de Sébastien Dulude
Editions La Peuplade
sortie le 15 août 2024
«Existe-t-il une langue au monde qui possède un mot pour dire la honte fâchée, la gêne déçue, la crainte triste ?»
Quartier Mitchell à Thetford Mines. Canada. Étés 1986 et 1991
Avec Amiante, Sébastien Dulule arrive à encapsuler ce qui constitue tout à la fois le récit d'une localité, d'une amitié, d'une jeunesse qui se construit et d'une ville industrielle en faillite annoncée. La cité de l'or blanc.
C'est que cette poussière fibreuse et sournoise, ce talc envahit tout («la poudre brun-gris incrustée sur la peau de mes joues», «une pellicule grise et crayeuse contre notre sueur»). Elle est le support des jeux d'enfant. Steve Dubois le narrateur, constitue ainsi des pizzas d'asbeste.
Du haut de ses dix ans, il cherche à tuer l'ennui («notre ennui avait crû, placide et lancinant comme l'étaient nos étés»). Pour ce faire, rien de tel que son camarade de jeu, son inséparable Charlélie, aka le petit Poulin «à la dégaine polissonne», qui vient tout juste d'emménager. Quand ils ne sont pas sur leurs bicycles ou avec leur Krazy Karpet à se faire des descentes à toute berzingue, ils se réfugient tout deux dans leur cabane de compétition. «Aux grands maux, les grands refuges». Ils font de temps à autre des concours d'apnée, se constituent un scrapbook partagé où ils collectionnent les coupures de journaux où il est question des catastrophes. Starmania en radiocassette pour couvrir l'ennui. Ils grandissent ensemble, les météos corporelles jouent au grand huit, «j'espérais embrasser une fille ou un garçon avant la fin de mon secondaire» . L' «étincelante amitié» se fortifie : «je partageais ce moment simple avec lui intensément, notre proximité était d'une plénitude à la fois nonchalante et immense, à la manière dont se rencontrent les cachalots, les cumulus, les nébuleuses», l'affection s'incarne, l’ambiguïté affleure : «Mêmes maladroites, approximatives, ses caresses s'infusaient sous ma peau et me consolaient, comme tous les gestes de mon ami, ses paroles, ses regards». Leur symbiose se construit à bonne distance des parents de Steve, et pour cause, son père mineur-camionneur, taiseux, en permanence fâché, le rudoie, quand sa mère migraineuse est alitée en continu.
Steve surinvestit d'autant plus cette si parfaite amitié qu'à l'école il se fait harceler par Provost, aussi parce qu'il est particulièrement fébrile et anxieux : il est aussi aux prises à des tics, des pensées agitées («une petite roche dans ma conscience»). «J'ai besoin d'être rassuré, de n'être pas qu'un enfant qui gémit et qui saigne. Je n'ai besoin que d'un regard aimant». Pour ne pas s'effondrer et parce que le cours des choses ne va pas dans ce sens, il développe ainsi toute une série de petits rituels pour essayer de faire face («les motifs de cinq, les objets que j'aligne dans les angles de mes regards, les couleurs que j'associe, les lignes invisibles que je trace et je répète, les pas que je compte, les chansons sous l'eau»). «L'ennui, c'est la violence qui m'a enlevé mon ami. Et la violence, c'est ma nouvelle amie».
Amiante est un fabuleux roman, sur comment peut s'opérer le passage à l'adolescence quand l'enfance ne se passe pas si bien que ça, et que la tragédie attend, en double, en embuscade. Avec ces instantanés de l'enfance, ces ressentis de l'adolescence comme s'ils étaient saisis sur le vif, et non reconstitués avec le regard de l'adulte se penchant sur ce qu'il a été (c'est que l'auteur a vécu sur ces terres entre ses 6 et 16 ans).
Le roman est découpé en deux parties, 1986 et 1991 : 5 ans c'est rien et c'est tout à la fois, à cet âge. Métamorphose en cours : le même et le différent.
C'est aussi un roman sur une ville phare de l'industrie de l'amiante québécoise, dans laquelle les gens et leurs histoires s'ancrent. Mitchell n'est pas qu'une toile de fond.
Les lieux sont ainsi diablement bien décrits, on se familiarise avec cette géographie que dessine la route sur Coleraine, le chemin du Lac Noir et la côte Mitchell. Le paysage est marqué par l'étreinte des dompes, c'est-à-dire de ces mines magnétiques, celles qui permettent de se situer dans la ville, se situer dans le temps (le dynamitage quotidien des seize heures). «La mine et la violence de son trou sur le territoire». Ces lieux d'amiante qui aimantent malgré tout («ce trou qui nous aspire la vie, nous éteint»), dont on ne peut se défaire durablement (Cindy la copine qui est de retour, Daniel le frère aîné qui a décohabité mais n'en finit pas de revenir). «On s'enchaine si fort à ce qui demeure».
On pense à Se tenir quelque part sur terre – comment parler des lieux qu'on aime de Joelle Zask (ed premier parallèle), Le feu extérieur d'Adrien Lafille (ed Corti), ou plus récemment, Jour de ressac de Maylis de Kerangal (ed. verticales), des textes qui viennent dire à leur manière l'impossible détachement entre les personnes et ce dans quoi elles vivent ou ont vécu. En cela, on pourrait aussi se risquer à dire (l'été autorise quelques emballements) que Amiante pourrait quelque part constituer une forme de variation outre-atlantique de Leurs enfants après eux.
«La mine et la violence de son trou sur le territoire,
La mine et la violence de son minerai sur la santé,
La mine et la violence de son emprise sur ses vassaux».