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Soleil rouge
de Johanne Lykke Holm
traduit du suédois par Catherine Renaud
Editions La Peuplade
« A l’intérieur de ses paupières, les visages des enfants de son rêve apparaissent à un rythme régulier, comme si les images lui étaient envoyées depuis un endroit lointain dans l’univers, la dimension des enfants non nés qui palpite, un ordre sacré. »
Lire Soleil rouge c’est entrer dans un univers où le temps est comme distendu et les lieux à la fois proches du réels et comme sortis d’un pays imaginaire. C’est une expérience cinématographique où chaque détail du décor, la luminosité, les couleurs, tout est millimétré. C’est comme entrer dans une serre, dans une parfumerie un peu particulière, dans une cuisine ; les odeurs sont à l’honneur. C’est naviguer entre rêve et presque-cauchemar. C’est prendre le temps de ressentir plus que de comprendre. Lire Soleil rouge, c’est tout cela à la fois et c’est ce qui en fait un roman incroyable.
C’est l’histoire d’India, jeune femme universitaire sans enfant (il n’est pas question pour elle de devenir mère, non, vraiment, trop «peur que quelque chose de désagréable ne se transmette en héritage ») et de Kallas son amoureux, sans enfant également (non, vraiment être père ce n’est pas pour lui, il s’était « promis de ne jamais être un père »). Nous sommes dans une ville qui porte le nom du fleuve qui la traverse (mais quelle est cette ville ?). Il y fait chaud et moite, l’été enveloppe tout, ralentit et exacerbe tout. India et Kallas sont beaux (« tu es belle comme la nuit », « tu es beau comme l’aube »), ils vivent une relation amoureuse magnifique. Pourtant quelque chose de latent nous laisse à penser que tout n’est pas si lisse, si simple (ou est-ce l’habitude de lire des romans où les relations ne peuvent pas être simplement belles ?). Kallas a une amie d’enfance, Desma, à l’aura mystérieuse ; India une amie de la fac, Nadja, qui l’aide à garder les pieds sur terre, à ne pas se perdre dans les méandres des œuvres d’Henry James, son sujet d’étude. Un jour, ils partent tous deux dans la riche demeure au bord de mer de Desma. Et puis débarquent trois enfants, seuls, qui n’ont nul par où dormir. Il n’est pas possible de les laisser partir dormir sur la plage, mais il n’est pas possible non plus de les garder. Un incendie se propage soudain. Les autorités locales sont entièrement dédiées à ce fléau et il n’est plus question pour elles de gérer la situation administrative de ces enfants. India et Kallas emmènent donc Alexander, Domenico et Grimaldi en ville.
Commence alors un temps d’apprivoisement, de découverte de sensations et d’émotions jusque-là inconnues aussi bien pour les enfants que pour India et Kallas. C’est quoi être parent ? Ca veut dire quoi former une famille ? Est-il possible de vivre longtemps dans cette bulle hors du temps ?
Johanne Lykke Holm, par l’intermédiaire d’une traduction fine et ciselée, nous happe dans son univers fait de tensions, de sensibilité à fleur de peau et d’onirisme.
Un des plus beaux romans lus ces derniers temps.
« La lumière est chaude, saturée, comme dans un lieu enchanté où un essaim de lucioles serait prisonnier d’une boule de verre. »

La vie fragile
de Louise Pommeret
Illustré par Virginie Billaudeau
Editions du Chemin de fer
«Cette nuit nous allons te la raconter, l’histoire. L’histoire de la maison, des présences qui l’ont traversée, incrustées dans la pierre, enracinées dans le sol, elles sont traces, sédiments».
Nous avions quitté la semaine dernière la Haute-Loire avec le livre Après le virage, c’est chez moi de Marie Kock, on la retrouve avec celui de Louise Pommeret. Cette fois-ci on se retrouve du côté d’une maison sur «un bout de montagne» vers le Mont Pidgier. Cette maison est vouée à démolition. Une route doit passer, nécessité impérieuse oblige, tout doit être détruit, «sans pitié, ni procès». «Demain les fragiles périront dans le chaos des basaltes». Il y a donc urgence à faire l’ « éco-biographie » de ces lieux.
On n’est pas là comme dans la BD de Marion Fayolle, la Maison nue où ce sont des âmes en peine qui se sont rassemblées dans un lieu pour y cohabiter et survivre, chacun avec leurs névroses, on a plus affaire à un chant du cygne polyphonique, fait de ce que animaux, végétaux et minéraux ont retenu du temps passé ensemble, avant que les «hommes de la route» et leur bulldozer se présentent à eux. Les voix humaines ont comme déserté. Tour à tour, telle une assemblée, ce sont l’hêtre puis la mousse, la croix, le pommier, la vigne vierge, la rigole, la ronce, la chouette qui font part de ce territoire vécu. En s’adressant à la dernière occupante des lieux, ils reconstituent le temps long qui les a constitués (Ainsi la mousse qui proclame, «j’ai mis un siècle à devenir ce que je suis aujourd’hui, le coussin des rêves d’enfants. Une poignée de secondes pour un siècles de rêves…»), la mémoire continuée (les témoins non humains de ce «petit cosmos» local prolongent à tour de rôle cette histoire racontée) de ce morceau de terre qui s’est enraciné, de ses occupants, à commencer par la lignée des Marsand et les cycles d’amour et de souffrance qui s’ensuivent (les années du Monstre, les années de la Catastrophe). «L’histoire ne retient-elle que le bonheur, ou le malheur. La tiédeur n’y a pas sa place».
En lisant, La vie fragile on pense bien évidemment à l’A69 censée relier Toulouse à Castres, mais plutôt qu’un développement militant sur l’ineptie de pareil projet, c’est plus la chronique des chaines d’interdépendance, et de l’infra-perceptible dont il est question. «Pourras-tu leur dire (…) que chacun de vos êtres est relié à un autre, et que cet autre habite un règne voisin du nôtre ? Que sans cet invisible qui vous unit à nous, vous n’êtes plus grand-chose, peut-être réduits à rien ?».
La dernière partie du livre laisse la place à «l’échouée», la dernière à avoir vécu en ces lieux, qui s’est métamorphosée au contact des êtres vivants qui peuplent ces lieux et qui peuvent prêter à la rêverie (les fées dans les hêtres, l’oiseau philosophe et l’homme-hibou). Ceux-là mêmes qui ouvrent à l’expérience troublante de «l’interrègne».
Celle qui devient à son tour la narratrice témoigne de l’hospitalité de tout ce petit «peuple du Pidgier». «Pour la première fois je suis restée quelque part ; j’ai cessé d’être atome, poussière, particule, j’ai désiré enfin m’incarner dans la pierre, dans la feuille, dans la sève. (…) La maison était terre ferme face au milieu d’un océan de doutes et de peurs». Au contact de ces autres présences fragiles qui dénoncent («Nous qui ne pouvons ni fuir, ni fermer nos paupières, nous sommes condamnés à voir»), elle fait tout à la fois «peau neuve» et «communauté sensible». Un regard nouveau est porté et une prise de conscience opère : «Plus besoin d’araignée si plus de mouches, plus d’insectes, plus de vermisseaux, dans le meilleur des mondes le nuisible, on a sa peau ! On nous en débarrasse. Ici nous sommes le rien qui existe. Ils vont construire une route là où il n’y a rien». Un bel hommage à ces lieux défaits qui sont passés pour immuables mais qui ne le sont plus, à ces êtres-palimpsestes qui retiennent quelques précieuses traces de notre passage.
«Plus lieu d’être, plus d’être-lieu. Une ferme inhabitée de l’an 1910 ? Plus lieu d’être, plus d’être-lieu».

Vents de mémoire
d’Yves Nadon (texte) et Nathalie Novi (illustration)
Editions D’eux
album jeunesse
«cinquante-deux drapeaux, alignés sur trois cordes. De quoi faire voler sa vie dans le jardin !»
Là-bas et ici. Dharamsala au nord de l’Inde, souvenirs de vacances, souvenirs d’enfance. «Montagnes, vallées et moines». Et puis, emblématiques de ces paysages, les «lungta», ces drapeaux de prière tibétains. «Le vent les faisait vibrer et, selon les tibétains, les prières, portées par le vent, chantaient et imprégnaient l’air partout où celui-ci les trimbalait». Et l’enfant au cœur de cet album décide «d’emmener cette idée» chez sa grand-mère qui a perdu la mémoire. Il relie cette image faite de drapeaux multicolores qui flottent dans le vent à sa grand-mère qui oublie. Cette pensée est matérialisée dans l’album par un fil rouge qui les relie tous deux. On voit l’enfant à quatre pattes s’atteler à préparer des rectangles colorés où il inscrit les «moments de vie» de sa grand-mère. Les images défilent, les souvenirs s’impriment. Un encerclement par des drapeaux, un peu de vent, et la magie opère, «grand-maman est devenue toute souriante, d’un coup, comme synchronisée avec le vent, et un flot de souvenirs l’a inondée». Et la dynamique prend, d’autres souvenirs d’autres personnes se mettent à voler portés par le vent.
L’histoire est magnifiquement servie par les illustrations de Nathalie Novi, parfois le texte est en retrait et là intervient le défilement de véritables peintures, en pleine page, faites des souvenirs de la grand-mère. Une sarabande d’objets, instants, personnes, lieux composant la trame, mais aussi une poétique des souvenirs. Ou comment faire des enfants des grands-parents, et des grands-parents des enfants.
Un album qui fait vibrer notre corde sensible.
«Indépendamment d’où soufflerait la brise, encerclée par ces drapeaux, grand-maman recevrait par le vent ses souvenirs»
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Après le virage, c'est chez moi
de Marie Kock
Editions La Découverte
«Je désire une maison à moi pour pouvoir me donner l’asile si j’en ai besoin».
Ce livre pourrait être assurément un prolongement de l’essai de Mona Chollet, Chez-soi, une odyssée de l’espace domestique. Marie Kock y développe une réflexion sur ce que peut bien signifier la notion de «chez soi», n’hésitant pas à rendre compte de sa propre expérience.
Pour Marie Kock, ça se passe en Haute-Loire, dans le hameau du V., dans le pays du Meygal. Elle partage sa géographie intime de l’endroit, son biotope d’émerveillement (la forêt derrière la maison, le chemin qui mène au ruisseau, le coin aux champignons, celui aux airelles…). Pour ce qui est du paysage en tant que tel, même si elle n’a de cesse de le rechercher partout où elle va, elle convient qu’elle n’arrive pas à le décrire suffisamment, «les éléments que je pourrais tenter d’accumuler restent des clichés qui ne pourront jamais égaler le tout qui me saisit quand je le regarde», d’où l’enjeu qu’elle dessine, comme une antidote à la bougeotte, «ce que je veux, c’est arriver à lire le monde qui est déjà sous mes yeux».
Bien consciente d’être une «privilégiée de la mobilité», elle renseigne le parcours qui a été le sien, de logement en logement, de ville en ville, persuadée que «le lieu où l’on habite n’est pas toujours celui où l’on se sent chez soi». La preuve à l’appui, elle rend compte de ce qu’elle a ressenti lorsqu’elle a rejoint tour à tour, sans trop se cogner (allusion reprise à l’autrice citant elle-même Perec in Espèces d’espaces) Lille puis Paris, puis Marseille -autant de lieux d’arrivée qui ne cessent d’interroger son lieu de départ- et avec cette illusion tenace d’avoir la possibilité de recommencer à chaque fois une nouvelle vie. Et l’autrice d’interroger : peut-on dépasser son ancrage initial constitué du lieu de son enfance ? «Je me demande ce qu’il me prend de courir partout pour trouver un endroit où planter mes racines».
Marie Kock développe plusieurs perspectives critiques, vis-à-vis des classements des villes où il fait bon vivre, vis-à-vis d’une approche identitaire du territoire («Quand se battre pour son bout de terre devient une question d’identité construite contre les autres»), vis-à-vis de son rapport à la propriété («c’est la peur de l’effondrement, intérieur autant qu’extérieur, qui me fait basculer du côté de la propriété»), vis-à-vis du mépris manifesté à l’endroit de ceux qui ne seraient jamais partis de leur ville d’origine, vis-à-vis de ses propres projections, «Mon rêve de vie simple est un rêve de rentière. Ma petite maison dans la prairie est une version de luxe de l’Ehpad. Et je ne vois pas qui va bien pouvoir payer la note».
Marie Kock prolonge sa réflexion sur quoi repose la poursuite du lieu rêvé. En plus des lieux imaginaires (à l’instar d’Arrakis la planète imaginaire de l’univers du Cycle de Dune), cela pourrait s’apparenter pour elle à un retour en arrière, vers les lieux de son enfance, vers «ce paysage qu’[on reconnaît] comme le sien». «Au moment du choix définitif, c’est ce lieu, aussi littéral que symbolique, que l’on espère retrouver. L’image qu’on se façonne tous et toutes de notre dernière demeure est peut-être finalement ce qui se rapproche le plus de celle qu’on se fait de la maison. De là où l’on voudrait être si l’on avait pas à s’accrocher à nos identités sociales, à flatter nos égos abîmés, à accepter l’insupportable ou le médiocre parce qu’après tout c’est la vie. Ce moment est celui où l’on peut faire la dernière boucle. Où l’on peut décider de l’endroit où faire le noeud».
A mi-chemin entre l’essai et le témoignage, ce livre est écrit avec une grande honnêteté, et indépendamment d’éventuelles origines ligériennes, l’on doit être nombreux/se à se reconnaître dans cet itinéraire de questionnements, somme toute, pas si personnels que ça.
«Depuis que je suis en âge de payer un loyer, je me demande où va commencer ma vraie vie, quelle sera ma vraie maison, l’endroit dont je n’aurai pas envie de repartir».

Les apprenties
de Zoé Jusseret
Editions Frémok (FRMK)
BD sans texte
Quel bel objet que cette BD au format singulier qui nous fait découvrir deux jeunes filles qui s’aventurent dans un paysage marqué par trois immenses pylônes électriques, immensités qui surplombent un horizon dévasté. Un corps de femme git au milieu exposé aux charognards. Dès cette scène inaugurale on sent s’établir entre les deux personnages une relation empreinte de soutien réciproque. Elles vont prendre soin des restes de cette personne. D’autres atteintes et effrois les menacent. Heureusement qu’il y a quelques moments de pause, comme ce bain dans cette étendue d’eau émaillée de fleurs et plumeaux rouges. Heureusement aussi qu’il y a ce filet protecteur rouge dans lequel elles s’emmaillotent. Heureusement qu’il y a aussi les aînées auprès de qui on peut trouver refuge. Le récit offre dans une forme de torpeur ambiante de délicieux moments de contemplation.
Un volcan fait irruption et c’est tout un monde insoupçonné qui se révèle, des créatures outils font leur apparition. Les deux amies exfiltrent un être-fourchette. Mais l’asile est dur à donner dans ce monde fait de désolation. Les abris sont vites détruits et les forêts calcinées. Heureusement qu’on peut compter sur le recours à la présence des disparus. Les esprits rodent et des métamorphoses, des versions augmentées d’elles-mêmes sont toujours possibles. Grandir pour prendre le dessus, pour engager la bataille. L’envie d’en découdre gronde, le besoin de se rebeller est là.
C’est un conte saisissant où le merveilleux opère ici et là par petites touches, où la sororité s’établit en actes. Petit à petit, l’espoir qui s’incarne par le plus petit des collectifs et se conjugue au féminin pluriel, est bien là, à portée d’étreinte. Aussi dérangeant que délicat.

Comment attraper une licorne ?
De Davide Cali, traduit de l’italien par Carole Pasquier
Illustrations de Sara Arosio
Editions Versant Sud
Album jeunesse
«En fait, ce n’est pas facile d’être une licorne.»
Tout le monde sait ce qu’est une licorne… Ou du moins pense savoir ce que c’est. Mais les connait-on si bien que cela ? Sait-on où les trouver et surtout ce qu’elles aiment ? Davide Cali se pose toutes ces questions et amène le jeune lecteur à se les poser avec beaucoup d’humour. En tous cas, il a son avis sur la raison pour laquelle c’est si difficile de les trouver : elles « préfèrent rester incognito » ! Pourquoi ? A vous de le découvrir en lisant l’album !
Cet auteur aime collaborer avec des illustrateur-ices différent-es, ce qui colore, donne une touche particulière à chacun de ses albums. Cette fois, il a travaillé avec une jeune illustratrice avec qui il avait déjà réalisé un documentaire jeunesse sur la question du temps (malheureusement pas encore traduit en français). Sara Arosio a été gardienne de musée à Milan, peut-être cela l’a-t-elle inspirée pour la chasse aux licornes au début de l’histoire ? En tous cas, on aime retrouver des tableaux connus (mais comme les licornes, les connait-on si bien que cela ?) détournés pour faire apparaitre des licornes. On aime aussi les couleurs pop qu’elle utilise, donnant une saveur de bonbon acidulé à chaque page. Enfin, la multitude de détails donnera envie, c’est sûr, au jeune lecteur de lire et relire cet album, pour chaque fois découvrir de nouveaux éléments et imaginer de multiples aventures pour les deux enfants que nous suivons et bien sûr rêver les vies possibles des licornes.
Les albums de Davide Cali sont souvent drôles, toujours sensibles et à coup sûr font réfléchir petits et grands. Une fois encore, pour notre plus grand plaisir, c’est chose faite !
«Pour tout dire, le premier problème, c’est : en débusquer une.»
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Primevères fantômes
d’Orée Li
Editions des Lisières
«par le chemin du rêve
au-delà d’épiderme
se rendre
à l’évidence de la cellule»
Faire mutation en cinq actes, se faire végétal.e, voilà l’itinéraire de poésie proposé par Orée Li. Alliance avec les fleurs, des plus connues aux inconnues («touffes de fleurs flottantes, touffes de fleurs sans nom») un bouquet de métaphores et de couleurs, avec du jaune comme fil conducteur, «plus jaune que jaune seulement», du jaune moutarde, du jaune jonquille et des brassées de mauve-violet («J’écris d’un Groenland violet dans le ventre»). Au contact charnière d’auteur.ice.s inspirant.e.s, Barbara, Rachel Carlson, Ananda Devi, Anne Dufourmantelle, Emmanuele Coccia.
La métamorphose opère : «Quitte à perdre quelques pans de mon humanité, j’adopte la forme des racines androgynes, de la terre dans le ventre et du sang dans la bouche pour que tout cela pousse. Plantes et poèmes s’accouplent comme le font les sorcières». Les principes actifs de cette mutation et de la poésie qui en procède («il fallait des poèmes qui puissent donner le courage de la métamorphose») se répercutent aussi en «boucle de vie» : «Mon corps danse comme une folle pour raconter la symbiose inespérée».
Orée Li déploie une puissance d’écriture qui vient «entre les friables de la pensée, mes failles qui se cherchent», en réponse à la disparition de sa mère et qui s’exprime aussi à partir de ce lieu défait («nous habitons là dans les ruines») et incompréhensible («je ne connais pas encore le nouveau sens du mot effondrement»), et vis-à-vis duquel il s’agit de faire face : faire émerger «des échafaudages et des cabanes de brindilles», «une nouvelle grammaire», «réfléchir à la suite du rêve», faire apparaître un autre récit qui «s’enclenche avec la force fragile du chèvrefeuille dans les ruines». «Ni propreté, ni politesse, ni perfection, j’écris depuis les décombres et les ravins parce que j’aimerais donner à boire à l’enfant que j’ai été, aux enfants que nous étions, les regarder agir et penser, de la sève plein les tempes» ; «Je trace quelque chose dans l’urgence du désir de vivre encore avec les herbacées». Et «cette tornade d’altérité» fait école : «il y a dans presque tous les territoires non réglementés par l’imagination humaine des personnes qui ont découvert des brèches et qui suivent actuellement le processus».
La poésie sensorielle d’Orée Li est aussi innovante («je voulais inventer une nouvelle histoire»), telle un laboratoire d’écriture, avec le recours à une police de caractère post-binaire (BBB Baskervvol) qui sait «enjambe[r] la frontière barbelée des genres».
Ce recueil nous fait penser, en puisant dans la langue et les sensations de l’enfance à cet immense recueil qu’est Nourrir la pierre de Bronka Nowicka (éd. Corti). Il nous évoque aussi, dans un tout autre contexte, dans ses rapports à la mort («La poésie c’est fait pour faire des arcs-en-ciel avec les armatures de la mort»), à la dégradation, à la métamorphose, à Végétal d’Antoine Percheron (éd. Les Belles Lettres).
Accompagné.e des fleurs, Orée Li fait l’expérience d’apprentissages («Les fleurs m’ont appris à dire mon corps qui n’avait jusqu’ici pas trouvé de famille adéquate (…) leurs mouvements se rapprochent de mon langage et de la façon dont fonctionne mon esprit»), à partir desquels elle développe une poésie toute verticillée plus que versifiée et nous communique un «sens de l’émerveillement» tout à fait salutaire. Il est tout à fait réjouissant de constater, à travers ce chemin de poésie, qu’effectivement, «dans certaines têtes les choses s’imaginent autrement».
Nous aurons la chance d’accueillir Orée Li le 4 avril à la MJC.
Et désormais, à la question c’est quoi de « l’écopoésie« ? Je crois savoir désormais quoi répondre.
«Pourquoi quand je prononce les mots prunus, citron, grenadier ou même pâquerette quelque chose de mon corps se transforme en miracle ?»

Mon vrai nom est Elisabeth
d’Adèle Yon
Editions du sous-sol
«Comprendre transforme la souffrance en colère, et la colère ne résout rien. Mais la colère a un pouvoir : elle éventre les paravents. Et les fait tomber, elle les brise, elle déchire le tissu avec le bois dont ils sont faits».
Plusieurs semaines déjà que ce formidable texte a été publié et je n’avais pas eu le temps de m’en saisir. Comme une légère frustration de voir fleurir ici et là des papiers dithyrambiques à son propos et de devoir repousser l’accès à cette non-fiction. Les vacances m’ont permis d’en étaler sa lecture, d’en admirer sa facture.
Adèle Yon travaille tout à la fois l’archive et les récits familiaux pour essayer de reconstituer ce qu’il en a été de la vie son arrière-grand mère Elisabeth, celle qui a été photographiée à multiples reprises (notamment par l’oncle de l’autrice) et qui présente un visage mutilé «deux trous, un de chaque côté du crâne», photo qui tranche avec «le visage rond et arrogant des photos de jeunesse». Ces photos participent de l’image que les membres de la famille, notamment ses descendants se sont fait d’elle, de cette créature surnommée Betsy. Celle qui, diagnostiquée schizophrène, a fait l’objet de 17 années d’internement psychiatrique, et d’une lobotomie. «Une histoire à tenir cachée».
Adèle Yon poursuit le cap qu’elle s’est fixé, où les jalons de sa thèse et de l’enquête familiale se confondent : elle remonte la lignée maternelle, découpe (comme elle le fera pendant une année de césure avec des carcasses, ou comme elle le fait avec des oignons en compagnie de son grand-père) les témoignages, retisse les boucles de paroles, exhume les registres des centres d’archives, retranscrit les entretiens, relance les protagonistes malgré les dénégations, les oublis, le poids du silence, les demi-mots, les trous de mémoire. Et jusqu’à s’interroger sur de quoi sont faites les archives («Les archives, comme les histoires que l’on se raconte pour grandir, sont des paravents. Elles dispensent une réalité codée, fractionnée par les plis de l’objet, en grande majorité recouverte, et dont nous ne voyons que le haut, le bas et les interstices»). Qui croire face à cette profusion de récits et à l’absence de dossier médical ?
L’autrice exhume les correspondances, les carnets de recette de son arrière-grand-mère (et sa recette des «cervelles farcies») redécompose les moments de la vie de cette dernière, les circonstances dans lesquelles sa trajectoire de vie s’est enserrée, les interactions qu’elle a eues avec son entourage, à commencer par son mari et ses parents. Adèle Yon est mue par ce souci de «faire jaillir une représentation sinon exacte du moins adéquate de ce qu’a pu vivre Betsy».
Dans un échange épistolaire qu’elle adresse à son mari qui est mobilisé par la guerre, Elisabeth, celle-là même qui revendique sa liberté, veut être actrice de ses décisions dans une époque où cela n’était guère admis, s’exprime ainsi «Pour me rendre heureuse je vous demande aussi de considérer mon tempérament. Le tempérament, c’est un tout que l’on ne peut modifier sans se tuer physiquement et moralement. Pour cela je suis obligée de vous demander de me considérer comme je suis : comme une personne qui a besoin de beaucoup d’air physiquement et moralement ; je ne peux pas vivre en vase clos». Comme une quasi prophétie auto-réalisatrice : cette attention qu’elle requiert de la part de son mari, elle n’y aura pas droit, et Elisabeth fera les frais de cette somme de décisions, comportements autoritaires, abandons et trahisons (grossesses répétées, internement, insulinothérapie, lobotomie, retour chez ses parents).
L’autrice montre très bien en quoi la lobotomie qui a été pratiquée à l’insu d’Elisabeth n’avait pas pour objet d’agir sur les causes de son mal-être mais intervenait «pour prendre à la racine des comportements qui portent préjudice au cadre familial et social». Contenir et non guérir.
C’est tout à fait saisissant que de voir se déplier l’histoire familiale, ses traumas, ses icônes, ses colères, ses souffrances et leurs transmissions à l’oeuvre mais aussi en arrière-fond l’histoire de la psychiatrie et son évolution à partir de la sectorisation (réforme qui constituera du reste le principal motif de la sortie d’hospitalisation de Betsy), mais également la monstrueuse histoire de la lobotomie transorbitaire et de ses artisans-bouchers (à commencer par Walter Freeman, ses pics à glace, sa lobotomobile et son homologue français Marcel David). Une documentation tout à fait édifiante qui vient comme un complément à l’ouvrage qu’on avait présenté pour les fêtes de fin d’année, On mass hysteria de Laia Abril qu’on recommande toujours aussi chaudement. Hystérie et schizophrénie, même combat ? A tout le moins, on n’en peut escamoter la fabrique d’une même violence sociale et institutionnelle sur le corps des femmes. Adèle Yon développe également tout un propos sur la représentation de la folie, et comment elle est essentiellement vécue par sa famille comme relevant d’une transmission génétique, relevant des corps, et non occasionnée ou majorée par des causes environnementales.
Ce que j’ai aussi apprécié à la lecture de ce livre hybride, c’est le soin accordé par l’autrice-chercheuse à vouloir resituer avec précision la configuration de l’instant, le contexte d’énonciation des verbatims des personnes de sa famille ou des professionnels rencontrés. On saisit mieux à ces endroits pourquoi la parole résiste (avec tout un tas de bouclier de protection du style «le passé c’est le passé») ou encore est rendue possible. On saisit aussi ce que ces éléments font vivre à l’autrice personnellement («J’ai le cerveau qui éclate depuis la matrice»). Ainsi, l’autrice explore avec une grande honnêteté, dans une forme d’auto-socio-analyse (d’insight?) son propre rapport à la colère ou à sa propre peur, entretenue depuis l’enfance, d’être folle ou juger comme telle.
Les dernières pages remettent en récit, en place l’histoire d’Elisabeth, et en pièce sa mystification, en pièce aussi la fresque familiale marquée par une hagiographie de l’arrière-grand-père et de son père («et si l’histoire venait [encore] d’au-dessus ?»). Et dans ce qui dépasse ou explique cette histoire, il y a une part conséquente qui est imputable au contrôle patriarcal tel qu’il a été pratiqué à l’endroit d’Elisabeth.
Adèle Yon parvient indubitablement à rendre justice à Elisabeth, et au rang des premières réhabilitations, même si cette dernière n’est que symbolique, elle lui restitue/redonne son vrai prénom, et le titre institue ainsi le commencement de ce processus de réhabilitation.
Livre d’une étonnante puissance. Très chaudement recommandé.
«La colère est ce que nous avons en partage, nous, les descendants de Betsy, ce qu’elle avait, elle, avant, ce qu’on lui a pris et qui vomit en nous».

L'arbrophone
de Donatienne Ranc
Illustrations de Barim
Editions Du Pourquoi Pas
Roman jeunesse
«Tu n’y peux rien toi, Lou… Mais vous autres les Hommes, vous vous croyez seuls sur Terre avec votre pétrole, votre plastique, vos pesticides, vos pitreries. Pourtant vous n’êtes qu’une infime partie du monde.»
On avait déjà beaucoup aimé La Kahute de Donatienne Ranc aussi aux Editions Du Pourquoi Pas. Il était déjà question d’abri et d’écologie. Cette fois, nous ne sommes plus sur une île mais dans un arbre et le vieil homme a laissé la place à une jeune fille d’une dizaine d’années, Lou. Les méfaits de la pollution sont toujours présents, le réchauffement climatique menace les arbres. «La forêt s’étiole et s’inquiète. L’eau sous terre se fait rare pour abreuver nos racines, le soleil se fait brûlant sur nos fruits, l’air colle sa poisse sur nos feuilles.»
Un roman qui pourrait nous rappeler ceux de notre jeunesse : une fillette bien débrouillarde, avec des rêves d’enfant et une autonomie déjà d’adulte, des parents tout juste en toile de fond, des cabanes dans des arbres. Sauf qu’il ne s’agit pas d’une simple petite histoire «gentillette», ce texte est aussi un véritable appel à une prise de conscience écologique et c’est la jeune génération qui pourrait bien sauver les forêts (les adultes ici ne comprennent pas grand chose, et surtout sont bien trop occupés et oublient vite l’essentiel).
Par une nuit d’été, Lou dormait dans sa cabane, construite dans les branches du châtaigner du jardin avec l’aide d’Amandine, 16 ans, fille du garagiste et sacrément bricoleuse. Soudain, elle semble entendre des pulsations provenant du tronc. Vive et curieuse, elle comprend vite que l’arbre a son propre langage et si elle en trouve le code, elle pourra le comprendre et communiquer avec lui. S’ensuit la construction d’un appareil incroyable : l’arbrophone ! Mais qu’a-t-il à dire à Lou, à nous, cet arbre centenaire ?
Barim a illustré cette histoire en donnant à Lou des faux airs de Fifi Brindacier (on retrouve ses jolies tresses rousses), et c’est vrai qu’on pourrait leur trouver une jolie filiation. L’écureuil acolyte nous observe de ses yeux tout ronds. Le châtaigner est massif, presque géant. Et l’arbrophone semble prêt à nous livrer ses messages.
Une fin ouverte, qui se termine comme se terminerait une histoire qui passerait de bouche à oreille. A force on ne sait plus bien d’où elle vient, on ne sait plus bien si elle est vraie ou pas, quelques éléments ont peut-être changé. Mais l’essentiel reste bel et bien en mémoire et elle continue ainsi de vivre et de garder en alerte enfants et peut-être plus grands.
Les arbres parlent, qu’on se le disent, et ils ont encore beaucoup de choses à nous apprendre, les enfants aussi !
«Je suis immobile, la tête contre le tronc. Soudain, je sens des coups étranges dans le bois. Comme un rythme sourd, une percussion lointaine.»
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Mascarade
de Robert Coover
traduit de l’anglais par Stéphane Vanderhaeghe
Editions Quidam
«Les murs semblant s’écarter sur leur chemin, comme si l’appartement s’étirait pour faire de la place à tout ce beau monde».
Prenez un penthouse situé tout en haut d’un building. S’y joue une fête sans queue ni tête. On y croise des personnages, comme il est si bien dit dans la préface «créés à l’image de l’Amérique», «tous plus verbeux les uns que les autres», qui «ne peuvent prétendre à autre chose que de rester les mauvais acteurs qu’ils sont dans cette farce métaphysique et grinçante dont l’enjeu les dépasse allègrement». Le ton est donné. Tous les protagonistes semblent être des caricatures d’eux-mêmes, à commencer par un trio de musiciens improbables venus ambiancer les lieux. La grande réussite de ce texte tient pour partie dans le maniement amusé par l’auteur d’un «glissanto narratif» : les narrateurs se suivent et se passent le relais parfois même au sein d’une même phrase, autorisant ainsi de multiplier les points de vue, de rendre possible qu’une chose en amène une autre. Une somme de je, une somme de jeux.
Des gens qui n’auraient pas eu à se croiser se retrouvent dans cet espace-temps qui se prolonge le temps d’une soirée. Si le lecteur est un peu perdu dans tout ça c’est que la promesse de cet imbroglio narratif est tenue. Comme les invités qui ne savent pas très bien comment ils se sont retrouvés là, on cherche à savoir qui pourrait bien être les hôtes, et l’on se rend compte que les propriétaires des lieux peuvent en cacher d’autres et certains protagonistes ont leur remplaçants (barman, serveuse…). L’illusion fonctionne à plein, à l’instar de l’absence de serrure sur les portes ou de l’ascenseur hors service, à l’instar des pièces qui se forment et se déforment tout comme l’intrigue. Les participants sont contraints de jouer la comédie («cette soirée doit être un putain de cauchemar pour un rationaliste»), de suivre le mouvement, d’une pièce à l’autre, d’un fragment de conversation à l’autre. Jusqu’au toit-terrasse d’où sont jetés certains importuns sans que cela ne produise quelque émoi. Ça grouille de monde, l’effervescence carnavalesque est à son comble : une galerie de personnages chamarrés et égotistes se dessine, de l’agente immobilier, à l’écrivaine, en passant par la nonne, une femme qui n’en finit pas d’accoucher ou encore un prof qui réfléchit sur l’intelligence en essaim. Somme toute, des êtres de solitude qui tentent de survivre à leur façon («Mais pourquoi est-ce que l’on tient à ce point à l’idée même de survie ?»), tous, déraisonnables, vaniteux et ironiques à souhait, affairés «aux activités d’usage dans les soirées : ils boivent, ils flirtent, il s’échangent les tuyaux rémunérateurs, se gavent d’amuse-gueule, puis rient la bouche pleine, s’enlacent et se cognent le nez, se pincent les fesses chacun leur tour».
Toute la vacuité des existences adossée au formidable chaos d’un pays se trouve avalée en tourbillon dans cette mascarade bien sentie qui se fixerait pour horizon d’attente une danse macabre.
Un lecture certes parfois difficile qui se mérite donc mais une fois adopté le style si singulier de l’auteur, on en ressort bluffé.
«L’abrutissement pourrait bien être la seule option qu’il nous reste, si on veut survivre sur cette planète patraque».

