'amusait dans Je Soussigné (aux éditions La Boucherie Littéraire), à faire de fausses attestions dérogatoires de sortie.
La protagoniste se rend au Commissariat, apparemment pour un vol de portefeuille, mais on s'aperçoit vite que c'est de bien plus dont il s'agit. Elle a des comptes à régler et s'adresse à un inspecteur consacré tout entier à son clavier pour consigner sa plainte. Ce ne sera pas une plainte contre X, mais une variante, contre A. A l'imposteur, A celui avec qui elle a eu quatre mois de relation toxique. Au moment du dépôt de plainte, sept mois la séparent de la séparation d'avec son ancien compagnon.
Ce n'est pas seulement une plainte pour vol, mais la longue plainte dont il est question, coche toutes les cases des motifs qu'on peut invoquer pour la plainte contre X «vol simple, vol avec violences, dégradations volontaires, filouterie, délit de fuite, usurpation d'identité, appels téléphoniques malveillants, escroquerie, abus de confiance», autant de catégories juridiques, accompagnées de leurs définitions qui ouvrent chaque partie. La goujaterie ne répondant pas entièrement à une qualification juridique n'a pas été retenue. Idem pour la spoliation («Il a utilisé mon shampoing, le dentifrice, le savon, il a mangé mes pâtes, le riz, la sauce tomate de ma mère, a dormi dans mon lit») qui n'a pas pu être caractérisée.
La plaignante a, dans son malheur, la chance de tomber sur un inspecteur tout à l'écoute : elle puise «dans la base de données de (son) coeur») pour lui livrer ses meurtrissures. Pour dire l'indicible : «Et ce que l'on ne voit pas ? Comment le décrire ? Le juger ? Le condamner ? ». Elle déverse sa souffrance («j'ai nagé la brasse dans l'abime noir avec moi, il y avait également une pieuvre, je n'étais pas seule»), elle crie à la trahison. Elle en appelle à de la considération, à de la compréhension («L'inspecteur finit par taper quelque chose, et dans la fragilité de ce silence, dans sa crispation de papier de soie, j'attends ce mot que j'ai reçu de tant de personnes, ce mot de compréhension»). Contre la réification et la capture (ou l’ensorcellement - «ce regard fou et envoutant») dont elle a fait l'objet («cela le dérangeait que je ne sois pas ce qu'il voulait, que ma nature ne correspondait pas au fantôme de ce que j'aurais dû être pour lui : une petite poupée souriante qui ne demande rien»), et au prix d'une volonté chevillée au corps («ça coûte tellement d'effort se remettre sur les rails»), elle se reprend en main, «remonte à la surface» et cartographie la nature des atteintes et de l'emprise qu'elle a subies.
Et à la toute fin, advient la chute qu'on n'attendait pas, pareille à une «précieuse ambivalence».
On se laisse prendre par la puissance tourbillonnante du vers libre, par l'humour délicieux de l'autrice, et l'on prend plaisir à lire ce bel objet magnifié par Pascaline de Glo de Besses. Dans cet écrin s'est intercalé un subtil erratum, il pourrait passer pour inaperçu s'il n'était pas à ce point soigné (avec un gaufrage en partie), ou comment, à l'instar du kintsugi, sublimer une erreur de frappe ou d'impression. La classe les Editions Maintien de la Reine !
Il est des livres qu'on lit d'une traite parce que, certes, le format le permet, mais aussi et surtout parce qu'il vous happe littéralement. Plainte contre A fait partie de ces rares.
«Je veux
retrouver
ma
putain
de
vieille
façon
de
voir
le
monde»
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Hors d'atteinte
de Marcia Burnier
Editions Cambourakis
“Elle rêve qu’elle sombre, que le trou noir l’engloutit tout entière, la coupant du monde sans qu’elle puisse articuler un mot.
Elle rêve qu’elle disparaît.”
Avec ce roman, Marcia Burnier nous propose de suivre la lente reconstruction d’une femme, Erin, après une relation amoureuse toxique avec un homme manipulateur. Un homme qui est parvenu au fil des années à la convaincre qu’elle était fragile et totalement invisible.
Après s’être rendue dans un centre d’aide psychologique, Erin prend la décision courageuse de quitter son compagnon, sa ville, Paris, et de partir s’isoler dans un lieu nouveau, neutre de tous souvenirs et de connaissances. C’est accompagnée de son chien, Tonnerre, qu’elle se retrouve ainsi dans un petit village des Pyrénées.
En communion avec la nature et au détour de magnifiques randonnées en montagne, Erin va petit à petit avancer pour tenter de reprendre le contrôle de sa vie, de ses pensées et de son estime de soi. Un chemin lent et sinueux, fait de hauts et de bas, de périodes d’angoisse et de dépassement de soi. Elle croisera également sur sa route d’autres femmes, Aria, Janine ou encore Catherine, qui l’aideront à se libérer de ses blessures et à comprendre qu’elle existe bel et bien.
Au travers d’une écriture simple et sans pathos, Marcia Burnier explore la question des violences psychologiques et des blessures invisibles qu’elles laissent. Un roman court et profond qui touche le lecteur dès les premières pages tant le personnage d’Erin est attachant, sensible, mais surtout puissant. On chemine avec elle, comme une belle randonnée en montagne.
Si le cœur vous en dit, prévoyez un tour à la Pique d’Endron et posez-vous au sommet pour entamer la lecture de ce roman.
“Erin est vivante. Il y a des hauts et des bas, rien n’est linéaire, elle y a laissé des plumes, elle a perdu des années de sa vie mais elle est debout, plus solide qu’elle n’aurait jamais cru. Elle a survécu et elle trouve, au fur et à mesure que les éclairs illuminent la pièce, qu’elle peut en être fière.”
Recension écrite par Judicaëlle Pace, stagiaire à l'Esperluette
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Au gré du vent
de Mapi et Emanuele Benetti
Editions A2MIMO
album jeunesse
«Tout était comme d'habitude. Mis à part un petit courant d'air qui se faufilait sous sa veste, et soulevait de petits amas de poussière autour de ses chevilles.»
Cela commence par un brin de vent qui se transforme en fortes rafales. Les habitants du village jusqu'alors bien paisibles ne dorment plus, sont décoiffés, et le balayeur n'en finit pas de ramasser des feuilles au lieu d'aller à la pêche. Le pâtissier quant à lui observe cela d'un œil un peu distancié. Il faut construire un mur !
Cette histoire nous raconte comment les êtres humains cherchent à lutter contre les intempéries, quitte à se couper de la nature. Fort heureusement sa beauté les ramène à la raison... mais peut-être pas pour si longtemps...
Il y a quelque chose d'un peu désuet dans ce village qui le rend très attachant. Les illustrations en graphite créent des ombres et nuances qui viennent habilement adoucir la grisaille de la ville et c'est le vent (ce vent frippon de Georges Brassens qui «rebrouss' les bois, détrouss' les toits, retrouss' les robes») qui apporte la touche de couleur, ce vert si lumineux associé à la nature. Les personnages, tout ronds et très expressifs, sont plein de bonhommie et il se peut bien que le jeune lecteur aient envie de les faire discuter et leur donne vie.
Pas très étonnant que cet album soit accueilli dans le catalogue d'A2MIMO dont la ligne éditoriale vise à éveiller la curiosité des enfants pour (re) découvrir le monde qui les entoure. Prise de conscience qui est aussi celle des villageois lorsqu'ils découvrent des fleurs juste de l'autre ôté du mur.
Une histoire qui fait méditer sur notre rapport à la nature.
«Finalement, le vent qui faisait claquer les volets, qui avait ébouriffé les cheveux, et qui faisait voler les feuilles, avait aussi apporté quelque chose de beau ! »
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Nourrir la pierre
de Bronka Nowicka
traduit du polonais par Cécile Bocianomwski
Editions Corti
poésie
«Si on pouvait attacher comme deux bouts de ficelle le jardin de maintenant et celui du passé...»
Quel délice de se plonger dans les curieuses observations que nous partage cet enfant. Il nous emmène, l'espace de quelques instants, auprès des siens (père, mère, grand-père, grand-mère, arrière-grand-mère) qui interagissent avec une galerie d'objets (peigne, armoire, un sac de boutons, des poches, des chaussures, des cuillères, un bâton, des poupées, une valise en carton) – «chaque objet dans cette rivière cherche sa main, chaque homme sur le bord cherche son objet». Le tout en prise avec le temps qui passe («on ne peut pas remonter le temps avec une cuillère»), en référence aussi au temps de l'enfance qui ne s'abolit jamais complètement (l'arrière-grand-mère aime rien tant que s'y loger) : «le temps, ce fond sur lequel les choses passent d'un côté à l'autre». C'est ainsi qu'«il y a des jours où mon père cesse d'avoir lieu et où toute sa narration passe sur les choses».
A portée de ressentis («la bouche béante, d'où fume sa sidération face au monde»), à commencer par une omniprésence de la tristesse («Le travail de la tristesse consiste à venir et à être là. Rien d'autre» ; «la boule de tristesse se repait du mot glacial 'impossible' » ; «La tristesse s'étendit sur une chaise-longue et se mit à lire»), l'enfant est en position d'observateur avancé, il s'imprègne des attitudes, des postures, des cocasseries de ses aînés, comme s'il les avait enfermées dans une petite boite à étonnements.
Il a quelques fixations, la mort n'est jamais très loin, mais aussi tout ce qui a trait au corps (chorégraphie de ses doigts pris en main par son arrière-grand-mère), à la peau («pour avaler la tristesse, il ne suffit pas de la laver. Il faut lui éplucher la peau») ou encore à l'articulation-désarticulation des membres («Mes jambes n'iront plus nulle part. Il les a nouées aux chevilles avec une ceinture de peignoir»).
Au milieu de bouts d'expériences et d'observations amusées, l'enfant se consacre à nourrir une pierre («la pierre toute entière n'est que bouche»). Cette pierre qu'il aime rien tant que sucer sous sa langue, et qu'il aimerait nourrir de tomates.
Ce texte nous évoque tout autant les univers de Bérangère Cournut, de Laura Vasquez ou encore de Fabien Drouet. Un combo original et garant d'une imagination débridée.
Plongée contorsionniste et poétique dans une infusion de souvenirs («le nombril de la mémoire de soi») tirés d'un minuscule monde. Une écriture qui prend «appui avec les jambes sur la vie».
A lire absolument.
«Ce sont les choses qui vérifient si avec un brin de bonne volonté, on ne pourrait pas transformer cette scène en comédie».
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Fichu c'est fichu - ou - l'histoire d'un homme qui voulait faire les travaux domestiques
de Wanda Gag
Editions Ymagier/Ypsilon
“ Tout ce que tu fais c’est traînailler et traînasser dans la maison, vaguement. Y a surement rien de dur dans ces choses-là.”
Fichu, c’est fichu est un petit format illustré de Wanda Gág (dessinatrice, graveuse et lithographe américaine), paru pour la première fois en 1935 sous le titre Gone is Gone ; or the Story of a Man Who Wanted to Do Housework. Un conte qui déjoue les stéréotypes de genre et aborde la question de la charge mentale bien avant l’heure : on oublie ici la belle princesse sauvée par son prince charmant.
Il était donc une fois un couple de paysans : Fritzl et Liesi, accompagnés de leur petit bébé, Kinndli, et d’un chien, Spitz. Chaque journée, Fritlz travaillait aux champs et Liesi s’occupait des tâches ménagères quotidiennes. Toutefois, Fritzl était convaincu de travailler plus dur que sa femme. Ni une, ni deux, Liesi lui proposa d’échanger leur place. Dès le lendemain démarra alors une rocambolesque journée pour Fritlz. Lui qui s’attendait à s’allonger sur l’herbe et surveiller sa fille tranquillement et paisiblement, ne fut pas au bout de ses surprises : un chien qui vole des saucisses, un enfant qui renverse la baratte, une vache qui glisse d’un toit... Autant de situations burlesques qui lui permettront de se rendre compte des difficultés des tâches domestiques et vouloir sans plus tarder retrouver ses anciennes occupations.