L'Enfantôme
de Jim Bishop
Editions Glénat
BD
«Le monde nous apprend à marcher sur la tête et essaye de nous faire croire que c’est bien».
Après les BD Lettres perdues, puis Mon ami Pierrot, L’enfantôme constitue le troisième volet de la «trilogie de l’enfant», mais il peut tout à fait se lire indépendamment des deux premiers.
On est au Collège et la bienveillance n’est pas au programme. L’un s’appelle le «boutonneux», la seconde «la bizarre». Ils se démènent face au regard des autres et contre une institution qui ne leur veut pas du bien et des parents qui leur mettent une pression inconsidérée. Ou comment les figures de l’autorité s’érigent en force.
Cette année est décrétée comme étant une année décisive, et le conseiller d’orientation, Monsieur Marano-qui-a-la-tête-qui-menace-d’exploser a décidé que si ces deux cancres échouaient, ce seraient à leurs parents de les tuer. Tel est le programme de motivation.
Autour du manga Pimple Attack, nait une relation d’amitié. Ils se serrent les coudes pour survivre à cette pression qui rend complètement «dingues» leurs parents, «Tout ça, parce qu’ils veulent être bien vus du système», car au conformisme punitif du collège répond celui des parents.
Plus loin (dans la deuxième partie), changement d’ambiance : on les retrouve en être-fantôme, «les grands esprits se rencontrent», toujours en recherche de sens, toujours hantés par ce jugement, tout en disqualification, qui leur a été porté et qui continue à produire ses effets («Mais cet œil qui nous juge… c’est ça qui nous a tués»). L’histoire paraît recommencer, de nouvelles humiliations sont en préparation, Monsieur Marano est devenu directeur du Collège, il les punit avec des lignes d’écritures «je suis nul». La conseillère emploi y va aussi de son verdict «vous avez écrit que vous aimeriez être gérant d’un magasin de jeux vidéo. Vous n’avez même pas le bac. A la limite, je peux vous trouvez un poste pour rayonnage». Les jugements en cascade, l’insupportable à son paroxysme.
Jim Bishop déploie toute une palette pour rendre compte de cet insupportable, les aplats de couleur sont démentiels, et l’auteur sait jouer avec les codes du manga et de l’horrifique – on est parfois pas très loin de l’univers d’un Junji Ito.
«Perso, je rentre pas dans votre jeu de bourrage de crâne qui nous amène tous au même endroit. On le sait qu’on va tous crever. Alors laissez-moi y aller à mon rythme».

Le dernier hiver
de Marcus Malte
Editions du Rouergue
«Nous parlâmes de rêve. Nous parlâmes d’amour. Nous parlâmes de ce qui brille. De l’éclat des astres, de nos astres, quels qu’ils soient. Nous parlâmes de ce qui vaut la peine.»
Pas évident de s’adresser aux ados. Quand ils sont « lecteurs« , généralement ce sont de très bons lecteurs qui aiment lire des « pavés« . Quand ils « n’aiment pas lire« , leur proposer un court roman comme ceux de la collection Doado des éditions du Rouergue pourrait être une bonne alternative, sachant que la qualité littéraire est à chaque fois au rendez-vous. Pour autant, ça ne va pas de soi… Et c’est bien dommage car ce court roman est une pépite qui mérite d’être lu quand on a déjà quelques références historiques et littéraires. Il ne faut donc pas être trop jeune, ou alors en faire une lecture accompagnée d’un adulte.
Mais de quoi parle Le dernier hiver ? Il s’agit d’un portrait du monde sur trois siècles, un monde qui va mal et se réchauffe inexorablement. Pour nous raconter cette histoire, Marcus Malte (qu’on connait aussi bien pour ses romans jeunesse qu’adulte) choisit un narrateur un brin décalé (et en même temps directement touché par le changement climatique) : un bonhomme de neige. On pense tout de suite au poème de Prévert et ce bonhomme de neige adopté et réchauffé par la cheminée. Ici, l’être de flocon naît et meurt plusieurs fois, à des époques et lieux différents de la planète. Il a chaque fois des parents et compagnons différents, fratrie, père, élèves et professeurs, soldat, sherpa, loups… Il rencontre même Jack London et son chien Buck. Il les accompagne quelques jours, semaines ou mois, dans de bons mais aussi tristes moments. Il voit la mort de près, que ce soit de froid ou causée par l’horreur de la guerre. Il vit le silence de Tchernobyl après l’explosion. Enfin, il se retrouve de plus en plus en altitude, signifiant ainsi la fonte des neiges. Tout ceci est dit avec justesse, avec les yeux d’un observateur qui a vécu, tel un aïeul qui nous conterait son enfance. Une lecture idéale pour les vacances d’hiver.
«J’ai eu autant de vies qu’il y a eu d’hivers. Il est vrai que je ne fais pas mon âge. On m’en a souvent fait la remarque.»
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Si
de Hélène Bessette (LN B7)
Editions Le Nouvel Attila
«Je n’ai qu’une richesse.
Décider de ma fin,
Puis,
M’en allant au Ciné.
(Le suicide est pour demain.)»
Si a été édité une première fois chez Gallimard en 1964, puis en 2012 chez Léo Scheer.
Lire Hélène Bessette, c’est toujours une aventure, c’est tournoyant, tumultueux, bouleversant.
D’abord il y a la forme: à la fois roman et poésie (elle a d’ailleurs créé le Gang du Roman Poétique), presque du théâtre parfois. Une histoire en vers, des répétitions, comme des motifs qui reviennent en boucle pour chaque fois aller plus loin, aller ailleurs, mais toujours revenir au point central : l’envie de suicide de Désira. Des mots qui se détachent, en capitales, pour mieux imprimer la rétine du lecteur (« SI », « EPOUVANTE », « SUICIDE », « MAIS »…). D’autres qui se découpent, se transforment, se démultiplient. Des questions aussi, qui semblent des adresses directes au lecteur (« DOIS-JE ME SUICIDER ? », « QUI SUIS-JE ? », « MEURS-JE ? »…). Des personnes (des hommes surtout, des voisins, quelques amies) qui entrent et sortent de scène, comme ils tentent d’entrer sans réellement y parvenir dans la vie de Désira. Un roman conçu en plusieurs parties, comme pour reprendre sa respiration (car il y a de quoi perdre haleine).
Et puis il y a le fond : une femme, Désira, trente ans, divorcée souhaite se suicider. A première vue le sujet est lourd, voire plombant. Mais Hélène Bessette, au lieu de l’enfermer dans un rôle de victime, en fait une femme libre, qui revendique sa solitude et son droit à choisir de vivre ou mourir. Et cela trouble son entourage. Elle n’entre pas dans les cases prédéfinies par la société des années 50 – 60. Une femme, seule, peut-elle se promener dans la rue, aller au cinéma ? Cela questionne ses voisins qui lisent son courrier et scrutent ses allées et venues. Ses amies pensent qu’elle devrait se marier. Les hommes la soupçonnent d’être une fille-facile et tentent tous leur chance (« Tous. Tous. Chacun à sa manière. Ont les yeux fixés. Sur mon bas-ventre. Sur mon sexe. Quelles questions ai-je posées ? Qui suis-je ? Et Dois-je me tuer ? »). Mais Désira reste droite. A quel prix… La folie guette (ou est-ce son entourage qui la croit folle ?).
Et Surtout, il y a cette forme et ce fond qui s’entremêlent admirablement pour former une œuvre unique et percutante, d’une incroyable modernité.
« Je n’ai pas l’étoffe d’une héroïne. Mais cela va de soi l’étoffe d’une suicidée. »

Mont des Ourses
d’Emilie Devèze
Editions du Sonneur
(couverture réalisée par Sandrine Duvillier)
«Comme bien des hommes au sommet d’un massif il croyait voir dans la terre déclive et la vallée miniature se matérialiser sa suprématie».
C’est l’histoire de Jean-Code le gendarme qui veut tout mettre au masculin, très soucieux de respecter la hiérarchie, engoncé dans ses certitudes, et qui est muté dans un village enclavé au milieu des montagnes et qui ne porte pas de nom, on l’appelle Ici. Moins de 200 âmes, «tous cousins». Il embarque avec lui sa fille Hazel (qu’il appelle Croque-au-Sel), «dressée au respect des périmètres», à qui il n’adresse quasiment jamais la parole. Hazel fait rapidement connaissance avec la voisine Ursula qui a plus d’un savoir dans son sac, ce qui peut être utile pour explorer les environs, aller sur les hauteurs (les reliefs d’une montagne accompagnent graphiquement le déroulé du roman). C’est qu’Hazel s’est mise en tête de disculper l’ourse que son père a pris pour la responsable d’un double meurtre. Et un glissement de terrain a effacé les repères («les cartes de la territorialité se trouvaient rebattues par le mouvement de sol»). Contrainte de se fier à son instinct et aux animaux avec lesquels elle se lie, s’allie.
A la lecture de Mont des Ourses, on peut penser à La sauvagière de Corinne Morel-Darleux, avec ces incursions dans la forêt où une plus grande porosité avec les animaux s’opère. L’empouvoirement d’Hazel, son émancipation passe par son enquête de terrain. Une petite troupe prend forme à partir de laquelle s’organise un contre-récit, «Avec leurs convives, ils échangeaient des recettes, des chants, des contes et des idées» ; «L’histoire du monde à mille branches se tissait autour du feu». Plus je lis et plus je me rends compte en ce moment d’une envie (doublée d’un besoin ?) de lire des contes. D’en relire certes mais aussi de faire l’expérience de nouvelles lectures qui s’apparentent à des contes. Appelons cette construction littéraire un conte philosophique ou écoféminsite, là n’est pas l’essentiel. Avec son premier roman Emilie Devèze nous offre cela, le tout servi avec pas mal d’humour. C’est fort bien réussi et on en redemande.
«Hazel s’entendait avec les bêtes. C’était de son âge, paraît-il.»

Peur de mourir mais flemme de vivre
de Salomé LAHOCHE
Editions Exemplaire
«Ces derniers temps, on parle beaucoup de santé mentale sur internet. A la fois, ça permet à des gens de poser des mots sur des troubles passés sous le radar des médecins et en même temps, tout le monde s’improvise un bac+5 en psycho et pratique l’autodiagnostic sauvage, comme si parfois c’était inconcevable d’être un être humain banal avec quelques défaillances ».
C’est avec délice qu’on s’engouffre dans cette nouvelle BD de Salomé Lahoche, qui constitue une suite de « La vie est une corvée ». On y retrouve des strips qui ont été publiés sur son compte Instagram (@salomelahoche) mais aussi dans la revue La déferlante ou la revue jeunesse Biscoto, ou encore en réponse à une commande du Centre Pompidou. Ça pourrait apparaître comme une succession hétéroclite, mais l’ensemble forme un tout cohérent. On retrouve sa petite touche arty, beaucoup de texte et cette furieuse envie de croquer le monde-tel-qu’il-ne-va-pas-mais-vraiment-pas-bien. Comme beaucoup de bédéistes, l’autrice manie avec un sens redoutable l’auto-dérision. Elle s’exprime sans fard (« parler de tout ça est sans doute la chose la plus intime que j’aie jamais racontée en bande-dessinée ») sur son rapport à la consommation, au succès («il a suffi de quelques mois à avoir vaguement de l’argent pour que je devienne une imbécile heureuse déconnectée de la réalité »), au psy. Il est aussi beaucoup question de ses comportements addictifs, à l’alcool et aux clopes (« plutôt crever d’un cancer des poumons debout qu’arrêter de fumer à genoux ») et de ses obsessions (la collection de petites perles en plastique). Tout comme les angoisses et la procrastination qui encadrent le processus créatif et les résolutions qu’elle ne tient pas (elle abandonne le yoga au bout de quatre séances après avoir payé pour un an d’avance).
On n’est pas très surpris que l’autrice ait pu faire référence au travail de la plasticienne belge Aurélie William Levaux dont on a beaucoup aimé la dernière BD, New rural wave (édition Atrabile). Elle la rejoint notamment dans cette capacité critique à faire des ponts entre les expériences intimes et le politique… Très vite on s’aperçoit dans l’abondance de texte qu’elle propose que ce qui peut s’apparenter à du dérisoire, du futile n’en est finalement pas. Au fil des pages, l’autrice devient sismographe de nos névroses et autres éco-anxiétés.
Cette nouvelle BD lui apportera à coup sûr la possibilité d’acquérir de nombreux autres critériums. Corrosif et réjouissant à souhait.
«Ce qui est marrant avec le fait de vieillir, c’est qu’on a beau savoir que ça arrive à tout le monde, quand vient notre tour, on ne peut pas s’empêcher d’être un peu surpris».
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Je veux regarder longtemps leurs visages
de Thomas Vinau
Editions La fosse aux ours
«Arnaquer les ténèbres, avec la cendre bleue des mots, pour aller jusqu’à eux. Arnaquer un instant les ténèbres, pour arriver jusqu’à eux, un instant et, finalement, simplement, leur dire je pense à vous.»
A la faveur de la commémoration des 80 ans de la libération des camps de concentration nazis, il y a une belle actualité éditoriale. Mais des différentes propositions, je retiendrai ce petit texte de quarante pages qui vient nous saisir. Ecrire sur une photo en noir et blanc, sur ces trente-et-un enfants d’Yzieu rassemblés au printemps 1944. Ecrire, «comme un besoin», «comme unique recours» avant l’indicible : «regarder longtemps leurs visages, et leur écrire avec la cendre bleue de mes mots». Figer le merveilleux de l’instant, l’éblouissante enfance («espiègles, maladroits, pétillants, gigoteurs», «frondeurs, (…) sales, sublimes») sans escamoter l’atrocité de l’après, «l’horreur de leur destinée» : «Eux, au-delà de cette horreur, effective, l’horreur qui les définit à présent entièrement, totalement, éternellement.»
Thomas Vinau s’emploie à évoquer cette photo qui «accroche [ses] yeux», la décrire, en rendre compte avec une économie et une justesse de mots. Sonder «les traces magiques et éphémères de leurs présences sur une image» et «atteindre l’infime chaleur de leur immense beauté saccagée». Les visages enfantins, les poses, les postures, gestuelles et expressions («un sourire qui hésite», «ce doigt dans le nez»…), les interactions, tout est passé au crible de son regard impliqué, «sous le pinceau d’archéologue de mes yeux et de mes mots». «Les voir, les regarder, les sentir». Mais au jeu des différences (les grands, les petits, les garçons, les filles), Thomas Vinau ne se leurre pas : «je sais bien que ce qui les unit, ce qui a fait qu’ils sont là, ensemble, devant mes yeux, est bien plus immense, bien plus puissant que tout ce qui les distingue».
L’auteur invente des prétextes («une vanne, un bruit indécent, une bêtise») à leurs distractions, pour expliquer pourquoi certains retournent leur tête ou baissent le regard au moment où la photo est prise. Comme n’étant déjà plus là : «Et il baisse son visage à cet instant, au mauvais moment, on ne le verra plus jamais».
La photo «qui dévore le coeur» s’affiche dans le livre à 5 reprises, en creux et en plein. L’auteur parvient, à travers elle et avec cette manière si délicate qu’il a de «faire attention à eux», à engager le lecteur à ses côtés et à leurs côtés («tellement ils incarnent, de loin, dans le temps et l’espace, tout ce que l’on sait de l’enfance qui nous touche, tout ce qu’on aime. Cette tendre surface»). Ainsi quand le poète regarde et détaille plusieurs fois la photo, le lecteur la regarde et la détaille plusieurs fois avec lui, en complicité bleue.
Les profs, dès le premier degré, auraient grand intérêt à s’emparer de ce petit livre rouge. Il gagne tellement à être lu par les plus jeunes générations.
D’une très très grande justesse.
«Mais d’abord juste l’image, veiller à cela, la photo, leurs visages, les regarder. Un par un, la beauté.»

Sophia
de Eléonore de Duve
Editions Corti
«Elle avance et tourillonne à chair perdue, agissante»
D’Eléonore de Duve on avait lu son premier roman, Donato. On s’en était fait l’écho ici avec enthousiasme. C’est donc de nouveau, un peu chanceux, qu’en tant que libraire, j’ai pu lire son second roman, Sophia. On y retrouve la même force d’évocations. A rebours (du chapitre 47 au chapitre 1), de la mort à la vie, en quarante-sept tableaux, se dessine l’agencement de la vie de Sophia, sa traversée, son vagabondage, sa métamorphose («Ses pieds nus effleurent à peine la mousse sans vie du sol, tant elle sautèle, dans un mouvement qui éviterait les mines, tant elle veut aller vite, ressentir, sans joie ni haine, sans espoir ni entrave, là, au froid»). D’une ritournelle à l’autre, d’un moment de vie à l’autre, les motifs, comme les flous, paraissent s’intriquer («Des liens se tressent lors même qu’il n’y en a pas. Les causes se trouvent ailleurs et se démultiplient dans l’engrenage»). Sophia évolue à l’écart («elle s’encage, un peu dorée, à côté de la société» ; «elle voulait former corps à part avec la tendresse»), «la solitude en bonne amie», «progresse à tâtillons», rit de bon cœur à l’absurdité des choses.
Face au chaos, à un monde ravagé, qui ne tient plus debout, Sophia «doit fermer les yeux, s’arrêter de décomposer les confusions du monde (…) s’efforce[r] de composer les idées du silence». Elle apprend aussi à «s’exerce[r] à l’espoir» à grand renfort de danse, de fiction, de couleur et de botanique.
Il y a un peu de Bérangère Cournut dans ce surgissement du merveilleux, un peu de Bronka Nowicka dans ses observations poétiques de la nature à hauteur d’enfant, un peu de Emilienne Malfatto (Le colonel ne dort pas) pour l’indétermination de l’espace-temps et pour la description des décombres d’une guerre qui ressemble à toutes les guerres et qui n’en finit pas, un peu de Kae Tempest avec cette remontée du fil le long d’une chronologie inversée qu’on retrouve dans Courir sur les cordes.
A l’image de Sophia, à l’image de l’écriture d’Eléonore de Duve qui avance à coup de virgules, le lecteur «tourne-tourne», fait des liens, des projections, associe des idées, «additionne les regards», relie les choses. Un superbe terrain de jeu que cette lecture. Il rêve même de ré-apprendre à «colorier en dépassant des bords».
Une fois la lecture terminée, on est pris de l’envie de relire le texte dans l’autre sens pour voir. Et ainsi, tout semble pouvoir recommencer.
Superbe !
« Le soir emmantèle la rivière
La lune courbe le temps.
Qui sait où le passereau s’en va. »

Scarborough
De Luc Dagognet
Editions Do
« Je me suis éveillé le matin avec la sensation d’avoir rêvé un message important, sans parvenir à me le rappeler. J’ai fait le tour de la chambre avant d’en sortir, au cas où le souvenir n’aurait besoin que d’un peu d’agitation pour se manifester à nouveau. »
Scarborough c’est d’abord une nouvelle d’un vieux livre offert par une vieille tante à un jeune adolescent (qui n’est autre que le narrateur du roman, devenu adulte). Dans cette histoire, au charme un brin suranné rappelant quelque bibliothèque verte de type club des cinq ou Alice, un groupe de jeunes gens partt en week-end à la campagne et pendant la nuit tous disparaissent sauf un.
Scarborough c’est aussi cette chanson de Simon & Garfunkel que notre héros entend pour la 1ère fois alors qu’il vient de lire la nouvelle. Ces quelques notes entendues dans le jardin vont lui rester en mémoire, telle une mélodie entêtante qui ne le quitte plus. Adulte, il réentend cette musique, apprend enfin son titre et de qui elle est. Et là tout se dérègle. Un mystérieux élève apparait inopinément pendant ses cours. Tout le monde semble le connaître sauf lui. Cherchant des renseignements sur la chanson, il tombe sur un enregistrement qui ressemble à une incantation « diabolique ». Puis, il fait le lien entre la nouvelle et la chanson et cherche à lire d’autres œuvres de l’auteur. Il trouve alors une autre nouvelle qui se passe… à Scarborough !
Les coïncidences s’enchainent, l’étrange et le surnaturel s’en mêlent, entrainant le narrateur dans une quête aussi floue que son esprit est embrumé (après tout la chanson parle également d’une quête pour séduire une femme : labourer un champ entre terre et mer à l’aide d’une faux en cuir, habillé d’une tunique sans couture). Il ne lui reste plus qu’à se rendre dans cette bourgade anglaise pour se défaire de ce qui pourrait s’apparenter à un maléfice. Dans cette petite ville, il fait la rencontre de Donna, de Jessie et d’Aileen, un brin sorcières, chacune à leur manière.
La chanson est toujours là et Luc Dagognet construit son roman autour de cette ritournelle, comme un refrain qu’on garde en tête et qui revient encore et encore. « Are you going to Scarborough Fair ? Parsley, sage, rosemary, and thyme ».
Laissez-vous surprendre par Scarborough.
« Tout va bien, si ce n’est la présence glaçante d’un jeune garçon inconnu, au dernier rang, qui ne fait même pas l’effort de se cacher. »
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Un jeu sans fin
de Richard Powers
traduit de l’anglais par Serge Chauvin
Editions Actes Sud
Sortie le 5 février 2025
« Il fit glisser ma tour de son refuge de la ligne de fond jusqu’à un avant-poste périlleux au centre de l’échiquier.
« Ah ! Tu vois ? Ton cœur s’emballe. Ce n’est pas de la logique. C’est du drame. »
Le livre début avec une histoire, celle de la création du monde : « Ta’aora créa Ta’aora. Puis il créa un œuf qui l’abritait. » Ta’aora était artiste alors il joua, inventa, imagina les fondations de la Terre à partir des « miettes de coquille », les mers et océans à partir de ses larmes, les îles à partir de ses os, les écailles de poissons et tortues avec ses ongles. Il peupla ce monde d’autres dieux qui peuplèrent à leur tour cet univers. « Il plaça les humains – enfin des compagnons avec qui jouer. »
Tel un prologue, cette cosmogonie nous donne les pièces et le plateau de jeu dans lequel va nous embarquer Richard Powers : des humains (se prenant parfois pour Dieu), qui jouent à créer et imaginer sans cesse de nouveaux possibles, au risque parfois de (se) perdre, et un terrain de jeu (d’où le titre original « Playground »), entre terre et océans.
Si au départ il est question d’échecs, le cours des choses prend un nouveau tournant lorsque Todd et Rafi (deux figures que nous suivons tout au long du roman) découvrent le jeu de go. Il n’est plus question de faire chuter l’autre, il s’agit de construire un territoire le plus grand possible. Les combinaisons sont démultipliées. Alors que Todd y voit des algorithmes et les fondements du code informatique, Rafi, en littéraire, y lit tous les drames de la vie. A la fois si proches et si différents dans leurs modes de pensée, leurs vies se séparent. Todd devient un informaticien milliardaire à la tête d’un empire de l’intelligence artificielle. Rafi part quant à lui vivre sur une petite île du Pacifique: Makatea (île dévastée par l’exploitation intensive des mines de phosphate). Quand on sait que Richard Powers a débuté comme informaticien avant de devenir écrivain, on peut se demander si ces deux personnages ne seraient pas en quelque sorte les deux facettes de l’auteur. La richesse de ce roman est aussi de mêler deux sujets de prédilection de l’écrivain : l’IA et l’écologie. On se rappelle Galatea 2.2 ou L’ombre en fuite sur la réalité virtuelle, L’arbre Monde sur l’écologie et Sidération mêlant déjà les deux. Ici la question de l’écologie se concentre sur les milieux marins menacés par un projet de villes flottantes imaginées grâce à l’IA. La plongée aux côtés de l’océanographe Evelyne Beaulieu nous réserve les plus belles descriptions du livre.
Telles une partie de go, les histoires des différents protagonistes se développent à distance, s’intriquent par moments les unes aux autres. Tel un joueur de go, Richard Powers construit ses histoires, lentement, avec méthode. Tel l’observateur d’une partie de go, le lecteur se fait surprendre, ne peut imaginer tous les coups à venir.
Dans ce roman, qui perd ? Qui gagne ? Richard Powers jouerait-il avec nous ? « Un jeu sans fin » nous dit le titre…
« C’est ainsi que tout commença : notre grand voyage à deux dans l’univers du go. Tout ce qui se produisit plus tard – le cours que prirent nos vies – découla de l’ouverture de ce livre. »

APRES
de Raphaël Meltz
Editions Le Tripode
«Lucas se dit que s’ils avaient su, tous les quatre, lui évidemment mais aussi eux trois, s’ils avaient su, avant, que leurs jours de tranquillité étaient comptés – eh bien quoi, qu’auraient-ils fait de différent ? Leur vie aurait-elle été moins normale, moins banale, moins classique ? »
De l’auteur, nous avions particulièrement aimé son précédent livre publié sous ce même nom aux éditions du Tripode, 24 fois la vérité. De quoi surmonter cette petite réserve au moment de commencer la lecture de son nouveau roman, il faut dire qu’il est énormément question de la thématique du deuil dans cette nouvelle rentrée littéraire. Mais on ne saurait le reprocher à l’auteur et l’on devrait plutôt s’intéresser à pourquoi retrouve-t-on présentement avec autant de régularité cette forme de nécessité à (re)penser la mort à travers l’écriture, à travers le fiction.
Il convient d’indiquer que la manière dont Raphaël Meltz s’empare de ce sujet est tout à fait singulière. En effet, l’auteur s’intéresse à la fabrique temporelle du deuil du point de vue de ceux qui restent (Roxanne, l’épouse, Sofia la fille, Lorenzo le fils) mais aussi de celui est qui parti (Lucas). Un accident de vélo est si vite arrivé. Mais qu’advient-il ensuite ? L’auteur organise son roman à la croisée du temps qui se déplie (minute, heure, semaine, mois, année) et des expériences, notamment sensitives, qui se réorganisent (goûter, toucher, sentir, entendre, voir, savoir). Lucas n’est plus avec eux, «il est là sans être là» mais c’est tout comme. Et c’est dans ce paradoxe que tout se joue. «Il ne peut rien. Simplement rester près d’eux ; du côté où il se trouve». Et cela donne lieu à de magnifiques descriptions de ce qu’il ressent, de ce qu’ils ressentent («le chemin de peine pour ceux qui sont restés»), en écho souvent (ne pas disposer du mode d’emploi pour faire avec cette expérience de la mort), en complémentarité parfois mais aussi en écart (la disparition brutale versus l’expérience de s’éteindre progressivement), de par l’incomparabilité de leur situation («un qui-vive au sens du souvenir de la dualité entre une âme qui vit et l’autre qui n’est plus là»). Les souvenirs et les regrets (et quelques remords) en surimpression. La tristesse qui «ne passe pas mais qui s’espace». Lucas les observe (le sourire triste et le regard éteint de Roxane,…), Lucas les accompagne à distance dans leur épreuve du deuil, comme «une autre façon de dire au revoir, (…) une façon très lente, très continue» toujours avec une infinie délicatesse, de celle qui le fait se retirer dans certaines situations quand il n’est plus à sa place.
Lucas est tout entier pris (anesthésié?) dans un bain sensoriel infini : «Comme si la superposition entre le choc à l’intersection de la rue derrière la maison et la douceur qui s’offrait à lui faisait disparaître tout ce qui fait mal». Ainsi, l’un des tours de force de l’auteur est de décrire comment du point de vue de Lucas tout prend alors plus de relief, comme une conscience aiguë de la densité de la matière, «plus de lignes, plus de détails, plus de couleurs», tout en ayant conscience que cela est amené à s’estomper petit à petit : «faire le deuil, pour lui, c’est juste se préparer à perdre leur présence – par vagues». Tout en continuant à ressentir leurs présences, il passe ainsi une année durant par différentes étapes, perdant peu à peu l’odorat, puis l’ouïe, puis la vue… Cette progressivité se matérialise aussi dans le texte par une série de «et puis» qui vient articuler le récit et trancher avec de très longs passages entrecoupés uniquement par des virgules, aussi comme pour indiquer que la vie continue son cours malgré tout, se ponctue autrement.
Un roman sensible et délicat, qui explore finement le continuum de la présence-absence, sans jamais verser dans le pathos, mais en démultipliant les points de vue, images et ressentis qui sont à la fois ceux du disparu et des vivants (qui se trouve être le titre d’une BD parue aux éditions 2024 dont Raphaël Metz est le co-scénariste).
«Tous ces mondes que Lucas ne faisait qu’effleurer et qui sont si présents maintenant».

Je te l'avais bien dit
de Candela Sierra
traduit de l’espagnol par Rachel Deville
Editions Atrabile
BD
«Nous on ne sera jamais comme ça, on est différents».
Etre ou ne pas être le mouton de Panurge…
Candela Sierra nous propose une série de petites saynètes comme un miroir qui nous serait tendu. Ces personnages semblent un brin caricaturaux, quoique… Ils se cognent tout à tour à des problèmes d’incompréhension. Ils ont besoin tantôt de faire reluire leur ego (comme devant ce magasin de miroirs où les passants-narcissiques se perdent dans leur propre image, ou comme lors d’un enterrement où l’on pique la vedette au défunt), tantôt de ne pas perdre la face quitte à jouer des rôles dans lesquels ils se fourvoient. Quand l’effort de distinction opère pour les unes, d’aucune se distingue par son chewing-gum au curry et son sachet de tofu saveur viande, l’incapacité à choisir menace pour d’autres.
L’autrice nous amène à écouter ces small talk qui s’enchainent, de «lieu commun» en «lieu commun» (avec quelques délicieuses vignettes où les protagonistes sont accablés ou ensevelis sous des blablablablabla) ou ces dates peu concluants. L’air du temps se saisit tout entier dans ces «fréquences opposées» dans lesquelles se nouent des relations impossibles.
Les personnages se trimballent d’un univers à l’autre, de l’intime au professionnel en passant par les relations amicales, toujours en étant empesés dans un rôle ou une relation dont ils ont du mal à se défaire. Songeurs, stupéfaits, abasourdis, gênés, les personnages disent leur incompréhension toujours et encore, à l’instar de cette double page de phylactères en milieu de BD, où ce sont des formes géométriques qui ont remplacé la parole, comme de nouveaux motifs possibles de dispute. Peu d’échappatoires se présentent, quand certains s’exposent à l’autoflagellation, d’autres se conforment à la pensée du plus grand nombre, quitte à foncer tête baissée, pareille à une meute. Quand certains peinent à voir (le flou rendu par la myopie ou les problèmes soigneusement mis sous le tapis) d’autres ne parviennent pas à terminer leur phrase. L’écoute se fait biaisée («j’ai l’impression que chaque fois que je te raconte quelque chose d’important et de positif, tu fais l’impossible pour le rendre négatif et lui enlever de l’importance») ou en diagonale, les ruptures par ellipse. Comme une communication impossible ou empêchée, même avec soi, «Je pense si peu dernièrement (…) que quand je me parle à moi-même, je ne sais plus quoi dire».
Une BD rondement menée qu’on lit avec plaisir et qui invite aussi, avec le rictus sardonique qui va bien, à se moquer de soi.
«Quand tu es en groupe, tu laisses la raison de côté, tu te métamorphoses et vraiment tu peux faire peur».
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Villa Bergamote
de Mona Messine
Editions Bouclard
«J’avais toujours rêvé d’habiter quelque part une forme d’abri. Et lorsque je fermais les yeux, j’entendis à Bergamote le bruit d’un vent que je ne voulais plus quitter».
On pourrait croire à une mise en récit d’un essai du couple Pinçon-Charlot, ou à une exofiction autour de la vie des Balkany. Il y a un peu de cela dans le nouveau roman, son second, de Mona Messine. On n’est pas loin non plus de L’invitée d’Emma Cline, une percée dans le monde des ultra-riches à travers le regard non pas d’Alex mais de Roxane, issue d’un tout autre milieu et qui s’emploie à donner le change («j’ai décidé d’investir mon temps pour que l’histoire fonctionne») pour se faire adopter par cette famille et ce faisant, grimper dans l’ascenseur social. Et de toute évidence ça marche bien, puisque le mariage avec le fils de Monsieur et Madame (en majuscule s’il vous plait) est scellé et la Villa Bergamote qui trône sur les hauteurs d’un île des Antilles lui est promise. Roxane n’aime rien tant que cette villa de luxe («Bergamote m’a conquise en une seule respiration»), et puis elle a un tel besoin de disposer d’un endroit à elle chevillé au corps. Alors ici, c’est mieux encore, elle peut profiter de ce décor si faste, s’aventurer dans le jardin, profiter de la piscine, se perdre dans les différentes pièces. Mais peut-être ce lieu agit pour elle comme une prison dorée, ainsi les références à la mer, tout à côté ou presque, mais qu’elle ne parvient jamais à approcher tout à fait. Elle va d’étonnement en étonnement : surprise de la vie sociale, version comédie et manigance, qui s’organise à la nuit tombée. Fascinée par cette atmosphère qui fait et défait les réputations, les alliances par ces coulisses où se fabriquent les destins et qui prolongent ce décor faste.
Mais à défaut de connaître tous les recoins de la propriété, qu’est-ce donc ce bureau qui recèle un magnum .357, elle a plus rapidement fait le tour des propriétaires. Le vernis s’écaille, la peinture de Bergamote s’effrite («au fur et à mesure des années, je me mettais à voir la poussière et les fissures de leur échafaudage»). Investis dans la politique, le couple est pris dans des affaires, des sales affaires, blanchiment de fraudes fiscales, malversations, malgré tout l’arsenal déployé pour esquiver, maquiller. Les casseroles finissent par faire tout un tintamarre, mais rien y fait : «C’était comme si chaque accusation pouvait leur faire gagner de l’argent en plus, au moins pour diffamation, et surtout du lustre (…) A cette époque-là, le tollé fut équivalent à si l’on avait traité le présentateur du JT le plus influent de France de gros dégueulasse. On aimait le monde qui continuait. On avait peur de la rupture. C’était la force des habitudes». «Super-déni» et outrance à gogo pour (faire) oublier la corruption, passer à autre chose.
Roxanne finit par réaliser que si elle a fait en sorte d’être «pétrissable» («laisser les mots des autres faire de moi quelque chose») pour s’adapter, s’incruster, elle reste un élément de décoration, plus proche du petit personnel, et au final pas si différemment traitée qu’Alain le carlin, toujours à distance des conciliabules, des lieux où se forment les décisions. Mais elle n’est pas dupe, elle voit bien les supercheries, ici les dépôts qui s’organisent dans le garage, là l’évocation d’un conteneur. Elle ne supporte plus leur trop-plein de barbaque, la mascarade romantique a assez duré.
Dès le premier faux-pas, sa détestation finit par se voir : «je suis la traîtresse, je suis le «mais», la maîtresse, aujourd’hui le contremaître et picador». Dès lors elle prépare sa sortie, «Ce matin, j’avais choisi de boutonner lundi avec mardi sur mon chemisier. J’allais précipiter leur chute sans qu’ils s’en aperçoivent» mais c’est sans compter sur les représailles qui coagulent.
Mona Messine excelle dans le maniement des codes de la satire, de la quasi tragicomédie avec des formules qui fouettent, avec cette galerie de personnages tout à fait crédibles dans leurs agissements, et cette narratrice, détachée sans l’être, qui s’en sort à merveille dans son entreprise de démystification.
«Assez belle pour approcher le luxe de quelques soirées, trop pauvre pour arriver première sur la liste. Toute l’histoire, elle ne tient qu’à ça»

Une danse pour les doigts humains
de David Lespiau
Editions Héros Limite
«à l’intérieur
aiguilles et dés à coudre
mécanique du clavier des mains
reprise par des prothèses, des agrafes
mentale»
David Lespiau projette 112 éclats poétiques où il poétise des variations autour des doigts, des sons, des temps et des images qui s’y rattachent. Ces fragments articulés dessinent une «ligne de signes», «une ligne continue sonore labyrinthique», «une forme auto-ondulatoire en boucle», entre danse et silence, «entre deux mouvements». Les phalanges sont orchestrées, ou «tatouées de lettres». Passage en revue, dans un «temps détramé», de l’anatomie de la main, «mains de chirurgien ou de pianiste», des bouts d’ongle à la paume en passant par l’index. Ça impulse, ça compose, ça transpose, ça pianote, ça remue, ça compte, ça forme «une partition pour mots muets». Ça travaille l’écriture «au rythme tactile». Partition chorégraphiée et digitée. Langage tout en geste, entre les lettres, entre les notes. Les mots comme des doigts, qui flottent, qui martèlent, avec «un léger différé» sur le clavier. La petite musique du télétravail.
La forme de ces variations se déplie et s’agrège au gré d’observations, de descriptions, d’assertions, d’expressions telle «une phrase en train de se faire». Un jeu poétique tout en doigté.
«à tout moment sans les voir
pris dans le bourdonnement
séparer rythmes, tons, durées
les regarder tomber
entre eux»

3 secondes pour plonger
De Jinho Jung
Chez Cotcotcot Editions
Album jeunesse
« Tout le monde dit que je suis un peu mou. »
Qu’il en faut du courage pour plonger de ce plongeoir qui parait si haut ! Et pour commencer, il faut avoir le courage de monter les innombrables marches qui forment, vues d’en bas, un labyrinthe interminable. C’est le temps qu’il faut au jeune garçon que nous suivons tout au long de l’album pour recenser tout ce qu’il n’arrive pas à faire assez bien (« je ne suis bon à rien ») : manger rapidement, résoudre des calculs, jouer au baseball, battre ses adversaires au Taekwondo. Pas dit qu’il est beaucoup confiance en lui… Aura-t-il le courage de sauter ?
Mais au milieu de cette ascension, les choses se renversent. Il ne semble plus subir la situation. Au contraire, il nous explique sa philosophie de vie : « moi, gagner, ça ne m’intéresse pas. Parce qu’alors quelqu’un doit perdre. » Là, la vue est vertigineuse, on croirait tomber dans un puit sans fonds. Ce qu’il aime, c’est être avec ses amis et s’amuser à plonger. Et il y arrive très bien ! Son sourire à la fin est communicatif. Pas la peine d’être le meilleur, d’être fort, d’être rapide. Il suffit de trouver ce qui nous plait vraiment pour s’épanouir comme lui. Pas mal comme idée !
Texte (concis) et illustrations (stylo, tampon et ordinateur) se marient et se complètent parfaitement, donnant de la hauteur et de la profondeur. D’une grande efficacité. On aime aussi tout particulièrement les expressions des visages (jetez un œil aux sourcils… Ils jouent beaucoup dans la transmission des émotions).
C’est le 4ème album coréen de Cotcotcot Editions, et le 2ème que nous présentons après Le crayon de Hye-Eun Kim (qu’on aimait notamment pour la richesse des détails des illustrations). Cela nous laisse à penser qu’il faut suivre et Cotcotcot (pour ceux qui nous suivent ce n’est pas tout à fait un scoop tant on affectionne cette maison d’édition) et la littérature jeunesse coréenne !
Allez… 3, 2, 1… Lisez
« … je suis juste venu pour plonger. »
Votre libraire vous partage chaque semaine ses conseils de lecture et coups de cœur. Face à l’ immensité de choix qui s’offre à vous, constituez votre P.A.L et trouvez votre prochain livre de chevet ou une idée de cadeau. Nous pensons également à toute la famille avec nos recommandations spéciales jeunesse.
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La longe
de Sarah Jollien-Fardel
Editions Sabine Wespieser
«Nos vies s’imbriquent naturellement, nous mélangeons nos amitiés, nos familles, nos goûts. Notre relation ne s’encalminera jamais, elle avancera, solide et viscérale».
A ce stade, c’est sans conteste mon premier véritable coup de cœur de cette rentrée littéraire hivernale. On le sait, il n’est jamais évident de réussir un second roman, d’autant plus quand le premier (Sa préférée) a été multi-récompensé. C’est chose faite avec La longe où l’on retrouve tous les ingrédients de ce qu’on aime, une dimension romanesque consolidée, des personnages fouillés et multiples dans leur composante, une histoire d’amour qui s’écrit dans toutes les nuances, des lieux où s’ancrent l’histoire merveilleusement bien décrits, un dispositif narratif savamment maîtrisé, «la bande-son» soignée.
On suit Rose, née dans le Valais, devenue ostéopathe, mariée à Camil, un gars du coin, architecte renommé, et mère d’une petite Anna. Rose qui cultive une relation de grande proximité avec ses grands-mères, Eugénie et Lucie, un drôle de duo d’«arrières». Sauf qu’un jour la Rose, «combattive conciliante» va petit à petit s’éteindre, ne parvenant pas ou plus à faire face à un terrible événement qui est venu par effraction dans leur vie : Anna va être fauchée par une camionnette. L’horreur. «Comment dire la désolation des désolations, l’absence comme cratère». A en devenir folle comme sa propre mère qui avait «des bêtes» qui grignotaient sa tête, à ne plus pouvoir se calmer. «Je suis attachée à une longe, sans colère, absente à tout». «Rien, rien n’apaise mon chagrin qui, comme mon corps, enfle jusqu’à me faire mal aux côtes, jusqu’à m’étouffer». Hystérie, mutisme, autodestruction. Redoublement des doses de molécules.
Après un épisode d’hospitalisation, Rose va vivre plusieurs mois durant dans un mayen au cœur de la montagne, à l’abri du bruit du monde mais à l’écoute de la forêt et avec des «pensées tentaculaires» qui l’engloutissent. On va la suivre sur ce chemin escarpé du deuil.
Sarah Jollien-Fardel sonde subtilement l’état de Rose, décrit aussi les prémices de la maladie («avant que je m’enténèbre»), l’inconfort avec lequel Rose était devenu mère, tout ce qui pourrait être constitutif d’une forme de fragilité mais aussi «tout le terreau» de la résilience «entretenu par une vie de lectures et de bonté». En outre, l’autrice décrit avec une grande justesse la position intenable, tenant lieu de l’engravement (en référence au titre d’Eva Kavian paru aux éditions de la Contre-Allée, cette position comme échouée, égarée des aidants) dans laquelle est plongé Camil, celui qui donne du mou ou resserre la longe de son épouse, qui condamne les portes, qui fait prendre le traitement. Avec une situation amoureuse quasi impossible mais qui tient.
Et puis une rédemption souterraine travaille, s’esquisse à partir d’une voix, la voix d’Hélène qui se faufile à travers la porte, des lectures qui se font jour, «l’écho des émotions qui persiste après la lecture» ; «jusqu’à oublier, durant le temps de la lecture, le reste. Tout le reste». Jusqu’à redevenir une fille-oiseau (référence à «Bird Gerhl», I Am A Bird Now d’Anthony and the Johnsons).
Tout à fait for-mi-dable !
«Je m’assieds en ouvrant mes bras, il écarte les siens, nous pleurons d’autres larmes, moins douloureuses, plus amples. Elles nous rapiècent le cœur, elles nous pardonnent l’un à l’autre».

Estime de soi et fin du monde
de Luke Healy, traduit de l’anglais (Irlande) par Géraldine Chognard
Editions Cambourakis
BD
«Vous n’êtes pas fou, vous n’êtes pas un monstre, vous avez juste une petite tendance narcissique».
Luke, le personnage principal de cette BD, a clairement le visage de son auteur, Luke Healy. Mêmes traits, même prénom, même nom. Une autofiction donc ? Ce qui est sûr, c’est que ce roman graphique se présente comme une sorte de journal intime écrit à la troisième personne. Cela tombe bien, c’est justement ce que la psy de Luke lui conseille de faire pour lutter contre le stress et rebooster son estime de soi («Chaque soir, je veux que vous écriviez quelques phrases sur vous. Mais faites-le à la troisième personne : «Luke Healy est…» Soyez objectif.»)
Il est question de deuil, de regrets, de difficulté à vivre tel qu’on est, du jugement d’autrui et de la difficulté de s’en détacher. Luke est stressé, angoissé même, a une piètre image de lui. Il voit une psy qui lui donne des exercices à faire, il s’achète des livres de développement personnel, et écoute en boucle un podcast sur l’estime de soi et les voies du bien-être, persuadé, ou s’auto-persuadant d’échafauder ainsi un «plan d’auto-amélioration optimal». Il s’emploie à faire des travaux pratiques pour aller mieux, de ceux qui se revendiquent des concepts du développement personnel que Liv Stromquist s’évertue à dénoncer un à un dans sa dernière BD, La pythie vous parle.
Luke a un frère jumeau, un jumeau vis-à-vis duquel il s’infériorise en permanence, et c’est justement son frère qui prête sa voix à ce podcast de «Serenit’App». Un double, celui qu’il aurait pu être, voulu être… C’est un peu comme si son frère en personne tentait de le coacher. Plus troublant encore, ils ont la même voix, il pourrait donc avoir l’impression qu’une petite voix intérieure lui donne des conseils.
On rencontre aussi sa mère, avec qui il partage «un drôle de sens de l’humour» («On est les personnes les plus drôles de la terre, je te rappelle.»). Elle tente de lui rappeler qui il est vraiment quand il se perd un peu ou se dévalorise à l’excès.
Et puis il y a toute une galerie de personnages, juste à côté : le fiancé de son frère et son témoin, une rencontre d’un soir, deux nageurs, une archéologue, deux officiers de police, différents collègues de différentes entreprises pour lesquelles il travaille, un couple au bord du divorce, …
On croise aussi deux souris qui ne veulent que son bien et deux oiseaux (et même une baleine synthétique) qui amènent le lecteur à regarder différemment la situation qui est en train de se dérouler.
Luke tente inlassablement de reprendre le contrôle de sa vie, de se «débloquer» mais n’y parvient jamais tout à fait, se faisant déborder par les situations, pendant que le monde continue à changer et se dérégler, à l’image des tempêtes présentes à plusieurs reprises, noyant notamment Los Angeles.
Une BD inventive au niveau de la forme, à l’instar des cases, avec des vignettes encadrées et d’autres non, et avec une variation infinie de ces jeux selon les planches. Inventive aussi lorsque Luke est aux prises à des formes d’introspection.
Une BD qui vient interroger comment s’exerce le conditionnement social et les nouvelles formes de contrôle, à l’instar du coussin connecté qu’il balade avec lui en vacances pour faire croire à son employeur qu’il travaille. Luke apparaît comme un être préoccupé, avec une conscience aiguë des bouleversements de notre époque, bien en peine de trouver la place qui est la sienne pour ne pas être submergé, trop égoïste ou rester sans rien faire dans cette affaire.
«J’ai passé chaque jour de ma vie à m’inquiéter pour l’avenir. A angoisser face aux catastrophes annoncées. A m’efforcer de faire advenir des choses positives. A bosser tout le temps. Tout ça pour quoi ?»

Je me regarderai dans les yeux
de Rim Battal
Editions Bayard, collection littérature Intérieure
«J’eus le sentiment que mon visage s’était arrêté pour toujours dans cette expression de douleur, crispé dans une adolescence infinie où je devrais toujours me cacher pour avoir le moindre geste, le moindre projet, qui s’écarterait même le plus légèrement des convictions des autres».
La collection de Bayard «Littérature intérieure» veut se «concentrer sur ces mouvements intimes [douleurs, joies, éblouissements et inquiétudes] qui donnent forme à nos paysages singuliers et sens à notre existence commune». Nous sommes en plein dans ces mouvements et paysages-là dont témoigne Rim Battal à travers son personnage principal qui n’a pour seul tort d’avoir fumé une cigarette à la fenêtre de sa chambre. On a beau ne pas être sérieux quand on a 17 ans, cette chose-là ne se fait pas. Et à Marrakech, ça se fait encore moins. Cette transgression déclenche le courroux de la mère qui dans la foulée subtilise et commente au Bic rouge le journal intime de sa fille et occasionne sa fugue. Un moment de bascule advient : «peut-être étais-je, sans m’en douter, en train de quitter définitivement l’enfance, de lui faire mes adieux». Cette dernière trouve refuge chez sa tante Aida à Casablanca, fidèle alliée, mais il s’avère que cette dernière relaie l’exigence familiale («Je pensais sa confiance totale, à toute épreuve. Et la voilà qui doute de moi. La voilà qui rejoint le camp des soupçonneux qui farfouillent dans ma blessure, tirent sur l’élastique de ma culotte pour voir ce qui se passe en dessous»). Le retour au domicile ne pourra se faire que si la jeune fournit un certificat de virginité. Elle abdique finalement et fait l’objet de ce que l’autrice désigne comme relevant d’ «un viol institutionnel», «cette violence collective admise comme une célébration de la puberté». «Mon sexe avait été ouvert sans désir et sans consentement, sur ordre et avec la connivence de toutes celles et ceux qui étaient supposés me protéger de ceux qui tenteraient d’ouvrir mon sexe sans amour, de le toucher sans mon consentement».
Rim Battal rend compte de la manière dont le primat de la tradition et les codes d’honneur opèrent et infusent, comment l’injonction «vivons cachés, vivons heureux» s’organise au quotidien, à bonne distance du regard du voisin, comment le père de la personnage principale lui a appris à faire preuve de «diplomatie», «l’art du mensonge et du louvoiement» et comment la survie passe par l’utilisation d’un double discours et d’une codification du langage parlé («Nos moutons, nous les appelions aussi les champignons, c’était notre code pour parler de garçons sans être grillées par nos parents» ; son pseudo sur MSN, «Queen of the damned»). L’autrice resitue les violences intrafamiliales qu’elle a dénoncées pas à pas, d’où elles procèdent et les mécanismes de déni pour qu’elles se perpétuent : «la violence de ma mère est le résultat d’une violence plus grande qu’elle ignore avec application, qu’elle n’est pas prête à regarder en face de peur de s’écrouler, de couler à jamais». Elle réinscrit (et ce faisant d’une certaine manière réhabilite) sa mère comme étant aussi celle qui la protége ; «Soudain, je réalise le grand barrage qu’a été ma mère. Je vois ses bras ouverts, pleins de mythes et de mensonges, de combines et de tensions, pour nous protéger contre toutes les formes de violence».
La seconde partie du récit traite de l’empouvoirement de la personnage principale («j’ai su que, désormais, je construirai mon éthique moi-même, selon mes propres critères dès lors que j’ «aurais les moyens de mon autonomie» ; «j’ai perdu cette virginité du regard, j’ai les outils, j’ai un peu de savoir et de théorie 5… les mots et les concepts sont mes armes et mon armure») qui réussit à organiser, comme un retournement, une exposition adoubée par le roi du Maroc dont l’une des œuvres est un drap maculé d’une tache de sang.
Ce livre n’est pas sans nous faire penser, dans les dérives qu’il dénonce, Aux ventres des femmes, roman de Huriya (éd. Rue de l’Echiquier). Il parvient à faire passer le lecteur par une sorte de grand huit émotionnel, alternant les moments où il s’identifie avec force à la narratrice, passant de moments de révolte, de dénonciation, à des moments plus ironiques, attendrissants ou réconfortants. C’est notamment dans ce continuum d’émotions contradictoires qui accompagnent le récit des premières fois que réside la force de cette écriture.
«J’ai compris qu’un tabou pourrait être ainsi défini : zone d’ombre morale qui bénéficie à une injustice».
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De nos blessures un royaume
de Gaëlle Josse
Editions Buchet Chastel
«J’avais cherché mes mots, jusqu’à trouver ceux qui iraient peut-être jusqu’à toi. Entre ton monde et le nôtre, c’est ce petit pont fragile que je tente de faire tenir à chaque instant».
Encore un titre dont Gaëlle Josse a le secret, un condensé de son écriture si juste, si ciselée. De nos blessures un royaume (en allant vers ce nouveau livre on garde en tête d’autres titres comme Les heures silencieuses ; Nos vies désaccordées ; Et recoudre le soleil ; A quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ?). On retrouve là parfaitement encapsulé toute la trajectoire de vie que ce roman suggère, un je-ne-sais-quoi qui relie et prolonge aussi les titres précédemment égrenés (ainsi ce passage «les images qui attendent la nuit pour surgir» ou encore «La lumière du plein jour a effacé les ombres nocturnes»).
On suit Agnès, la narratrice, danseuse professionnelle, qui a monté sa propre salle de danse et fait des spectacles en parallèle. Ce qu’on sait très vite, c’est qu’elle a perdu, il y a déjà un an de cela, son amoureux, Guillaume. Cela précipite son départ. Seule avec son petit sac à dos, en bus, et en essayant de ne pas se cogner. Comme pour «repousser la fatalité, dompter la pesanteur».
C’est dans cette itinérance de 1000 kilomètres («avec des détours et des étapes [Mantoue, Crémone, Trieste, Zagreb], des hésitations, des repentirs, des visages, des rencontres ou des possibilités de rencontres»), ce « dépli » (pour dire qu’il ne s’agit pas d’un repli et pour dire le besoin de son corps de se déplier autrement qu’en dansant, «remettre en route la machinerie du corps» ; «Pas question de rester là, encalminée, de demeurer le jouet d’une adversité qui se moque de moi») vers différents lieux que s’établissent les coordonnées de la recherche d’Agnès.
Le seul « compagnon » de traversée d’Agnès est un livre qui était vénéré par Guillaume, Quelques Eden, lettres à ma fille de Julien Lancelle. La narration organise un va-et-vient entre des extraits de ce livre, la vie de ses personnages (Julien, Madeleine, Emma), la vie qui a été la leur avec Guillaume et le compte-rendu du voyage qu’Agnès nous relate. «La mémoire est enfer et refuge, dans ses frontières poreuses et imprévisibles avec le réel» et avec l’imaginaire, aurait-on envie de rajouter en lien avec cette référence permanente au livre inventé de Lancelle.
Si cette mise en abime permet à ce que Guillaume, jardinier hors pair, puisse se superposer à Julien, l’infatigable observateur de la nature, le périple permet, quant à lui, à Agnès de parler de Guillaume sans en avoir l’air, de l’emmêler à cette triade, comme «un écho de nos jours passés», et de se poser la question : «Qui écrit l’histoire commune, en fin de compte ?».
Et c’est au Museum of broken relationships de Zagreb qu’Agnès recherche une consolation, une destination pour déposer ce livre. Mais si le pèlerinage ultime n’aboutit pas, le temps et l’espace du deuil se métamorphosent, la quête de soi se prolonge car «le monde est en mouvement et elle aussi».
L’Esperluette recevra Gaëlle Josse le 16 mai, ça vous laisse donc 4 mois pour lire et relire ce roman très réussi.
«Il faudrait savoir garder à distance les souvenirs, les considérer comme des étoiles, lumineuses, lointaines, mais ça ne marche pas comme ça».

Aatea
d’Anouk Faure
Editions Argyll
«Tant qu’il a les récits d’Atura, tant qu’il a un navire, le silence, l’écrin de la Nuée autour de lui…»
On avait apprécié son univers un brin gothique et torturé qui s’exprimait dans la noirceur de la couverture de La maison biscornue de Gwen Guilyn aux éditions du Panseur. Cette fois-ci elle développe son imaginaire aussi bien par l’écrit que le dessin. Elle crée de toutes pièces un univers entre mers qui se superposent, îles vivantes et roches. La couverture (seule illustration de Xavier Colette, toutes les autres étant de l’autrice) nous laisse percevoir un monde qui pourrait, en surface, être semblable au nôtre. Mais sous l’eau, l’île semble se transformer en méduse et ses racines ne finissent pas de s’enfoncer dans les profondeurs, créant l’envie de les suivre pour découvrir des espaces peut-être encore inexplorés. A la lecture du roman, nous découvrons, par des descriptions jamais trop longues et toujours mêlées aux actions, les méandres de la Nuée (ces bras de mers qui se jettent les uns dans les autres). Et pour étoffer notre cartographie imaginaire, Anouk Faure use de son talent d’illustratrice et distille ça et là des dessins à l’encre de chine qu’elle peuple d’êtres marins, d’insulaires et autres peuples.
Si nous découvrons que les îles sont liées entre elles par ces racines, nous comprenons aussi rapidement que les humains, pour une partie d’entre eux – les insulaires, sont liés à elles par un filament au creux de leur nuque. Et seuls les personnes porteuses de ce filament peuvent fouler le sol et toucher les racines des îles sans être intoxiqués mortellement. Aatea, le personnage principal, n’en fait pas partie. Né trop tôt sur un bateau, sa mère, Kanume – grande exploratrice à la recherche d’une nouvelle île, n’a pu lui donner accès au filament de l’île Enatak assez rapidement. C’est donc en navigateur qu’il trouvera sa place (comme sa grand-tante Atura). Et c’est seul et dans la Nuée qu’il se sent le plus libre. C’est là qu’il entre en connexion avec les éléments qui l’entourent, qu’il « onçoit » (cette faculté si particulière qu’ont les navigateurs de (re)sentir les éléments, entendre les moindres bruits, percevoir toutes les vibrations du monde). Nous le suivons dans une sorte d’Odyssée où rencontres, épreuves, et découvertes se succèdent. Il fuit de tout son être les rapports de domination, cherche à aider les plus démunis, se lie à une petite fille nomade, tel un père d’adoption.
Un roman qui sent les embruns et cultive un univers à part entière qui stimule notre imaginaire.
«Il onçoit. L’une des premières règles de navigation consiste à ne pas sauter dans un nouveau danger en essayant d’en fuir un premier. Il laisse les vibrations tisser pour lui une cartographie mentale de ses environs élargis.»

Cui-Cui
de Juliet Drouar
Editions du Seuil
«Je traverse la vie dans une sorte d’acouphène permanent, une sorte de brouillard entre elle et moi».
Juliet Drouar est connu comme étant l’auteur d’essais remarqués, comme Sortir de l’hétérosexualité ou La Culture de l’inceste, qu’il a codirigé avec Iris Brey. Cui-Cui est son premier roman qui prend place sur un terrain qui a tout à voir avec les recherches (sur les violences sexuelles et dominations d’âge notamment) qu’il mène par ailleurs, et l’on y retrouve trace dans l’écriture de l’exigence de l’universitaire de bien citer ses sources, venons-en donc à cette fiction avec des notes de bas de page.
On suit, dans une France de 2027, Cui-Cui, un ado de 13 ans (il se pense au masculin mais son entourage ou au collège on lui prête un genre féminin), victime d’abus de la part de son père et qui à partir de là, cet endroit dont l’auteur ne parle qu’à partir de descriptions plus ou moins elliptiques (le bruit des pas de son père lorsqu’il se rapproche, le refuge qu’il trouve dans la salle de bain, seule pièce qu’il peut fermer à clef), est bousculé de toutes parts. Tout en douleur, le corps qui s’anesthésie, le coton dans les jambes, les sanglots de stress. «J’ai tous les membres qui claquent comme un squelette mexicain» ; «Il faudrait que je boive en continu pour ressentir quelque chose de l’extérieur et pas être entraîné par le fond».
En même temps que la violence l’enferme de manière insoutenable, à l’instar de ces démangeaisons insoutenables liées à ses crises d’eczéma ou aux automutilations qu’il s’inflige en se cognant la tête, il découvre des militants enthousiastes dans la défense de causes avec lesquelles il apprend à se familiariser, à l’instar des droits des mineurs (contre la domination adulte, et qui politise l’action de fuguer). Son repli, son malaise se ressentent au point qu’une prof, Mme Gisèle, volontariste mais démunie, se trouve investie elle aussi d’une cause qu’elle fait sienne, protéger coûte que coûte Cui-Cui. Ce volet n’est pas sans nous faire penser au livre Les loyautés de Delphine De Vigan dans la décomposition des dilemmes moraux que peut générer le fait de signaler la situation, dans les maladresses relationnelles que ça peut susciter, sur la relative méconnaissance du champ de la protection de l’enfance (comment s’y prendre, comment ne pas surinterpréter une parole recueillie, qui interpeller ?). Même s’il est résolu à partir, Cui-Cui ne sait plus trop bien dans quel espace protecteur s’abriter, celui formé par le quatuor avec Leïla, Aude et Alexandra semble ne pas suffire, faire confiance alors à l’institution scolaire et à sa gardienne Mme Gisèle ou rejoindre le collectif autogéré ?
Juliet Drouar dote magnifiquement son personnage principal d’une rébellion chevillée au corps («le poulpe géant enragé tapi dans les fonds marins»), sujet à la porosité des sentiments, l’ambiguïté des relations dont celle avec Leïla, le tout au diapason avec ce « trouble dans le genre« qu’incarne Cui-Cui.
Ce qui fait la force de ce livre tient aussi à sa langue, qui recourt ici à l’argot, là à des anglicismes, ou encore à des références cinématographiques choisies (La vie d’Adèle), ainsi qu’à une écriture nécessairement inclusive. A cette façon aussi dont le narratif ne s’épuise pas dans le réel des situations décrites, en laissant toute la place aux non-dits, encore une fois, au trouble et partant à des espaces ouverts, où le lecteur peut s’engouffrer, prolonger à sa façon ce qui n’est pas écrit.
Bouleversant mais à ne pas glisser entre les mains de celles et ceux qui se définiraient comme anti-woke, sous peine d’irruption eczémateuse subite et contagieuse.
«J’aimerais avoir une hache dans ma chambre d’enfant. Peut-être qu’à Joué Club il devrait y avoir un rayon haches».
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On mass hysteria ; Une histoire de la misogynie; Un protolangage de résistance
de Laia Abril
Editions Delpire & Co et Libella
« J’ai fait un rêve lorsque je suis tombée malade. J’ai rêvé d’un grand nombre de roses rouges avec au centre une rose blanche très lumineuse. »
Laia Abril est une artiste plasticienne, écrivaine et photographe née en 1986 à Barcelone. Elle vit et travaille à Barcelone. Sa pratique artistique est fondée à partir de recherches qu’elle déploie sous forme d’images et de textes afin de mettre en lumière une pluralité de récits concernant les conditions systémiques d’oppression des femmes. Grâce aux archives qu’elle donne à voir et aux nombreuses interviews qu’elle rédige, Laia Abril nous donne accès à des phénomènes sociologiques malheureusement invisibilisés ou traités injustement. Ses recherches au long cours sont organisées par chapitres tels que On Sexuality (Lobismuller, Femme love), On Eating Disorders (On Diet Culture, The Epilogue,Thinspiration), An History Of Misoginy (Chapter Two: On Rape, Chapter One: On Abortion, Genesis Chapter: On Mass Hysteria, Menstruation Myths, Feminicides) et donnent lieu à des expositions et/ou des publications. Son travail est d’envergure internationale et a notamment été exposé aux rencontres de la photographie d’Arles en 2016 (On Abortion), à la biennale de l’image de Liège en 2020 (On Rape) et prochainement au BAL à Paris du 17 janvier au 18 mai 2025 pour son travail déployé dans le livre On mass hysteria ; une histoire de la misogynie ; la genèse qui traite de l’oppression politique et sociale des femmes dans la manifestation de maladies collectives, qui a longtemps été appelée « ‘hystérie collective ». À propos de ce terme, Laia Abril déclare « Il est évident que nous avons un lien très fort avec le mot hystérie et la manière dont il a été utilisé au cours de l’histoire pour contrôler les femmes et pour minimiser leurs souffrances ».
Sa recherche s’articule autour de trois études de cas : une épidémie de paralysie des jambes dans un pensionnat catholique pour jeunes filles à Chalco au Mexique en 2007, une épidémie d’évanouissements chez des ouvrières dans des usines de confection au Cambodge depuis 2012 et une épidémie de tics dans un lycée de la Ville de Le Roy dans l’Etat de New York en 2012. Pour chacun de ces cas, Laia Abril propose une pluralité de lectures possibles ; des archives de journaux, des captures d’écrans de vidéos, des retranscriptions d’enregistrements des victimes et des autorités, ainsi que des interviews avec des chercheurs ou chercheuses en médecine, anthropologie et sociologie. Ce corpus nous fait passer d’un point de vue à un autre, de réalités individuelles au déni collectif, d’images aux textes puis aux articles. Cette forme plurielle et saccadée nous met au cœur de cette histoire de la violence passée sous silence. À partir d’une même réalité, plusieurs analyses et hypothèses apparaissent, soit par le biais psychiatrique, soit par une analyse systémique et sociologique. Certaines autorités ne cherchent pas quelle pourrait être la cause systémique de tels phénomènes, mais préfèrent en accuser les victimes et les responsabiliser injustement. « L’usine n’est pas à l’origine des évanouissements, les émotions des ouvrières sont seules en cause. Leur mauvaise alimentation pose aussi problème. » déclare l’administration de l’usine de confection cambodgienne (p. 180). L’anthropologue Aihwa Ong montre dans ses travaux que ces évanouissements collectifs peuvent être vus comme un « langage inconscient de protestation contre la domination masculine et l’oppression subie sur le lieu de travail » (p. 161), voire même, selon Maurice Eisenbruch, d’une « réponse corporelle inconsciente à un traumatisme intergénérationnel », faisant référence au génocide cambodgien par le régime des Khmers Rouges de 1975 à 1979.
C’était lors de ma première semaine de travail à l’Esperluette, Xavier me tend ce livre à la couverture noire et rêche. Les quelques fragments de récits inscrits sur la couverture ont tout de suite retenu mon attention. Je n’avais pas encore ouvert le livre que j’entendais déjà les paroles de ces ouvrières, importantes et tragiques, à côtés des déclarations froides et injustes des autorités. « Je suis allée dans un grand hôpital où on m’a dit que tout allait bien. Ils ont ajouté que si je n’avais pas de problème, je ne devais pas venir à l’hôpital. Ils m’ont traitée de fainéante » ; « Les évanouissements parmi les ouvrières sont dus à l’épuisement causé par de longues nuits passées à danser ». Le fait que ces citations soient inscrites à l’extérieur du livre, autrement dit sa partie la plus visible et accessible, m’a tout de suite donné envie d’écouter ces histoires que je sentais recueillies avec justesse par une personne voulant rendre visible et dénoncer ces phénomènes. S’il s’agit d’une histoire de silences manifestés par la réaction des corps, ces paroles inscrites dans la couche superficielle du livre, sa peau, ne peuvent que leur donner tout l’espace et toute la visibilité qu’elles méritent. Je m’y suis plongé avec toute mon attention, le souffle coupé à chaque page, la colère au fond de mes intestins, et l’empathie qui traversait la peau de mes doigts contre ces images de tortures. Aujourd’hui, je prends le temps d’écrire, de rendre visibles encore un peu plus ces récits et ce travail que j’admire. Je ne peux que féliciter l’importance et la justesse de cette recherche. Demain, je reposerai ce livre dans la librairie afin qu’il puisse de nouveau toucher d’autres consciences que la mienne.
« Tant que l’on ne s’attaque pas aux problèmes politiques et structurels, que ce soit l’oppression des femmes en Afghanistan ou les conditions de travail dangereuses au Bangladesh, d’autres épidémies surviendront. »
Enaëlle Forest

Walicho
de Sole Otero
traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
Editions Çà et Là
BD
«Tu va bientôt comprendre que si toi tu es peu commune, moi je suis exceptionnellement bizarre».
Après qu’elle ait remporté en 2023 avec Naphtaline le prix du public du festival d’Angoulême, on retrouve l’immense talent de Sole Otero avec Walicho.
On retrouve la même invention graphique, mais dans une veine où l’horrifique se mâtine de surnaturel, de réalisme magique et d’animisme, cette même façon de combiner des couleurs vives (avec ce rose, tout en contraste, qui nous en met plein les yeux), de faire jaillir des cases les phylactères et de les raccorder aux personnages qui prononcent ces dialogues ou monologues, des personnages aux contours si singuliers avec des détails dans les visages tout à fait saisissants, parfois savoureusement déformés. Cette nouvelle BD rassemble neuf histoires qui ont un certain nombre de points communs à commencer par trois sœurs aux pouvoirs magiques, jamais éloignées de leur bouc protecteur avec qui «elles n’ont pas une relation très normale», et qui défient, en ayant soigneusement recours à quelques actes de sorcelleries, l’ordre patriarcal sous toutes ses formes. On saute d’une histoire à l’autre, avant de comprendre ce qui les relie. Chaque histoire répond à sa propre logique, à sa propre grammaire visuelle, avec, au milieu de l’album (partie intitulée «un peu plus normal»), cette démultiplication de petites vignettes constituant la décomposition d’un quotidien enfermant, et où seuls les mails semblent s’échanger, ou bien la partie «mêle toi de tes affaires» où l’on retrouve un agencement plus proche de ce qui constituait l’ambiance familiale et les coloris de Naphtaline, ou encore la partie «Graciela veut savoir» qui se décline toute en bichronie. Mais le tout constitue bien une fresque à part entière avec une circulation d’une histoire à l’autre.
C’est bien, entre passé et présent, une partie de l’histoire de l’Argentine qui défile sur plusieurs siècles, et on retrouve ici ou là des références à la culture mapuche et à la langue mapudungun, toujours bien accompagnées par les précieuses notes de la traductrice.
C’est qu’il s’en passe des choses dans ce Manoir de Palenque, des sorcières-guérisseuses y opèrent «en harmonie avec le lieu», elles pratiquent en secret des avortements.
Des histoires parfois mystérieuses, à tout le moins déconcertantes et parfois diaboliques. Ensorcelant à souhait.
«Walicho : en langue mapuche, être qui personnifie tous les maux et les malheurs, et qui est relié à des éléments naturels singuliers : vieux arbres solitaires et mystérieux, grandes pierres, grottes, sentiers étroits. En créole et en espagnol, diable, Satan, force du mal. En argentin, maléfice ou sortilège réalisé par la magie noire ou apparentée».