“Oh Liesi, Liesi !, bafouilla Fritzl, t’as raison - ton travail à toi, c’est pas si facile.”
Wanda Gág, au travers d’une écriture et d’un dessin très humoristiques, nous retranscrit avec brio cette fable contée par sa grand-mère lorsqu’elle était petite fille. De quoi nous donner envie de se replonger dans nos propres souvenirs d’enfances de lecture...
Un récit à partager avec ses proches, qui peut plaire tout autant aux adultes qu’aux enfants.
Recension écrite par Judicaëlle Pace, stagiaire à l'Esperluette.
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La salamandre et le bouchon de champagne
de Bérangère Cournut & Astrid Jourdain
Editions Le Tripode
conte
«(Voilà, c'est parti)»
On connaissait déjà le goût de Bérengère Cournut pour ses univers oniriques. Cette fois-ci elle propose une courte histoire qui plaira tout autant aux enfants qu'aux plus grands. Le conte classique de la belle princesse courtisée par des chevaliers qui doivent montrer leur courage est ici revisité pour faire se rencontrer le monde humain et celui des animaux (rappelant ici les fables). A vrai dire, les humains ne sont pas longtemps présents mais cela suffit à l'autrice pour écorner la figure souvent trop lisse de la princesse, ici jalouse et prête à tuer, et rendre plus humains et sensibles les chevaliers qui ont ici la larme facile. Elle donne ainsi la part belle aux animaux des bois (les lapins aux grands oreilles, le renard à la queue touffue, mais aussi oiseaux, biches, sangliers, grenouilles...) et à deux escargots-chevaliers, au service du sorcier pendant un temps (leur bave est précieuse pour les différents sortilèges) et qui vont tenter de se donner un rôle important lors de leur retour dans leur contrée natale (le bois de la salamandre justement). Ces deux compères toujours un peu en retard (il faut dire que ces animaux ne sont pas connus pour leur rapidité – on a ici en tête par exemple ces escargots de Prévert partis à l'enterrement d'une feuille morte et arrivés au printemps) et pas bien malins (quoi que...) veulent passer pour les sauveurs de la salamandre. Pour notre plus grand plaisir, ils se retrouvent pris à leur propre jeu.
Si le sous-titre est « une histoire féroce », il s'agit tout autant d'une histoire pleine d'humour et le ton décalé rend la lecture de ce conte particulièrement savoureuse.
Pour venir enrichir encore le parcours du lecteur, il faut compter sur la typographie d'Oskar qui nous permet presque d'entendre la voix des personnages mais aussi les silences. Enfin, les illustrations en trois teintes d'Astrid Jourdain rendent la nature encore plus luxuriante et sensible.
Quant au bouchon de champagne du titre, il faudra aller jusqu'aux toutes dernières pages pour comprendre le lien... A vous de le découvrir !
Et comme cette histoire se lit vite, on a plaisir à la lire et la relire, s'attardant chaque fois sur des épisodes et des détails différents.
«Comme ils avançaient lentement, les deux compères avaient le temps de réfléchir à la suite qu'ils allaient pouvoir donner».
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Vendredi, Au jour le jour
d'Anouch Paré
Editions de l'Oeil d'Or
«je suis libre, je suis nu.e, je suis seul.e sur un caillou introuvable dans l'océan sans soif et je veux m'éprouver».
Pour découvrir les sous-titres, il faut déjà ouvrir le livre : «Carnet d'un.e démissionnaire. Commentaire pour un documentaire animalier».
Le personnage qu'on suit, il ou elle, ça n'a pas d'importance, se familiarise avec un îlot où il ou elle compte bien vivre, survivre. Il ou elle a dû vider son compte en banque pour en arriver là.
Ça prend des allures de revisite de Robinson Crusoé, ou de Vendredi ou la Vie est Sauvage. On croit avoir tout lu là-dessus mais on se trompe. Ce livre n'est il pas dédié «à celles et ceux qui savent ne pas savoir» ?
Un «avant-goût» vient nous cueillir avant même de débarquer sur l'île, avec une liste à la Prévert de «Jamais plus» (Jamais plus je ne boirai du Coca, Jamais plus je n'aurai à cliquer sur «accepter les cookies», Jamais plus je n'aurai à n'éteindre la télé ni à l'allumer (…), Jamais plus je n'aurai à dire NOUS»).
Un besoin de couper semble prévaloir à la démarche, de s'expérimenter seul.e «dans le monde réel du vivant avec un grand V», de se confronter «à la nature comme avant». Car tel est le projet de cet.te exilé.e volontaire : «s'exiler pour se sentir vivre», à distance de NOUS et à la rencontre de soi, dans un temps où «rien ne presse», un «au jour le jour pacifié».
Sauf que bien vite des rats émargent sur la liste des présents, puis une chèvre et un chevreau, un oiseau, un chat, puis bientôt Gros yeux et un bouc (toute référence étant fortuite...). «L'autre est là, quelque part, tapi.e sur mon îlot. S'il vous plaît ! C'est moi l'unique sauvage ! ». Une communauté de vie fragile s'organise, une complicité se fait jour : «Nous nous comprenons sans mots, nous sommes les mêmes presque, des semblables, maintenant qu'il est possible de dire : NOUS – sans les autres».
Une réinvention actualisée de robinsonnades un peu trop bien connues, et de cette recherche exténuante d'un nouveau commencement ré-ensauvagé. La satire qui est déployée paraît ici d'un grand secours quand affleurent en sous-main des questions philosophiques autour de la continuité du Vivant, des formes de cohabitation dans un environnement de plus en plus contraint et à l'heure de l'Anthropocène.
Le texte emprunte à la forme théâtrale dans l'organisation des dialogues, dans la scansion des jours qui passent. Pas vraiment étonnant quand on sait que l'auteure est comédienne et metteuse en scène.
Les pourfendeurs de l'écriture inclusive devront tracer leur route, sous peine d'être bousculés par la présence du point médian, petit point qui vient jusqu'à s'incruster malicieusement sur la première de couverture, s'intercalant entre le titre et le nom de l'autrice.
Une fable qui nous évoque les univers et tonalités de Bérangère Cournut, tant du point de vue poétique que parfois absurde. Une lecture revigorante dont le format permet de s'intercaler dans plein d'espace-temps.
«C'est une nappe de nacre où rayonne une paix radieuse».
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Blackout
de Gabriel Henry
Editions du Panseur
«Ne jamais tout à fait comprendre ce qui lui arrive, se sentir dépassé par les événements, même les plus infimes, est devenu pour Ulysse une habitude.»
Ulysse ne sait qui il est, ni ce qu’il lui est arrivé. Couvert de bandages et ecchymoses, il débarque, avec Ariunaa, sa compagne, en Mongolie. Il va passer sa convalescence dans le village des parents de cette dernière. Est-ce le choix d’un lieu-ressource ? Une fuite ? Sans en savoir plus que lui, nous comprenons rapidement qu’il s’agit sans doute d’un peu des deux. La connexion qu’il n’arrive pas à faire avec lui-même va se créer peu à peu avec la nature qui l’entoure. Ainsi, l’odyssée d’Ulysse ne se fait pas dans les îles inconnues de Méditerranée mais prend la forme d’un exil contemplatif au cœur des steppes de Mongolie. C’est ainsi avec beaucoup de plaisir qu’on devine tout d’abord ces grands espaces par la fenêtre puis le jardin des parents d’Ariunaa. Le village fait office de «navire inaudible et pourtant traversé de vie», mais aussi d’îlot au bord «d’un autre genre d’océan qui l’émerveille et lui inspire autant de crainte respectueuse que les grandes étendues d’eau salée». Jusqu’au moment où il est autorisé à sortir et peut voir de ses propres yeux. Ulysse découvre, par un contact multi-sensoriel cette nature propice à la méditation. Le temps devient alors élastique («chaque jour est immense, ample, gonflé comme s’enflent les voiles d’un trois-mâts dont le vent se saisit pour ne plus le lâcher»), le présent devenant le seul moment réellement existant pour lui. Par procuration, le lecteur à son tour s’emplit de la lumière : jaune, miel, sans possibilité d’ombre («ce qui frappe Ulysse, c’est l’absence d’arbres. Ou plutôt leur extrême rareté.») et qui parfois laisse place soudainement à l’obscurité annonçant de terribles orages. Se nourrit de la nuit («tôt, lumières et sons s’effacent devant ce territoire sacré et jusqu’aux premières lueurs de l’aube, plus rien ne vient heurter les grands pans d’ombre épaisse»). Eprouve ce «cocktail de senteurs, d’herbes mortes, de poussière ancienne, de pierraille et de terre argileuse lavées au grand air», humer l’air «comme si [on] le sirotait, infusé à l’eau chaude». Ecoute de nouveaux bruits, ceux des hautes herbes («cela grésille, étincelle presque, cela éclate à chacun des mouvements»), des animaux, des hommes.
Ulysse voudrait aussi entendre la voix d’Aryunaa, comprendre ce qui lui est arrivé, pourquoi il est ici. Mais Aryunaa semble empêchée, retarde ce moment, préfère s’activer et éviter ce moment où tout basculera.
Une plongée méditative qui fait de ce récit un remarquable premier roman.
«Etranger au carré – à cet endroit et à lui-même – il a perdu tous les nords et ne maîtrise rien, ou si peu, un état de fait qu’il s’étonne d’avoir si rapidement et facilement assimilé.»
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A cause d'une fleur
de María Medem
traduit de l'espagnol par Alejandra Carrasco Rahal
Editions Rackham, collection Le Signe Noir
BD
«J'allais me résigner à m'abandonner à la nostalgie quand j'ai trébuché».
Besoin d'une parenthèse, de larguer les amarres tout en restant avachi sur votre sofa ? Cette BD est faite pour vous.
María Medem nous entraine avec Antonia dans un bout de terre aux couleurs chatoyantes, hypnotiques. Un ravissement de couleurs qui inondent. Une déferlante de couchers de soleil orangés.
Elle se retrouve seule et prend toute la mesure et la difficulté de l'exercice de la complète solitude. Contemplative, au risque de se vider «à force d'éparpiller (son) ombre un peu trop partout», au risque de perdre pied à n'entendre que l'écho de ses propres cris. Seuls quelques rares geckos et chiens semblent trainer par là. La fertilité de la terre semble avoir déguerpi.
Antonia se crée quelques rituels : aller sonner les cloches, se rendre auprès de la fleur, une unique fleur, sa fleur qui «danse à contre temps du vent», une fleur aux pétales d'un rouge vif et au pistil en forme de citron. Cette fleur dont elle prend le plus grand soin, à l'instar du Petit Prince, et qu'elle aimerait tant voir se démultiplier. Puis, quand elle n'est pas prisonnière des réminiscences de son passé, une plus grande porosité avec ce qui l'entoure advient, et c'est cet environnement qui la fait changer : tout comme elle est unie à sa fleur, «ce lieu et moi ne formons qu'un».
Puis c'est la rencontre inattendue avec l'Autre, Manuela, celle qui compose et reproduit tous les sons. «Elle passe sa vie à mimétiser, assimiler et reproduire tout ce qui existe et qui l'émeut pour le conserver dans le temps». Manuela l'amène, à travers un parcours labyrinthique où «rien ne semblait être placé là au hasard», vers les siens, vers la recherche de ce que peut bien vouloir signifier les miroirs merveilleux dont sa tribu est dotée, vers une possibilité de réenchantement d'un monde fait de désolations infinies.
Maria Medem prend plaisir à jouer.
Avec les ombres.
Avec des stries colorées projetées un peu partout, des stries comme des sons, comme des racines, comme des éclairs, comme une lame glacée, comme des trainées de nuage.