Globe-trotteuses - Le tour du monde de Nellie Bly et Elizabeth Bisland
De Julian Voloj et Julie Rocheleau
Chez Dargaud
BD
« …On lui reconnaitra des qualités de pugnacité, de détermination, d’indépendance et de débrouillardise… Et ce, partout où elle ira. »
Globe-trotteuse nous narre l’histoire vraie de 2 journalistes américaines (trop peu connues il me semble) travaillant pour 2 journaux concurrents à la fin du 19ème siècle. Nellie Bly, après avoir infiltré un asile (ce qui en fait une pionnière du reportage clandestin), décide de tenter de battre Phileas Fogg, personnage de Jules Verne, et de réaliser un tour du monde en moins de 80 jours. Quelle drôle d’idée pour une femme, se disent plus d’un homme de l’époque ! A commencer par le patron de The World. Mais son audace paie et Pulitzer (qui créera quelques années plus tard le prix littéraire du même nom) finit par accepter de lui financer le voyage. Apprenant cela, le Cosmopolitan décide également d’envoyer une femme faire le tour du monde : Elizabeth Bisland. Cette dernière n’est pas aussi enthousiaste que Nellie mais part malgré tout. Nous suivons alors les 2 voyageuses à un rythme effréné qui, parties en sens contraire, ne croiseront pas du voyage (Nellie ne sait même pas qu’elle a une concurrente). On embarque avec elles sur des bateaux, dans des trains, sur des calèches, des pousse-pousses, on court à perdre haleine avec elles (surtout Nellie). On subit tempêtes, retards, annulations, et autres péripéties. On voyage aussi un peu dans le temps.
Le rapport homme – femme, les préjugés sexistes, et ceux liés au colonialisme, encore très présent à la fin du 19ème siècle, sont croqués avec justesse.
Le caractère intrépide et libre des 2 globe-trotteuses se ressent aussi bien dans les dialogues que dans les vignettes. Les expressions du visage sont particulièrement parlantes. Et lorsque l’une ou l’autre a le mal de mer, on s’y croirait vraiment ! Que dire des « rêves caféinés » ou, dès le prologue, de l’incursion dans l’asile de l’île de Blackwell (cela nous fait d’ailleurs dire qu’il ne faut peut-être pas mettre cette BD dans les mains de trop jeunes enfants – à partir de 12 ans c’est bien).
Décapant et instructif
Deux femmes à découvrir, une BD à lire
« Je veux battre Phileas Fogg. Je veux faire le tour du monde… en moins de 80 jours !! »
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My love
de Niki de Saint Phalle
Editions Gallimard
« Where shall we make love ? on top of the sun ? in a field of flowers ? »
My love est né en 1971 des mains de l’artiste peintre sculptrice et écrivaine (Mon secret, 1994) féministe franco-américaine Niki de Saint Phalle. Les éditions Gallimard ainsi que la Niki Charitable Art Foundation permettent aujourd’hui de le saisir de nouveau grâce à cette magnifique réédition sortie en avril 2024. My love est un livre d’artiste*, une consolation, un poème, une peinture ruisselante, un accordéon muet, une brèche autobiographique et commune, un amour qui change de forme. Connu pour ses sculptures de corps aux traits tirés, gonflés et incroyablement imposants (Nanas, 1964), elle a également commencé sa carrière en tirant à la carabine sur des ballons remplis de peintures accrochés à des toiles blanches (Tirs, 1961). Niki de Saint Phalle est une artiste guérisseuse, engagée, poète, armée, amoureuse de l’amour et de l’amour des autres et de l’art et des autres encore. C’est un amour qui n’est pas réservé à l’amour romantique**, même s’il s’agit là du sujet de ce livre. C’est un amour qui prend soin des luttes comme dans sa très belle œuvre My heart belongs to Black Rosy (1965), qui soutien et permet de valoriser une représentation importante de la militante afro-américaine Rosa Parks.
Livre-accordéon aux dessins colorés et frénétiques, les pages se tournent et se déploient. On peut le lire en quelques minutes tout comme le regarder pendant des heures. Chaque page pourrait bien, s’extraire un peu plus, s’arracher au livre, le quitter et trôner sur un mur que l’on regarderait comme on regarde les tableaux des musées ou la vue panoramique d’une ville. On y trouve des fleurs et des étoiles, des mains et des téléphones. Le tout se lit comme un poème visuel, une longue phrase dont on retient le souffle, une larme qui traverse la peau depuis le coin de l’œil jusque dans le cou. Les dessins illustrent le texte, l’accentuent, le console presque. Comme si chaque mot était un être à part entière, une entité qui existe en volume et en couleurs. Mais rien ne peut nous dire si le texte a précédé le dessin ou si le dessin a précédé le texte. De toute évidence, chaque page constitue un espace-temps à part entière, celui d’une question, d’un rêve ou d’une souffrance.
Cette histoire d’un amour est une histoire où dans sa fin commence un début. C’est un amour étendu, qui s’étire de la jungle jusqu’aux lèvres en passant par des objets du quotidien tels qu’une robe, un lit, du temps. Puis à mesure que ce temps s’étire apparaît des nuages et de la pluie. Cet amour, comparé à une fleur, finit par se faner. « Our love was a beautiful flower (1) it grew (2) and grew (3) an grew (4) the sun helped it grow (5) the rain helped it grow (6) and then the flower blossomed fantasticaly (7) winter came and the petals started to fall (8) and then the flower died (9) I took the petals and put them in a box (10) and I locked the box in my heart ». C’est finalement une histoire de rupture, mais cette rupture n’aurait pas exister sans amour, et cet amour s’il a un jour existé, a trouvé sa place quelque part où il ne disparaît pas. Consolés par le dessin de cette boîte recueillant ces pétales, les mots de Niki de Saint Phalle nous éclairent avec douceur et espoir sur l’un des sujets les plus communs et partagés de la littérature. J’y ai plongé sans douleur, quelques larmes ont arrosé mes yeux.
« I feel asleep under a beautiful tree »
`
*https://www.bm-lyon.fr/spip.php?page=video&id_video=623
**À propos d’amour, bell hooks, 2000
Enaëlle Forest

Si peu
de Marco Lodoli
traduit de l’italien par Louise Boudonnat
Editions P.O.L
«L’amour ne produit rien d’autre que ce qu’il est, c’est seulement le merveilleux gaspillage des rares énergies intérieures que la vie nous a transmises. Des talents ni investis ni enfouis, mais simplement dépensés ou perdus.»
Quel texte délicieux que celui signé par Marco Lodoli. Il emprunte une forme continue, ramassée (pas de chapitre, pas de rupture, pas d’emphase), une bulle d’histoire qui se prête à une lecture d’une traite, et dans laquelle on vient se nicher comme dans un cocon.
On suit sur près de quarante ans la narratrice qui officie en qualité de concierge dans le petit lycée de Torre Maura dans le sud-est de Rome. Elle est toute entière consacrée à rendre plus fluide l’organisation des petites choses du quotidien, «une qui ne fait rien, mais qui tient patiemment le monde uni». Mais sa vie bascule lorsqu’un certain Matteo Romoli surgit dans l’établissement, un prof de lettres aux cheveux fous qui se distingue en ne donnant pas d’interrogations, auteur à ses heures perdues. Matteo la trouble au plus haut point, mais elle garde ses sentiments par-devers elle. «J’aimais Matteo parce que cet amour était toute ma vie, avec lui ou sans lui, dans le fond, ça ne changeait guère, dans le fond personne ne possède rien».
Elle vit un amour platonique à l’âge adulte, une vie par procuration («heureuse pour lui, seule, chez moi»), car l’énamourée aime à se nicher discrètement dans les plis de la vie de Matteo . Et comme si l’admiration à distance de cette quasi dévote ne suffisait pas, comme si le suivre ici et là ne remplissait pas suffisamment le vie de son existence, elle s’imagine aussi l’avoir à ses côtés : elle dresse une table pour deux, fait l’acquisition d’une bouteille de bon vin qui l’attend, lui achète et repasse une chemise blanche, lui écrit des lettres qu’elle n’enverra jamais, elle s’échine à faire les dissertations qu’il donne à ses élèves. Elle veut être sa consolatrice de l’ombre («il n’était pas heureux, je sentais qu’il avait des préoccupations secrètes, une fine entaille à panser»), prête à prendre sa défense face aux critiques qui ne le ménagent pas à la sortie de ses livres ou face à ses collègues peu solidaires.
La réciprocité n’est pas au rendez-vous, il la remarque tout juste, lui prête un prénom qui n’est pas le sien et s’adonne à une passion amoureuse avec Maddalena.
On peut avoir l’impression tenace que cette narratrice-qui-n’est-pas-Caterina-comme-le-pense-pourtant-Matteo se perd à vivre en vain, à aimer comme dans «un rêve solitaire infini», mais ce n’est pas tout à fait ça. «Peut-être que quelque chose ne tourne pas rond en moi, pourtant je me sens souvent heureuse, quand je vois Matteo mon cœur s’emballe et il me semble que ce n’est pas le mien, mais le cœur de la vie». Il y a quelque chose de précieux qui résiste et confine à une forme de pureté («il faut faire peu et le faire bien, se vouer à la pureté sans ajouter de poids inutiles» ; «une éventualité qui reste suspendue dans le champ des possibles inassouvis et c’est ce qui nous rend encore plus purs, plus limpides») dans cette vie imaginée, dans cet amour projeté, dans cette relation non advenue.
A l’instar du personnage principal de Perfect Days, de sa place quasi immobile, comme invisible («j’étais plus ou moins un objet qui avait la même utilité que le distributeur de sucreries et la machine à café»), on voit défiler le monde sous ses yeux, «l’allure et l’attitude» des personnes qui fréquentent l’établissement («je n’ai pas fait d’études, mais depuis ma petite table à l’entrée de l’école, j’ai lu et observé bien des choses et j’en ai compris certaines»).
Une écriture qui, au gré des «angles et courbes», dessine comment s’actualise, instant après instant, un amour silencieux qui vient nous étreindre.
«J’étais heureuse comme j’étais, sans espoir, parce que tout espoir est prétention, un investissement mesquin sur l’avenir, un pari qui réclame de la chance».

Tokyo, ces jours-ci
de Taiyô Matsumoto, traduit du japonais par Thibaud Desbief
Editions Kana
Manga
«Je peux comprendre qu’il soit douloureux d’ouvrir les yeux, mais… Depuis plusieurs années… Je ne sens plus aucune vie émaner de vos mangas.»
Premier tome d’une courte série de 3 volumes, ce manga semble, à première vue, un «simple» manga sur l’univers des mangas. En effet, le personnage principal, Shiozawa, est éditeur de mangas. Nous le rencontrons au moment où il décide de démissionner et souhaite tourner la page avec ce milieu. Mais rapidement il choisit finalement de partir à la rencontre de mangakas qu’il a édités pour leur demander d’écrire pour lui. On est donc bel et bien dans cet univers, entre créateurs et éditeurs. Mais c’est sans compter sur le fait que l’auteur est Taiyô Matsumoto. On retrouve sa sensibilité dans chaque portrait : tous sont présentés par petites touches, tel un peintre impressionniste. L’expression des émotions est tout en retenue, on les perçoit grâce aux bribes d’histoires personnelles dévoilées. Et une constellation de questions ressort, englobant bien plus que l’univers des mangas : qu’est-ce qui nous guide dans notre travail au quotidien ? Ou plutôt, et surtout, qu’est-ce qui guide un artiste ? Que puise-t-il chez lui pour créer ? Comment celle-ci reflète-t-elle son âme ?
Des vies en demi-teintes, avec leurs difficultés, leurs déceptions. La grisaille est là, mais un vent souffle et on devine (notamment à la fin de ce tome 1 lors que la mangaka – caissière de supermarché se remet à dessiner) qu’après la pluie pourrait bien apparaître quelques rayons de soleil, une respiration, un nouvel élan.
Le lecteur, porté par le rythme, assez lent, de la narration, prendra le temps de lire aussi finement les illustrations. Le tracer, loin de la ligne claire, amène de la matière. Les hachures mettent du relief. On dirait presque parfois qu’on regarde à travers un fish-eye, mettant en exergue un détail, un objet, un micro-univers. Et que dire des pleines pages concluant chaque partie ? Paysages citadins à la météo changeante, ils semblent nous donner le ton, l’état d’âme du moment de Shiozawa.
De la poésie introspective en manga.
«Aujourd’hui, appeler le bouquiniste et dire adieu aux mangas»
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Propre
d’Alia Trabucco Zerán
traduit de l’espagnol (Chili) par Anne Plantagenet
Editions Robert Laffont
«Les faits sont arrivés sans prévenir, entendez bien ceci une bonne fois pour toutes. Et, dans ce cas, il est très difficile, voire impossible, de les empêcher».
Cela se saurait si les prix littéraires venaient systématiquement récompenser des textes hors du commun, il n’est qu’à parcourir le petit livre d’Arnaut Vivant, «Station Goncourt, 120 ans de prix littéraires», paru l’an passé aux éditions de La Fabrique, pour se faire une idée un peu précise sur à quoi peut bien tenir un prix et pour prendre un tant soit peu de recul avec ce que l’auteur appelle «la République des Lettres».
Si les bandeaux ne se suffisent pas, on aurait parfois tort de ne pas se laisser guider par tel ou tel prix, à commencer cette année par le Prix Fémina Etranger.
On tient là une histoire qui se déroule à Santiago, racontée du point de vue d’Estela, employée à domicile d’un couple, lui médecin, elle avocate, parents d’une petite Julia, tout à fait fantasque, mystérieuse et désespérée, un peu comme Gabrielle dans Les maisons vides de Laurine Thizy (et avec les mêmes troubles du comportement alimentaire). Dès le début du roman, la fin de l’histoire est connue, à l’âge de 7 ans la petite va mourir. L’autrice s’attarde sur les chemins qui mènent à cette fin, connue d’avance. Le processus n’est pas sans nous rappeler, le sujet non plus, le livre de Samira Sedira, Des gens comme eux. Ce que vient nous dire un passage à l’acte des violences qui enserrent le contexte dans lequel elles prennent forme. Elle nous décrit, dans l’immobilité de sa chambre, «la pièce du fond» avec une porte en verre dépoli, de «la marge du temps qui s’écoule» (c’est de cet espace-temps que se déploie un monologue caractérisé comme une succession de fragments), comment opère, sept années durant, le dysfonctionnement, la fuite en avant de cette famille, comment se jouent au quotidien les rapports subalternes qu’ils entretiennent (une des forces du livre réside aussi dans cette manière de montrer comment elle est rendue invisible par ses employeurs, la mère de la narratrice aimant lui rappeler «il ne faut pas aimer ceux qui commandent ; ils s’aiment seulement entre eux»). C’est à partir de ce lieu de repli que surgissent aussi des éléments d’irréalité (l’autrice sait jouer avec le trouble, le dédoublement aussi, avec des images comme des présages qui viennent s’incruster dans le récit, comme celles du figuier, celle de Yany la chienne errante, l’importance de la commissure des lèvres), des souvenirs aussi de son enfance et de sa mère dans le Sud, à Chiloé. Alia Trabucco Zerán déplie par le détail des activités domestiques et du corps, cette «machine à routines», ce qu’être au service signifie «dans la langueur et la largeur d’une vie».
On pourra trouver aussi un écho avec le livre de Leïla Slimani, Une chanson douce. Ou comment à partir de traces, d’indices déposés ici ou là, l’inévitable se trame («dans le silence (…) tous les mots existent à la fois doux et rugueux, tièdes et froids»), et l’autrice de s’amuser, en tissant ses digressions comme une toile d’araignée entre les mots et les choses, jusqu’à ce que «les contours de la réalité se mettent à vibrer», avec les codes de l’intrigue criminelle.
Une autre originalité de la narration réside dans la manière dont l’autrice se permet de convoquer le lecteur comme pris à témoin, mais aussi dans cette auscultation de ce qui caractérise les rapports, faussement intimes, gouvernants-domestique, avec des variations infinies d’interactions qui viennent en dire long sur le rapport de classe et de mépris à l’oeuvre dans ce huis-clos où le seul extérieur qui s’invite est celui des écrans télé. Les dernières pages nous rappellent comment le réel politique chilien se rappelle à la narratrice quand cette dernière fuit, les rues de Santiago étant à feu et à sang, elle devient alors malgré elle partie prenante des soulèvements en train de se faire, le collectif rejoignant ici son économie de survie.
Un roman prenant, d’une grande force narrative.
«La vie, c’est un peu comme ça : une goutte, une goutte, une goutte, une goutte, et alors on se demande, perplexe, comment se fait-il qu’on soit mouillé ?»

L'effondrement
d’Edouard Louis
Editions du Seuil
«À compter de ce jour, l’existence de mon frère est devenue pour nous un récit. (…) Je me souviens du silence. Je me souviens comme les nouvelles de mon frère et de sa vie chez les Boinet nous arrivaient par touches minuscules, comme dans le processus de création d’un tableau où les premiers gestes du peintre ne permettent pas de deviner la toile à venir ni même l’objet qu’ils représentent.»
Ce dernier livre d’Édouard Louis marque la fin d’une fresque familiale (En finir avec Eddy Bellegueule, Qui a tué mon père, Combats et métamorphoses de la vie d’une femme…) qui en est toujours restée très justement à cette première étape : celle de l’esquisse, des premiers traits inachevés qui ne figent pas le sujet, qui lui laisse la possibilité de s’échapper, de rester en mouvement. Ses livres dessinent des portraits de corps en fuite, de corps dont certaines parcelles, si petites soient-elles, ont parfois réussi à se défaire du déterminisme social. Ce sont ces touches minuscules, ces morceaux d’histoires, ces bouts de récits, qui constituent avec justesse une œuvre qui dit ce qui nourrit le cœur de l’injustice sociale, ce qui lui donne à boire et à manger, la gave, la noie, et la laisse mourir la bouche ouverte. «Certains jours, il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès à l’erreur, il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès aux tentatives, qu’elles soient ratées ou réussies, et je suis tellement triste, je suis tellement triste.»
Le personnage de son frère est pris dans une constellation de violences perpétuelles. Le temps de sa vie est arrêté. Il est en suspens, s’accroche à des vérités qui puisent dans la haine et dans le rejet de l’autre pour se sentir exister. Lire l’histoire d’un homme aussi détestable m’a fait ressentir depuis l’intérieur ce qu’était une situation de violence et d’injustice sociale. Il m’a paru important de comprendre cette situation, de la connaître depuis ce récit. Les descriptions de ces scènes (violences physiques et verbales, agressions sexuelles, tentatives de suicide) sont factuelles, parfois fictionnelles, mais jamais romancées, et leurs intérêts n’est pas de défendre ou de justifier ses actes. Il s’agit plutôt de faire entrer en littérature des réalités invisibilisées, jusqu’à écrire avec la langue des dominé·es et se demander si la littérature peut les accueillir : «Je ne sais pas si la littérature peut retranscrire ces mots-là. Je doute de sa capacité à communiquer la simplicité et la rudesse avec lesquelles mon frère les prononçait. À quoi ressemblerait un livre composé exclusivement avec ce langage ? Si ce langage existe dans le monde, est-ce qu’il peut, ou doit, exister dans les livres, ou est-ce que les livres doivent marquer un écart entre le langage du monde et le leur ?» Dans Dialogue sur l’Art et la politique, Édouard Louis dit, à propos des films de Ken Loach : «Je pense qu’ils sont beaux parce qu’ils sont tristes et violents, et que la réalité est triste et violente. Et voir le réel tel qu’il est me donne de la force.»
Édouard Louis déroule, à travers son récit, le fil d’un déterminisme social en même temps qu’il le coupe, qu’il le détruit. Ce qui s’effondre, je sens, au fond, c’est ce doute qui peut hanter parfois pour toute une vie la réalité d’un·e transfuge de classe : Aurais-je pu ou dû avoir la même vie ? Aujourd’hui, ce qui délimite sa vie à lui, en tant qu’auteur, c’est la beauté et l’importance de ses livres, ce qu’ils montrent des réalités qui ont besoin de représentations. Il ne s’accapare pas la vie de son frère, mais la regarde comme s’il regardait dans un miroir brisé, et à travers ces fragments, c’est son identité à lui qu’il constitue, son portrait, son récit, sa fuite. La forme de son texte morcelée, avec des questions, faits numérotés, remarques, répétitions, doutes, phrases en italique ou entre parenthèses, répond à l’impossibilité de raconter l’histoire de son frère avec précision ne l’ayant pas vu depuis 10 ans. Mais cette forme disloquée est aussi un effondrement et un adieu avec grâce, finesse, et désinvolture. La littérature, l’art, la culture dite légitime, quand elle est exclusivement l’apanage des classes dominantes, peut paraître comme une forme figée. Édouard Louis, par son engagement politique fort et son immense culture littéraire, peut, dans une beauté infinie, donner à son récit la possibilité de s’évader, de s’échapper. Il l’effondre et nous effondre aussi à chaque page qui se tourne. C’est avec reconnaissance que j’ai fermée ce dernier livre, assise sur mon canapé, regardant au loin les fenêtres des immeubles en face.
«Rien ne peut dire cette distance entre nous. Rien ne peut dire la distance, mais cette distance dit tout. La distance est une mémoire. Même quand je ne pensais pas à mon frère, je ne l’oubliais pas.»
Enaëlle Forest

Une île
d’Alice Brière-Haquet et CSIL
Editions A pas de loups
Album jeunesse dès 3 ans
«Certains matins, j’aimerais bien partir.»
Quelle joie de découvrir un nouvel album jeunesse d’une maison d’édition qu’on aime beaucoup, A pas de loups, de surcroit écrit par Alice Brière-Haquet qui nous a régalé avec les Philonimo, et illustré par CSIL, une illustratrice découverte avec Josette au bout de l’eau. Il ne peut s’agir que d’un album à ouvrir au plus vite !
Savourons d’abord la couverture : une héroïne toute frisée et souriante et son chien au sommet d’une île aux allures d’escargot et aux couleurs acidulées qui donneraient bien envie d’aller à leur rencontre. Pourtant c’est justement de solitude qu’elle rêve… Ou presque. Elle partirait bien sur une île déserte… Qu’elle peuplerait de personnes choisies sur le volet : son chien, quelques amis, sa famille, quelques voisins (gentils ou crétins, «pour l’équilibre») et bien d’autres personnes encore. Sans oublier des animaux en tous genres. C’est sûr, les jeunes lecteurs (et moins jeunes aussi certainement) seront absorbés par tous ces habitants dessinés au feutre noir et aux aplats de couleurs contrastés. On pourrait même jouer à chercher des ressemblances avec ses proches.
Plus si déserte cette île… Alors peut-être que notre héroïne souhaitera un jour trouver une autre île tranquille… qu’elle risque bien de repeupler également.
Alors ? Rester seul ou entouré ?
Allez, on se relit cet album pour y réfléchir !
«Je n’emmènerais que mon chien…et puis quelques amis.»
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Rouge
de Hovik Afyan, traduit de l’arménien par Anahit Avetissian
Editions La peuplade
«Arous avait découvert que les guerres naissaient du manque d’amour, dans le but de trouver l’amour. On fait la guerre pour une femme, comme ce fut le cas à Troie, ou pour la terre et le pouvoir, comme ce fut le cas à Troie…»
Ce roman narre par petites touches, telle des tableaux, des fragments de vie. Des va-et-vient entre année 198X et 20XX (désignées comme telles dans le texte), entre une champ de fleurs, un village à la frontière et Erevan. Une vingtaine d’années d’écart, et pourtant peu de changements, la guerre, toujours présente, plus ou moins proche. Une histoire de femmes et d’hommes, d’enfants aussi, qui tentent de vivre ou survivre. Ici c’est la guerre du Haut-Karabakh, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, mais la force d’Hovik Afyan, c’est de nous proposer un texte qui pourrait se transposer dans chaque territoire en guerre. C’est une histoire universelle et atemporelle (l’imprécision des années renforce cet aspect) qu’il nous raconte. Le drame de la guerre.
Lumière sur un champ de fleurs rouge cerise, à la frontière de deux pays en guerre, une femme et un homme, mis à mal par la vie, qui s’aiment tant bien que mal. Arous est danseuse, Aram est peintre. Des coups de feu, deux corps d’enfant, un cri, le rouge du sang séché sur les corps. L’art peut-il survivre en temps de guerre ? Peut-il sauver des vies ? Peut-il seulement dire l’horreur de la guerre ?
Autres lieux, autres instants, mais toujours l’amour qui guide, tient en vie, de manière chaotique :
dans un village à deux pas de la frontière, un abri, des femmes qui attendent leurs maris, un homme (unijambiste) qui défend cet abri et imagine redonner le sourire à l’une d’entre elles en faisant revenir son mari (pris en otage par l’ennemi). Un garçon parti cueillir des roses rouges pour l’anniversaire de sa mère. Une femme qui se sent vivre lorsqu’elle quitte son domicile où son mari demeure (revenu de guerre aveugle, sourd et en fauteuil) et devient pour quelques heures modèle pour un peintre.
Dans un style tout à fait différent, ce roman m’a fait penser à celui d’Émilienne Malfatto, Le colonnel ne dort pas (éditions du sous-sol), sur le non-sens de la guerre, d’une guerre qui dure.
Chaque tableau nous amène aussi avec subtilité, dans la déclinaison d’un rouge fragmenté, sur le fil ténu de la vie.
«Si à cet instant l’ennemi était entré dans notre pays, la guerre aurait perdu devant l’amour. Probablement…»

On n'est pas des bourgeois
de Fabienne Swiatly
Editions Bruno Doucey
collection «soleil noir»
«Comment ça, je rêve au-dessus de mes moyens ? Encore heureux que je ne rêve pas au rabais».
Fabienne Swiatly n’en est pas à son premier recueil où l’autrice s’emploie à appréhender les questions sociales qui burinent notre société. Pour ne citer qu’eux, on rappellera chez le même éditeur, dans la même collection, Elles sont au service, recueil paru en 2020, ou un peu plus ancien à La Fosse aux Ours, Gagner sa vie (2006). Son intention est clairement positionnée dans la postface, l’autrice y rappelle, «tenter par l’écriture de donner à voir ce qu’on ne sait plus vraiment regarder. Tenter par l’écriture de donner une voix à celles et ceux qu’on ne sait plus écouter. Tenter, par petites touches, de révéler ce que la pauvreté raconte de notre société». Le ton est clairement aussi donné avec la première page où s’égrène ces phrases, ces sentences de mort comme dirait Pierre Tévénian qui se sont incrustées dans l’opinion publique, énoncées par des politiques, par une peur du déclassement, un menu déroulant de verdicts définitifs tombés dans le domaine public et que l’on pourrait à l’envie à son compte, sans vergogne, pour mettre à l’index, «les gens d’en bas, salauds de pauvres !».
Nous est offerte une lecture du monde d’en bas, ce que l’autrice a pu observer ici ou là, au gré de ses déplacements dans son camion aménagé. L’exercice qui n’en est pas un n’est pas tout à fait nouveau pour elle, pour celle et ceux qui la suivent sur son blog la trace bleue (https://latracebleue.net) où elle consacre une rubrique à des «portraits de gens».
Fabienne Swiatly scrute, tout en prose, le quotidien, comme il lui arrive de le prendre en photo. Des courts poèmes qui énoncent, qui dénoncent. Ponctués d’une chute. Une phrase-uppercut en italique qui nous retient («J’ai du mal avec leur générosité déductible des impôts» (…) «Il paraît que la pauvreté est de retour. Moi, je ne l’ai jamais vue partir» (…) «Côté résidence, certains ont droit a du secondaire alors qu’ici on manque cruellement du principal»).
On va d’un lieu à l’autre, d’un habitat précaire à l’autre, avec le bruit de la circulation en bruit de fond, l’observation se fait à partir des lieux où se fabriquent imperceptiblement ou pas l’indésirabilité, l’invisibilité de l’Autre. C’est que les fragments de vie s’additionnent, les observations se cumulent et se dessinent ainsi un tableau d’ensemble qui nous est brandi. Des corps allongés à même le sol, les agragats de cartons qui sont décrits nous rappellent aussi les statistiques publiques têtues sur le devenir de cohortes de jeunes confiés à l’ASE et qui se retrouvent jeune adulte à la rue, sur ce que vient signifier sur les vies de ceux concernés la délocalisation de telle usine. La prose se fait photographie de ces vies à l’écart, mise à l’écart de l’autre côté du périph’, de ces formes de survie qui s’organisent («la pauvreté t’oblige à devenir roi. Roi de la débrouille !», «l’art d’accommoder les restes») dans le «no man’s land des grandes villes». Et un peu partout sourde une forme de microsolidarité, «la pauvreté n’empêche pas la solidarité».
L’un des mérites de ce texte, c’est que Fabienne Swiatly réintroduit une forme de conflictualité (quelque peu dissoute depuis l’adhésion à la thématique de l’inclusion) nous rappelant que «la pauvreté n’est pas une fatalité mais le résultat de nos modes de vie et de nos choix politiques». Fabienne Swiatly, qui n’est définitivement pas une poète bourgeoise, se rappelle de l’évidence selon laquelle «il y a des riches parce qu’il y a des pauvres», et chaque page vient sensiblement en attester.
«On me propose des ateliers de confiance en soi. Va nourrir tes gosses avec ça».

Ballades
de Camille Potte
Editions Atrabile
«Je suis le seigneur Gourignot de Faouet, frappé par une effroyable malédiction, j’ai été changé en une répugnante grenouille».
Les bédéistes savent faire honneur aux amphybiens en cette fin d’année ; après Jérémie Moreau et son Alyte, voici Camille Potte qui s’en amuse. Grenouilles mélomanes et salamandres aux pouvoirs extraordinaires sont de sortie. Les sorcières le sont également.
L’autrice s’amuse aussi à remanier du vieux français («esbigne toi, poltron») comme avait pu remarquablement le faire Guillaume Lebrun avec Fantaisies Guérillères (ed. Bourgois). Il faut à la fois une bonne dose de talent et de culot pour reprendre de la sorte les codes de la chevalerie pour les décomposer, recomposer à l’envie, en jouer pour mieux les déjouer, pour en faire ainsi une farce.
Comment questionner notre époque en convoquant l’imaginaire médiéval ? C’est tout le programme auquel s’attache Camille Potte.
Ses personnages s’étirent, débordent, ont un visage qui parfois se réduit à une bouche exagérément proéminente, de petits yeux ou pas. La dessinatrice se fait un délice d’avoir recours à des courbes, («c’est la résistance du papier qui amène un désir de courbe» – extrait d’un interview avec Marie Richeux dans son bookclub). Des rebellions s’organisent dans le royaume, un renversement menace. Derrière le complot familial, d’autres révoltes menacent («Nous n’avons point pris en compte le fait que l’absence de seigneur puisse déclencher des velléités égalitaristes. Ne vous méprenez point, je trouve formidable qu’ils s’adonnent à de petites fantaisies créatrices. Simplementn je crains qu’ils ne perdent de vue le principe de réalité. Le pouvoir, voyez-vous, c’est avant tout une question d’habitude»).
Camille Potte se moque des archétypes du prince, du valet, ils deviennent l’objet de moquerie infinie. Le prince est d’une telle gourmandise qu’il ne sait résister à l’attrait d’une tourte qui le transforme aussitôt en grenouille. Grenouille dont le peuple serait prêt à s’accommoder, arguant que « mieux vaut être gouvernés par une grenouille que par un tyran». Pendant ce temps c’est Gounelle la chevalière qui va faire sortir Patin la princesse de sa tourelle («Dix ans que je mire l’horizon àb travers le même feneston ; j’avais envie de voir à quoi ça ressemblait l’autre côté»).
Cette BD est d’un bout à l’autre déjantée et très inventive tant dans sa composition graphique que dans les formes et dialogues utilisés. Une BD qui fait bien rire et qu’on va défendre toute cette fin d’année.
«Quand vous estes damoiselle et membre de la garde, mieux vaut bien maestriser vostre communication».
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Alyte
de Jérémie Moreau
Editions 2024
«Toutes les affaires du monde résonnent partout»
Quel plaisir de retrouver Jérémie Moreau, avec ses jaillissements de couleurs, son graphisme dont il a le secret, avec une nouvelle fable écologique, pleine de féérie, jamais très loin d’un univers à la Miyazaki.
On suit le périple d’Alyte le crapaud accoucheur, l’unique rescapé de sa fratrie, qui cherche à s’en sortir. Une sorte d’anti-héros attachant et mélancolique qui va rencontrer toute une série d’animaux, du saumon, au bouquetin, en passant par l’aigle, le hibou, le bousier (prénommé Musk qui n’hésite pas à se confectionner sa propre planète, «la planète va mal. Moi je m’en fais une nouvelle, et dès qu’elle est prête je la mets sur orbite») et le sanglier, auxquels se rajoutent l’arbre et la montagne, qui vont tour à tour le protéger ou lui dispenser des conseils pour déjouer les pièges à l’aulne de leur propre expérience, croyance ou rapport au monde, jusqu’à ce qu’il comprenne que ce qui le menace lui comme ses congénères c’est la léthalyte, ce bitume qui s’étend de plus en plus, «la mort incarnée», cette urbanisation qui progresse, qui menace.
Alyte forme avec les autres animaux un tout relié, «un carrefour de vies» inter-dépendant (la singularité de chacun est renforcée par sa désignation, tous les êtres rencontrés sont affublés d’un nom), et c’est ensemble, solidaires les uns des autres qu’ils mènent un front pour ne pas disparaître.
Dans cette exploration du monde sauvage où l’humain n’est pas là, à la seule exception de la silhouette d’une petite fille, les couleurs fluo s’emballent et les regards noirs des êtres vivants non humains, inquiets et inquiétants nous fixent comme pour tenir ensemble beauté et cruauté de l’écosystème.
«La léthalyte déchire nos familles, nos territoires, la léthalyte nous isole, nous asphyxie, nous assèche, elle nous délie».

La Pythie vous parle
de Liv Strömquist
Editions Rackham
«De nos jours, la société, le monde sont truffés d’individus qui frénétiquement dispensent des leçons de vie en tout genre».
Après l’astrologie, Liv Strömquist s’attaque au développement personnel. On retrouve avec plaisir son ton engagé, les références nombreuses qu’elle mobilise, sa mise en page variée tout autant que colorée et saturée de textes.
Pour prendre la mesure du phénomène, Liv Strömquist fait choix de s’arrêter sur quelques exemples bien sentis, telle la scène inaugurale où une femme détaille sa routine du skin-care pour tonifier sa peau, tel le succès du youtuber Rollo Tomassi au sein de la manosphère qui professe ses conseils masculinistes à l’envi, ou celui du groupe de développement personnel, le «Selfhealers Circle» fondé par la psychologue Nicole LePera, autrice de « Guéris tes blessures ». «Sur internet, on trouve quantité d’experts qui donnent à peu près les mêmes recettes miracles (une pincée de wellness, un soupçon de pleine conscience et une dose de développement personnel)».
D’où nous vient l’essor de ce «self-help» ? Comment le fun est devenu obligatoire, comment, à défaut de se battre contre la mort, « se battre contre les causes de la mort devient le sens même de la vie» ? Comment expliquer que notre société devienne de moins en moins tolérante envers ce que la vie comporte en matière de déceptions, pertes, chagrins ?
«Au fond n’importe quel Charlatan est capable de concocter deux trois formules sur la meilleure façon de vivre», mais «derrière cette tendance à vouloir répandre la bonne parole, il y a avant tout le sentiment de puissance qu’en retire le Charlatan».
Afin de mieux prendre de la distance avec ces phénomènes de société, Strömquist guide notre réflexion en allant d’un penseur à l’autre, en puisant du côté de Theodor Adorno, Zygmunt Bauman, Byung-Chul Han, Ian Craib, Eva Illouz, Jacques Lacan, Martha Wolfenstein, Slavoj Zizek, ou encore Hartmiut Rosa. L’empilement des références n’altère pas la fluidité du propos, certainement aussi parce que les concepts (résonance, emodity, le soi réflexif…) sont reliés les uns aux autres notamment par la force du visuel qui restitue la logique du propos.
Strömquist esquisse dans cette BD, et de façon toujours amusée et ironique, sept conseils sur la manière dont nous devrions vivre et des raisons pour lesquelles nous devrions le faire, tout en étant parfaitement lucide sur le fait que ce qui défaut le plus souvent n’est pas tant d’avoir conscience de ce dont on a besoin, mais confiance dans notre capacité à le faire.
«N’importe quel idiot peut se douter qu’il existe un intérêt économique énorme à pousser les gens à croire qu’ils ne sont pas assez beaux et qu’ils jouissent insuffisamment de la vie».

Iddù
De Camille Bouvot-Duval et Léa Djeziri
Editions La déferlante
Album jeunesse à partir de 6 ans
«C’est ce volcan : sa lumière passe à travers mes paupières, j’y vois comme les yeux ouverts».
Iddù, c’est le petit nom du Stromboli, cela veut dire «lui» en sicilien. C’est que pour les habitants de l’île, c’est plus qu’un volcan, c’est bel et bien un voisin, quelqu’un avec qui ils vivent au quotidien, selon ses «humeurs». Il est aussi surnommé le «phare de la Méditerranée» car ses éruptions régulières sont visibles de loin, surtout la nuit.
Dans ce conte écoféministe, Camille Bouvot-Duval et Léa Djeziri décident de faire du volcan un personnage central pour évoquer l’importance de vivre en harmonie avec la nature. Elles imaginent des adultes qui perdent le sommeil et décident qu’Iddù en est responsable. Un mouvement se crée «contre la nuisance volcanique» : «sa petite lumière brille d’un feu trop ardent !», «Nous allons éteindre le volcan ! ». Plus facile de trouver un coupable à leurs insomnies plutôt que de chercher les raisons intimes et profondes de ces nuits sans sommeil.
Face à cette révolte, il y a l’enfant Dodu et un cercle de femmes qui prennent soin de lui : l’agricultrice avec qui il aime cueillir des tomates dodues comme lui sur les flancs du volcan, la cheffe cuisinière, la voyante et la tatoueuse. Elles vont constituer une chaine de solidarité pour protéger à la fois les habitants et calmer Iddù.
Léa Djeziri a choisi, pour nous emporter sur cette terre tumultueuse, de jouer sur les contrastes : l’orange et le bleu surtout. Des superpositions de couleurs créant de la profondeur et des nuances sombres parfaites pour les nuits éclairées par Iddù. On sent la matière de la lave, des vagues aussi. Les yeux des personnages noirs comme du charbon nous transpercent.
Un album qui déborde d’une force vitale et communicative.
«Iddù mâche son chewing-gum de magma, s’étire sur l’asphalte, fait claquer des bulles jusqu’au ciel…»
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Zéro
de Laura Vazquez
Editions du sous-sol
A paraître le 7 novembre
«regarde
on dirait que le silence se déplace dans la lumière
regarde si tu te tais si je me tais
on dirait qu’il se déplace»
Une certaine impatience nous tenaillait depuis la sortie de son précédent livre, Le livre du large et du long, qui lui avait valu le Goncourt de la poésie. Depuis Laura Vazquez a été pensionnaire de la Villa Médicis, c’est de cet endroit qu’elle a écrit Zéro. Cette fois-ci une pièce de théâtre, à la forme très libre, telle qu’elle en a le secret. Une tragédie lesbienne versifiée en 5 actes. Une histoire d’amour, ce qui n »est pas sans nous rappeler le dernier Kae Tempest ; ces deux-là ont quelque chose à voir dans leur façon de travailler la langue, de travailler son flot, les mélanges de texture, l’anticonformisme en acte d’écriture.
Il y est question du désir de fusion de deux femmes, fusionner pour se confondre («au moment où ton ombre peut devenir mon ombre ton ombre n’est pas ton ombre») et comme pour mieux essayer de comprendre l’impossible du monde. Un texte où s’emmêlent des images qui vont et viennent : dans une baignoire, une mère en train de laver le corps mort de sa fille, peut-être aussi pour conjurer le fait que «parfois les gens ne se parlent plus parce qu’ils sont morts ce n’est pas rien». On retrouve donc cette obsession de la mort, de la douleur, des visages. Du pouvoir des mots aussi, «si je nomme le ciel je le tue, le ciel n’est pas le ciel, c’est forcément un autre ciel quand je dis ciel tu ne pense pas».
Un couple de femmes qui s’aiment tout autant qu’elles se disputent, se jalousent. Deux femmes, la mère et la fille. Deux femmes, les deux amoureuses, qui essaient de se mettre dans la tête l’une de l’autre («cette personne je l’aime tellement c’est comme si je disparaissais c’est comme si je n’étais plus moi»), de trouver dans l’Autre les réponses de tout : «à cause et pourquoi deux filles disent des mots comme à cause et pourquoi» ; «mais tu ne trouves pas que le malheur se colle au mot pourquoi le malheur et le mot pourquoi».
A chaque binôme son intensité de police d’écriture, d’un gris pâle à un noir prononcé. Une affaire de contraste et d’écart :
«il y avait un écart entre le monde et ma fille
et même entre le monde et le monde et les surfaces
des choses et les surfaces des choses».
Une écriture qui résiste de toute sa structure à ce qu’on lui attribue un sens, nous obligeant à lire et relire certains passages, à laisser tomber parfois, pour mieux y revenir ensuite. Une écriture qui se joue des formes, à l’instar d’un éclatement de lettres, «certaines lettres avaient besoin de compagnie», d’une juxtaposition de mots sans espacement, d’une disparition organisée de mots. A l’instar de la mère et de la fille, «on ne comprend pas toujours ce qu’elles disent les paroles des rides viennent peut-être par la mère et les rides parlent».
Les personnages sont poreux à l’état du monde, «ma fille avait ses désordres et les désordres de ma fille étaient les désordres du monde» ; «on pourrait croire que je pose mes sentiments sur les objets ou que mes sentiments se posent sur les objets».
Les majuscules et la ponctuation ont déserté, les didascalies sont enchâssées dans le texte l’air de rien. Le silence se diffuse et «les lombaires tiennent les corps». En lisant le texte on entend Laura Vazquez scander, psalmodier à sa façon si singulière. Ça fait partie aussi intégrante des images qu’on se fait du texte. Ça marche pleinement avec cet extrait où l’on entend la langue marteler, la rythmique se déployer, la magie de la répétition opérer :
«et le lendemain
le lendemain
c’est le lendemain
et le lendemain
fers merveille
la grêle la merveille
le crâne la merveille
et pourquoi la grêle si nous avons des crânes si fragiles
et simples
pourquoi simples
pourquoi des pierres merveilleuses».
Tout comme on s’imagine Laura Vazquez dessiner à l’envie des zéro, «si la ligne est parfaitement fermée on ne peut pas trouver le début ou la fin». On retrouve cette même continuité, notamment de forme, malgré les ruptures, «on marche on traverse les places les endroits mais c’est la même vallée la même plaine tu vois».
Du théâtre qui s’allie à une poésie de l’intranquillité, un brin dégénérée. Une nouvelle fois, brillant !
«le mot pourquoi est toujours en train de chercher
est-ce que ce ne serait pas le mot le plus seul du monde
le plus seul de la langue humaine
le plus entouré de silence»

La maison biscornue
de Gwen Guilyn
Editions du Panseur
«Elle comprend plus ce qu’elle voit. Le couloir est à peine assez haut pour qu’elle passe à genoux, comme si la maison s’était tassée vers le milieu, et il s’est tournicoté de partout.»
Les Editions du Panseur ont pour habitude de proposer des couvertures monochromes recouvertes d’un extrait, donnant ainsi le ton et plongeant directement le lecteur dans l’histoire. Cette fois-ci, ils ont fait appel à Anouck Faure pour illustrer, admirablement, la couverture de La maison biscornue (cette artiste plasticienne et autrice sortira d’ailleurs chez Argyll un roman de littérature de l’imaginaire en janvier 2025, Aatea). L’illustration nous plonge radicalement dans la maison biscornue qui vient comme nous enserrer, nous aspirer. Rien de tel que cette vision pour démarrer cette histoire avant même d’ouvrir le livre. Nous sommes fin prêts à nous immiscer dans cet antre, mais pourra-t-on en sortir indemne ? C’est que Gwen Guily imagine un huis-clos aux allures cauchemardesques…
Il y a d’abord cette maison qui a perdu sa porte, qui se tord, se transforme au fil du temps. Des pièces disparaissent, des couloirs rapetissent, des escaliers s’aplatissent, des fenêtres s’obstruent. La maison, vivante, a mille voix, celles des ancêtres passés par là, la sienne aussi sans doute. Elle retient en son sein les membres d’une famille, ou du moins ce qu’il en reste : la Mahrgrand, l’Ongre, le Pahr, la Fille et l’Aut’ Fille. C’est que dehors, c’est dangereux, il y a des monstres, parait-il. A moins que la monstruosité soit déjà entrée dans la maison ? La Mahrgrand dirige ce petit monde à la baguette. Il n’est jamais question de s’arrêter, il y a toujours une tâche ménagère à accomplir ou un bout de jardin à désherber. L’Ongre, quant à lui rit, frappe et parle sans arrêt («brailler du rire tout le temps et cracher les phrases les unes après les autres encore et encore»), et tente de redresser la maison qui se « biscorne« toujours plus. Le Pahr n’est que l’ombre de lui-même, endeuillé par la disparition de P’tit Frahr il y a fort longtemps, esseulé depuis le départ de la Mahr puis de son Fils. Il est pas bon à grand-chose comme dirait la Mahrgrand. Et puis il y a les filles : la Fille qui entend toutes les voix de la maison et l’Aut’ Fille, qui elle n’entend rien et part le plus souvent dans ses rêves. Un jour, l’Ongre se fait mordre par la maison et tout cette vie qui n’allait déjà pas bien est comme aspirée dans un trou noir, dans un cauchemar.
Cette sensation de cauchemar est d’autant plus prégnante que Gwen Guilyn transforme non sans malice les mots pour leur donner encore plus de matière, de viscosité. Son écriture, comme la maison, tord, déforme, noircit, engloutit. Comme ces noms et adjectifs qui deviennent verbes : «ça la follait», «il peure que la maison s’écroule», «ça la triste», «la Fille voudrait larmer de nouveau».
Il y a dans ce roman, un peu de conte (on pense ici aux gravures des contes de Perrault réalisées par Gustave Doré), d’histoires d’épouvantes, de rêves transformés en cauchemars. Mais, comme dans un tableau de Soulages, du noir ressort toujours de la lumière.
Un livre frissonnant à souhait.
«Il peure tellement qu’il sait plus où il va. La maison, la Mahrgrand, l’Ongre, les Filles, tout est trop lourd pour lui. Il se sent plier. Et s’il plie, il casse.»

Archipels
d’Hélène Gaudy
Editions de l’Olivier
«Il est rare qu’un récit survienne au moment où l’on est prêt à l’entendre».
Hélène Gaudy nous entraîne avec Archipels dans un récit qui déploie une «enquête de proximité» sur son père d’abord, sur son grand-père ensuite, sur les liens, sur soi, sur cette mémoire familiale qui se dérobe. Par quoi nos souvenirs sont-ils constitués ?
Avec une île au loin, une île métaphore comme déclencheur, «chaque famille est une île, un écosystème, enrichi ou perturbé par les espèces invasives, une île dont le tréfonds repose au fond de l’eau». C’est d’abord à travers des lieux que s’organise la remise en ordre de la mémoire, à commencer par l’atelier de son père, à partir duquel elle le redécouvre. Ce n’est pas sans nous faire penser au très beau livre de Clémentine Mélois, Alors c’est bien. Pour atteindre le passé de son père, elle traque les traces laissées dans les strates d’objets, fétiches, babioles, ficelles, coffrets, carnets (il nous faudrait, dans ce lien aux traces et aux objets, aux objets «être vivants», à ces objets [qui] forment des familles», faire ici référence au livre de Gaëlle Obiégly, Sans valeur), sonde leurs origines, pour essayer d’entamer une partie du mystère que constitue notamment l’enfance de son père («son propre passé lui reste inaccessible»), cet endroit d’où il serait resté («le devoir de rester, toute sa vie, au seuil de son enfance comme d’un lieu où on a oublié quelque chose et qu’on ne peut quitter»). En exhumant et en se rattachant à cet ensemble hétéroclite d’objets, tels «un détour de mémoire», elle s’attaque «à l’amnésie qui couvre sa vie d’une couche si solide qu’on la prend pour une peau».
Alors que cet homme a été marqué par ses nombreux voyages, il est désormais comme insaisissable, toujours à côté, contraint par l’immobilité, comme tenu par cette accumulation d’objets. Car le père de la narratrice, à l’instar du grand-père de cette dernière, ne jette rien. «On passe des années à étaler de la peinture, à noircir des failles, à meubler nos intérieurs, et un jour, on se retrouve à dire à nos enfants qu’ils pourront tout jeter si nos vies les encombrent». Et au milieu de ce tropisme de collectionneur, d’archiviste, au milieu de ces réserves, de ces «remparts d’objets», affleure ici le syndrome de Diogène, «accumuler, c’est le contraire d’habiter. C’est combler le moindre espace vide jusqu’à s’exclure soi-même, jusqu’à se remplacer» ; «comme si la peur maladive que les choses se perdent avait fini par oeuvrer à leur enfouissement, à leur disparition». Cette famille, des logisticiens de la disparition-dissimulation.
L’entreprise initiale initiée par la narratrice tend à la dépasser : «je voulais fixer les points saillants, les détails, mais le dessin s’agrandit, des centaines et des centaines de points, comme les centaines de grains de beauté sur nos corps, que je ne sais plus comment relier». A défaut d’ordonnancer parfaitement les pièces du puzzle, à défaut de trouver l’assemblage possible de tous ces objets, laisser s’infiltrer les «souvenirs en sourdine», les habiter et relier les lieux : l’atelier, la maison des grands-parents près de la mer, le lieu tenu secret où ils habitaient pendant la Résistance. Comme si, appartenant à une lignée d’enfants uniques, les relations familiales agissaient différemment : «Peut-être est-ce pour cela qu’il me semble souvent que nous avons tous les quatre quelque part le même âge, un âge qui dépasse l’époque où se déroulent nos vies et nos différences, l’âge profond et seul des enfants uniques qui, à défaut des relations horizontales avec des frères et sœurs, en développent d’autres, verticales, droit vers les profondeurs. Nos mains plongent parfois au travers des eaux sur lesquelles les autres font la planche. Et la surface s’ouvre. Et le passé remonte».
Une écriture agissante qui restitue fort bien l’itinéraire parcouru dans la relation de l’autrice avec son père entre le début du récit et la fin, qui parvient à sonder les angles morts de son entreprise, «la vie commune rend myope (…) je suis trop près», et les projections qu’elle suscite, comme «la peur de découvrir à quel point nous sommes semblables». Hélène Gaudy à partir de la retranscription des coordonnées de cette rencontre tardive, fait montre d’un sens (dans la triple acception du terme : signification, sensibilité et direction) du récit remarquable.
Alors que lundi 4 novembre sera décerné le prix Goncourt, on croise fort les doigts pour que le nom d’Hélène Gaudy trouve une majorité de voix. Peut-être est-ce l’heure de reconsidérer le paysage littéraire au sens où l’autrice nous rappelle l’étymologie du mot paysage, pagere : ficher en terre une borne. En 2024, peut-être que certaines bornes érigées entre fiction et non-fiction n’ont plus autant lieu d’être. Il convient d’y voir le plus souvent une différence de degré plus que de nature. Et surtout, il convient de reconnaître la qualité d’un tel récit, qu’on l’appelle roman-enquête ou autrement : il est tellement bien écrit et tellement touchant.
«Que reste-t-il aux enfants de ces histoires à peine vécues par leurs parents, de cette électricité qui le parcourt, le soir, quand il est seul, et ne trouve au matin aucun corps conducteur ?»
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Courir sur les cordes – Running upon the wires
de Kae Tempest
traduit par Héloïse Esquié
Editions L’Arche
(Collection Des écrits pour la parole)
«Avec le temps ce sera comme si rien n’était arrivé
Avec la distance nos corps vont oublier
En attendant que l’eau chauffe, tout à coup être ramené.e.s en arrière
Et comprendre ce truc ce truc insondable qu’a dit l’autre»
A chacun de ses recueils, à chacun de ses concerts un émerveillement.
C’est peu dire qu’on accueille avec délectation ce nouveau recueil bilingue de cette figure majeure du spoken word. Le sujet (une histoire d’amour) paraît de prime abord peut-être moins incisif, moins baigné de cet art de revisiter les mythologies grecques. Mais Kae Tempest oblige, on se doit de suspendre tout jugement hâtif. Et en effet, suspendons-le.
Kae Tempest ne nous déclame pas cette histoire d’amour selon les codes usuels, c’est à rebours que l’histoire nous est présentée, comme nous le rappellent les trois parties, «la fin», «le milieu», «le début». Commencer par la fin, histoire d’amour qui finit mal comme dans la chanson («rien ne dure dit la vague tombée»), et zigazaguer dans l’intensité de cette histoire d’amour.
Ça claque de nouveau, ça relie comme on aime l’intime à l’universel.
On passe tour à tour des thèmes de la perte et de la rupture («Je te cherche mais tu as disparu» ; «Presque sûr.e que mon cœur est perdu» ; «seul.e à nouveau»), de l’espoir qui résiste («Y’a un truc bloqué en moi, un truc qui croit toujours que tu m’as pas quitté.e, un truc qui lâchera pas le rebord qu’il cramponne»), du souvenir ému («je vois la forme de ton corps dans la moindre branche d’arbre, un bol de céréales, une cruche d’eau, je te vois dans le bois flotté, la statue taguée, le toit de la gare» ; «attiré.e par un truc indicible dans une chanson»). Mais aussi de la mise à distance («trois mois sans contact») dans une forme de bulle hermétique («j’entends des cris par la fenêtre ouverte – ça me fait un choc de me rappeler que les autres existent»), de l’admiration-vénération («Je psalmodiais ton prénom je te prenais pour une divinité» ; «elle dirige le monde entier le fait tourner» ; «Et toutes les forêts sont elle, et toutes les racines, Et toutes les vallées sa voix, et toutes les comètes» ; « Le monde entier n’est qu’une mauvaise blague, une blague tordue sur ta beauté»), de la complicité («j’apprends à reconnaître chaque note sur la partition de ton silence») au rapprochement fusionnel («Notre feu rugissait avec une formidable autorité, Et il illuminait ce paysage lamentable» ; «Le matin je t’enfile avec mes chaussettes»). De la force d’aimantation de l’Autre («Et ton corps penche vers moi en tous points, comme il fait quand tu es heureuse avec moi» ; «Ses courbes sont mon seul horizon»), au tropisme de la possession («Son sourire c’était le ciel, sauf qu’il était à moi»).
Kae Tempest reprend la grammaire de l’amour dans une forme revisitée des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes façon XXIème siècle, si ce n’est que si les fragments sont là, de discours il n’en est point. C’est du spoken word tout en ressenti, empreint de lyrisme intime.
Kae Tempest joue avec les courbes d’intensité, célèbre les courbes de la sensualité aussi, «les motifs apparaissent, réapparaissent». Iel compose une géographie de l’Amour qui s’ancre dans le nuancier de son expérience vécue. Cet amour grouille d’ardeur. Puissamment.
«Yes, we do repeat. Motifs
occur again, again
This does not mean
we are not new
You are not her.
This is not then
(Running upon the wires)»

La mer intérieure. En quête d'un paysage effacé
de Lucie Taïeb
Editions Flammarion
(Collection Terra Incognita)
«On sait qu’il faut, aux corps, donner sépulture, mais que faire d’un village rasé ?»
De Lucie Taïeb, nous avions beaucoup apprécié Freshkills, Recycler la terre (ed. La Contre Allée puis chez Pocket) , mais aussi Capitaine Vertu (ed. De l’Ogre) et plus dernièrement sa traduction de Printemps sombre d’Unica Zürn avec sa postface très éclairante.
Cette fois-ci on retrouve Lucie Taïeb avec un récit documentaire qui emprunte de nouveau à plusieurs genres et qui va prendre la forme d’une déambulation dans un récit très personnel, avec une incarnation de figures proches (mère, grand-mère, …) qui viennent comme s’incruster dans le récit.
Lucie Taïeb va s’intéresser à des villages sorabes (Cottbus, Lacoma et Horo principalement) situés dans la région de la Lusace dans l’ex-Allemagne de l’Est, au bord de la Spree, quelques villages qui ont été rasés, effacés pour les besoins de l’exploitation de mines de lignite (pour les besoins notamment de la centrale thermique située à quelques kilomètres) ; lieux finissant par devenir à l’arrêt d’exploitation de la mine de véritables no man’s land, avant d’être transformés en lac. Et une mise en abîme opère : se questionner sur la maison des autres, c’est aussi parler de la maison de son enfance à soi, «abandonnée aux ronces et aux intrus» et qui finira par brûler. Jusqu’au questionnement vertigineux : «Au-delà de quelle frontière commence le déracinement ?»
Sur le terrain ou à distance, Lucie Taïeb fait un véritable travail de recherche, à scruter les archives («l’Archive des villages disparus»), à explorer les récits alternatifs, à sonder les projets de renaturation, l’attachement au lieu (- «la questionne serait donc pas, après la perte, de trouver quelque chose qui ressemble ou rappelle ce que l’on a perdu, mais celle des conditions nécessaires à recréer un attachement, une curiosité, un désir» – dans le cadre d’une pensée très latourienne), la recréation ex-nihilo de villages «clonés», les batailles juridiques qui ont eu cours, à l’écoute des témoignages d’habitants déplacés (les époux Domain), du storytelling des compagnies à la manœuvre, des traces laissées.
Elle en arrive à considérer que «ce qui a été détruit ne peut être restauré ni remplacé. Ce n’est pas céder à une mélancolie excessive, mais seulement tenter d’imaginer une fidélité aux lieux, un attachement, que d’affirmer : l’irrémédiable existe». Pour situer ce caractère irrémédiable, Lucie Taïeb convoque le livre d’Heinrich von Kleist, Michael Kohlhaas où il est demandé à ce que le prince qui a usé deux chevaux puisse les restituer intacts, tels qu’ils étaient avant qu’ils ne soient saccagés. De la même façon, les archives retrouvées sont éprouvées et confrontées à l’aulne des propres souvenirs de l’autrice et notamment de présences inquiétantes, spectrales, des silhouettes mystérieuses. Ainsi chemin faisant, à partir de son terrain initial se tissent des ramifications avec la vie de l’autrice.
En rendant compte des luttes qui ont émaillé ce territoire, l’autrice évoque aussi la lutte qui a été celle, dix-neuf ans durant, de sa mère face à un cancer. Et d’insister sur l’importance d’apprendre de ces luttes.
Lucie Taïeb est invitée à une fête commémorative, mais une fois sur place, elle renonce finalement, «comme s’il pouvait y avoir quelque chose de plus intéressant ou de plus juste dans le fait de ne pas y aller», cela la renvoyant à d’autres situations vécues, amoureuses notamment, où elle s’est comme dérobée à elle-même ou à la situation. Pas vraiment de dérobade à dire vrai, mais une sorte de réserve d’inquiétude chevillée au corps, comme si elle ne pouvait parfaitement correspondre, «coïncider» avec celle qu’on attendait, avec ce qui était attendu («le protocole m’a échappé»). «Mon identité se dissipe dans l’intensité de mon regard vers l’extérieur, de mon écoute, et lorsque je reviens vers moi, il me paraît étrange de devoir répondre de quelqu’un que je suis si peu»
A la lecture de ce livre, on pense beaucoup, de par l’évocation des mines et de leurs conséquences sur les paysages, les gens qui habitent ces territoires troués, à Amiante de Sébastien Dulude (ed. La Peuplade), à Kiruna de Maylis de Kerangal (ed La Contre Allée) mais aussi, s’agissant des logiques à l’oeuvre dans la disparition de certains lieux, à Inventaire des choses perdues de Judith Schalansky (éditions Ypsilon).
Un livre où Lucie Taïeb parvient superbement à «trouver des espaces et des temps où déposer le masque». Une écriture au bord de l’abîme, d’une grande sincérité.
«Lacoma. Morne lac.
Je ne sais pas ce qu’est un lac (mais ce n’est pas cela).
Je ne sais pas ce qu’est un sol (mais ce n’est pas cela).
Je ne sais pas ce que je vois : il faut l’écrire»

Soudain Nijinski
de Perrine Le Querrec
Editions La Contre Allée
(Collection La Sentinelle)
«Après l’expérience du mouvement qu’il a menée jusqu’à son terme, avec son génie de l’excellence et de la créativité le voilà le danseur dans l’expérience de l’immobilité.»
De Vaslav Nijinski on connait le nom. Pour peu qu’on s’intéresse un peu à la danse, on l’associe à la virtuosité de la danse classique, aux ballets russes du début du 20ème siècle. Peut-être aussi au scandale de l’Après-midi d’un Faune ou du Sacre du Printemps de Stravinski. Et puis, en 1919, tout s’arrête. Ou plutôt, sa carrière de danseur s’arrête. Un mythe est né. Généralement on n’en sait pas bien plus.
Mais Perrine Le Querrec ne s’arrête pas à cet aspect de Nijinski, elle s’intéresse au contraire surtout à ce qu’on ne connait pas ou peu de lui. Elle s’appuie alors sur son expérience d’archiviste pour aller, pendant 7 ans, chercher, creuser, fouiller, compiler des informations et ainsi tenter de reconstituer l’après, combler des blancs, saisir l’état de cet homme, dans ses silences, son immobilité et ses états psychiques. «Sept années de recherches, de découvertes, de déceptions, de bouleversements.»
Elle nous partage la fulgurance de la danse de cet homme hors du commun, les louanges qu’il a pu recevoir («Et un soir il conquit Paris. Dès son apparition. Nijinski danseur étoile. Paris défile autour de lui.»), mais aussi les critiques les plus acerbes («de justes sifflets ont accueilli la pantomime trop expressive de ce corps de bête mal construit, hideux de face, encore plus hideux de profil»), face à une incarnation de la danse qui vient déranger, heurter, peut-être toucher trop fortement le spectateur. «Qui entre en danse entre en transe entre dans la procession du diable entre en possession»
Perrine Le Querrec passe aussi derrière le rideau, et nous découvrons alors les fêlures présentes dès l’enfance, les accidents de la vie («l’enfant innocent condamné à la noyade, le père immobile devant la Neva où s’enfonce le petit Vaslav», «Stanislas [son frère] grimpe sur le rebord de la fenêtre», «il y a l’histoire du pupitre à musique», «il y a [aussi] l’histoire du mariage. Romola de Pulszky, la groupie, arrive à ses fins.»), la manipulation des personnes qui l’entourent (le prince Lvov, le chorégraphe Diaghilev – «un corps sur lequel les mots Désir et Possession et Sexe et Assaut et Consommation se plantent»), jusqu’à sa femme qui ne supporte pas son état de folie et va jusqu’à orchestrer son ultime saut.
Et Nijinski s’arrête de danser, alors Perrine Le Querrec s’intéresse à ses écrits (sa notation de la danse et ses cahiers) et nous fait ressentir son état lors de ses 30 années d’errance entre différents asiles d’aliénés, passant dans les mains des éminents spécialistes de l’époque, subissant jusqu’à 228 chocs d’insuline. L’écriture de Perrine Le Querrec donne forme à cet état fait d’immobilité, de folie et de danse intérieure. Il y a les saccades, les répétitions, les silences, les respirations et les apnées, les envolées, la souffrance, le bouillonnement intérieur.
Ce livre c’est une rencontre entre le lecteur et Nijinski, entre Perrine Le Querrec et Nijinski («autant d’interprétations, autant de pas vers lui, mon Nijinski»).
«Nijinski-le-faune, Nijinski-le-spectre, Nijinski-le-pantin, Nijinski est, Nijinski sait, sa tête penchée sous le poids des cornes invisibles, force pure, il ne fait pas «le faune», «le fou», il devient, totalement.»
Elaine
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Le plancher
de Perrine Le Querrec
Editions La Contre Allée
sortie le 18 octobre 2024
«Alexandre, Joséphine, Paule, Simone et Jeannot : il y avait une histoire où les parents étaient heureux et Paule, Simone et Jeannot trois enfants gais et insouciants. Mais on n’était pas dans cette histoire-là».
Perrine Le Querrec n’aime rien tend que s’attacher follement à des personnages, des personnages tout en singularité, qu’il s’agisse de personnage de fiction à l’instar de Jeanne L’Etang ou qu’ils aient existé, pensons à Hannah Hoch, à Unica Zürn ou encore aux Tondues, aux victimes des « tournantes de Fontenay » pour n’en citer que quelques-unes.
Jean Crampilh-Broucaret (1939-1972) dit Jeannot fait partie de ceux-là. Sa vie reste marquée par un père mort par pendaison et la claustration qui va s’ensuivre et le faire rester à l’écart du monde réel, avec sa sœur Paule et sa mère Joséphine, avant que cette dernière ne décède et soit enterrée à l’intérieur de leur maison. Un drame familial matérialisé par une inscription épigraphique que va s’acharner à écrire Jeannot à même le plancher. Ce texte gravé par Jeannot, pour lequel on bute encore quant à l’attribution d’un sens, sera retrouvé en 1993 par un psychiatre de Pau. Le plancher de Jeannot, considéré comme une oeuvre d’art brut, peut être observé dans le cadre d’une exposition portée par le Musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne (MAHHSA)* et ce jusqu’au 27 avril 2025.
Perrine Le Querrec revient sur cette histoire de famille qui tourne mal, épouvantable. Avec elle, on marche en permanence sur le chemin de crête de la folie. Tous les ingrédients de l’abîme sont là pour que les protagonistes s’y précipitent : leur ferme, véritable citadelle assiégée, est située dans un village, les Deux-cents, «qui complote et murmure à leur passage», entre les membres de la famille refermés les uns sur les autres le silence règne («un enfer qu’on porte mais qu’on ne prononce pas»), les lieux sont truffés d’ennemis intérieurs, d’esprits mauvais et une antenne-relais qui envoie ses mauvaises ondes, l’humeur de Josephine qui «bascule», les parents qui sont en désaccord permanent, Simone l’une des filles qui s’extrait du giron familial, et le père qui brutalise, qui ferme les portes de l’enseignement à son fils, qui commet un inceste sur sa fille aînée et qui donnera l’EnfantX. «Ce n’est pas un père, juste une forme de violence ; Ce n’est pas une mère, juste une forme d’indifférence ; Ce n’est pas une famille, juste une forme de récit ; Ce n’est pas eux, juste une forme de silence (…) Une longue cohabitation avec l’inhabitable».
Jeannot, et sa souffrance rentrée, se construit dans ces impossibilités de relation : «Le temps du désespoir court jusqu’à l’horizon, effondre la terre à ses pieds, s’accroche aux cimes, se pend à l’écorce des arbres. Jeannot avance à travers les arbres». Même sa Destinée (petite-amie) se dérobe. Provisoirement c’est sa participation à la guerre d’Algérie qui lui permettra de se mettre à distance de la pétaudière familiale. C’est le suicide par pendaison de son père qui le fera revenir précipitamment, «se précipite[r] dans l’inexistence», revenir sur un autre champ de batailles. Chacun des trois survivants poursuit son fantôme. «Ils sont rayés de la carte des vivants ; Ils sont effacés du planisphère ; Ils sont barrés des registres; Ils sont oubliés de leur nuit». Et quand la mère décède, Jeannot et Paule deviennent le sosie l’un de l’autre («ils ont le même visage, la même voix, le même langage, la même histoire»), «prisonniers du bagne familial, aliénés dans l’asile commun». Ils laissent tout à l’abandon, «ronces et chiendent terminent leur course dans la maison». Avant que Jeannot ne s’investisse de tout son corps sur le plancher, le plancher devient le soliloque de Jean, «son radeau de bois». «Mains-mâchoires édentées à force de gueuler, creuser, graver». «Dire, creuser-dire, forcer-dire, taper-dire, fou-dire».
«Si Jeannot le veut, bois devient papier. Voici venu le moment de dire. Voici venu le temps d’écrire.
Le plancher
Dur
Stable
Il est là
Il accueille, ranime, offre son espace
Réel
Habité
Habitable»
La langue de Perrine Le Querrec est de celles qui savent creuser, marteler, se réinventer, les mots en jaillissent, viennent cogner. Celle qui se soucie remarquablement bien des trous et des points de suspension dans les récits, dans les psychés, sans jamais refermer complètement les choses («une suite à imaginer. Une fin suspendue»). Une écriture qui prend au sérieux le «fond des formes» du délire. La marque de fabrique d’un livre qui marque.
Ce texte si singulier nous fait penser à La décharge de Béatrix Beck, de par le côté « dysfonctionnel » de la famille où l’inceste et la mort se côtoient également ou encore à Zizi Cabane de Bérangère Cournut plus pour l’aspect complètement dévasté de la maison (une maison qui «rend ses entrailles») où la nature reprend tout petit à petit, et pour la confusion des places, et le caractère «abandonnés» des membre de la famille Ferment, avec de la même façon une mère étrangère à elle-même au mari, aux enfants ; ceux-là même qui se demandent de la même façon «où pouvons-nous blottir nos enfances ? Où sont les bras de nos parents ?»
C’est profond, troublant et ça secoue fort. On adore. Tellement.
«Allongé dans ma litière de copeaux je touche les lettres, je sais ce que je dis. Je dis ce que j’ai vu. Je dis que ma rétine, ma vue, mon œil et les images. Je dis les abus. Je dis noir sur noir. Je dis et je ne vacille pas. Je dis ce qu’ils m’ont raconté. Leurs interdits. Je dis à leur place, je dis à leur faute, je dis à leur face, je dis à leur tête ? Je dis ma puissance. C’est à vous de me regarder maintenant».
*cf.https://musee.mahhsa.fr/accueil-mahhsa/programmation-culturelle/