Avec une grammaire des cases aux multiples configurations, qui permet de zoomer, dézoomer, de sonder l'intime. 24 cases et c'est toute une décomposition-recomposition des gestes, des souvenirs à laquelle nous avons affaire, cela confine au sublime.
Avec des références au flamenco dont les traces sont délicieusement parsemées.
On retrouve le voyage initiatique, les accents oniriques et colorés des Pizzlys de Jérémie Moreau, l'exploration touchante des âmes en peine façon Marion Fayolle, notamment quand Antonia se saisit d'un miroir pour sonder ses reflets et retrouver sa fleur. Une poésie visuelle des plus touchantes.
Grâce au pouvoir d'une fleur, un moment de lecture «doré et immense». Epatant.
«L'air est un fin voile tissé de gouttes de rosée. Le froid gerce mon visage de fins traits quasi invisibles. Le soleil me les soigne».
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Alors nous irons trouver la beauté ailleurs, gymnastique des confins,
de Corinne Morel Darleux
Editions Libertalia
«Je n'ai jamais autant eu l'impression que le passé nous écrivait depuis le futur».
Dans son précédent essai, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (mais quel titre, je le redis!) qui s'est écoulé à plus de 40000 exemplaires, il était déjà question de beauté dans le titre, terme que l'on retrouve dans le nouveau livre de Corinne Morel Darleux, Alors nous irons trouver la beauté ailleurs, gymnastique des confins. C'est que Corinne Morel Darleux est mue par la beauté. Il en est aussi pleinement question dans ses écrits pour la jeunesse, à commencer par Là où le feu et l'ours, chez le même éditeur ou encore Le gang des chevreuils rusés au Seuil Jeunesse, un court essai dans la collection ALT chez La Martinière jeunesse, Etre heureux avec moins ? Et parce qu'elle est une brouilleuse de frontière, Corinne Morel Darleux vient de faire un livre 45 tours «Manifeste Tectonique Bestaire Erotique» dont elle signe les textes et la voix aux côtés de mastO à la musique et Elizabet Saint Jalmes aux dessins. Absolument réjouissant.
Toutes ces contributions peuvent être vues comme autant de tentatives pour «résoudre la dissonance récurrente entre le bonheur qu'[elle] éprouve à être vivante et le sentiment d'accablement qui [la] saisit quand [elle] regarde le monde».
Dans ce nouvel essai, elle explore une cartographie des confins. Ayant été amenée à séjourner en Inde un mois durant, elle tire un certain nombre d'étonnements et d'enseignements qu'elle nous partage. «Cette gymnastique des confins qui consiste à effectuer des aller-retours entre ici et ailleurs, entre hier et demain, est le meilleur moyen de ne pas rester enfermés dans nos cadres de pensée». Cela provoque aussi un «bougé en soi» qui ne passe pas forcément par un voyage.
Corinne Morel Darleux excelle à sa manière dans sa capacité à identifier des boussoles «par grands vents», «quand tout dévisse si massivement», comme le font à leur manière Philippe Corcuff et Mona Chollet (pas mal de résonances avec ce que Mona Chollet écrivait déjà en 2006 dans La tyrannie de la réalité). Différents auteurs inspirants sont mobilisés pour faire un pas de côté, ainsi, pour les plus significatifs en termes de citations, sont tour à tour convoqués, Barbara Kingsolver, Arundhati Roy, Amitav Ghosh ou encore Rosa Luxembourg et Ursula K. Le Guin. C'est que«cette déambulation littéraire, politique et géographique navigue entre l'essai, le récit de voyage et le journal».
A partir de sa ghesthouse, elle décrit comment elle se laisse «approprier par le territoire» et dans quelle mesure, avec le dérèglement climatique, «les tropiques sont en train de se rapprocher».
Comment aussi, «quand notre propre réalité nous fait défaut», «les fictions ont un rôle majeur à jouer dans la fabrique de notre rapport au monde», poursuivant la réflexion «pour nourrir soigneusement nos imaginaires» initiée dans le numéro de Socialter dont elle avait été rédactrice en chef et qui est aussi explorée avec gourmandise par Alice Zeniter dans son livre Toute une moitié du monde. «Ecrire un roman vous donne l'impression de gambader joyeusement dans la prairie de l'incroyable-liberté-de-la-fiction».
Corinne Morel Darleux se place, à la fin de ce petit livre remuant, plus résolument sur le registre politique, invitant, pareille à la trajectoire qu'elle a empruntée, à passer du programme à l'action, invitant à être plus sur des logiques préfiguratives (notion empruntée à David Graeber), performatives et offensives, sans renoncer «au besoin de confins où s'échapper et d'ailleurs où aller trouver la beauté». «De lieux où se retirer en silence, d'espaces où il est possible de rêver plus loin, de terriers où s'inventer d'autres réalités, de livres qui évadent ou élèvent la pensée, et de poches bien profondes où enfoncer les mains».
De livres il en est beaucoup question tout au long de cet essai, qui est aussi un magnifique plaidoyer pour la lecture. Le roman, comme un refuge, «un puits intarissable de lignes de fuite et d'imaginaires», mais aussi «un milieu de vie».
Une écriture qui brode de nouvelles perspectives.
«Face à la douleur du monde, face à ce système qui oppresse, détruit, tourmente les chairs et les esprits, les encombre d'angoisse et de mélancolie, il faut se munir d'aménité, faire assaut d'imagination et d'élégance».
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Le portrait de mariage
de Maggie O'Farrell
traduit de l'anglais par Sarrah Tardy
Editions Belfond,
«Dans sa tête, elle était la tigresse, se mouvait sur ses pattes puissantes, inspirant de la terreur à quiconque la voyait».
Après le très remarqué Hamnet, paru en 2021, Maggie O'Farrell revient avec un roman historique autour de Lucrèce de Médicis, Le Portrait de mariage. Lucrèce a quinze ans lorsque sa sœur Maria décède et qu'elle se retrouve promise à l'homme qui aurait dû l'épouser, le duc de Ferrare, Alphonse. Sans autre alternative que de quitter la Toscane et sa nourrice avec qui elle entretenait un lien particulier, Lucrèce débute une nouvelle étape de sa vie en tant que duchesse de Ferrare.
Souhaitant immortaliser la beauté de son épouse, le duc ordonne que soit fait un portrait de mariage. Lucrèce, qui affectionne particulièrement l'art, se réjouit de cette initiative. Mais progressivement, elle perçoit que la caractère imposant et strict de son époux ne lui laissera pas beaucoup de liberté, autant dans cette tâche que dans sa vie en général. Rapidement, le devoir principal d'une épouse la rattrape : donner vie à un héritier («Tous ici brûlent du désir, du besoin de voir grandir en elle un être, de savoir que la descendance est assurée. Ils la voient comme une porte d'entrée, comme la clé de la survie de leur famille»). Alors que cette responsabilité l'accable et que les yeux de la cour se tournent vers elle avec de plus en plus d'insistance, son mari décide de les isoler dans une forteresse de campagne. Lucrèce comprend alors que, derrière ses apparences cajoleuses, le duc n'a qu'une idée en tête : l'assassiner.
L'histoire suit Lucrèce depuis son enfance jusqu'à sa vie d'épouse, son parcours en tant que troisième fille du duc de Toscane puis duchesse de Ferrare. Quelque peu mise à l'écart du reste de la famille pour son tempérament, Lucrèce s'imagine que sa nouvelle vie pourrait n'être que meilleure lorsqu'elle s'acclimate à son nouveau lieu de vie loin de la cour de Ferrare. Tout change lorsqu'inévitablement, Alphonse et elle font leur entrée officielle à la cour.
Maggie O'Farrell nous dépeint ici la vie d'une jeune femme au caractère fort, au cœur de la Renaissance. Le sort de Lucrèce prend un tout autre chemin sous la plume pleine de suspense de l'autrice qui rend ici hommage à la figure d'une enfant Médicis quelque peu oubliée. Maggie O'Farrell signe avec ce nouveau roman une brèche entre réalité et fiction qu'elle manie avec brio.
«Peut-être est-ce à cause de ce sentiment d'incorporalité, de déplacement, mais tout se passe comme si ses sens étaient soudain aiguisés, comme si elle était déjà morte, déjà passée de l'autre côté, comme si son âme était sortie d'elle-même, avair débordé, inondant les parages».
Recension écrite par Sarah Techer (ancienne stagiaire de l'Esperluette - en Master 2 MLE)
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La mangouste
de Joana Mosi
traduit de l’anglais par Alexandre Fontaine Rousseau
Editions pow pow
Roman graphique
«On peut commencer par là : comment allez-vous ?»
Une femme tente de faire le deuil de son mari, sans réussir à se faire aider. Elle cherche aussi à se débarrasser d’une mangouste qui vient dévaster son carré potager (personne n’y croit mais elle est pourtant certaine que c’est une mangouste). Cette mangouste la hante, revient sans cesse à son esprit, comme, on le comprend petit à petit, son mari défunt. Sa mère l’aiderait bien, mais elle l’envahit surtout. Son frère aussi l’aiderait bien. Suite à la perte de son emploi il a emménagé dans la maison de sa sœur (il s'agit plutôt la maison de feu leur grand-mère dont ils ont hérité tous les deux), et il passe surtout beaucoup de temps sur le canapé à jouer aux jeux vidéo et ne sait pas trop comment faire pour la soulager. Il y a aussi une collègue qui tente de prendre soin d’elle (elle lui conseille de manger du tofu). Mais cette femme qu’on suit au fil des pages souhaite-t-elle être vraiment aidée ? A-t-elle-même conscience de l’état dans lequel elle se trouve ?
Joana Mosi relate cet état dans lequel est empêtré cette femme avec peu de mots et des situations de la vie quotidienne. Surtout, elle dessine en quelques traits, en allant à l’essentiel, la lassitude, le manque, le poids de tout ce qu’elle traverse. Tout est juste, à sa place comme cette mangouste qui nous toise du regard.
Un roman graphique traversant le deuil avec finesse.
«C’est bizarre parce que personne, parmi les gens que je connais, n’a jamais vu de mangouste. Personne n’en a même entendu parler.»
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Pour qui je me prends
de Lori Saint-Martin
Editions de l'Olivier
«la danse des langues dans tous les sens»
Après Tenir sa langue de Polina Panassenko, les éditions de l'Olivier font de nouveau la part belle, avec ce récit de Lori Saint-Martin, au questionnement sur le rapport à sa langue, à ses langues. Ici, Lori Saint-Martin explore «le miroir des langues» et la façon dont elle s'est emparée de plusieurs langues, à commencer par le français puis l'espagnol, elle qui a évolué dans un environnement unilingue anglophone. C'est qu'elle étouffait auprès de sa famille, à Kitchner dans l'Ontario. Au point de partir dès qu'elle en a eu la possibilité, direction Toronto, puis Paris et Québec. D'où elle changera son nom de naissance dont elle avait honte, «je tenais à être mon propre texte» : «j'ai sauté de l'arbre familial, feuille détachée, ligne brisée. Je me suis découpée de ma photo de famille pour y laisser un trou».
Au contact d'une prof de français et des Leduc, elle découvre d'autres sons, d'autres sens : «J'ai adopté la langue française, comme on dit adopter un enfant, mais pour en devenir la fille et pour me redonner naissance». Une façon aussi de «désappartenir».
A la mort de sa petite sœur qui vivait en Argentine, elle apprend avec fureur et avidité l'espagnol. Et à chaque apprentissage d'une nouvelle langue («on apprend à jouer librement avec le grand corps de la langue»), c'est une véritable mue, une véritable jubilation. Un véritable recommencement. Elle reviendra vers l'anglais lors de la naissance de ses deux enfants. Plus tard, elle découvrira combien sa ville natale a partie liée avec la langue allemande «langue fantôme et musique secrète» : «ma vie est donc la somme de quatre langues, trois que je connais, l'autre dont j'ignore presque tout».
A l'instar du sublime petit livre de Tomson Highway publié chez Mémoire d'Encrier, Pour l'amour du multilinguisme. Une histoire monstrueuse extravagance, ce récit se fait plaidoyer pour le plurilinguisme, pour «l'entre-deux, l'entre-trois», pour l'«étourdissement des langues», pour une «danse des langues» : «Si vous parlez plus d'une langue, vous êtes plus d'une personne» ; «chaque nouvelle langue crée de la place, agrandit votre demeure, ouvre des voies jusque-là inimaginables». Le trajet d'apprentissage des langues suivit par l'autrice coïncide aussi avec une réhabilitation tardive des siens, de sa mère singulièrement, et de sa ville d'origine. La langue comme point de rupture mais aussi de retour à ses origines.
Plus qu'un nouveau récit de transfuge de classe (il en est question), l'autrice-narratrice est avant tout «translingue» et se définit comme «une passeuse de langues, une ignoreuse de frontières, une tisseuse de mots».
Ce livre est un petit bijou, un vrai plaisir de lecture !
«Ne pas seulement marcher sur la corde raide : y danser»
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Manhattan Project
de Stefano Massini, traduit de l’italien par Nathalie Bauer
Editions Globe
«Bienvenue à l’université de Columbia, Bienvenue à la faculté de physique, Où l’on étudie ce qui arrive si, En regardant Le dedans du dedans du dedans.»
Nous avons déjà des livres (Ils ont tué Oppenheimer de Virginie Ollagnier dernièrement paru en poche chez Folio, Oppenheimer d'AaronTucker chez La Peuplade, Tasmania de Paolo Giordano aux éditions Le Bruit du Monde, l'immense BD La Bombe d'Alcante, Bollée et Rodier chez Glénat), des documentaires et films (le dernier de Christopher Nolan) sur la construction de La bombe, ses "artisans" et ses répercussions. Nous savons donc déjà à peu près comment cela s’est déroulé. Pourtant aucune impression de déjà vu à la lecture de Manhattan Project. C’est que Stefano Massini nous saisit une nouvelle fois par son style incisif en vers libres. Par ailleurs, il choisit de se focaliser sur les prémices de la construction de La bombe. S’il s’agit de la rencontre de mathématiciens et physiciens de génie, ils n’en restent pas moins des hommes, avec leur histoire et leurs fragilités. C’est donc cette entrée que choisit Stefano Massini. Et il excelle dans les portraits de chacun : il y a Leo Szilard et sa valise jamais ouverte, ses lunettes qu’il nettoie chaque fois qu’il a besoin de gagner du temps ; c’est un benkshaft, «un atome de nostalgie». Jenö Wigner, quant à lui «possède le don du calme intérieur», cela lui vient de son séjour au sanatorium, enfant, alors qu’il avait la tuberculose. De ce séjour il a donc gardé ce calme mais aussi la certitude que chaque situation passe par 6 phases. Pour compléter le tableau (ou disons le groupe des Hongrois), voici Paul Erdös, mathématicien cherchant toujours le chemin le plus court. Pas de détour, pas d’adjectif, surtout pas de superflu. Le chemin le plus direct, voilà ce qu’il cherche.
La toile se tisse, les vers de Stefano Massini, qui parfois se répètent, ajoutent une couche, une épaisseur supplémentaire à cette matière déjà si riche. Mais ce n’est pas tout, d’autres protagonistes arrivent. Ed Teller, lui aussi «spécialiste du dedans du dedans du dedans», a une rage "grognant" en lui et qui pousse le groupe à agir. «Un tel molosse sans laisse peut tout détruire.» Lui a sans cesse en tête les raisons de leur recherche et son but ultime est bien de voir disparaitre le «barbouilleur». Alexander Sachs, né Surocka, «valisette en cuir cirée», «favoris taillés et nœud papillon en satin», sera leur chercheur de fonds car le coût de La bombe est faramineux, «dépasse le doublement de Manhattan, dépasse la déviation de l’East River», «car deux milliards de dollars ont neuf zéros.» S’ajoute également Vannevar Bush, l’homme aux 18 variables. Depuis qu’il a trouvé enfant 9 lignes de pèche et 9 fils enchevêtrés, qu’il a réussi à le démêler, il sait que toute situation doit tenir compte de 18 variables : les 18 variables pour une relation amoureuse, les 18 variables pour convaincre Oppenheimer de rejoindre le groupe, les 18 variables de mortalité pendant la guerre. C’est donc lui qui va rencontrer Oppenheimer et lui demander de mener le projet. Oppenheimer qui, enfant déjà ne supportait pas les incohérences, voulait que tout soit précis, collé au réel. Pour lui, «la loi de la Création consiste à ne pas se tromper». Ne surtout pas se tromper, voilà finalement tout l’enjeu : sont-ils capables de construire une bombe qui soit suffisamment puissante et dangereuse pour stopper la guerre, sans pour autant tout anéantir ? Et c’est à Oppenheimer que revient la décision finale : La bombe peut-elle oui ou non être construite? Il n’aura que quelques mois pendant lesquels, nuit et jour, des milliers de chercheurs répartis sur 5 sites vont œuvrer pour trouver la meilleure solution. Là, Stefano Massini fait entrer en scène (ne pas oublier qu’il est également un grand dramaturge) Speedy Serber, physicien nucléaire et assistant d’Oppenheimer, dont la tâche est de chronométrer les étapes. Ses tics de plus en plus nombreux viennent, tels un métronome, scander le temps qui passe, ses phrases ne deviennent plus que des nombres. Le temps presse, le compte à rebours est lancé. Oppenheimer doit prendre une décision.
Un roman incisif, où l’humour pointe souvent malgré la gravité du sujet, et où le temps file vers une décision inéluctable
«Sujet, verbe, complément d’objet. NOUS CREONS LA MORT.»
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Le nécromanchien
de Matthias Arégui
Editions 2024
BD
«Depuis que ce chien est arrivé dans votre vie, vous êtes très inspiré».
Les Bdéistes n'aiment rien tant que de se pencher au chevet des difficultés de la création. Pensons à Oleg de Frederik Peeters. C'est ce qui anime Matthias Arégui en nous narrant l'histoire croisée de deux peintres voisins, John Morose et Hans Dubonheur. L'un semble être le prototype de l'artiste maudit, en panne d'inspiration, au peignoir élimé, quand tout réussit à l'autre, au peigneur de soie. Dubonheur enchaine les tableaux, les expositions, les critiques l'adulent, il reçoit quantité de cadeaux (le recours au personnage du facteur vient révéler habilement les différences entre les deux artistes), sa maison s'étire en verticalité avec un atelier tout en baie vitrée, quand de l'autre côté, dans la bicoque de John, tout semble être arrêté, en déshérence. Ou la revisite d'un standard de la sociologie, «proximité spatiale et distance sociale» en mode artistique.
John Morose, qui est dépeint tout en tendresse, passe énormément de temps dans la boutique d'art à chercher désespérément le bon matériel qui le relancera. Un jour, alors que l'enseigne aura changé, il en ressortira avec un chien. Pied de nez s'il en est à Dubonheur qui ne jure que par les chats qu'il peint.
L'arrivée de ce chien-qui-n'a-pas-de-nom va le transformer, véritable muse, il va lui permettre, au moyen d'un pinceau de fortune, de raviver son instinct artistique. Sauf qu'après un accident occasionné par le chat de son voisin-rival, c'est plus à un fantôme canin que Morose aura affaire, à l'instar du fantôme incarné par Patrick Swayze dans le film Ghost (référence de l'auteur). Une autre référence se fait également jour, celle de Dragon Ball, «on retrouve ici une relation entre John et son chien proche de celle qui lie Son Gohan et Piccolo – l’un arrache l’autre à sa famille et l’entraîne pour lui montrer son potentiel» (extrait d'une interview dans Télérama).
Une BD rythmée avec des pleines pages qui nous en mettent plein les yeux. Le ton est décalé (le titre des chapitres nous en donne un bel aperçu), admirablement loufoque, l'absurdité et le séquençage de la BD se font entrainants. Une fable, empreinte d'une fausse naïveté, qui explore, avec drôlerie, les codes de la création.
«Voilà la vie que ces deux voisins ont choisi de mener, transformer le réel en chef d'oeuvre».
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Madame Victoria
de Catherine Leroux
Editions Asphalte
« Je m'appelle mystère, douleur , ou parfois verdict. Je suis une hache, une bombe chargée à bloc, une flèche pointée sur les derniers mots de l'histoire. Je suis courage, je suis vestige, je suis pont. Je suis lumière. »
Pour ce roman, Catherine Leroux se saisit d'un fait divers qui n'a jamais été élucidé – fameux « cold case » qui a fait coulé de l'encre et de multiples hypothèses – où tout reste donc à imaginer. Il s'agit du squelette d'une femme retrouvé en 2001 aux abords d'un bois, près de l'Hôpital Royal Victoria à Montréal. Personne ne sait qui est cette femme, ni comment elle est morte. On a fini par l'appeler Victoria. Faut-il lui donner vie en imaginant son passé ? La laisser tranquille ? A moins, comme pense Germain l'infirmier qui a découvert le corps, que ce qu'elle veuille « c'est que quelqu'un prononce son nom ». L'autrice choisit d'imaginer la vie / les vies qu'aurait pu avoir cette femme, prononçant ainsi le prénom de Victoria mais aussi d'autres prénoms qu'elle aurait tout à fait pu porter. Elle nous embarque ainsi dans 11 récits et nous fait découvrir 11 Victoria. Elles s'abiment presque toutes dans une fuite en avant. Ainsi la fille-mère perdant trop précocement son enfant, celle dure comme le roc à la tête d'un journal qui sombre dans cette recherche effrénée d'évolution de carrière, cette femme mormon fuyant sa condition de mère au foyer de 12 enfants, ou encore cette jeune beauté déchue de retour dans le passé. Elles nous touchent, forcément, car nous connaissons déjà leur fin tragique. Les suivre vers cette fin inéluctable amène une tension dans la lecture. Chacune d'elle nous parle à sa manière de la condition féminine, de l'effacement par la violence ou l'indifférence (jusqu'à cette Victoria victime d'un savant fou la rendant réellement invisible). Si certaines histoires sont proches de notre quotidien et très réalistes, d'autres nous amènent dans des mondes plus imaginaires et confus. Les pistes se brouillent et nous invitent à imaginer encore d'autres vies possibles.
La lecture de Madame Victoria est la promesse de voir nous habiter cette représentation diffractée de cette femme plurielle.
« Je m'appelle Victoria, mais ce n'est pas mon vrai nom. Car ceux qu'on me donne sont tous inexacts. Je possède tous les noms du monde, les paroles de tous ceux qui ont vécu avant moi. »
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Les monologues d'un hippocampe
de Stine Pilgaard
traduit du danois par Catherine Renaud
Editions Le bruit du Monde
«A l'intérieur de mon hippocampe, il y a des centaines d'autres hippocampes et je traîne derrière moi, chaque fois que je bouge, vos angoisses et vos éclats de rire accumulés».
On avait beaucoup apprécié et défendu le précédent livre paru en français de Stine Pilgaard, Le pays des phrases courtes. Certains lecteurs avaient été un peu décontenancés par le style qu'il jugeait un peu trop décousu. C'est bien dommage et il faut certainement passer outre (dans ce second texte, la narratrice continue de souffrir «d'associations flottantes»), car cette écriture le mérite amplement. On retrouve d'ailleurs dans ce deuxième roman traduit quelques ingrédients qui étaient déjà présents dans le premier, à commencer par l'humour, décalé à souhait, et aussi une délicieuse mauvaise foi.