Ce que j'ai vu, entendu, appris...
de Giorgio Agamben
traduction de l’italien par Martin Rueff
Editions NOUS
«Comme si au centre de tout ce que j’ai essayé de vivre et d’écrire il y avait un instant, un quart de seconde, parfaitement vide, parfaitement invivable».
Giorgio Agamben figure certainement parmi les plus grands philosophes contemporains, grand spécialiste de Walter Benjamin, d’Heidegger ou encore de Michel Foucault, mais ce n’est pas ici avec un nouvel essai que l’on va à sa rencontre. On se situe plutôt entre Pensées pour moi-même de Marc Aurèle ou Signes au bord du chemin d’Ivo Andric, ou encore ce petit texte infiniment sensible d’Etel Adnan, Déplacer le silence.
On y retrouve trace de ses préoccupations philosophiques, de la théologie à l’histoire de l’art en passant par le langage. Et une grande sincérité, dans cette écriture «à la hâte», celle qui caractérise nos existences lorsque le crépuscule menace. Celle-là même que Giorgio Agamben évoque dans la deuxième partie du livre «Ce que je n’ai pas vu, entendu, appris…», cette petite feuille sur laquelle il a écrit quelques mots encore enfant et que sa mère lui présente tardivement et qui «contenait la description exacte de ce qui m’apparaissait alors comme le secret de ma pensée».
Agamben écrit avec ce qu’il y a de plus personnel, convoquant ici des souvenirs, là des réflexions. Ces courts textes, pareils à des miscellanées, agissent tels des repères existentiels, des formes de leçons de vie testamentaires et dont le lecteur serait désigné comme potentiel héritier.
Agamben enracine ses réflexions sur des terres qu’il a foulées, de l’Italie, à la Turquie en passant par l’Allemagne, la France et l’Inde. Il enroule ses cogitations dans une pensée qui l’a précédé, quelques philosophes (Bachelard, Spinoza, Erigène, Averroès, Épicure, Lucrèce, Platon) poètes ou écrivains (Kavafis, Homère, Kafka, Anna Maria Ortese) jusqu’au marionnettiste Bruno Leone.
A partir de cette constellation de lieux et d’auteurs, de ses sensations qui l’ont traversées, il rend compte de sa vision de l’intimité, des couleurs, du bonheur, de la contemplation, de l’imagination, de la parole, de l’exil, du mythe, de la fiction. Et à travers ces notions, c’est toute une vie qui défile, dans cette «sensation simple et quotidienne d’exister». Comme s’il était écrit, saisi par ce nuage de mots.
On retrouve une pensée qui s’intéresse aux «intermédiaires», aux «interstices», qui se déploie dans «la capacité à habiter non pas la maison, mais le seuil, non pas le centre mais la marge».
Un petit livre qui rappelle combien Agamben participe à «l’intensification politique de la langue». Il témoigne de cette tentative de se rapprocher de ce qu’il estime être un non-secret, à savoir, «une complication qui s’explique et une explication qui se complique et s’enveloppe en soi-même».
Aussi concis que percutant.
«Tout se passe comme quand nous voulons nous rendre à tout prix quelque part et que, par la suite, sur la route, en cheminant, et en vivant, nous avons oublié où.»

Nos lèvres disparaissent
de Geneviève Peigné
Editions des Lisières
« Il était une fois une maladie cachée. Taboue. Elle n’avait acquis un nom qu’à la toute fin du XIXème siècle. Comme tant d’autres pathologies, pourtant, devait-elle exister depuis ce qu’on appelle commodément la nuit des temps… »
Cette maladie, c’est le lichen scléreux. Si vous cherchez sur wikipédia, vous trouverez cette définition : « Le lichen scléroatrophique (LSA) ou lichen scléreux, également dénommé balanite scléreuse oblitérante lorsqu’il affecte le pénis, est une maladie chronique de la peau et des muqueuses touchant principalement les zones génitales de l’homme et de la femme. Il peut apparaître à tout âge mais surtout après la ménopause, et n’est pas contagieux. À ce jour, la cause de cette maladie n’est pas connue. » Si vous demandez autour de vous qui connait cette maladie, il est fort probable que personne n’en ait entendu parler. Si vous demandez à votre généraliste, il est également possible qu’il ne soit pas très au clair sur cette maladie. Et si, malheureusement vous êtes atteinte de LSA, on risque de vous promener entre dermatologue et gynécologue et le diagnostic sera sans doute lent et hasardeux. Car cette maladie est encore trop peu connue. Cela fait penser à une autre maladie, l’endométriose, qui sort enfin du silence mais est encore mal comprise et mal diagnostiquée.
Alors, forcément, ce témoignage polyphonique de Geneviève Peigné, fait œuvre d’utilité publique. Mais pas seulement, car il s’agit bel et bien d’une œuvre littéraire, mêlant des passages qui pourraient être tirés d’un journal de bord (daté du mardi 2 octobre 2012 au lundi 4 janvier 2021), des considérations sur la maladie, le corps médical, son propre corps, les relations intimes, la culpabilité, une réinterprétation de Barbe Bleue, et bien sûr des témoignages de femmes atteintes du LS.
Qu’on soit atteinte ou non de cette maladie, cette lecture reste et fait réfléchir, interroge sur ce qu’on dit ou passe sous silence, ce qu’on peut réellement comprendre de l’autre (comment appréhender par exemple la douleur de l’autre, ses sensations alors que les mots sont si pauvres et insuffisants pour cela ?). Geneviève Peigné met aussi en lumière la force du collectif, la nécessité de ces groupes de pairs pour supporter, accepter,vivre avec la maladie. « Mais maintenant, vous prenez d’abord du temps pour vous-même. Sachant que tu n’es pas seule avec LS. » Car c’est dans ces espaces-là que s’élaborent et s’éprouvent des formes d’expertise d’usage partagée.
Il s’agit aussi de l’intime, et l’autrice en parle sans tabou. Comment continuer à avoir du plaisir ? Est-il possible / sera-t-il toujours possible d’avoir des relations sexuelles ? Comment en parler à son/sa partenaire ? « L’objectif est de faire le point sur la nouvelle réalité provoquée par la maladie, sur les possibilités de maintenir l’ouverture du vagin, sur l’amour autrement. »
Geneviève Peigné a su trouver la forme qui permet de servir le sujet traité.
Comme le bandeau l’indique, on a affaire à un tabou à lever et pour ce faire, ce livre a besoin de votre soutien.
« Les maladies ignorées, tues, ne le sont jamais par hasard. La mythique libération sexuelle n’admet que l’invulnérabilité mâle et la disponibilité du féminin. La société doit se soigner. »
Elaine
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Les terroiristes ou le clan de Très Cantous
d’Aurélie Soubiran,
Editions de l’épure
«Comment le nom de Plageols devient-il soudain l’une des perles d’un collier de figures incontournables pour qui veut comprendre une époque fondamentale de la construction du vin tel qu’on le boit aujourd’hui ? »
A la rencontre d’un clan de vignerons, du côté de Cahuzac, entre Gaillac et Albi, non loin de Castelsarrasin et de Cordes-sur-Ciel. C’est qu’ici la géographie a son importance, il y est question de terroir. De terroir et d’une famille, les Plageoles. J’ai nommé Robert le grand-père, Bernard l’un des trois fils, et son épouse Myriam et leurs deux enfants, Romain et Florent. Rendre compte de ce clan.
Voilà l’entreprise à laquelle se livre Aurélie Soubiran, dans un texte hybride, de par la pluralité des matériaux compulsés : extraits d’entretiens, photos, en passant par des extraits de journal de bord, d’observations, d’archives. Elle enchâsse dans ce texte des indications sur comment elle s’est employée pour raconter cette histoire (avec son lot de découragement, et d’excitation propre à cette démarche que l’autrice qualifie d’ «autruispection»).
Chacun des protagonistes de cette saga familiale s’inscrit à la fois dans une forme de continuation et d’innovation par rapport à la génération précédente. Chacun à sa façon. «Ce qui émerge en creux, c’est la complémentarité des générations : Robert l’érudit, le frustré des grandes études, satisfait de plus en plus son appétit de connaissance, de lecture et d’écriture, quand Bernard l’amoureux du geste et du lieu, le vigneron dans l’âme, transforme l’essai en réalité» ; «La notoriété des vins, l’aura du domaine Plageoles, c’est une toile tissée à plusieurs mains, c’est un feu ravivé par plusieurs souffles».
Robert s’illustre par son érudition fait figure de référent, s’est fait une notoriété par la mise en place d’un conservatoire de vignes oubliées et en valorisant les cépages autochtones de Gaillac. C’est dans cet enchainement que va naitre la cuvée Terroirist, dont l’étiquette deviendra le logo du domaine. Bernard qui commence par voyager et cotoyer les milieux libertaires avant de s’ancrer au bercail avec Myriam (dont une partie du travail restera longtemps invisibilisé), lesquels vont professionnaliser le domaine. Il lui faudra malicieusement concevoir une étiquette frondeuse «Bernard Plageoles et père» pour disputer la mainmise de son père. «Ce n’est pas tellement que j’avais envie de faire mon vin pour exister, mais mon père prenait une telle place… C’était soit l’un, soit l’autre».
Un récit tout en sensibilité qui nous fait côtoyer l’intime (les affaires de famille où se déploie un conflit d’ego, la part d’ombre du patriarche). L’autrice cartographie les différents lieux, salons ou autres entités vigneronnes, les différentes rencontres et les «amis inspirants» (Véronique Cochran, Michèle Aubéry, Marcel Lapierre, Jérôme Galaup, Sébastien Bras), les intuitions (le pouvoir d’attraction des cépages autochtones), les moments de prise de conscience (quand une tentative d’introduction de produits phytosanitaires d’apparence «magique» vient contrarier la transformation du jus en vin) et les articles ou reportages qui ont compté (Routard, Envoyé Spécial, un papier dans la Revue du Vin de France). Par ces évocations, et c’est d’ailleurs l’un des grands intérêts de la démarche présentée, l’autrice parvient à recomposer la densité des relations amicales, d’associations de vignerons sans lesquels le domaine et la légende Plageoles ne seraient pas ce qu’ils sont. «Au-delà de la nature du projet, je prends peu à peu conscience de l’interrelation entre les rencontres, la notoriété croissante et le feu de la passion : tout se nourrit et se tient, tout est entremêlé».
C’est aussi un magnifique livre sur comment s’opère, parfois avec difficulté, la question de la transmission, de la capacité à faire confiance entre générations d’une même famille. Entre succession, transition et ego : «Le vigneron œuvre pour le temps long,les vignes lui survivront, les vins aussi pour certains. Comment accepter de ne plus être au cœur de l’arène, alors que la lumière est enfin sur soi ? Comment ne pas céder à la tentation de faire soi-même, quand des décennies d’expérience vous soufflent la solution sur laquelle tâtonne votre progéniture ? »
On apprend plein de choses à la lecture de ce livre : ce à quoi consiste l’ampélographie, la complantation. Le rythme du livre, favorisé par cette variation successive de points de vue structurée en trois parties, est tout à fait prenant et lorsqu’on est parvenu à son terme on est tout à fait acquis à «cette joie intime de l’écriture qui dit l’autre».
«Mais s’il y a du sauvignon partout, s’il y a du gamay partout, à un moment ça va coincer. Pourquoi nous, on ne travaillerait pas nos vieilles variétés ?»

Printemps sombre
d’Unica Zürn
traduit de l’allemand par Lucie Taïeb
Editions Ypsilon
«La vie uniforme et préservée, au sein de la famille, est depuis longtemps ennuyeuse, et tout est permis pour que l’excitation reste intense. La vie est insupportable sans le malheur».
Un petit texte considéré comme un livre culte. L’appel à s’en saisir ne se refuse donc pas. Merci aux éditions Ypsilon de le ressortir (initialement publié en 1969) avec une nouvelle traduction impeccablement servie par Lucie Taïeb. Je devrais dire, tel que je le conçois, que le fait que ce soit Lucie Taïeb qui en signe la traduction renforce la désirabilité de ce texte.
On y retrouve les souvenirs d’enfance d’une jeune berlinoise délaissée par ses parents, ballottée entre «la force d’attraction» exercée par son père, plutôt du genre aux abonnés absents, une mère plutôt malveillante et un frère qui la surveille en permanence quand il n’en abuse pas. Dans ce «climat de malheur» domestique, il ne lui reste guère que la force de son imagination (elle convoque ainsi des héros, à l’instar du capitaine Némo, «plus proche et plus compréhensible que les êtres qui l’entourent» – «elle croit au merveilleux. Il pénètre par toutes les portes closes») et la découverte des fantasmes et de son corps, comme en apesanteur, pour s’évader. Une recherche de plaisir mêlée de souffrance et de douleurs, ce qui participe, s’agissant d’une enfant ou d’une pré-adolescente, au sentiment de malaise que peut procurer la lecture de ce texte. Elle est sans cesse à la recherche d’un «complément réel» au vide oppressant («les bâillements de l’ennui») qui la menace. Une vie entenaillée entre l’attente et la peur que tout prenne fin.
Après le prof vénéré, après son ami Eckbert avec qui elle partage une écriture secrète, ce sera l’inconnu de la piscine, un maitre-nageur au regard magnétique.
A chaque fois, elle se trouve bien seule pour faire ses premières expériences, sans accompagnement aucun d’un adulte («C’est là son destin que de devoir, enfant encore, éprouver son premier amour. Elle n’est pas préparée le moins du monde et se retrouve sans défense»).
A la lecture de ce texte on pense à un autre récit, qui prend place durant les mêmes années, et qu’on a pu lire dernièrement, et également remarquable de justesse, celui de l’enfance de Colette Peignot, Histoire d’une petite fille, publié aux éditions de la Lanterne. Avec, et cela en devient plus que navrant dans l’aspect récurrent de la chose, certains invariants, comme la question des abus sexuels mais aussi ce besoin irrépressible de se sortir de l’enfermement familial, et avec pour butée la même fin tragique. Le tout resitué à la hauteur de la psyché d’une enfant à la recherche d’absolu.
Il conviendrait certainement de prolonger la lecture de ce roman d’apprentissage avec un livre que Perrine Le Querrec a consacré à Unica Zürn, prenant la forme d’une fausse biographie. Ça s’intitule Ruines et c’est publié aux éditions Tinbad. Les deux textes invitent s’il le fallait à en découvrir un peu plus sur cette spécialiste tourmentée de l’anagramme.
«Elle se plonge à toute force dans l’imagination pour pouvoir supporter la vie».

Question 7
De Richard Flanagan
traduit de l’anglais (Australie) par Serge Chauvin
Actes Sud
« Et je me rends compte en écrivant ces lignes que le souvenir est tout autant une création qu’un témoignage, et que l’un sans l’autre est comme un arbre sans son tronc, des ailes sans leur oiseau, un livre sans son histoire. »
Feuilleter ce livre donne le ton : des chapitres courts et ramassés, qui permettent de suivre le fil des pensées de l’auteur, entre éléments autobiographiques, grande histoire et pensées philosophiques, littérature et sciences. Alors bien sûr, cette œuvre n’est pas linéaire, elle suit parfois des méandres tortueux, il y a des sauts dans le temps et dans l’espace, mais c’est justement ce qui en fait sa richesse et son originalité. Richard Flanagan nous parle tout d’abord du camp de travaux forcés au Japon dans lequel son père serait certainement mort si la bombe atomique n’avait pas explosé à Hiroshima. Richard n’aurait par conséquent jamais vu le jour. Il tente de visiter ces mines d’Ohama, des décennies plus tard, mais les Japonais semblent plus ou moins frappés d’amnésie quant au traitement réservé aux prisonniers de guerre… Cela l’amène à évoquer le largage de la bombe, et surtout son origine. On apprend alors comment Leo Szilard a imaginé la possibilité d’une réaction en chaine permettant l’explosion d’une bombe atomique. Il s’avère que la lecture d’une œuvre d’H.G. Wells en particulier lui en aurait donné l’idée : La destruction libératrice. Or cette œuvre n’aurait sans doute pas vu le jour si Wells n’avait pas rencontré Rebecca West. Richard Flanagan réfléchit également à l’histoire de son île, la Tasmanie, à l’extermination des aborigènes par les bagnards anglais, aux barrages qui dénaturent et transforment les rivières. Il est aussi beaucoup question de l’amour qu’il porte à ses parents. Et de fil en aiguille, on rebondit d’une histoire à l’autre, elles s’enchevêtrent pour former un tout complexe et riche à la fois.
Dernièrement, pour évoquer la bombe atomique, il y a eu Tasmania de Paolo Giordano et Manhattan Project de Stefano Massini, ou encore Oppenheimer de Aaron Tucker. Avec ce récit, c’est encore une nouvelle façon de l’aborder.
Et le titre ? Là encore une autre histoire… Cette fois-ci avec Tchekhov… Mais à vous de découvrir.
« Ne sois pas un rampeur, mon fils, m’enjoignait ma mère lorsque j’étais enfant. Une terreur enfouie qui ne cessait d’affleurer. Autrement dit : ne cède pas, affirme-toi, sois toi-même. »
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Les étoiles se sont rapprochées
de Mylène Bouchard
Editions Mémoire d’Encrier
sortie le 4 octobre 2024
«il faut essayer nos rêves (…)
comme des enfants, tout ce qu’on imagine est
aussi tout ce qu’on peut être»
Mylène Bouchard, qui est la cofondatrice des éditions de La peuplade, petite maison d’éditions qu’on affectionne tout particulièrement du côté de l’Esperluette (La pêche au petit brochet, Les marins ne savent pas nager, ou encore plus dernièrement Amiante constituent autant de titres publiés par La Peuplade devenus pour nous comme autant de petits fétiches) nous propose de la poésie épistolaire.
Les étoiles, le vide, le lien, l’amour, la mort («l’amoureuse et la faucheuse»), la tristesse, le rêve, le temps, l’attente… Autant de grands thèmes à la charge poétique non démentie, qui émaillent le texte. L’expérience de la désillusion se diffracte tout au long du texte, «entre triomphe et désillusion s’éterniser beaucoup longtemps». Mylène Bouchard a recours à l’écriture comme pour exorciser le vide («un vide d’air intersidéral inexplicable insouciant qui lévite» ; «Je construis à partir de l’insupportable vide. Ecrire, c’est difficilement s’arrêter de fuir» ; «si je cessais d’écrire des livres définitivement, je me séparerais. Mais de quoi ? »). C’est cet inconnu qui traverse le livre («entre la fin de la fin et le début du début le juste milieu le déplacement»), à qui tout cela s’adresse ? Un peu beaucoup à soi, mais sinon ? L’interlocuteur, est-il «l’inconnu sans prénom», ou «l’euphorisant être aimé», à l’instar de «[s]es amoureux tous imaginaires», ou encore un ami inconnu ou une silhouette qui condense une somme d’inconnus ? Au lecteur peut-être aussi. Assurément même.
Mylène Bouchard se fait l’exploratrice avisée de la probabilité des amours, «une chance sur mille milliards», «les chances de se croiser sont nulles sauf la fois à la bibliothèque». Un arrière plan stellaire, une aspiration-inspiration cosmique semblent magnétiser l’écriture : un amour astronomique qui s’enquiert du déplacement des étoiles, de la force d’impact et de collision des météorites, de l’énigmatique de l’attraction : «rien n’égale le déplacement des chances qui vont l’une vers l’autre qui ne peuvent plus rompre l’une vers l’autre elles vont à leur propre rencontre et se racolent dangereusement». Et si l’étoile et l’humain se confondaient dans leur peur de disparaître ?
C’est que le trou, cher à Christophe Takos, menace. Le «trou de glace» dont il faut le hisser, dont il faut se hisser pour sortir vivant. A la recherche de «cette promesse de jours meilleurs, de petits pleins qui forment un tout heureux».
Et la réciprocité devient gageure : «qu’est-ce que tu veux pas dans ce que je veux?» ; «je lui montre la lune, il voit mon doigt».
Mylène Bouchard parvient, poésie faisant, à nous déculpabiliser quant à notre recherche d’absolu mais aussi, dans le même mouvement, quant à nos désillusions. Une écriture qui «aime par la pensée et pense du coeur».
La dernière page refermée, le texte résonne encore en nous. Longtemps. Beaucoup.
«les étoiles ne reviennent jamais en arrière
à la limite elles tournent le dos
inconditionnelles
elles tombent
du plafond
et
suspendent les pléiades sur ta joue»

Girlfriend on Mars
de Deborah Willis
traduit par Clément Baude
«Tout le monde est faible, et désespéré, et vulnérable».
Amber est une ancienne gymnaste, ancienne championne de saut de cheval, diplômée en santé nutritionnelle, son copain Kevin est vaguement scénariste, tient très partiellement des rôles de figurant, est surtout complètement désenchanté : «[s]on but, c’est le rien», variante de la résistance passive d’un Bartleby.
Tous les deux ans il la demande en mariage. Entre temps, vautrés sur leur canapé, ils s’attèlent à développer leur culture de cannabis comme pour oublier la menace rapprochée de l’effondrement écologique. Kevin est peu dans l’initiative et c’est peu dire : «Je n’ai pas eu à réfléchir à ma vie depuis ma rencontre avec Amber. Je n’ai même pas eu à réfléchir à notre vie, car c’était Amber qui avait des projets. Mon rôle consistait à nager derrière elle comme un petit chien, en essayant de ne pas couler».
Amber a finalement la possibilité de s’extraire de ce lieu confiné, elle démissionne de son boulot de réceptionniste pour participer à un concours de télé-réalité, «Mars Now» programme à la main d’un milliardaire spécialiste des technologies de demain, à l’issue duquel les deux gagnants doivent partir en mission sur Mars, voyage sans retour qui devrait permettre de rendre la planète habitable. L’occasion pour elle «de repartir de zéro, de renaître». Elle s’image Mars comme «un lieu au-delà du malheur».
L’ensemble des participants (les marsonautes) à ce show sont tous des archétypes de notre monde moderne, saturés de stéréotypes outranciers -parfaits ingrédients pour déplier une comédie humaine haute en couleur, et le storytelling savamment construit d’épisodes en épisodes empeste de sexisme en tout genre. Mais qu’importe l’audience est au rendez-vous, les followers sont là et à force d’épreuves truquées et de manipulation dans les montages (découverte du frankenbite ou quand un monteur d’image assemble des dialogues provenant de plusieurs sources ou interviews pour faire dire à quelqu’un quelque chose qu’il n’a pas réellement dit), le suspens est à son comble : Amber succombera-t-elle aux charmes de l’irrésistible Adam, un ancien militaire israélien ?
Deborah Willis a recours à un procédé narratif qui lui permet d’endosser tour à tour le point de vue d’Amber puis celui de Kevin (qui regarde Amber sur son écran), permettant de situer, en dépit de leur apparent amour indestructible, leurs écarts d’appréciation des situations vécues. Ou comment Amber et Kevin, prototypes d’antihéros, continuent à être à la dérive, séparément. L’autrice excelle dans l’art de camper ses personnages par petites touches et de les mettre en relation au moyen de dialogues percutants (pas très loin du ton des séries).
C’est bien l’ensemble qu’elle dépeint, des protagonistes de la téléréalité, aux professionnels des coulisses, qui se fait satire d’une société de la consommation, de l’hybris de notre société qui porte au nue des programmes télévisuels dont l’absurdité confine à la supercherie. Mais plus c’est gros, plus ça passe.
Même si le roman empreinte les codes de la dystopie, l’histoire se passe dans un futur qui nous paraît tellement peu éloigné que cela en devient troublant. Ou comment faire un bon usage du rire jaune.
Roman tout à la fois parfaitement inquiétant et tout à fait divertissant. D’un cynisme drôlement acidulé. Quand la réalité est trop fictionnelle, heureusement il y a les romans-téléréalité.
«Il faut que je bouge, que je remette ma vie sur les bons rails, mais le monde extérieur est trop réel»

Le cygne
De Roald Dahl, traduit de l’anglais par Jean-François Ménard
illustré par Jean Claverie
Editions Gallimard Jeunesse
« Ces deux-là étaient des fous dangereux. Ils ne vivaient que dans l’instant, jamais ils n’envisageaient les conséquences de leurs actes. »
« Le cygne » est une nouvelle publiée pour la 1ère fois en anglais en 1977. Il faudra attendre 1986 pour que ce texte sorte en français, associé à un autre, « La merveilleuse histoire de Henry Sugar ». Aujourd’hui, Gallimard choisit de le publier seul, admirablement illustré par Jean Claverie.
Autant se le dire tout de suite, la couverture, assez douce et poétique, cache un texte très sombre et cruel. Il est donc déconseillé de le proposer à de jeunes lecteurs de moins d’une dizaine d’années, à moins qu’ils ne soient accompagnés d’un lecteur adulte (ce texte deviendra alors un formidable support d’échanges sur le harcèlement et la masculinité toxique).
« Le cygne » est l’histoire d’Ernie et Raymond, de jeunes garçons qui aiment tout particulièrement montrer leur force et leur puissance, sans beaucoup de jugeotte, il faut bien l’avouer, et de Peter Watson, jeune garçon particulièrement intelligent et sensible. Comme Ernie a reçu une carabine pour son anniversaire, il décide d’aller à la chasse aux oiseaux avec son copain Raymond. En chemin ils rencontrent Peter justement en train d’observer des volatiles. « Ernie et Watson le détestaient car il était leur contraire presque en toute chose. » C’est alors que commence un enchainement d’intimidations et violences à l’encontre de l’apprenti-entomologiste. Les deux persécuteurs rivalisent de cruauté, face à un enfant tétanisé qui cherche pourtant chaque fois une voie de passage, un moyen d’échapper avec calme et sagesse aux supplices et au risque de mort.
Comme dans un conte, les personnages sont stéréotypés pour mieux amener le lecteur à réfléchir sur le sens de l’histoire. Et Jean Claverie vient avec justesse accentuer encore ces traits, ajoutant des détails aux mots déjà forts de Roald Dahl. On a ainsi le portrait sans ambiguïté d’un père machiste, violent et sans nuance. Le contraste entre la masse corpulente d’Ernie et Raymond et la silhouette frêle et apeurée de Peter est flagrant. Puis, lors des jeux macabres, on ne peut que craindre pour Peter ; l’étau se resserre et l’illustration le représentant attaché aux rails, avec le gros plan sur ses lunettes cassées, les yeux fermés, le nez rouge et les épaules rentrées donne froid dans le dos. Le pouvoir de l’empathie opère à coup sûr.
Un court roman dérangeant mais bien utile pour dire jusqu’où le harcèlement et la bêtise peuvent mener.
« Certains êtres, lorsqu’on leur fait subir trop d’épreuves, qu’on les oblige à dépasser les limites de leur résistance, s’effondrent et abandonnent. Il en est d’autres au contraire, quoique peu nombreux, qui, pour on ne sait quelles raisons, ne se laissent jamais vaincre. »
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Mélusine reloaded
de Laure Gauthier
Editions Corti
«Le pays ressemblait à un petit enfant qui court de plus en plus vite pour ne pas tomber, un petit enfant qui ne cesse de photographier sa course en souriant mais dont les autres pressentent la chute douloureuse».
Laure Gauthier nous dresse la situation d’un monde post-démocratique aux prises à des désordres infinis, où les acronymes barbares ont pris le dessus sur la langue (TT, VOG, DSCO, ZHC, OPO, NOA …), où la dictature de l’image prime avec un recours massif aux selfies – «la population, absente à elle-même, en était arrivée à ne s’intéresser qu’à son reflet», où les gens conscients que leur situation est irrécupérable produisent des archives sur eux-mêmes, où la bande-son du monde dépérit, les cordes-vocales rétrécissent, où il n’y a plus que l’automne comme saison, où l’on ne peut exhiber de sourires tant les dentitions sont abimées.
C’est le décor au sein duquel vont se mouvoir Mélusine et Raymondin. Mélusine est un être-fée tout droit sortie d’une légende médiévale poitevine (fée dotée de pouvoirs magiques et caractérisée par son hybridation femme-serpent). Légende que Laure Gauthier prend un malin plaisir à dé-conter, pour mieux la recharger (reloaded), la réinventer. «Prendre le chemin de Mélusine, c’est accepter de marcher à marée basse sans objet, cheminer fragiles et équipés sans épopée».
Mélusine et Raymondin s’accordent sur une «union sans papier», et c’est ainsi que Mélusine, la réformatrice, se trouve à présider les affaires de Poitiers et sa région, «architecte des jonctions invisibles», elle conçoit d’autres urbanités, réinvente le paysage, répartit différemment le temps disponible (création, hors de chez soi, de lieu de solitude), invite à renoncer au trop plein d’objets, à ralentir, à se sevrer des selfies, à s’arracher au sentiment de perte.
Un langue ouvragée, qui joue, circule, tournoie «Tu penses à ce présent à venir qui aura été, votre présent passé à venir, en léger hors-champ du monde», qui questionne le sens des mots (à l’instar du passage sur la maternité). Une écriture à même les lisières, qui donne à entendre les fissures. Qui ne se contente pas de rester dans la satire d’une société de l’hyper consommation mais qui propose, sans jamais tirer vers l’essai, des portes de sortie face à cet effondrement, des scénarii alternatifs.
Dans le droit fil de Corinne Morel-Darleux et d’Alain Damasio pour ne citer qu’eux (l’autrice revendique aussi des affinités avec le travail de Lucie Taïeb), Laure Gauthier apporte sa contribution à la bataille des imaginaires, celle-là même qu’évoque Vincent Gerber dans un livre à paraître le 4 octobre et intitulé «L’imaginaire au pouvoir. Science-fiction politique et utopies» (éd. Le passager Clandestin). Son texte ne répond à aucun genre labellisé, et c’est tant mieux ; il alterne entre fiction dystopique, conte merveilleux et récit fantastique, registres qui s’hybrident avec brio comme pour mieux faire advenir une form(ul)e utopique, des lectures plurielles.
Un roman qu’on a envie de relire dès qu’on l’a refermé.
«Parfois, ils imaginaient quand même des fins fantaisistes au monde et riaient jusqu’au point de côté puis se séparaient».