Dans les monologues d'un hippocampe, en plus de suivre effectivement ce qui grouille à l'intérieur du corps (rétine, bouche, genou, gorge, diaphragme, oreille, cœur) un peu à la façon de la série TV d'animation «il était une fois la vie», on s'attache à suivre les chagrins d'amour d'une jeune femme, enfant unique, mélodramatique excessive, qui vient de se séparer de sa petite amie. Elle ne parvient pas à «la réduire brutalement et sans scrupule à un souvenir». Elle ne parvient pas non plus à écrire son mémoire de Master qui pourrait traiter du poète danois Thomas Kingo pour autant qu'elle le commence.
Elle a trouvé refuge dans un presbytère (son père est pasteur) tandis que sa mère n'a de cesse de faire effraction dans sa vie, souhaiterait la voir mariée au prince William et surtout qu'elle prenne une part plus active dans la préparation de son soixantième anniversaire. Elle investit également de près son médecin traitant et passe son temps à boire des bières avec sa meilleure amie Mulle, qui est devenue par la force des choses sa spin doctor. Les personnages dont chacun y va de ses conseils continuent d'être truculents, à l'instar du mari de la mère de la narratrice qui n'a de cesse de se faire l'écho ou le continuateur des conversations.
Stine Pilgaard excelle dans le regard oblique sur ses congénères et le monde qui l'entoure. Certaines saillies sont vraiment très bien senties et désopilantes, je pense notamment au tableau qu'elle dépeint de la crise de la quarantaine appliquée à la gente masculine.
Si l'hilarité d'un texte est peut-être source de subjectivité, on ne peu minimiser le fait que, au-delà de la fantaisie et du sarcasme propres à cette autrice, ce qui fonctionne particulièrement dans ce nouveau roman, c'est qu'elle vise tout particulièrement juste.
«Nous tournons en rond sur une piste de cirque, éternellement poursuivis par le halo phosphorescent de la solitude»
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Chinatown
de Ronelda Kamfer
traduit de l'afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein
Editions des Lisières, collection Hêtraie
«Moi je pleure sans bruit
les yeux secs
comme quelqu'un qui garde
ses larmes en prévision de la sécheresse».
C'est pas tous les jours qu'on lit de la poésie sudafricaine (écrite à l'origine en kaaps, une variante de l'afrikaans standard) et c'est aux éditions des Lisières qu'on doit ce petit recueil bilingue de Ronelda Kamfer. On y retrouve la marque de fabrique d'une maison d'édition de poésie engagée, dans la lignée de Rage / Rabia de Regina José Galindo ou encore de Quarante cerfs-volants de Salpy Baghdassarian, et qui abrite aussi, rappelons-le, deux textes de Pinar Selek.
Chinatown, titre de ce recueil, est ce centre commercial du Cap où l'on sort en famille, est là où s'ancre ce livre, sorte de non-lieu qui rappelle tout autant cette «richesse de pacotille» et cette «odeur d'inutilité».
Les notes du traducteur et la postface de ce dernier aident utilement à saisir dans quel contexte s'inscrit cette poésie dénonciatrice et combattive («je troque les cendres de ma mère contre de la poudre à canon pour la génération suivante afin qu'elle soit armée, vous ne nous tirerez plus jamais dans le dos tandis que nous fuirons terrifiés»).
C'est qu'elle en a des raisons de s'indigner la narratrice, à commencer par son père, «une sorte de Roman Polanski entouré de vieillards attirés par l'odeur du sang frais». Les mots sont autant d’uppercuts pour dénoncer les violences tous azimut, les abus sexuels de son père dont elle a été victime, en passant par le patriarcat et le racisme toujours omniprésents. Comme le dit Pierre-Marie Finkelstein le traducteur, «difficile d'échapper à la couleur de sa peau en Afrique du Sud, même plus d'un quart de siècle après la fin officielle de l'apartheid». («Essaie d'avoir la peau noire et les cheveux crépus dans un monde qui pense que c'est exactement le contraire qui est beau» ; «mes poèmes sont pour les gosses métis et noirs, dans une classe d’enfants blancs»).
La violence est là et bien là, une violence en éclipsant une autre (cf. poème "attentat terroriste"). Mais le propos n'est pas seulement soluble dans une forme de réquisitoire, il est aussi tout entier situé dans une tentative de «redéfinir le droit chemin» et d'essayer «de croire à la survie».
Une poésie qui trace son chemin et se lit en une grande respiration. Les fragments s'enchaînent, émaillés de citations, et les extraits de Toni Morrison, Bob Marley, James Baldwin, Winnie Mandela ou Dorothy Allison (pour ne citer que les plus connus) donnent au texte une résonance encore plus grande.
Une poésie sans complaisance («on ne se force pas à sourire») qui vibrionne et interpelle.
«J'essaie depuis toute petite de redéfinir le droit chemin».
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Le silence des pères
de Rachid Benzine
Editions du Seuil
«Mon père devait se fondre dans un tel silence pour laisser les mots flotter et scintiller comme des étoiles lumineuses dans le ciel de notre nuit noire».
Le narrateur, Amine, pianiste hors pair s'est éloigné du giron familial. Rappelé par la mort de son père, il est de retour à Trappes où il compte ne rester que l'espace des funérailles. Il n'a jamais bien compris de quoi le silence de son père, enfoncé dans son fauteuil un chapelet à la main, est-il le nom. Peut-être d'une forme de lâcheté, de trahison : «Laisser à d'autres la parole, le bruit, le brouhaha, les ordres et les mots doux. Leur laisser les chants et les berceuses, car lui avait le silence et l'amertume. A lui, la possibilité de rester en retrait, à nous la nécessité des responsabilités». Mais cette intuition ne résiste pas à la force qui se dégage des comptes-rendus que son père adressait au Maroc à son père sur des cassettes audio, retrouvées planquées dans les carreaux de la baignoire. Comme s'il était spectateur du «cinéma muet de la vie de son père», il découvre ainsi plusieurs pans de l'existence et émotions de ce père qu'il ignorait jusqu'alors : «j'ai comme l'étrange sentiment d'avoir été trompé, que mon père était différent, que c'était un autre homme».
Reconstituant le récit de vie de son père, il va à la rencontre et rassemble les témoignages des amis qu'il lui restait, de sa petite amie de l'époque avec laquelle il n'avait pas pu se marier faute de l'assentiment du paternel. Aux quatre coins de France, Lens, Aubervilliers, Besançon, puis dans le Gard là où le travail l'amenait. Des mines, de la cimenterie, de l'usine Lip à la culture des melons en passant par des entreprises du bâtiment. L'expérience de l'exil, de la solidarité.
«Et si le silence était notre dernier espace de liberté ?»
L'auteur convoque Walter Benjamin, nous rappelant que «le silence est une réponse au chaos du monde, une sorte de défi lancé aux aventures de la vie». Réflexion qui se prolonge dans une formule ramassée qui résonne plus loin, «Du silence de nos vies dans le tremblement du monde».
Loin de constituer de l'indifférence, le silence soutenu du père du narrateur s'épaissit au fil du texte de toute une forme de pudeur et de lumière. Le narrateur apprend ô combien son père était fier de sa réussite, étant allé jusqu'à assister sans le signaler aux différentes représentations qu'il avait données à Paris. Comme si entre le silence, les mailles d'un filet protecteur se révélaient.
Si quelques sociologues (je pense notamment au regretté Abdemalek Sayad) ont analysé les différents âges de l'immigration en dépeignant l'expérience de l'exil, le rôle des pères, leur sentiment de honte vis-à-vis de leurs enfants, les frottements avec la société d'accueil, le roman que propose Rachid Benzine fait œuvre d'utilité en sondant avec une grande justesse ces liens interpersonnels souvent tus, et ici dévoilés par l'expression d'un fils qui réussit parfaitement son entreprise de réhabilitation de son père.
Un texte court, poignant dans son intensité comme sa portée.
«Mon père n'a jamais fait un excès, si ce n'est celui de ne jamais rien nous avoir dit».
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Le temps est une mère
d'Ocean Vuong
traduit de l'anglais par Marguerite Capelle
Editions Gallimard
poèmes
«Parfois, quand je ne peux pas dormir, j'imagine Van Gogh chanter «Hallelujah» de Leonard Cohen au creux de son oreille coupée & se sentir en paix»
On a connu Ocean Vuong avec son premier roman, Un bref instant de splendeur, mais aussi avec un recueil de poésies publié chez Mémoires d'Encrier, Ciel de nuit blessé par balles qui l'avait précédé.
Le poète vietnamo-américain écrit ici un nouveau livre de poèmes à la force incroyable. Ce dernier s'inscrit en continuité avec le précédent recueil, on trouve notamment trace de cette balle qui troue les poèmes, ou encore trace du deuil, cette fois-ci pas celui de sa grand-mère, ni de son oncle mais celui de sa mère. Et ce besoin incessant de rembobiner le cours de l'histoire («Il marche à reculons – bien qu'il reste si peu de temps à détruire»).
Les poèmes se suivent et ne se ressemblent pas beaucoup, c'est certainement tout le charme de ce recueil. Ils se suivent plutôt comme une «bande de fourmis» pour reprendre l'expression de l'auteur.
Cela vaut aussi pour certains vers qui serpentent parfois avec plus de rupture que de continuité. Ainsi, si le titre, «le temps est une mère» est un extrait du poème intitulé «Même pas», il est suivi d'un percutant, «au cas où on l'oublierait, une morgue est aussi une maison de quartier», et plus loin encore de «Nique sa mère le temps, dis-je aux pierres tombales, vivant, absurde ».
Ocean Vuong sait faire éclater les ponctuations pour en remettre d'autres, ainsi les esperluettes toute en majesté.
L'auteur se colle aux grandes questions sur l'amour et ses éblouissements, les chagrins («la peau de mes peines»), les traumatismes, les fantômes, l'addiction, les migrations, les guerres, l'identité meurtrie, la nostalgie de l'enfance, la perte... «Ce qu'on aura toujours, c'est ce qu'on a perdu».
La négociation avec la mort est comme une obsession qui revient sans cesse («comme la mort entre en toute chose entièrement sans laisser traces»; «Ce que j'ai ressenti rendait la mort si vaste qu'elle devenait indissociable de l'air» ; «De la neige sur tes lèvres comme le sel sur une plaie, tu bondis d'une mort à l'autre, aussi noir que les règles de dieu»). Et ce, sans renoncer à la joie, en étant attentif au «soubresaut de printemps», «parce que je suis le dernier de mon espère au commencement de l'espoir». «J'ai craqué et décidé que dorénavant ce serait la joie. Alors tout s'est ouvert. Les lumières flamboyantes autour de moi ont dessiné un ciel tout blanc». Sans renoncer non plus à la vie, «Je me suis rappelé ma vie comme la poignée d'une hache, en plein vol, se rappelle l'arbre. & j'étais libre» ni à s'affirmer comme il est : «Parce que j'ai cessé de m'excuser pour me rendre visible. Parce que ce corps est ma dernière adresse».
Ces mêmes thèmes visités et poétisés par Jean D'Amérique, et singulièrement dans son dernier recueil chez Cheyne, Quelque pays parmi mes plaintes. Se connaissent-ils ces deux là...? ils auraient tant à faire ensemble, à commencer par le partage de leur rage poétique.
Une écriture poétique audacieuse
Tellement inspirante
«Parce que là d'où je viens les arbres sont comme une famille qui rit dans ma tête».
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La Kahute
de Donatienne Ranc (texte) et Kam (illustration)
Editions du Pouquoi pas
Album jeunesse
« Depuis combien de temps Vick vit-il ici ? Lui-même ne s'en souvient plus.