Terres promises
de Bénédicte Dupré La Tour
Editions du panseur
«On ne peut bien aimer le monde que si on en saisit les nuances. Entre le mal et le bien, entre la lumière et l’obscurité, s’étendent toutes les tonalités de la vie. Aux extrémités, il n’y a que la mort, où tout finit par se rejoindre.»
Ce roman est le tissage finement mené de nouvelles et lettres, entre ruée vers l’or et colonisation du Monde Neuf. L’Amérique n’est jamais nommée et il ne s’agit peut-être pas de cette conquête-là. Peut-être cette nouvelle contrée est-elle purement imaginée par l’autrice. En tous cas, cela y ressemble fortement et notre imaginaire n’a de cesse de projeter des images de far west, même si par moment de menus détails nous font dire que cela ne se passe peut-être là où on le pense. Après tout, l’important n’est pas le lieu mais bien cette quête d’UN lieu qui serait LE lieu où s’installer pour vivre en paix et dans la prospérité. Mais il ne s’agit pas d’un conte, loin de là : ces terres promises amènent leur lot de douleurs et ce sont finalement beaucoup de déceptions qui impriment le vécu des occupants et des colonisateurs.
Chaque nouvelle porte le nom d’un personnage qu’on recroisera en filigrane dans d’autres nouvelles du roman, des correspondances s’établissent ainsi, formant une mosaïque vivante de ce nouveau monde et conférant à une dynamique narrative propre au roman choral.
Il y a des femmes (Eleanor Dwight, Kinta, Mary Framinger, Rebecca Strattman) toutes fortes, endurcies par une vie rude, devenues pour la plupart amères et cruelles. Si elles ont cru parfois choisir leur destinée, elles sont souvent victimes d’un monde patriarcal (même Kinta qui vit dans une tribu dirigée par des femmes doit avoir l’aval des anciens), mal ou pas aimées de ceux qu’elles désirent (un homme qui joue sa compagne aux cartes, un amant qui ne reste pas, un père qui refuse la main de sa fille à celui qu’elle désire, une mère possessive qui ne supporte pas que son fils la fuit). Souvent leur relation avec leurs enfants sont complexes et conflictuelles, les liens du sang n’empêchant pas le sang de couler.
Mais les hommes de ce roman (Elliot Burns, Morgan Bell, Bloody Horse-Wakisa, Nathaniel Mulligan) sont également malmenés, empêtrés dans un destin qu’ils n’ont pas choisi ou encore se rendant compte (trop) tard que leurs décisions ne les mènent pas vers la vie dont ils rêvaient.
Comme tout récit de conquête de «nouvelles» terres, c’est aussi un roman où la rencontre entre colons et natifs amène violence, recherche de domination, vengeance et fourvoiements. Sans nous donner la leçon (et c’est peut-être de par cette justesse de ton que l’intention opère), il ressort, au fil de ces histoires où s’enchâssent contingence et choix de vie, que les «terres n’appartiennent qu’à elles-mêmes» et que plutôt que de vouloir les posséder, il s’agit d’abord et avant tout de tenter de s’appartenir.
Un premier roman tout en maitrise : les procédés de mise en abime, les mécanismes de montée en tension et chute propres à chaque partie, l’insertion de six lettres comme ponctuation, tout concourt à l’économie d’ensemble du texte, ou comment exceller dans l’art de l’intrication.
«Hier rien, et le lendemain, ils affluaient comme des abeilles affolées par un rayon de miel tombé à terre. Ils bourdonnaient en un essaim toujours plus gros, s’activant à défigurer la terre, perforer l’immensité à coups de pioche.»

En territoire ennemi
de Carole Lobel
Editions L’Association
Bande dessinée
«Pourtant, il y a des signes, comme si, masqué par le volume sonore de l’orchestre un tout petit violon se trouve désaccordé.»
Ce n’est pas la parfaite entente entre la narratrice et ses parents, entre la violence de sa mère et l’indifférence de son père, elle trouve refuge dans ses études. Elle intègre les Beaux-Arts de Nantes et très vite se met en couple avec Stéphane. Mais très vite une relation d’emprise se dessine, il l’isole de ses autres relations, l’entraine dans une consommation débridée de cannabis, n’a que peu d’attention pour elle, est entièrement tourné vers la satisfaction de ses propres plaisirs. «Son esprit semble inamovible, rigidifié, comme un corps caverneux rempli d’un sang coagulé». Pis encore, il devient colérique, se pose en victime, malsain dans ses réflexions et son attitude. On pense au livre de Tiffany Tavernier, En vérité, Alice qui documente magnifiquement comment le processus d’emprise parvient à prospérer en dépit de la présence permanente de «red flag». Mais là les images sont en plus, des images en trichromie saisissantes, des images phalliques, bienvenue en «virilie».
C’est que Stéphane se fait de plus en plus poreux aux thèses complotistes et masculinistes dont il s’abreuve sur internet, ses obsessions s’immiscent partout («Avec le courage de l’homme d’extrême-droite qu’il est devenu, il impute ses échecs aux femmes, aux juifs, et aux étrangers»). Il la domine tant et plus, psychologiquement et physiquement. Des scènes de sexe, représentées métaphoriquement notamment au moyen d’une hache, sans consentement, légendées avec un glaçant «tchak tchak» qui en dit long, font froid dans le dos. La narratrice prend des douches avec «un maximum de chaleur» comme pour se provoquer des électrochocs.
Les effets de la domination et de la radicalisation se démultiplient après la naissance de leur premier enfant puis du second que Stéphane parvient à contaminer de son idéologie mortifère (les enfants prennent le parti du père, de celui qui les initie au jeu vidéo world of tanks, un des enfants arrêtera ses études pour rejoindre l’armée) faisant jusqu’à culpabiliser la narratrice vis-à-vis de ses enfants «Mais une petite voix vient refroidir mes ardeurs. Un garçon n’allais-je pas générer, d’une certaine façon, mon propre oppresseur ? (…) Et pèse sur moi l’insupportable fardeau d’avoir engendré l’ennemi».
Cette BD vous empoigne par sa justesse, Carole Lobel parvient à décomposer les mécanismes de la domination masculine et de l’endoctrinement aux théories de l’extrême-droite tels qu’ils agissent de manière très concrète au quotidien et sur l’entourage. Parce que beaucoup de scènes convoquent l’effroi et relèvent certainement pour l’autrice de l’ineffable, l’essentiel du propos passe par la grande force évocatrice des illustrations, tout est subtilement suggéré sans recourir à l’explicite.
Une BD dénonciatrice tout à fait réussie et qui se doit d’être partagée.
« Je regarde aussi autour de moi, et le constat est amer, le poison, diffusé sur les réseaux a fait effet, partout en Europe, l’extrême-droite prospère. »
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Gogoplata, tome 1
de Sophie Couderc
Editions Magnani
Bande dessinée
«Ce n’est pas un jeu, t’es pas en train de jouer avec tes copains, copines, là. Ecoute, c’est simple : tu n’as pas le choix»
De si longs cils, un regard perçant de détermination, les mains prêtes au combat rapproché. Cette intention combattive de Milonga Carbanche annonce la couleur. Sophie Couderc nous entraine dans un combat de lutte concrète, un art martial qui se rapproche du Jiujitsu brésilien. Son héroïne, Milonga, 24 ans, est participante à un tournoi décisif, le Gatoluco, qui va décider quel sera le gagant – Kampsò – qui accompagnera Tuva dans une expédition spatiale, très spéciale, pour aller chercher de l’aide auprès des «animaux latéraux», seuls êtres dotés de pouvoirs à même de venir à bout du Radoxa, champignon toxique invasif qui contamine l’eau de la terre.
Le tableau de la compétition défile, huitième, quart, demi, finale. Invariablement c’est Mil qui s’arrache, qui sait retourner et torpiller ses adversaires avec ses fameuses prises au sol. L’habileté dans le dessin de Sophie Couderc permet de rendre compte de la singularité des traits des visages, de décomposer les émotions tout autant que de décortiquer le mouvement, et l’on se prend à aimer ses mots techniques d’une grande force évocatrice, euphoniques, qui tiennent lieu de grammaire de ce sport de combat rapproché : butterfly sweep, baratoplata, kimura, et bien-sûr, le redouté gogoplata… Ne surtout pas s’inquiétez si l’on n’est pas spécialiste de l’art de la chute ou des clés de cheville et autres techniques d’évanouissement, les combats hypnotisent même les néophytes.
On le doit aussi à cette force superbe des couleurs, dont l’utilisation sous forme d’halo crée une atmosphère à nulle autre pareille. Une virtuosité de l’usage de la couleur comme ponctuation du narratif. Le saupoudrage de couleurs accompagnent délicieusement tous les affrontements, y compris ceux qui ne sont pas sur le ring, à commencer par les petites voix intérieures des protagonistes, leurs doutes, le dilemme moral auquel est aux prises Milonga : doit-elle utiliser ou non le prototype d’arme d’étourdissement conçu par sa mère pour la faire gagner la finale ?
Certaines planches, avec un vernis fantastique et un registre graphique d’apparence enfantine (pp. 7-9, 60-61) ne sont pas loin de nous faire penser à l’univers de Nina Lechartier (Un soir de fête publié également chez Magnani, tiens, tiens…). La présence de petits gnomes prolonge ce sentiment, créatures que Sophie Couderc aime tant dessiner, et qui viennent à point nommer accompagner le chapitrage du récit.
Des choix esthétiques audacieux qui fonctionnent vraiment et l’on attend déjà impatiemment les deux prochains tomes.
Une BD de science-fiction, inspirée de l’univers des manga, au style graphique très inventif. Absolument captivant !
«Gogoplata : technique d’étranglement qui consiste à compresser la tranchée de l’adversaire avec son tibia pour couper l’arrivée d’air. « Gogo » désigne la pomme d’adam en brésilien».

Si les forêts nous quittent
de Francesco Micieli, traduit de l’allemand par Christian Viredaz
Editions Hélice Hélas
«Si les forêts nous quittent, a-t-elle dit,
Alors nous sommes perdus.
Jamais nous n’avions pensé que les forêts pourraient nous quitter.»
L’objet livre est aussi soigné que le texte qu’il contient. La couverture, trouée, nous laisse entrevoir des feuillages – ce qu’il reste de la forêt ? ce qu’on aperçoit de la canopée, lorsqu’on se balade en forêt, les yeux en l’air ? Ce qui est sûr, c’est que cette végétation jaunit par endroit, aurait-elle pris chaud ?
Ce court roman polyphonique inspiré d’ateliers menés avec de jeunes réfugiés et étudiants du Tessin, mais aussi du passé de l’auteur, Francesco Micieli, et du groupe «Les Libellules» auquel il a appartenu, se constitue d’une suite de textes – entre témoignages et poèmes, donnant voix aux membres d’un groupe, le Manifeste du Watter. La nature qui les entoure est déchainée, «C’était l’été des incendies et des orages. Nous étions angoissés. Le monde semblait à l’agonie. Canicule et inondations.»
Chacun est amené à parler de Gingko, cette jeune femme venue de nulle part, apparue au cours d’un été («elle était tombée d’un coup dans notre vie»), et disparue peu de temps après. Il y a Saïd, Bounine, Marcel, Alfi, Isma, Selina, Anina, Esther, Sara, Esma, Daria, Mati. Il pourrait s’agir d’interrogatoires menés pour comprendre la disparition de la jeune femme et tenter de la retrouver, mais la forme renvoie plutôt à des récits personnels, sur leur relation à cette femme et à la nature, entre souvenir «qui n’a tout simplement pas pu mûrir» et rêve éveillé. La forêt en danger, en feu, est bel et bien là. Mais elle est aussi autre («La forêt n’était pas une vraie forêt. La forêt, c’était ma petite vie. La routine quotidienne» indique Anina).
Ces jeunes gens l’ont rencontrée à la terrasse d’un café. Et puis, il y a cette idée de voyage et d’action pour la planète. Tous montent dans le bus de Saïd : «Allons libérer les gens, doit avoir lancé comme ça Marcel dans la nuée de mots.» Nous ne saurons pas grand-chose de cette action, pourtant elle semble importante pour tous les membres du groupe. Tout autant que rester ensemble, avec Gingko. Alors sa disparition déstabilise, inquiète, laisse un vide bien sûr, et n’est pas tout à fait réelle pour certains («Pour moi, Gingko n’a jamais disparu. Elle est là, simplement nous ne la voyons pas.» confie Alfi).
Des vers tirés de poèmes de Federico Garcia Lorca («les enfants mangent pain bis et lune exquise»), de Virginia Woolf («les lumières du monde sont éteintes. Là se tient l’arbre devant lequel je ne peux pas passer.»), des extraits d’Engel, Nick Drake, D. H. Lawrence et bien d’autres, viennent ponctuer, ajouter matière aux paroles des jeunes interrogés.
En refermant le livre, nous pourrions presque nous demander si nous n’avons pas nous-même rencontré, rêvé Gingko. Elle et ses comparses flotteront, c’est sûr encore un long moment dans nos souvenirs.
Avec ce texte polymorphe, nous sommes clairement dans le sensible. Sa forme se prêterait tout à fait à une adaptation théatrale.
«Cet été-là, nous croyions tous ce qu’elle disait.
Elle avait la voix juste, l’expression juste.»

Les hommes manquent de courage
de Mathieu Palain
Editions L’Iconoclaste
«J’ai pensé à la fuite qui est la pire des options et au passé qui ne passe pas, qui nous rattrape, qui remonte depuis les abysses pour éclater en surface».
Basé sur le parcours de vie d’une femme qui décide de contacter l’auteur via Facebook, «les hommes manquent de courage» est construit comme un Road movie en région parisienne. Récit au phrasé précis et au rythme haletant, il met en scène la relation orageuse entre deux êtres malheureux qui se cherchent en s’évitant. Jessie, prof de maths abonnée aux connards mais qui ne manque pas, elle, de courage et son fils Marco, ado en roue libre pour qui le shit ne calme ni la déprime ni la colère. Leur histoire commune bascule à la suite de la révélation d’un viol. Lors d’une soirée vraiment spéciale, les trop lourds non-dits sur les héritages familiaux et les violences masculines volent en éclats.
Avec ce troisième roman, Mathieu Palain, qui s’est fait connaître pour ses papiers dans Libération et ses portraits dans la revue XXI, continue de s’imposer comme la voix d’un écrivain du réel qui compte.
YE
«C’est une nuit qui remonte à la surface. Je l’enfouis sous des couches de souvenirs, mais elle remonte, elle se fraye un chemin, elle me surprend devant les élèves, en salle des profs, à table au milieu d’une phrase avec des amis, le soir en prenant ma douche, le matin, au réveil, assise au bord du lit».
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Permettez-moi de palpiter
de Pauline Picot
Editions Vroum
poésie
«Et embrasser avec tout mon corps,
tout mon cœur
Avec tout ce qu’il y a d’âme en moi
La responsabilité de la joie».
Quel bonheur que de découvrir ce premier recueil de poésie de Pauline Picot publié aux éditions Vroum.
Les pages de gauche sont conçues comme un flipbook-qui-ne-serait-pas-muet où l’on peut faire défiler les pages. Tout en étoilement, d’une petite silhouette singulière à une forme de voie lactée, de l’intime au plus grand, de soi aux météorites, le corps se diffractant dans l’univers («huit mille combinaisons de nos corps»). Une poésie sensible, tout en originalité se décline sur les pages de droite.
C’est très satisfaisant que de manipuler ce petit objet ouvragé graphiquement avec talent par Vincent Menu. En amont de toute lecture, ou bien pendant ou bien après, on peut ainsi s’amuser à faire défiler la silhouette de Pauline Picot dans cette posture arc-boutée vers ce qui nous dépasse, de donner corps à l’autrice. Cette continuité de la page gauche et de la page de droite viennent traduire en acte en quoi ce qui fait corps peut être poreux à la poésie.
50 fragments pour dire, parfois de façon amusée, parfois de façon troublée, l’ «imparfait» du monde tel «qu'[il] passe à travers [son] corps». 50 façons de déplier ces petits et grands étonnements, de «déverser sa solitude», de traduire sa générosité («je veux vous rassasier et toi et l’univers») en geste poétique, qui fait «trembler le ventre» et «déborder le cœur». L’autrice empoigne les formes de cynisme qui se multiplient, face à la guerre, face au flot d’information continue, comme pour les faire valdinguer, comme pour mieux rappeler «le violent coup du hasard» que c’est de vivre dans un «confort total». Pauline Picot se moque de l’approche quantophrénique de nos vies, de leur moyennisation, autant de subterfuges ou de sophistications trouvées pour mettre la souffrance à distance.
Et que dire de tout ce temps perdu à devoir se justifier, prouver, quémander («tous les jours du mois de septembre»), ça vise dans le mille et on applaudit. La comédie humaine en prend un coup, à commencer dans les rames de métro, et le prix à payer est affiché.
Comme une attention au temps présent, une invitation à s’affranchir de toute tentative d’invisibilisation de l’autre, pour redonner plus de place à la reconnaissance («personne ne te nomme») et la consolation : «Chaque personne ici-bas a le droit fondamental qu’on refasse les lacets de son âme, lui essuie le coin de la vie et lui mouche le coeur». Et l’urgence à le faire («Ainsi fond fond fond, mon enfant tant attendu, qu’en 2024 on ne peut plus, l’accueillir dans sa maison, car la maison a fondu»). Comme un miroir à nos impuissances.
Pauline Picot nous saisit à l’âme avec ce recueil qui n’en finit pas, lecture après relecture, à venir entretenir la flamme sur la marmite des possibles. Avec ce recueil, la «combustion poétique» opère résolument. Et l’on se réjouit de recevoir Pauline Picot le 17 octobre prochain. Sortez vos émotions et venez donc palpiter avec elle.
«Quand il n’y a plus
Moyen de comprendre
Ce qui cauchemarde
Dans le réel
Il faut se coucher
Avec les animaux
Et dans leur masse respirante
Se faire pardonner»

Le tumulte et l'oubli
de Timothée Demeillers
Editions Asphalte
roman
«Un monde nouveau était à construire, une nouvelle nation débarrassée du poids de l’oppresseur, une idéologie nouvelle à répandre, un monde de projets à faire fleurir sur une terre vierge, mais il flottait tout de même dans la vapeur de la griserie des hommes en armes, ce soir noir et glacial du 24 décembre 1945, un étrange sentiment, comme un petit pincement au cœur, une pointe de nostalgie.»
Timothée Demeillers imagine une petite ville, Tannberg pour les Allemands – Jedlov pour les Tchèques, qu’il situe dans les Sudètes, et nous narre sur un peu plus de 500 pages sa vie tumultueuse de 1938, alors qu’elle est annexée par Hitler, à nos jours. Car, oui, Tannberg/Jedlov est bel et bien un des personnages principaux, si ce n’est le principal, de cette grande fresque historique et littéraire. Elle tente tant bien que mal de survivre, de réunir ses habitants mais souvent, malgré elle, les sépare. Ell résiste pour survivre en paix, se voit éventrée, malmenée, transformée par le passage des nazis, puis des Russes, du communisme et du capitalisme effréné. C’est aussi un lieu de métissages et de ségrégations : Allemands, Tchèques et Tsiganes s’y croisent, se côtoient, souvent non sans mal. Et pour mieux nous faire part des horreurs mais aussi élans d’espoir qui traversent cette ville, l’auteur choisit quelques vies significatives et symboliques qu’il déploie et tisse avec finesse. Il y a Sieglinde, l’Allemande, qui a 9 ans lorsqu’Hitler prononce son discours glaçant justifiant l’annexion des Sudètes (c’est d’ailleurs par ces mots que débute le livre). Ses parents souhaitent cette annexion et détestent les Tchèques. Pourtant Sieglinde tombe amoureuse d’un Tchèque, Mirko… Il y a aussi Ivetka, jeune Tsigane de 14 ans lorsqu’elle se marie, quitte son petit village pour Jedlov. Fervente communiste, elle est aussi la 1ère femme tsigane à suivre des études. Fière, libre, le regard affuté. Et puis, les amis de Mirko, tchèques, avec qui il a un groupe de musique. La fin de la guerre les sépare, faut-il suivre les Russes ? soutenir une Tchécoslovaquie libre ? Simplement tenter de vivre ?
Si le début de ce roman s’attache surtout aux tensions entre Allemands et Tchèques, la question des Tsiganes prend peu à peu de plus en plus de place, devient un enjeu dans cette ville. D’autres Tsiganes apparaissent alors : Toni Gabor, Michal Tulej, Tereza, Milan.
La violence, les oppressions (envers les Tchèques puis les Allemands, et quelle que soit l’époque envers les Tsiganes), la misère, la drogue traversent ce roman rude où l’espoir émerge à peine, subrepticement. Rien n’y fait, l’histoire semble bégayer, les hommes répétant les mêmes erreurs, dans leur incapacité à s’apaiser et cohabiter. Un roman ambitieux qui en inventant une ville symptomatique des tensions à l’œuvre arrive avec brio à embrasser la grande Histoire sans piétiner les petites.
« Il n’y a pas de nuit qui ne soit suivie de jour mais aussi de jour qui ne soit suivi de nuit. »

Echappées
de Manon Jouniaux
Editions Grasset
roman
«Ce qui fait de nous ce que nous sommes, c’est ce qui est planqué derrière ces foutues grilles».
Manon Jouniaux nous entraine dans une châtaigneraie isolée de tout, dissimulée au coeur d’une île. On y retrouve 7 femmes, leurs enfants, «une myriade infantile et braillante», leurs démons et leur passé. Les «mères murailles» qui vivent ensemble dans ce qui s’apparente tantôt à un refuge, tantôt à une prison («un paradis sarcophage»), sous l’aile de la matriarche Anita, véritable mémoire des lieux. Entre le phalanstère et la gynécée, on comprend rapidement que toutes ont fui la violence, les pères sont absents, une absence qui en dit long. Ces femmes qui semblent collées au lieu («à force on ne sait plus si ce sont les femmes qui portent sur elles l’odeur de la châtaigneraie ou bien si c’est elle, la maison, qui est saturée de leurs parfums») constituent un collectif protecteur des enfants, lesquels ne cessent d’agripper «les cous sucrés des mères» – chorégraphie des corps qui se tiennent, s’enveloppent et se supportent. Un entrelacs féminin avec un fonctionnement quasi de meute.
Les journées se suivent et se ressemblent, partagées entre taches domestiques, activités liées à la culture de la châtaigne, et confidences. La convivialité jamais en reste, autour d’une pulenda, d’un peu d’ivresse avec un calme toujours provisoire. «Elles ont l’ordre en horreur, le chaos est toujours prêt à éclater, ici, dans leur maison fébrile, remplie à ras bord de tous ces corps électrisés, entre crises de larmes et gorges déployées c’est le choix du vacarme, la survie euphorique».
Un «royaume de femmes», une «troupe d’amazones» traversée par son lot de non-dits, challengée par les enfants qui grandissent : mais qu’en était-il de la châtaigneraie avant ? Qu’est-ce qui justifie leur présence ici ? Jusqu’à quand la communauté peut-elle contenir et taire les violences subies ? Et que recèle cette clairière, derrière les grilles, aux abords de la propriété ? L’Enfant et Nour réclament des éléments d’explication auprès de leurs mères, auprès du groupe.
L’autrice zoome à partir du présent de la châtaigneraie sur l’indicible, la fabrique de la violence masculine qui s’est exercée à l’encontre de Sophie et de l’Enfant, de Cléo et Zéphyr, de Miriam et Nour, ce qui en ont fait des «guerrières vengeresses». Le passé reflue et avec lui le fragile et le drame à portée de destin.
Dans l’embrasure de l’écriture de Manon Jouniaux affleure des éléments un brin merveilleux, comme pour nous sortir du «trop de réalité» cher à Annie Lebrun, comme pour exorciser toutes ces souffrances qui s’additionnent. Avec ces bordées d’onirique, elle joue à la perfection avec ce qui caractérise les éléments protecteurs du dedans et l’agression, fascination-répulsion du dehors, et ces va-et-vient, entreprise métaphorique et elliptique qu’avait admirablement bien menée Corinne Morel-Darleux dans La Sauvagière. Avec ce même sentiment qui prédomine, que ce soit pour les protagonistes de l’histoire, proche de ce que Donna Haraway nomme «vivre avec le trouble».
Un magnifique premier roman.
« Aux enfants, on ne dit rien, mais ils savent tout. »
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La morelle noire
de Teresa Moure
(traduction de l’espagnol par Marielle Leroy)
Editions La Contre Allée
« La personne accoudée au parapet du pont, tout en regardant passer les eaux, se demande : Pourquoi n’avons-nous pas conscience de ces eaux en train de couler avant de les voir clapoter sur les pierres […] ? De telles pensées suggèreraient qu’il s’agit d’un homme, car le cerveau d’une femme, c’est bien connu, est plus enclin à la bagatelle qu’à la réflexion, d’autant plus si la réflexion est aussi sérieuse et profonde. »
Le début du roman situe directement le ton que souhaite employer l’autrice : elle interpelle directement le lecteur, commente ce qu’elle voit, vient provoquer le questionnement sur la place des femmes dans l’histoire et dans la cité, tout en mettant une touche d’ironie. Elle nous attrape, et ne nous lâche pas jusqu’à la dernière page. Entre temps, Teresa Moure nous fait voyager de Stockholm à Amsterdam en passant par la Galice, nous transporte du 16ème au 21ème siècle, nous ouvre les portes de la cour de Suède, nous fait découvrir les pouvoirs des plantes, nous laisse entrer dans la demeure d’une famille uniquement constituée de femmes – toutes fortes et imaginatives, nous fait cheminer dans les méandres de l’écriture d’une thèse sur Descartes.
C’est que ce livre de 450 pages est constitué d’une multitudes d’écrits variés qui s’entrelacent : lettres, mails, herbier, recettes (tout autant de sortilèges que de pâtisseries), poèmes, fragments d’essais et réflexions philosophiques et roman bien sûr. Le fonds et la forme déployés contre la pensée unique.
Un fil conducteur : René Descartes. Mais, loin d’être le sujet central de cette œuvre, c’est en réalité plutôt un prétexte pour relier les trois femmes principales de ce roman : la reine Christine de Suède qui choisit d’abdiquer pour ne pas avoir d’enfant et être libre de penser, Hélène Jans, herboriste et sage-femme (d’autres diraient sorcière), et Inés Andrade thésarde en philosophie et poète à ses heures perdues. Toutes trois montrent qu’il est possible de s’émanciper du discours patriarcal, d’être puissante et libre, et nul besoin d’être dans la lumière pour cela.
Une autre manière de raconter l’histoire : lorsque la place publique n’est qu’une parmi d’autres et que la sphère privée et les gestes du quotidien sont tout aussi importants pour l’humanité. Teresa Moure en offre un bel exemple plein d’humour lorsqu’elle décrit la naissance d’Inés Andrade au moment même où Louis Armstrong pose le pied sur la Lune.
Un roman foisonnant, porté par une énergie tournoyante et vivifiante, le tout enveloppé d’une odeur de framboises et morelles noires qui reste longtemps en mémoire.
« Toute la nature, intelligente, incontrôlable, sauvage et peu versée dans la gouvernance rationnelle, était en train d’offrir son meilleur sourire à un certain accord entre deux dames. »

Palais de verre
de Mariette Navarro
Editions Quidam
«Comme chaque jour, nous remplissons de certitudes et de café nos corps jusqu’à la gueule, nous colmatons les dernières lézardes avec des crèmes et des poudres, nous transformons nos flottements en aplomb».
Quel plaisir de retrouver l’écriture de Mariette Navarro. On avait tant aimé Ultramarins !
La «vie magique et merveilleuse» des organisations de travail façon open-space, nichée dans des étendues de verre ne semble plus produire aucun effet. L’ensorcellement n’opère plus. L’asservissement est terminé. C’en est trop, «devant moi, les mots se retournaient comme des baudruches éclatées, à peine j’essayais de les approcher». Elle ne peut plus ignorer «les tiraillements de [sa] conscience».
«J’étais liée à l’effervescence du monde, parfois je me pliais jusqu’à rompre, pour toujours coller à toute attente. Maintenant je ne veux plus coller». Bifurcation en marche.
Claire laisse son blouson sur le dos de sa chaise et déguerpit. Elle laisse derrière elle une organisation paradigmatique des dysfonctionnements récurrents du monde du travail, qui avait tout fait pour ignorer Marc, laissé seul à un étage. Face au nous du collectif professionnel bien-pensant, sorte de choeur agissant en contrepoint, Claire organise son «basculement à soi», son retrait : se saisit d’une trappe, «bien cachée dans les plis du réel», et se retrouve sur les hauteurs.
Un nouveau programme s’énonce, trouver sa sortie de secours, rechercher une nouvelle qualité de présence, reprendre conscience de ses muscles, faire peau neuve, devenir indisponible, «être en avance sur le ralentissement qui vient». «Pour l’instant, de tout mon corps, je vais continuer à élargir le chemin».
On retrouve une écriture à la fois poétique et organique, mâtinée d’une petite pointe de surnaturel qui, à grand renfort d’images puissantes, permet de faire craqueler l’ordre des choses. La force des éléments est au rendez-vous, la tempête rode, ça déborde de toute part, le palais de verre et la ville qui le contient n’ont qu’à bien se tenir.
Un roman tout aussi remarquable que nécessaire. On espère vivement recevoir Mariette Navarro en décembre prochain. A suivre…
«Un léger décalage de quelques centimètres que personne n’avait jamais remarqué. Mais moi, chaque matin, je m’y cognais».

Mythologie du .12
de Célestin de Meeûs
Editions du sous-sol
«Comme si ce flot de mots était pour lui une manière de cerner la situation, de mettre de l’ordre dans son esprit»
Magnifique premier roman que Mythologie du .12 où Célestin de Meeus déploie le fil d’une tragédie, dont les prémices semblent contenus dans cet ennui plein auquel sont confrontés les protagonistes du livre, les deux copains, Théo et Max et puis le médecin Rombouts. Et pourtant il fait beau, c’est le solstice d’été, une date de basculement. Une «nuit chaude et claire», «un crépuscule interminable propre à l’été» où le temps s’étire.
Théo et Max, tout juste dix-huit ans, remplissent leur désœuvrement de bières et de joints, dans une vieille Clio toute crade puis dans une cabane. Rombouts quant à lui, c’est plus le whisky qu’il affectionne (à chacun son rituel), une fois rejoint avec son break Volvo son «havre de paix», isolé au milieu de nulle part, où il récupère de son harassante journée. Rombouts peine à reprendre le dessus après sa séparation, plein de ressentiment. Il semblerait que toutes ses acquisitions matérielles dont il aime à faire les comptes ne suffisent pas à son bonheur.
Tout semble les opposer ou presque. Célestin de Meeûs s’enquiert de ce « presque », nous offre une plongée dans «les sillons de l’ivresse» de ces exilés intérieurs. Qu’ont-ils en partage ?
Communauté de sollitude, de silence, de vacuité. Comme s’ils étaient à l’arrêt de leur propre existence.
Ce sont trois êtres immensément seuls («c’était davantage comme si chacun était seul dans cette voiture»), délaissés par le monde idéal, absorbés par leur réflexion (la mythologie qui revient par bribes au secours de Théo), le flot de leurs «pensées déboussolées», retenus par leur ressassement, éprouvés par leurs angoisses. Pris dans un faux calme, dans une fuite aussi qui s’étire avec des monologues en parallèle, le tout trouvant à se percuter, dans une seconde partie, dans la forêt, qui jouxte la maison de Romboults. Le temps se faisant tout à coup hélicoïdal : «En ces instants, le temps leur semblait être une pâte molle caoutchouteuse et indomptable, s’étirant puis se ramassant sans cesse autour d’elle-même».
Le style est composé de longues phrases, entrecoupées de virgules, de quoi reprendre de petites respirations, guère plus, tant on est invité à se glisser vers cet inexorable haletant qui menace. Beaucoup de choses passent par ce style, par le rythme, ce flux de l’écriture laissant s’incruster les images, filtrer la lumière mais pas les pensées, laissant couler la conscience obsidionale du docteur. Nul doute que cela tient aussi au fait que l’auteur a d’abord été publié en poésie : ce n’est pas pour rien que son écriture génère le même climat que celle d’Alexandre Valassidis («Au moins nous aurons vu la nuit» et «Tirer»).
D’une grande force narrative.
«Tout possédait une clé, un code, tout sauf la vie».
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Challah la danse
de Dayla Daoud
Editions Le Nouvel Attila
«Le Lotissement n’avait jamais été qu’un agrégat circonstanciel d’ouvriers qui voulaient tous façonner à l’aube de la grande vieillesse, un chez soi différent du chez l’autre».
Quelques longères composent le Lotissement en lisière de l’usine de tissage Brocard Frères, chemin des brigands. Des familles venues du Maghreb y sont réunies. Les Amrouche, les Taïeb, les Benbassa. La mitoyenneté ne va pas de soi, «les murs épais comme du carton rendaient l’harmonie impossible, à peine permettaient-ils une séparation visuelle à défaut d’une isolation phonique.» Et le commun ne se décrète pas : au quotiden, on se jauge, on s’épie, on tente de se différencier du voisin, à l’instar des façades ripolinées de différentes couleurs sans cohérence d’ensemble et des portails qui finissent par émerger.
On commente les événements de la vie des uns et des autres, divorce, relation mixte, licenciement, acquisition d’une nouvelle voiture, frasques de Pedro le lama, de quoi «maintenir le taux de chronique à bon niveau». Les enfants se fréquentent, «à l’abri du tumulte des villes surpeuplées et mal peuplées, dont ils ne connaissaient que les commentaires qu’en tiraient leurs parents». On commente aussi ce qui fait actualité, en premier lieu la fermeture de l’usine, mais aussi le concert de Goldman au village, la chasse à l’homme de Khaled Kelkal, la profanation du cimetière juif de Carpentras, l’assassinat de Lounès Matoub et les émeutes de Tizi Ouzou, l’incendie survenue sur le terrain agricole attenant.
Et puis il y a le haut du village et son décorum : deux bars, un bureau de poste, une boucherie, une salle polyvalente, un stade de foot, le P’tit Bazar, le chalet des jeunes, la fête de la cerise, la fête des conscrits, la vogue aussi. Et le garde-champêtre pour assurer «un périmètre sûr». Ce qu’il y a d’un peu plus loin : les cousins du quartier des Vernes («les gamins de Givors étaient gonflés de la certitude que le monde se trompait en ne parlant pas comme eux»), le marché de Vénissieux.
Et ce qu’il y a encore de plus inaccessible, la discothèque au sous-sol du centre commercial de la Part-Dieu,
Dans ces écarts, dans ces intervalles se nichent les distances sociales, pour Bassou celle avec Julien et Pierre, puis celle avec Vanessa. Celles de Lalla et de la tenancière de l’Auberge de la Brivonne. Mais aussi des brèches, des moments suspendus, à l’instar de la danse irrésistible de Lalla : « Elle était la plus inspirée de la maison, sourde aux protestations, montrant à ses enfants qu’aucune limite n’est infranchissable pour un corps».
L’on aime à retrouver tous les marqueurs générationnels subtilement rappelés dans Challah la danse et qu’on aurait presque oubliés, les sacs chevignon pendant à l’épaule, la série Urgences, le pot de gel de Studio Line, la SuperCinq sous fond de Ace of Base ou de Lofofora et de Daniel Bilalian au journal de vingt heures.
Avec ce premier roman, Dalya Daoud chronique le fil qui passe de ces années 80-90 au sein de ce Lotissement partagé (un lotissement pas tout à fait comme les autres, d’où sa majuscule), quarante-trois chapitres ciselés qui viennent dénoter des ambiances et cartographier de quoi ces vies, ces voisinages sont faits, sans oublier l’arrière-plan dans lequel prennent place ces trames de vie, une crise économique qui s’installe, une injonction à l’intégration qui s’insinue. Les différents portraits dressés avec brio permettent d’esquisser ce que rechercher sa place peut alors vouloir signifier. Dalya Daoud rend compte de comment des contrats implicites font tenir le tout dans ces moments où les générations se succèdent, avec ce Lotissement comme pays à soi. L’espace des cohabitations se renégocie, les regards changent : «Vous vous comportez comme si on vivait dans un monde parallèle. On n’a pas le droit d’appeler le numéro de la police peut-être ? (…) Ici, c’est toujours chut, on dit rien, on verra bien ce qui se passe, challah que tout s’arrange».
«Le lotissement s’était vidé d’une génération d’enfants, restaient quelques traînards auxquels le mariage n’arrivait jamais ou pendait au nez. Ils avaient été remplacés par des petits-enfants, qui rejouaient pour les ouvriers devenus retraités les mêmes comédies, disputes et blessures au parking, révélations sous les noisetiers.»