Le pays d'où il vient est loin dans sa tête. Il a quitté les Hommes. Trop mesquins. Trop requins. Trop humains. »
La couverture de cet album nous capte et nous interpelle. L'illustration est belle, colorée... pourtant à regarder de plus près, ces perles multicolores sont en fait des billes de plastique que la mer a poli, il s'agit de déchets, entassés, amassés par le flot des vagues. « C'est parait-il le septième continent ». Et cette cabane sur pilotis ? C'est La Kahute d'un pêcheur. Pas n'importe quel pêcheur, un pêcheur de boîtes de conserve, bidons et autres objets échoués. Il est là parce qu'il ne supporte plus les hommes, il préfère être seul, avec pour seule compagnie Sara la sardine. Alors quand un petit être échoue sur son île, ça le déstabilise et le chamboule ! Et nous par la même occasion car on ne peut que faire le lien avec Lampedusa. Les illustrations prennent alors une autre force, nous laissent entrevoir l'horreur, les couleurs froides prenant le dessus. Mais l'histoire ne s'arrête pas là...
Un magnifique album pour parler d'écologie, de repli sur soi, de migrants, mais aussi d'espoir et d'amitié.
Comme dirait la maison d'édition, voici une nouvelle fois un album qui « emprunte les chemins de l'imaginaire pour aider les lecteurs à faire société. »
Troublant de beauté
« De tôles et de bouts de plastique, il s'est fait un toit pour dormir. De bois flotté et de métal gondolé, un ponton pour pêcher. C'est la Kahute. »
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Donato
d'Eléonore de Duve
Editions Corti
«Un jour, il faut une petite fille lacunaire pour restaurer un aïeul usagé»
De quoi Donato Antonello est-il le nom ?
C'est ce à quoi essaie de répondre, Clio, la petite fille de Donato, un italien au regard «en brin de tilleul», ayant vécu la première partie de sa vie dans les Pouilles, dans le beau village de Cisterino, et qui comme des milliers d'autres italiens du Sud, vient rejoindre en 1946 la Belgique et Charleroi, en mal de main d'oeuvre pour leurs mines.
A travers la convocation de différents visages, différents moments, différentes photos , en puisant dans sa «boite à souvenir», la narratrice Clio (muse grecque de l'Histoire, faut-il le rappeler) s'emploie à «reconstruire la mémoire » parcellaire, enchevêtrée de Donato, à déterrer ses ancrages, à tracer ses mouvements («négociations du destin et de la liberté»), à sonder les transmissions, «d'un bout au bout» de sa vie. . C'est que le grand-père, taiseux puis aux prises à la maladie de Parkinson, n'a pas aidé à combler les trous de mémoire, mais aussi «les nombreux creux laissés par les mots». Tentative de reconstitution de ce visage insaisissable : «j'essaie d'avancer vers Donato qui se tait, s'éclipse». Dans le respect de ces variations, de sa pluralité, de son absence aussi. «Fixer, c'est empoter, mentir, pire, négocier, réclamer, abîmer, main tenir, assujettir, ce n'est pas juste». Et, faute d'archives suffisantes, face à la béance des souvenirs, Clio en appelle à son imagination comme secours (le recours au conditionnel comme un indice de cette reconstruction), autre façon de faire exister son grand-père, tout comme elle se le représente.
Dans la partie intitulée «noir», on prend la mesure de ce que la mine fait faire, de la vue obturée, de cette inhalation des poussières de silice et de charbon. Le récit est alors ponctué de carrés noirs qui s'imposent, «aveuglants et douloureux».
«Très concrètement, au fin fond du trou, inlassablement, mon grand-père de chair façonnait son récit» ; «Je suis dans le noir et, dans le noir, il n’y a rien à faire, on perd ceux que l’on aime».
Tel un photomontage, l'écriture d'Eléonore de Duve est très inventive, labile, sensible. Tout en juxtaposition et en boucle, la vie comme une ritournelle. On pense dans cette façon de replacer une trajectoire individuelle, «ce que c'est qu'une vie», plus largement dans une parentèle, arrimer à des lieux, dans des époques (« l'emboitement du temps et des générations »), à Mississippi de Sophie G. Lucas, dernièrement paru à La Contre-Allée, on pense aussi à l'écriture qui serpente d'Antonio Tabucchi ou encore au livre Un voyage en Inde de Gonçalo M. Tavares. Mais l'autrice fait référence à plein de sources qu'elle énumère avec enthousiasme et en ordre aléatoire en fin d'ouvrage. Et où l'on s'aperçoit, ô combien, c'est finalement logique que ce texte soit publié aux éditions Corti.
Un premier roman particulièrement réjouissant.
«Les souvenirs sont cette confusion des événements, des épisodes, de notre perception de ceux-ci, et de nos sentiments et de nos illusions».
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Tu la retrouveras
de Jean Hatzfeld
Editions Gallimard
Le début de ce nouveau roman de Jean Hatzfeld sonne presque comme un conte : deux fillettes, Sheindel -roumaine juive- et Izeta -tzigane de Yougoslavie- se rencontrent, au cœur de l'hiver 44-45, dans le zoo dévasté de Budapest et prennent soin des quelques animaux qui s'y trouvent encore. Entre biberons, choux écrasés et denrées apportées régulièrement par Dumitru – jeune soldat de l'armée rouge qui les aide comme il peut-, elles apprennent à se connaître. Leurs échanges, malgré leur jeune âge, sont empreints de la sagesse de ceux qui ont échappé à la mort. Eprises de vie et de liberté, elles organisent des convois d'évasion des animaux au bord du Danube. Il s'agit presque par moments d'une bulle hors du temps («Le temps des uns n'est pas celui des autres, il se plaît parfois à ralentir pour certains, tandis qu'il accélère pour leurs voisins.»). Mais les fracas des bombardements nous rappellent à l'ordre, c'est bel et bien un décor apocalyptique qui les entoure. La survie n'est possible que parce qu'elles se serrent les coudes et qu'une forme d'entraide se crée également avec les animaux (jamais humanisés). Ainsi la scène si saisissante des soldats allemands tenant en joug Izeta mais n'osant faire un pas, de peur de se faire attaqués par la meute de hyènes qui entourent la jeune fille prêtes à bondir.
La première partie se termine avec la séparation subie des deux amies. Après celle-ci, nous faisons un bond de 40 ans et rejoignons Vukovar puis Sarajevo en 1995. Encore la guerre et ses sièges, toujours des animaux, mais cette fois-ci il n'y que Sheindel, devenue chercheuse en zoologie. Et Dumitru. Tous deux se sont retrouvés et cherchent Izeta, encore et toujours.
Un roman tenu par une force de vie et qui vient nous empoigner par l'émotion.
« -C'est rare, d'aimer les hyènes, c'est même étrange.
-Je leur dois tout.
-C'est-à-dire ?
-Ma survie pendant la guerre, ce que je suis, ce que je cherche... »
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Nuit de chance
de Sarah Cheveau
Editions La Partie
album jeunesse
« Un soir, à la nuit tombée, je suis entrée dans la forêt. »
Sarah Cheveau est une autrice illustratrice aux multiples talents. Ses albums sont donc très différents les uns des autres : jeux de doigts et découpages pour 3, 2, 1 marelle à doigts, pop up pour pop corn, jeux de mots pour Sissi et plongée dans la matière de la forêt pour nuit de chance.
Ici en effet, nous suivons une petite fille qui ose s'aventurer dans la forêt la nuit. Nous découvrons, à travers ses yeux, branches, feuilles petits et gros animaux. Alors la forêt s'éveille et prend vie : l'écureuil au pelage duveteux semble léger comme une plume, le lièvre lève fièrement ses oreilles, le renard est rapide et insaisissable, on se demande bien si c'est doux un blaireau, le chevreuil devance une harde de congénères qui tracent ni vus ni connus leur chemin silencieusement. Mais ce n'est pas tout... Un sanglier fait son apparition... Et, il ne reste plus qu'à cette petite fille de faire un vœu.
Comment Sarah Cheveau arrive-t-elle à nous faire toucher du doigt la matière de cette forêt, à nous donner cette envie irrépressible de caresser ces animaux ? C'est la magie des fusains obtenus à partir de bois d'essences différentes qui opère !
Comme elle adore partager ses savoir-faire (lors d'ateliers pour enfants par exemple), elle nous présente, dans les dernières pages de l'album, ses trouvailles et recettes de fabrication : morceaux de bois coupés et charbonnés, nuancier obtenu, feuilles de chaque arbre. Ça donne envie d'essayer.
Merci pour cette promenade nocturne encharbonnée.
« Un petit morceau de charbon est un très bon outil pour dessiner. C'est donc ce que j'ai fait pour te raconter ce rêve en forêt. »
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Dali tome1 – Avant Gala
de Julie Birmant (scénariste) et Clément Oubrerie (dessinateur)
Sandra Desmazières (couleur)
Editions Dargaud
«Aux beaux-Arts, comme en Catalogne, la jeunesse se cherchait un héros et elle la projetait sur moi. Accepter ces rôles avait un avantage fantastique, ça me donnait une ombre gigantesque».
Voilà une bien belle BD qui nous est proposée par le duo Julie Birmant et Clément Oubrerie qui avait signé auparavant Pablo, une série en quatre tomes consacrés au peintre avant qu'il ne soit reconnu. Avec ce premier tome sur Dali, c'est la même idée qui est reprise : donner à voir, pour ainsi dire, la fabrique de Dali. Comment s'est-il imprégné de son époque (et singulièrement de l'effervescence artistique et intellectuelle de la première moitié du XXième siècle), de ses fréquentations pour devenir ce qu'il sera ?
Si c'est Picasso et Eluard qui nous accueillent dans cet album avec pour centre d'intérêt Gala et les jalousies qu'elle suscite, c'est le Dali en train de se faire, le Dali qui n'a pas encore rencontré Gala, qui nous est détaillé.
Nous est ainsi présenté ce qui a et ceux qui ont environné Dali depuis sa jeunesse, à commencer par une triplette de joyeux lurons composée de Garcia Lorca, Bunuel et Pepin Bello. Mais leur fréquentation n'est pas suffisante pour qu'il trouve vraiment sa place (“seul – mon mot favori”), malgré ses efforts de transformation pour se fondre dans l'environnement (il essaie une nouvelle coupe, «peigné comme un disque phono», dress code).
On le suit dans différents lieux, attentifs à l'observation du monde, chez ses parents à Figueras, dans une vieille buanderie, la résidence des étudiants, au musée du Prado ou encore un bordel. Une double paire d'yeux nous scrute intensément sur les pages de garde, tout en rouge, dans une continuité avec la couverture.
On voit Dali, le facétieux, se faire remarquer, à commencer par l'examen d'entrée au concours des beaux arts de Madrid, jusqu'à déranger et être suspecté d'être semeur de troubles (passage préventif à la prison de Gérone). Et on perçoit tout autant ses attachements et sensibilités (admiration sans borne pour Vélasquez, fascination pour les surréalistes dès les premiers instants lors de sa venue à Paris, les phasmes également) que ses phobies (les sauterelles, et les mantes religieuses, cf. la sublime pleine page 79). On pressent déjà chez lui un accent de liberté formidable et une remarquable mégalomanie (p.74). Imagination débridée et névroses envahissantes se côtoient pour parfaire le formation de sa succulente excentricité.
On attend la suite avec une impatience certaine...
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Au sol
de Charlotte Milandri
Editions Equateurs
«Se confronter aux autres demande trop d'énergie, devoir se contrôler, se conformer aux attentes. Être lisse quand on se sait sauvage».
Claire est avocate, mais ses collègues ne la connaissent pas trop, elle n'est pas du genre à s'épanouir dans l'entre-soi. Elle n'est pas non plus épanouie dans sa vie conjugale et parentale. Pas tout à fait là.
A défaut d'émancipation, elle collectionne les couleurs. Elle achète un tube de peinture tous les mercredis matins, c'est comme ça. Elle est en permanence en équilibre, ça peut rompre à chaque instant. Chaque jeudi, elle prend le train puis revient. «Elle cherche son dérivatif».
Elle voudrait bien que tout s'arrête, «il est où le bouton off ?», elle voudrait «qu'on lui laisse un territoire vierge des autres», «retourner la table», «ne plus se contenter» mais continue malgré tout à garder la face, à faire comme si. «Elle sourit un peu, hoche la tête». «Silence radio. Radar éteint. Encéphalogramme plat».
Jusqu'à décrocher de plus en plus, des discussions et les projets qui n'ont plus d'intérêt : «les heures passées à choisir une destination pour les vacances, les magasins à courir pour équiper la maison, la chambre du bébé à préparer. Pas une fois, Claire n'a aimé». Plus aucun enthousiasme dans cette domestication forcée. «La petite mécanique des jours» est en train de se dérégler.
Et puis, tout s'emballe, elle se souvient de sa première rencontre, lors d'une sortie scolaire, avec un tableau de Pollock (c'est une de ses œuvres qui constitue la première de couverture du livre, Number 7). De l'urgence à réitérer l'expérience, du désir, des «débordements intimes» que ça lui procure. Jusqu'à aller toucher l'oeuvre. Pollock et sa démesure, une possibilité de brèche pour Claire, la sauvagière.
Un premier roman comme on les aime, avec une grande intensité dans l'écriture, qui coule façon dripping, qui scrute de manière très personnelle ce que la dépression, ou le burn-out, c'est selon, puis une passion-folie font (dé)faire. Qui explore aussi les recommencements, la lente reconstruction de soi.
Un roman frontal, qui ose secouer.
«Parce qu'à force de les taire les mots, ils de durcissent, prennent des accents que la bienséance ne veut pas entendre, elle prend la langue de ceux à qui on n'a pas offert les codes et les ornements des mots».
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Le Phenix
de Marie-Anne Legault
Editions Québec Amérique
« C'est le nouveau Graal, décrypter la toile des connexions neuronales, celles qui déclenchent la virtuosité ou la folie humaine. Mais un cerveau peut-il percer son propre mystère ? »
Intrigant, c'est peut-être le mot pour résumer l'effet du prologue, mais aussi pour décrire l'homme qui est au cœur de ce roman. Comment un homme, sans-abri, qui semble presque constamment affolé (quand il n'est pas pris de crises de panique) peut-il manier autant de langues, jouer aussi bien du piano, cuisiner de manière aussi raffinée, calculer avec autant de facilité,... et j'en passe ? Comment le génie peut-il cohabiter avec la peur et la folie ?
Cet homme, appelé le Phénix, parfois le soldat, ou encore Django, attire, questionne, fait peur.
Sarah, travailleuse sociale à la sensibilité exacerbée, et Régine, neuropsy qui étudie le pouvoir de guérison de la musique, partent toutes deux dans en quête, celle de mieux connaître le Phénix, d'en déceler les secrets. Et nous ne pouvons faire autre chose que de les suivre, captivés nous même par ce personnage.
C'est par une construction kaléidoscopique fort réussie que Marie-Anne Legault nous fait toucher du doigt le lien mystérieux qui unit génie et folie. Lien multiple et complexe, où beauté et horreur se côtoient souvent. On part ainsi par dans les tranchées de Gallipoli, pendant la 1ère guerre mondiale, pour vivre la terreur provoquée par les obus mais aussi écouter avec délectation des vers de De Nerval et d'autres poètes. D'autres lieux et époques, d'autres guerres et d'autres formes d'art, des hommes et des femmes de tous âges se répondent et viennent ainsi peindre à petites touches un tableau envoûtant.
Un roman d'une puissance entêtante
« Je dois trouver le griot. Celui qui a cumulé toutes ces voix depuis l'aube de l'humanité. Notre mémoire. On ne serait rien sans elle, on ne serait rien sans le griot. »
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Copeaux de Bois Carnets d'une apprentie bûcheronne
d'Anouk Lejczyk
Editions du Panseur
«(...) l'instant décisif
où rien d'autre n'existe
que la chute de l'arbre
son bruit opaque définitif
et mon plaisir inavouable de l'entendre»
Il y a dix-huit mois sortait Felis Silvestris, et l'on retrouve de nouveau pour cette rentrée Anouk Lejczyk. Le vert de son premier roman a laissé place à un orange, tout en originalité. D'une couleur à l'autre, d'une forêt à l'autre. D'une fiction au réel.
Ce livre s'apparente, comme le sous-titre le suggère, à un carnet d'observations professionnelles en vers livres. De la poésie documentaire façon journal ethnographique de ce à quoi on prend part quand on intègre une formation au Centre de formation professionnelles pour adultes, et que l'on aspire à décrocher un Brevet Professionnel Agricole en Travaux Forestiers. L'espace de 10 mois, de quatre saisons, totalement en immersion.
Avec cette exigence de la précision («se concentrer sur le moindre détail, le répercuter sur papier, dans toute la patience et la lenteur de l'arbre»), du mot juste («j'en ai marre de lire des trucs pas précis alors je voulais faire un peu de terrain, mettre les mains dans le cambouis, histoire de mieux savoir de quoi je parle»). Et c'est un vrai plaisir pour le lecteur non-expert de s'intéresser grâce à ce texte, à ce que peut bien être une cépée, une futaie, des rémanents, le dépressage, la lignine, un merlin, un arbre encroué. Comme si on avait l'impression d'apprendre un peu en sylviculture par-dessus l'épaule de l'autrice.
Et le moins que l'on puisse dire, c'est que cette entreprise-là est réussie.
La narratrice est tout entière prise dans la forêt (en témoigne les courbatures de son «corps d'ouvrière forestière stagiaire»), dans le travail qu'elle y accomplit (mais aussi des siestes auxquelles elle s'adonne - «le meilleur moyen de connaître un lieu» - des repas qu'elle partage), aux côtés de ses formateurs, des autres stagiaires, des techniciens, des garde-forestiers, une galerie de personnages attachants et pas si secondaires. L'autrice restitue fort bien leur franc-parler, leur dialogue (et au détour d'un entretien avec Aires Libres, s'en explique : «Si j’emprunte leurs paroles, c’est parce qu’il y a dans le lexique et la musicalité de leurs idiolectes et sociolectes des surplus de sens et des échos que seul un texte peut faire résonner». Ainsi, l'on se rend bien compte de ce qu'ils font en pratique ou ne font pas (l’accommodement aux règles et leur détournement), de combien est vacillante et malmenante l'institution qui les emploie (les lourdeurs administratives, les mobilités, l'absence de valorisation de «L'office»), des oscillations des politiques publiques (Plan de Relance). De quoi restituer et encapsuler admirablement bien «l'étoffe multicouches du réel». Ce n'est peut-être pas pour rien qu'une fois dans le texte, Anouk Lejczyk fait allusion à Joseph Ponthus, la démarche et le style peut-être également peuvent sembler relever d'un même mouvement que l'auteur de A la ligne.
L'autrice fait montre, dans cette communauté de travail (à coup de «tronço» et de «débrou»), d'une capacité d'observation («à la pince à épiler»), sans «princesserie», et sans se perdre dans une connivence forcée avec ses camarades («on se met à parler éducation santé ruralité, d'accord sur rien, pas un seul dénominateur commun, mais j'écoute») En dépit des formes de racisme ou sexisme ordinaire dont elle est la témoin rapprochée. Et tout en humilité («Il faut que je me fasse à l'idée : j'abats mal mais j'herborise bien et j'écris de belles légendes»). Et c'est là, sa force, son honnêteté en acte.
Une écriture incarnée pour écrire la forêt, à sa manière, «des copeaux plein le pull» et «une pousse de foyard entre les orteils». Bluffant !
«Une fois quelqu'un dit : Ecrivain-bûcheron c'est un peu comme faire de la boxe et des échecs»
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Le seul endroit
de Séverine Vidal (scénario) et Marion Cluzel (dessin)
Editions Glénat
«Je ne passe pas d'un état à un autre. Même pas d'un genre à un autre. Je m'adapte. C'est tout».
Quel plaisir d'évoquer cette superbe BD.
On suit Léold, un garçon transgenre qui est née Léopoldine. «Ni complètement fille, ni complètement garçon. Je suis les deux. Je ne suis aucun des deux». En deux mots, non-binaire. «Il est en équilibre, pile au carrefour, là où il doit être».
Sa mère a bien du mal à se faire à son «histoire de fluidité», à le «genrer au masculin». Son père au contraire accompagne sa démarche de transition, se renseigne, il va jusqu'à participer à un groupe au Girofar, la même association dans laquelle est investit Léold et au sein de laquelle son identité «gender fluid» ne passe pas auprès de certains membres.
Léold est en mouvement, se réinvente : on assiste à son déménagement, il intègre sa première année de fac et ce moment correspond aussi à sa prise d'hormone. Les cartons entreposés, des carnets de note dans chaque pièce («les mots sont d'un grand secours. Parce que ce qui n'est pas nommé n'existe pas»). Il confie son journal intime à sa voisine Olivia, laquelle est très mal embarquée dans une relation toxique et violente.
Ces deux là s'attirent, tout en complicité. Une âme sœur qui a déjà tout compris (parlant de Léold, elle évoque «l'être humain le plus complet que je connaisse»).
Comme pour les Copeaux de bois, on ressent parfaitement la recherche de la justesse du mot et du dessin de la part des deux autrices. Dans leurs remerciements, elles donnent à voir aussi le temps passer auprès des personnes concernées, les relectures exigeantes, la dette qu'elle doive auprès de l'auteur inspirant Paul B. Preciado, le titre de la BD est extrait de son livre Un appartement sur Uranus.
Les dessins tout en sensibilité et de couleurs extra-douces, enveloppent magnifiquement cette histoire, qui est aussi une histoire d'amour ainsi que ce personnage attachant tout en bouillonnement qui peu à peu s'épanouit totalement. Certaines planches en pleine page ou en contre-plongée viennent habilement s'intercaler, à la façon d'un pas de côté, comme pour fixer l'instant, en saisir l'immanence.
Dans le prologue, la scénariste explique que lorsque le projet a été soumis pour la première fois en mai 2017 l'accueil était plutôt réservé côté éditeurs. Cette BD, à la croisée des genres, ayant désormais vu le jour chez Glénat, gageons qu'elle trouvera nécessairement son public. (Ce serait à tout le moins mérité).
«Je suis un humain fluide. Je me déconstruis pour me reconstruire, et je vais m'inventer un endroit à moi».
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Les chants d'amour de Wood Place
d'Honorée Fanonne Jeffers
traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson
(The Love Songs of W.E.B. Du Bois)
Editions Les Escales
«Nous sommes le sol, le territoire. La langue qui se délie et trébuche sur les noms des morts en osant les histoires de la lignée d'une femme. Son peuple et ses souillures, ses arbres, son eau.»
Honorée Fanonne Jeffers nous conte en quelques 900 pages (rien de moins!) l'histoire d'une lignée de femmes, des premières arrivées de blancs dans le sud des Etats-Unis à nos jours (pour nous aider, l'autrice a eu la bonne idée de présenter l'arbre généalogique). Au fil des chapitres de cette fiction historique, nous alternons entre plusieurs époques. Ainsi nous suivons la première rencontre entre Coromantee-Panther, jeune esclave venu d'Afrique, et Woman-of-the-Wind, jeune femme Creek, au 18ème siècle. Nila, leur fille, épousa un Ecossais, et ils eurent un fils, Mico. En deux générations, les sangs sont mêlés et ne cesseront de se mêler de nouveau par la suite, soit par le biais de mariages, soit par le biais de viols très fréquents sur les plantations. La lignée de femmes (et d'hommes, mais l'autrice s'intéresse tout particulièrement aux femmes -elle ne s'en cache d'ailleurs pas qualifiant son livre de «roman féministe noir») qui en sortira portera les signes de ce métissage : peau parfois très claire, parfois aussi sombre que l'ébène, cheveux lisses ou crépus. Semant ainsi parfois un réel trouble, par exemple lorsque, de nos jours, Maybelle (descendante de Mico), à la peau sombre, se promène avec l'une de ses filles Lydia, à la peau si blanche qu'on croit parfois que Maybelle est la nounou d'une famille blanche. Ce qui semble ici une simple anecdote est en réalité un sujet crucial de ce roman. L'importance de la couleur de peau dans la société américaine, le regard que portent les uns sur les autres, la ségrégation encore très présente dans le sud des Etats-Unis.
L'esclavage, la domination, la dépossession de terres, les violences diverses envers les autochtones et les Africains-Américains sont au cœur de cette histoire. Mais chaque fois, envers et malgré tout, des femmes tentent de survivre, faisant preuve d'une volonté inouïe de s'en sortir. Même si parfois cela ne suffit pas.
Les épisodes historiques alternent avec l'histoire actuelle d'Ailey, fille cadette de Maybelle. Elle passe ses étés dans la maison familiale puis entame des études universitaires qui vont la pousser à s'intéresser à l'histoire des Africains-Américains dans le Sud des Etats-Unis et à l'histoire de sa propre famille, paradigmatique de l'histoire complexe de la Georgie. Ses cours, véritables moments de débat sur la condition des Noirs, et ses discussions avec son oncle Root, historien passionné de William Edward Burghardt Du Bois (chaque partie, appelée chant, débute par une citation du sociologue Du Bois) sont passionnants : alternant références historiques, réflexion sur le poids de l'héritage et sur le devoir de mémoire, divergence de points de vue sur la lutte pour les droits de tous, sous fond de sentiment de fierté identitaire.
Un livre monumental qui se dévore.
«Lorsque le bonheur nous rend visite, le temps ne ralentit pas».
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L'enragé
de Sorj Chalandon
Editions Grasset
«Pour survivre ici, il faut être en granit. Pas une plante, pas une larme, pas un cri et aucun regret».
Jules Bonneau, né en 1923, porte le numéro de matricule 3462, mais est autrement appelé (nom de guerre «gagné à force de dents brisées») La Teigne. Il est accusé de complicité de vol de 3 oeufs, complicité d'incendie, de rébellion à agents. Après deux abandons successifs (parents, grands-parents) il est envoyé à la colonie pénitentiaire de Haute-Boulogne à Belle-Île-en-Mer, «une prison ancrée au milieu de l'eau».
Cette maison d'éducation surveillée, présentée comme étant une «seconde chance» où l'on retrouve des colons (dans les faits des bagnards), en formation de paysan dans une ferme des environs ou de marin (la plupart des manœuvres se font à partir d'un bateau ensablé dans une grande cour) s'inscrit dans la constellation des colonies pénitentiaires de Mettray, Eysses, Biribi et Cayenne. Jules Bonneau est le narrateur et il nous entraine auprès de ses camarades, Petit Malo, le caïd Soudars, son protégé Camille Loiseau, virilement encadrés par des matons, pudiquement qualifiés de «moniteurs», et aux prises à toute sorte de vexations, brimades, coups de nerfs de bœuf, privations, viols et autres passages à tabac. La brutalité faite cause commune.
La Teigne (narrateur de l'histoire) a la rage chevillée au corps, une hargne inextinguible. («Rester droit, sec, nuque raide. N'avoir que les poings [et un couteau] au bout de tes bras. Tant pis pour les coups, les punitions, les insultes. S'évader les yeux ouverts et marcher victorieux dans le sang des autres, mon tapis rouge. Toujours préférer le loup à l'agneau»).
Taiseux («depuis l'enfance, ne pas parler des choses était une façon pour moi de ne plus les faire exister»), résigné («Je vivais du pire. Tellement que lorsqu'il arrivait, j'y étais préparé»), il veille à s'isoler («je n'ai voulu aucun autre que moi dans mes pas. (…) Surtout ne pas me mêler de la souffrances des autres»). Mais surtout ne pas se complaindre en tant que victime : Jules Bonneau apprend à encaisser les coups pour mieux les rendre. Et, pour ne pas se prendre en permanence ce réel cinglant en pleine face, La Teigne n'aura de cesse d'avoir des visions, des rêves, antidote pour s'inventer des récits de vengeance («tuer pour de faux était ma respiration. Ma stratégie pour survivre») ou d'escapade («Seule mon ombre à moi sur le mur d'enceinte, qui essaye de grimper jusqu'aux tessons de bouteille pour rejoindre les goélands»), ou pour se forcer à réagir quand il en était empêché («j'avais eu l'impression de crier tout haut alors que j'avais seulement pensé tout bas»).
Le moment de bascule de ce roman survient avec la mutinerie d'août 1934 au cours de laquelle 56 gamins se rebellent et s'échappent de la colonie pénitentiaire. S'ensuit une répression à laquelle les habitants et touristes iliens participent, une véritable traque est organisée pour retrouver les évadés, avec en prime 20 francs pour tout enfant ramené. Cette battue a été immortalisée par le poème Chasse à l'enfant de Jacques Prévert dont il est question dans le livre.
55 seront finalement retrouvés, il en manque donc un seul dont on va suivre le destin, une forme de "renaissance" après ces 7 années emmurées. Sa réhabilitation ne consistera pas en un long fleuve tranquille.
Ce onzième roman de Sorj Chalandon paru chez Grasset se démarque des précédents, notamment de la figure du père régulièrement convoquée, tout en replaçant, inexorablement, au coeur du récit, les questions de trahison. Ce récit très bien documenté vient utilement rappeler ce douloureux épisode de l'Histoire somme toute récente (La colonie pénitentiaire de Belle-Ile en mer a accueilli des enfants de 1880 à 1977). L'écriture composée de phrases courtes et de dialogues ciselés renforce la puissance du texte. Chalandon excelle, tout en sensibilité, pour sonder, et donner à ses personnages, toute la complexité de l'âme humaine.
Saisissant.
A noter que Sorj Chalandon sera l'invité exceptionnel de la librairie Esperluette à l'occasion d'une rencontre qui prendra place le mardi 12 septembre à 19h30 au Cercle ST Irénée (Lyon5). -inscriptions requises.
«Les récifs, les courants, les tempêtes. On ne s'évade pas d'une île. On longe ses côtes à perte de vue en maudissant la mer»
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A hauteur d'enfant
de Lisette Lombé & 10ème ARTE
Editions CotCotCot
«Qu'entends-tu
à hauteur d'enfant,
que je ne saisis plus
depuis que j'assiste au
défilé des injustices
sans me révolter ? »
Lisette Lombé s'exprimant au sujet d'Eunice, son roman paru au Seuil le 18/08 dernier, parle de «l'esthétique du collage et du fragment». Il y a aussi certainement beaucoup de cela, dans A hauteur d'enfant, un album délicieusement illustré par le binôme que forme le collectif de street art 10eme ARTE, à savoir Elisa Sartori (on se rappelle de son Je connais peu de mots, précédemment édité par CotCotCot) et Almudena Pano.
On connaissait la fulgurance poétique de la slameuse Lisette Lombé avec Brûler, brûler, brûler (chez l'Iconopop) et sa contribution au recueil Lettres aux jeunes poétesses (textes rassemblés par Aurélie Olivier et publiés chez l'Arche) ; on trouve là un texte plein d'incises poétiques, tout en espièglerie.
A l'intérieur du livret qui emprunte la même facture qu'un précédent album (Tous mes cailloux, ils appartiennent à la même collection, Les Carnets), des découpes agissent telles des fenêtres trompe-l'oeil, amenant une porosité entre l'intérieur et l'extérieur, que l'on retrouve aussi entre les pages, avec des motifs et textes qui se prolongent de l'une à l'autre. Et l'on se promène ainsi, l'attention capturée par des illustrations alternant les registres, tantôt stylisés, tantôt enfantins. Avec aussi des variations de police - - il fallait oser le Gridlite PE de David Březina - - et de style (en orange majuscule pour les questions à hauteur d'adulte, en italique et minuscule pour le récit à hauteur d'enfant).
Voilà un album qui brouille les catégories de public auxquelles il s'adresse, comme s'en est fait une spécialité CotCotCot, et le titre le suggère bien, s'adressant à la fois à l'adulte en devenir qu'est l'enfant, et à cet enfant qui se tapit en chacun de nous depuis que l'on «porte des chaussures d'adulte», constituant en cela, ce que Lisette Lombé qualifie en début d'album de «dialogue doux entre les générations».
Quand on sait que Lisette Lombé a été nommée en Belgique Poétesse nationale pour la période 2024-2025, que les deux illustratrices se sont rencontrées dans le cadre d'un atelier d'illustration d'Anne Quévy à l'Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles et que cette fabuleuse maison d'éditions qui porte cet amusant anacyclique comme nom est basée dans la région de Bruxelles, on peut se dire qu'on a affaire, avec cet album, à une bien belle belgitude toute en complémentarité artistique.
«Le fond du plat les jours de crêpes,
Le sang des croûtes aux genoux,
L'encre de la décalcomanie sur la langue».
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La danse des damnées
de Kiran Millwood Hargrave
traduit de l'anglais par Sarah Tardy
Editions Robert Laffont
A Strasbourg, pendant l'été caniculaire de 1518, une «femme danse sur une musique que personne à part elle n'entend ; ses pieds sont deux comètes blanches dans la nuit qui marquent la poussière de profonds sillons.»
A cette évocation, on pense aussitôt à la chanson de Jacques Brel Sur la place, ou encore à la version de Barbara, plus grave, ou bien à celle de Birds on a Wire / Rosemary Standley & Dom La Nena - pour son clip si beau. Mais si la danseuse initiale, Frau Troffea, fait l'objet d'une attraction - répulsion comme dans la chanson, dans le roman, elle entre comme en transe et ne peut plus s'arrêter pendant des jours. Telle une «épidémie» (terme employé par les historiens lorsqu'ils décrivent ces épisodes véridiques de l'histoire médiévale), elle est rejointe par d'autres femmes, toujours plus nombreuses. Folie ? Maladie ? Sont-elles touchées par la grâce ou par le diable?
Kiran Millwood Hargrave tisse son roman autour de cet événement. Les 4 femmes que nous allons suivre de plus près auront à voir avec cette danse. Il s'agit de Lisbet, apicultrice, en paix uniquement lorsqu'elle s'occupe de ses abeilles («Cette osmose, quand Lisbet s'occupe des abeilles, a quelque chose de surnaturelv; tout semble se remettre en place à l'intérieur d'elle, comme des étoiles alignées en une constellation porte-bonheur.»). Elle souffre de ses multiples fausses-couches, pertes tues et incomprises, ainsi que d'un manque d'enfant. Pour se consoler et s'isoler du monde, elle a aménagé un arbre à danser. Il y a aussi Agnethe, sa belle-soeur, qui revient après 7 ans de pénitence. Lisbet n'en connait pas les raisons, cherche à comprendre, se lie d'amitié avec elle, semble trouver quelqu'un qui la comprend. Puis Ida, l'amie si jolie, aux multiples enfants, qui semble si épanouie ; pourtant le retour d'Agnethe vient briser sa quiétude. Enfin, pour mener la ferme familiale, Sophey, la belle-mère, dure comme un roc.
L'autrice place le lecteur aux côtés de Lisbet. Nous découvrons et comprenons le monde à travers ses yeux et croyances. Nous pouvons ressentir ses surprises, ses incompréhensions, ses souffrances, mais aussi ses désirs et plaisirs.
Un récit de femmes fortes, en butte à une société réfractaire à la liberté et la reconnaissance des femmes et régie par la religion et les superstitions.
Un roman tournoyant.
«Là, au centre, se dresse un tilleul au tronc massif dont les branches servent de support à une plateforme. Un arbre à danser.»