Amiante
de Sébastien Dulude
Editions La Peuplade
sortie le 15 août 2024
«Existe-t-il une langue au monde qui possède un mot pour dire la honte fâchée, la gêne déçue, la crainte triste ?»
Quartier Mitchell à Thetford Mines. Canada. Étés 1986 et 1991
Avec Amiante, Sébastien Dulule arrive à encapsuler ce qui constitue tout à la fois le récit d’une localité, d’une amitié, d’une jeunesse qui se construit et d’une ville industrielle en faillite annoncée. La cité de l’or blanc.
C’est que cette poussière fibreuse et sournoise, ce talc envahit tout («la poudre brun-gris incrustée sur la peau de mes joues», «une pellicule grise et crayeuse contre notre sueur»). Elle est le support des jeux d’enfant. Steve Dubois le narrateur, constitue ainsi des pizzas d’asbeste.
Du haut de ses dix ans, il cherche à tuer l’ennui («notre ennui avait crû, placide et lancinant comme l’étaient nos étés»). Pour ce faire, rien de tel que son camarade de jeu, son inséparable Charlélie, aka le petit Poulin «à la dégaine polissonne», qui vient tout juste d’emménager. Quand ils ne sont pas sur leurs bicycles ou avec leur Krazy Karpet à se faire des descentes à toute berzingue, ils se réfugient tout deux dans leur cabane de compétition. «Aux grands maux, les grands refuges». Ils font de temps à autre des concours d’apnée, se constituent un scrapbook partagé où ils collectionnent les coupures de journaux où il est question des catastrophes. Starmania en radiocassette pour couvrir l’ennui. Ils grandissent ensemble, les météos corporelles jouent au grand huit, «j’espérais embrasser une fille ou un garçon avant la fin de mon secondaire» . L’ «étincelante amitié» se fortifie : «je partageais ce moment simple avec lui intensément, notre proximité était d’une plénitude à la fois nonchalante et immense, à la manière dont se rencontrent les cachalots, les cumulus, les nébuleuses», l’affection s’incarne, l’ambiguïté affleure : «Mêmes maladroites, approximatives, ses caresses s’infusaient sous ma peau et me consolaient, comme tous les gestes de mon ami, ses paroles, ses regards». Leur symbiose se construit à bonne distance des parents de Steve, et pour cause, son père mineur-camionneur, taiseux, en permanence fâché, le rudoie, quand sa mère migraineuse est alitée en continu.
Steve surinvestit d’autant plus cette si parfaite amitié qu’à l’école il se fait harceler par Provost, aussi parce qu’il est particulièrement fébrile et anxieux : il est aussi aux prises à des tics, des pensées agitées («une petite roche dans ma conscience»). «J’ai besoin d’être rassuré, de n’être pas qu’un enfant qui gémit et qui saigne. Je n’ai besoin que d’un regard aimant». Pour ne pas s’effondrer et parce que le cours des choses ne va pas dans ce sens, il développe ainsi toute une série de petits rituels pour essayer de faire face («les motifs de cinq, les objets que j’aligne dans les angles de mes regards, les couleurs que j’associe, les lignes invisibles que je trace et je répète, les pas que je compte, les chansons sous l’eau»). «L’ennui, c’est la violence qui m’a enlevé mon ami. Et la violence, c’est ma nouvelle amie».
Amiante est un fabuleux roman, sur comment peut s’opérer le passage à l’adolescence quand l’enfance ne se passe pas si bien que ça, et que la tragédie attend, en double, en embuscade. Avec ces instantanés de l’enfance, ces ressentis de l’adolescence comme s’ils étaient saisis sur le vif, et non reconstitués avec le regard de l’adulte se penchant sur ce qu’il a été (c’est que l’auteur a vécu sur ces terres entre ses 6 et 16 ans).
Le roman est découpé en deux parties, 1986 et 1991 : 5 ans c’est rien et c’est tout à la fois, à cet âge. Métamorphose en cours : le même et le différent.
C’est aussi un roman sur une ville phare de l’industrie de l’amiante québécoise, dans laquelle les gens et leurs histoires s’ancrent. Mitchell n’est pas qu’une toile de fond.
Les lieux sont ainsi diablement bien décrits, on se familiarise avec cette géographie que dessine la route sur Coleraine, le chemin du Lac Noir et la côte Mitchell. Le paysage est marqué par l’étreinte des dompes, c’est-à-dire de ces mines magnétiques, celles qui permettent de se situer dans la ville, se situer dans le temps (le dynamitage quotidien des seize heures). «La mine et la violence de son trou sur le territoire». Ces lieux d’amiante qui aimantent malgré tout («ce trou qui nous aspire la vie, nous éteint»), dont on ne peut se défaire durablement (Cindy la copine qui est de retour, Daniel le frère aîné qui a décohabité mais n’en finit pas de revenir). «On s’enchaine si fort à ce qui demeure».
On pense à Se tenir quelque part sur terre – comment parler des lieux qu’on aime de Joelle Zask (ed premier parallèle), Le feu extérieur d’Adrien Lafille (ed Corti), ou plus récemment, Jour de ressac de Maylis de Kerangal (ed. verticales), des textes qui viennent dire à leur manière l’impossible détachement entre les personnes et ce dans quoi elles vivent ou ont vécu. En cela, on pourrait aussi se risquer à dire (l’été autorise quelques emballements) que Amiante pourrait quelque part constituer une forme de variation outre-atlantique de Leurs enfants après eux.
«La mine et la violence de son trou sur le territoire,
La mine et la violence de son minerai sur la santé,
La mine et la violence de son emprise sur ses vassaux».

Se faire virer
de Manon Delatre
Editions du Commun
«J’ai envie d’écrire comment ça s’est passé. Avant que le souvenir ne s’efface»
Ce double récit proposé par Manon Delatre n’est pas vraiment une nouveauté, mais il faut savoir dès le début de cette rentrée littéraire faire un pied de nez aux sacro-saintes nouveautés. Il s’agit ici d’une réédition d’un titre initialement paru en mai 2021 et qui trouve sa place et une seconde jeunesse dans la collection Des Réels de la maison d’édition du Commun.
Dans ces deux courts textes, Manon Delatre déploie l’expérience qui est la sienne dans son rapport au travail, elle veut éviter de «faire de [son] cas une règle générale». Pour autant, comme l’indique son médecin, «le mal du siècle, c’est la douleur au travail».
Au fil de ses expériences, Manon Delatre prend la mesure du temps qui lui est pris sur le reste de son existence. Elle a cette impression tenace de se sacrifier totalement : de vingt-cinq heures travaillées, elle passe à vingt-neuf puis trente-cinq, «je me dis, six heures de plus par semaine c’est pas si énorme en fait. Mais si, bien sûr que six heures c’est énorme.» Aussi, l’autrice réalise que lorsqu’on travaille dans le secteur du cinéma, le professionnel se doit d’être disponible en permanence. «Je n’ai jamais pu me faire à cette prise de pouvoir sur ma vie».
Pour autant, elle aime le cinéma, beaucoup même, enfin surtout ce qu’elle imagine en être. Une forme de désillusion se manifeste au passage au numérique lorsqu’elle est projectionniste, mais aussi à chaque nouveau tournage. Une autre se matérialise dans la rémunération, quand elle est promue assistante de direction, elle n’est augmentée que de trois cent euros alors qu’elle travaille six heures de plus, et lors des premiers tournages, elle s’étonne : «bosser si dur et gratuitement me paraît être une arnaque sans nom (…) Quand on ne paie pas les gens, il n’y a pas de limite». Le désenchantement de Manon Delatre passe ainsi par ce qu’elle désigne comme ses «rendez-vous manqués», que sont toute une série d’expériences auxquelles elle est confrontée en tant que stagiaire, femme de surcroit, et sans cesse exposée à l’exploitation, ce qui contrevient à l’idée de liberté que le cinéma renvoie.
Face à ces déceptions répétées, et faute de pouvoir négocier une rupture conventionnelle, l’autrice se laisse convaincre par un ami que le meilleur pour elle consiste à «se faire virer». Elle devient donc actrice de ce projet, en chômant tout en étant au travail. S’il y a une forme de panache dans ce geste, la narratrice réalise aussi que c’est plus facile à dire qu’à faire et c’est synonyme pour elle d’un véritable tiraillement.
Les deux témoignages sensibles constitutifs de ce livre se font largement écho : si le second récit qui prend place chronologiquement avant le premier semble autoriser une porte de sortie et une forme d’espérance, la lecture préalable du premier texte fait que le lecteur est conscient des impasses répétées qui resserrent considérablement l’espace des possibles. Une double exploration impliquée de l’envers du décor.
«Me suis-je déjà avoué qu’il fallait tout arrêter ?»
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Juliette - Les fantômes reviennent au printemps
de Camille Jourdy
Editions Actes Sud BD
Bande Dessinée
« La plupart des gens font mine de comprendre mais en fait très vite ils te disent : « Mais non, c’est rien, repose-toi un peu et ça va passer. »
Voici la nouvelle édition de ce roman graphique, remis en avant à la faveur de la sortie au cinéma de l’adaptation, Juliette au printemps, réalisée par Blandine Lenoir. Camille Jourdy choisit ici d’entrer dans une famille un peu brinquebalante par l’intermédiaire de Juliette, jeune femme pleine d’angoisses, tombée dans la « dimension tragique » (terme joliment trouvé par Polux, un jeune homme un peu perdu aussi que rencontre Juliette, pour évoquer la dépression). Juliette est comme empêchée, empêtrée dans un mal être dont elle ne trouve pas vraiment la cause. Mais comment avancer, se sentir bien, ancrée dans la vie et le présent quand depuis toute petite on nous imagine fragile et on nous « protège » ? Quand il y a des non-dits, des secrets (ces fantômes qui reviennent finalement au printemps).
Dans cette chronique de la vie familiale, le lecteur ne peut que s’attacher, voire s’identifier, aux personnages. Qui n’a pas vécu par exemple de repas familiaux où sujets importants, malaises et commentaires sur la nourriture s’entremêlent ? Camille Jourdy a saisi à merveille ce moment (du plat trop salé, à la photo de famille qui n’en finit pas, en passant par les petits règlements de compte où les failles deviennent plus que visibles).
Chaque protagoniste de l’histoire se trouve à une place et dans une posture que les autres ont bien voulu lui donner. Ainsi, chacun est comme englué dans un rôle : la fragile, la forte, l’insensible, l’excentrique, le célibataire, le mou, etc
Le tracé et les couleurs ajoutent de la tendresse à ce roman graphique. Il y a ces papiers peints et ces objets qui ornent les buffets et étagères, la verrière (qu’on retrouve avec délectation quasiment à l’identique dans le film), le comptoir du café et son pichet Tropical, le duvet du caneton, les motifs des vêtements, des mèches de cheveux, des poils et des rondeurs. Surtout aucune perfection, tous ces petits riens qui font la vraie vie.
Si vous avez vu le film, vous prendrez plaisir à replonger dans l’histoire grâce au roman graphique et si vous avez déjà lu Juliette, courez au cinéma, vous ne serez pas déçu !
Une tragi-comédie familiale toute en nuances et subtilités.
« C’est sûr que ça servait à rien de m’emmener voir un psy si de toute façon personne ne me disait rien. »

Allée des immortelles
de Florian Préclaire
Editions Actes Sud
Collection Un endroit où aller
«On ne saurait dire si ce qui est sur le point de s’y produire va verser dans les noirceurs des récits fantastiques ou dans les enchantements des fantaisies enfantines».
Les immortelles ne sont pas que des fleurs, ce sont aussi, comme aime à le dire Florian Préclaire des femmes qui échappent au temps, c’est cette dimension qui vient nourrir son second roman. Ce dernier, bien que pouvant se lire tout à fait séparément, s’inscrit comme une suite possible de son premier roman, Le cavalier de Saumur, publié chez le même éditeur en 2023.
Avec l’Allée des Immortelles, on suit, par le prisme de ses représentantes féminines, une famille ballottée par l’Histoire et ses moments de bascule. Ces femmes s’inscrivent les unes envers les autres le plus souvent dans des mouvements de ressemblance et d’atavisme (les appétences à la peinture, les malformations cardiaques, les grains de beauté sur la joue gauche…), parfois dans des logiques de différenciation. En cela, et aussi dans ce qui se joue dans les frottements et articulations entre aristocratie et bourgeoisie, on pourrait être aussi dans une forme d’adaptation romanesque de la sociologie de Norbert Elias (je pense tout autant à la Société des individus qu’à Mozart, sociologie d’un génie).
La principale protagoniste du livre dont on suit l’itinéraire de vie est la grand-mère de l’auteur. Il prend soin de rétablir toute une lignée familiale, avec une focale sur la grand-mère, la mère, la fille, permettant de donner à voir ce dont elles procèdent et ce qu’elles laissent en héritage («Tu t’attarderas sur mes yeux, sondant dans l’expression de mon regard ce qui de toi à ton petit-fils a passé»).
Elle est décrite dans toute sa force de vie. Partie tôt étudier les beaux arts à Rome, elle sera rapidement mariée puis divorcée. Passionnée de sculpture et de peinture, c’est d’ailleurs du côté de la peinture que ce texte prend le plus de corps et de sensibilité. Avec aussi une nature ensorcelante, une prégnance des forêts qui permet quelques échappées et une certaine porosité, un peu à la façon de Maurice Maeterlinck (cf. L’intruse), «La nuit, dans la solitude de sa chambre, les scènes minuscules prennent des proportions gigantesques. Les animaux échangent leurs blessures, ils succombent dans des flaques de ciel et de sang» ; «Tes pieds nus s’enlisent dans la terre, puis s’y engloutissent pour y disparaître. Tes veines se convertissent en vaisseaux, ton sang en sève. Tes jambes, puis tes hanches, ton ventre, et ta poitrine s’entourent d’une enveloppe d’écorce. L’expression de ton visage se fige pour former un nœud dans le bois, à l’extrémité haute du tronc, là où il se ramifie en une cime d’arbre».
Une des grandes forces du texte est de décrire subtilement le jeu des conventions sociales qui s’actualise dans le cour des choses, dans les entre-deux, «une tragédie silencieuse dont les seules manifestations sont des regards et des expressions vite réprimés, l’abandon du cœur couvert par les automatismes d’une discipline apprise dès l’enfance». Dans le carcan des mariages forcés, les toutes petites inflexions, ou premières admirations préfigurent des destins : «Et comme ce qui peut se produire finit souvent par arriver, le buste incline peu à peu Georges-Armand à s’éprendre du modèle qui l’a inspiré».
C’est aussi parce que ces femmes sont pour ainsi dire privées de mots qu’elles subliment leurs états d’âmes (mélancolie) ou témoignent de ce qui reste informulé à travers la sculpture (les petits personnages en argile) ou la peinture (le diptyque l’arbre rouge). Leur liberté et leur singularité se nichent ainsi dans leurs créations.
Dans ce texte formidablement bien écrit, l’auteur parvient à naviguer avec brio entre la rigueur de l’aristocratie déclinante et l’imaginaire de ces femmes qui investissent l’art, pas seulement pour se défaire du conformisme moral, mais aussi pour trouver un épanouissement à soi.
«Puisque nous nous ressemblons, je n’aurai qu’à modifier à peine les traits du visage. Il me suffira d’infléchir légèrement l’arc de la paupière et d’appuyer la ligne du nez pour apparaître à ta place, comme par magie».

La fin des livres
d’Octave Uzanne
Editions Manucius
«Si par livres vous entendez parler de nos innombrables cahiers de papier imprimé, ployé, cousu, broché sous une couverture annonçant le titre de l’ouvrage, je vous avouerai franchement que je ne crois point, que l’invention de Gutenberg puisse ne pas tomber plus ou moins prochainement en désuétude».
Alors que se tenait ce week-end à Strasbourg, les Rencontres nationales de la librairie, occasion de faire un état des lieux de la profession dans un moment où la situation économique des librairies, et notoirement les plus petites d’entre elles, se trouve fragilisée, il m’a semblé opportun de revenir sur un petit livre écrit en 1894 qui s’amuse de «la fin du livre».
Et je me dois de resituer dans quelle situation je me suis retrouvé avec ce petit livre entre les mains. J’ai un client – un de ces clients dont on perçoit, aux commandes qu’il vous fait, une forme d’érudition et de passion tressées dans une forme de modestie exquise – qui m’a commandé un jour ce petit livre d’Octave Uzanne, rajoutant l’air de rien un «j’en souhaiterais deux exemplaires», si discret qu’il n’attire pas même votre attention. A réception, je lui transmets ces deux exemplaires. Et aussitôt, il m’en redonne un, «celui-ci est pour vous». Je ne l’avais pas encore lu, c’est désormais chose faite, merci M. VM.
On retrouve un petit groupe d’érudits à Londres, ils viennent écouter à la Royale Institution une conférence d’un éminent physicien anglais, William Thompson. Il pérore sur la fin du monde. A la sortie de cette conférence, un petit comité de huit se forme, «philologues, historiens, journalistes, statisticiens et simples curieux mondains, marchant deux par deux, le long d’Albemarle street et de Picadilly». Tour à tour ils prennent la pose, se questionnent et épiloguent, de façon tout à fait fantaisiste, qui sur le devenir des mœurs humaines, le devenir de l’évolution des espèces, le devenir de l’art, chacun enfilant ses prédictions, chacun essayant telles des prophéties auto-réalisatrices de réformer à leur guise la société future. Puis advient un questionnement à l’adresse du bibliophile du groupe, qui improvise une petite conférence sur «la destinée des livres».
Tout en facétie, il égrène les avancées technologiques qui vont réduire à néant l’objet livre. Il explique que le phonographe est en passe de détruire l’imprimerie : «l’art de se pénétrer de l’esprit, de la gaieté et des idées d’autrui demanderait plus de passivité ; c’est ainsi que dans la conversation notre cerveau conserve plus d’élasticité, plus de netteté de perception, plus de béatitude et de repos que dans la lecture, car les paroles qui nous sont transmises par le tube auditif nous donnent une vibrance spéciale des cellules qui, par un effet constaté par tous les physiologistes actuels et passés, excite nos propres pensées». Il construit ainsi un plaidoyer en faveur de phonographes portatifs et de leurs alliés, les kinétographes et autres phono-opéragraphes de poche, amenés à remplacer progressivement le livre et les illustrations. Et de s’amuser ainsi : «il me plait d’imaginer qu’on découvrira bientôt la nécessité de décharger nos yeux pour charger davantage nos oreilles. Ce sera une équitable compensation apportée dans notre économie physique générale». Et l’on assistera aussi à une contraction des acteurs de la chaine du livre, «l’auteur deviendra son propre éditeur, afin d’éviter les imitations et les contrefaçons ; il devra préalablement se rendre au Patent Office pour y déposer sa voix». Ces évolutions amèneront à une sorte de logomachie, ainsi les «écrivains» viendront à être appelés des «narrateurs», et les bibliophiles seront devenus phonographophiles. C’est ainsi que «l’art de dire sera plutôt dans la prononciation que dans la recherche des mots ou la forme des phrases». On pourra dire «Oh ! Ce diseur a une voix qui pénètre, qui charme, qui émeut ; ses notes graves sont adorables, ses cris d’amour déchirants ; il vous laisse toute brisée d’émotion après l’audition de son œuvre : c’est un ravisseur d’oreille incomparable ! ». C’en est ainsi finit de «jouïr de la lecture» comme l’exhorte Clémentine Beauvais, «étendus sur des sofas ou bercés sur des rocking-chairs, ils jouiront, silencieux, des merveilleuses aventures dont des tubes flexibles apporteront le récit dans des oreilles dilatées par la curiosité». Des distributeurs littéraires, sortes d’ «automatic librairies» verront le jour en pleine rue, comme des fontaines, et des «Pullman circulating Librairies» prendront place dans les trains.
Quelques saillies émaillent le propos, notamment celle sur «l’engloutissement des livres» du fait de leur sur-production et restent diablement d’actualité. Les autres énumérations d’«incertaines possibilités» sont là pour nous faire réagir, et c’est en cela tout à fait réussit.
Ainsi n’en déplaise aux oiseaux de mauvais augure, la fin du livre n’est pas advenue et le livre papier résiste et résiste bien, c’est même un puissant objet de résistance, un puissant exhausteur du goût de la vie. Ce qui n’est pas rien par les temps qui courent.
«Il y aura des narrateurs très recherchés pour l’adresse, la sympathie communicative, la chaleur vibrante, la parfaite correction et la ponctuation de leurs voix».
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Mori
de Marie Colot et Noémie Marsily
Editions Cotcotcot
roman graphique jeunesse
«graines d’espérance
aurores au printemps
déjà des géants »
A mi-chemin entre un roman graphique et un docu-fiction, Mori nous plonge au cœur de Tokyo, sur les pas de Mikiko et à la découverte d’une microforêt urbaine.
A quatre ans, cette petite fille est souvent seule. Elle a bien une voisine qui la réconforte et la rassure quand elle a peur du noir et que l’absence de sa mère (au travail) lui pèse. Mais lorsque qu’elle a huit ans et que cette femme meurt, il faut bien trouver un autre lieu de réconfort. Elle découvre alors un terrain vague qu’un voisin peuple peu à peu de jeunes pousses. C’est Akira (Akira Miyawaki, botaniste qui a réellement existé et qui a développé la méthode qui porte son nom et consiste à analyser les sols urbains pour sélectionner les essences à planter densément dans de petits terrains afin de créer des microforêts). « Je cherche une manière de créer une forêt intacte, sans aucune trace de l’activité humaine. » On prend plaisir à accompagner Mikiko dans ses premières explorations, on enfonce avec elle les doigts dans la terre, on sent l’humus et surtout on profite des magnifiques illustrations à l’aquarelle de Noémie Marsily pour imaginer encore mieux cette forêt en devenir. Le temps passe, Mikiko grandit, les jeunes pousses aussi. Puis elle rencontre Kakuzo, le neveu d’Akira, cette rencontre ne va pas de soi. Mais c’est toujours tout en douceur et poésie que Marie Colot parle aussi bien des relations humaines que des relations à la nature. Alors le temps file, les arbres poussent et dépassent les jeunes jardiniers. Akira poursuit sa démarche et plante de nouvelles microforêts, dans Tokyo et à travers le monde.
L’histoire peut autant toucher de jeunes lecteurs (à partir de 8 ans) que des adultes qui rêveraient de s’enforester en ville et de découvrir la culture japonaise. En, Marie Colot profite des dialogues pour insérer ce qui fait l’essence de la langue japonaise (interjections, formules de politesse…). Et pour en savoir plus, il suffit de se rendre à la fin du livre pour accéder à un glossaire qui pourrait bien donner envie d’apprendre le japonais. Noémie Marsily, quant à elle, ponctue cette histoire de pages botaniques d’une grande finesse.
Mori agit comme un réservoir de réenchantement. Lumineux !
« Quand Mikiko pénètre sur le terrain vague, elle a l’impression de tout laisser derrière elle. Sa mère, sa vilaine toux, les heures de solitude, les fissures et les mots qu’on ne dit pas. »

Histoire d'une petite fille
de Laure [Colette Peignot]
Editions de la lanterne
récit
«Tout étonnée de m’apercevoir de ces choses si simples, je restai longtemps au bord de l’eau et là j’acquis la certitude que la vie se plierait à mon rêve et que je ne faillirai pas, je souffrirai mais je vivrai».
Les éditions de la Lanterne publie leur quatrième récit au sein de la collection «éclairages», après La commune de Louise Michel, Le patron. Un hiver de ma vie de Maxime Gorki et enfin l’an passé, Les vagabonds du rail de Jack London. Au sein de cette collection on trouve un travail de publication de textes, permettant de donner à voir des éléments de vie et de contexte dans lesquels sont enserrés les engagements des auteurs publiés. Le tout accompagné d’un précieux travail d’avant-propos et d’illustration (24 pages de porfolio à la fin du livre), une remarquable mise en contexte apportée par l’éditrice et qui permet de mettre beaucoup plus en relief le texte lui-même. Cette publication est aussi l’occasion d’en savoir un peu plus sur celle dont «le nom s’efface derrière ceux, charismatiques, des hommes qu’elle a rencontrés dans sa vie : Boris Souvarine, Georges Bataille ou Michel Leiris», et comme le souligne l’éditrice en avant-propos, «elle a pourtant influencé à sa manière les œuvres de ces derniers, influence peu visible mais bien réelle et reconnue par chacun d’entre eux». Cette intention pourrait nous faire penser aussi à ce qui engage Perrine Le Querrec à se lancer dans la visibilisation des parcours de vie et œuvre d’autrice comme Hannah Hoch (éditions Tinbad).
Ce texte revient sur l’enfance de Colette Peignot, du point de vue de l’enfant et l’adolescente qu’elle a été, baignée dans une éducation bourgeoise et catholique, une vie saturée de «devoirs», de «péchés mortels» et de «résolutions». Un des mérites qui revient à ce récit autobiographique est de montrer à quel point son statut d’enfant, et la conscience douloureuse qu’elle en a, la confine à devoir être en permanence sous la tutelle des adultes («les grandes personnes toujours sûres de leur fait»), sa mère au premier chef, ses frères et sœurs aînés (c’est la quatrième et dernière de la fratrie), quand la figure d’autorité n’est pas celle du directeur de conscience et confesseur de la famille, le très malsain Abbé Pératé, auteur d’abus sexuels sur deux des filles de la fratrie dont Colette. Une «enfance écrasée» par la mort omniprésente («les cercueils qui traversent la maison») mais aussi «une meute menteuse et souriante (parents et médecin) [qui] tourne autour de la fosse aux fous du jardin de l’enfance». Contrainte de «souffrir des choses sans [pouvoir] les changer», Colette Peignot se met progressivement à rejeter son milieu, sa religion ainsi que «la route droite toute tracée».
Très vite, elle devient une observatrice hors-pair de la comédie humaine des adultes qui se déroule sous ses yeux, «Pour la première fois, les sourires béats, les airs supérieurs des grandes personnes me parurent étranges, douteux». Elle voit comment sa mère méprise les domestiques, l’empêche d’avoir des amis jamais assez fortunés ou pieux à ses yeux, s’arrête à la «conditions sociale».
Au fil des années qui défilent, on suit aussi ses tentatives ou menus tactiques d’enfants pour trouver quelques espaces pour s’extraire de ces infantilisations (elle trouve ainsi refuge dans la chambre de débarras, dans les livres, dans le jardin de la maison de campagne familiale) ou passer inaperçue, préférant rester sur son quant-à-soi «Je me pétrifiais lentement jusqu’à devenir un parfait accessoire de décor» ; «J’allais disparaître et m’évanouir entre le mur et le lierre. Là, je devenais araignée, faucheux, mille-pattes, hérisson, tout ce que l’on veut et peut-être même bête à bon dieu». Ses pensées, son imagination («je vivais dans une sorte de rêve intérieur») rappellent que «l’enfant incarne la vie, le mouvement, il est tout en métamorphoses et renouvellements subits». Aux prises à une grande solitude («ma mauvaise santé excluait toute possibilité d’amitié»), elle se retrouve «incapable d’exprimer [sa] propre réalité à personne au monde», ce qui contribue, à n’en point douter, à créer chez elle ce besoin de «jeter de grands cris sur des papiers».
Ce texte court resitue merveilleusement tout ce fourmillement de sensations, de pré-consciences qu’agrippe le temps de l’enfance. La petite fille au cerceau, est peut-être déjà agi, dans ce bain et dans l’intensité de l’enfance, par une soif d’affronter ce qui paraît impossible, constitutive des prémices de ce que seront un peu plus tard ses engagements plus radicaux.
Cette petite mais non moins indispensable maison d’édition nous fait découvrir une fois de plus un superbe texte. Incisif comme on aime…
«Je me racontais sans fin des histoires et surtout celle de ma naissance, du temps où j’habitais le ciel».

Tirer
d’Alexandre Valassidis
Editions Scribes
roman
«Je me suis dit que l’existence était un étrange va-et-vient, une grande ronde composée des mêmes éléments qui réapparaissent sans cesse. J’ai pensé que c’était une danse.»
Après son premier roman, Au moins nous aurons vu la nuit, que nous avions chroniqué ici, Alexandre Valassidis revient avec un nouveau titre, toujours dans un style qui laisse place à une ambiance toute en singularité.
Cette fois-ci, on suit un homme, manifestement poursuivi. Il n’a de cesse de vérifier si son révolver est en place dans sa veste. Il inspecte son canon, vérifie sa froideur. C’est oppressant à souhait. On ne sait pas tout à fait ce qui se passe, et c’est ce qu’on aime. On ne comprend pas tout, et c’est ce qui fait la force de ce récit, qui fait des non-dits sa colonne vertébrale ou «son passage dérobé».
Il y a différents épisodes, «de très brèves séquences» à l’instar du découpage du livre, qui comme des surimpressions envahissent les souvenirs de l’homme-au-pistolet, des restes ou des reflets de souvenir qui menacent de se chevaucher ou de se recomposer, au risque de l’enlisement. «La mémoire s’effondre, comme prise dans un glissement de terrain, et plus rien ne semble avoir de sens». Un épisode dans l’ascenseur, un autre dans un appartement au septième étage, un à la plage, un dans un chalet reculé, un autre dans une forêt. Deux oncles putatifs, des chiens.
Un engrenage qui s’opère, l’espace de souvenirs en flottaison, sans que l’on sache vraiment qui tire les ficelles de quoi.
Une vie d’avant l’événement («cette vie d’avant qui semblait avoir laissé si peu de traces ? Rien que des souvenirs vagues, aussi légers que de la vapeur d’eau»), une vie d’après et pas mal «de failles dans l’espace et le temps».
Le lecteur, au diapason avec les personnages du livre, déambule dans le texte, est pris, parfois oppressé, par une expérience de trouble et une enveloppe de clair-obscur où «tout [est] familier et inconnu dans le même temps». Un roman-atmosphère porté par une écriture tendue sur un «chemin de ronde».
«Parce que dans les creux de la mémoire se logent le déraillement, les lignes de destin qui se distordent et font probablement de nous ce que nous sommes».
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Sourdre et autres poèmes
Sourdre et autres poèmes
de Zoé Besmond de Senneville
Editions Maelström Revolution
«Ma peau femme qui danse ses oreilles femme»
Il y a de la poésie qui ne laisse pas tranquille, celle de Zoé Besmond de Senneville en fait partie. Elle qui a publié chez Flammarion «Journal de mes oreilles», récit de sa perte auditive survenue à l’âge adulte.
Avec Sourdre on se laisse porter par cette poésie du corps («corps cherche corps trouve corps se perd corps aime corps») et du souvenir du corps («tout ce que mon corps ose se souvenir tout ce qu’il a gardé malgré lui malgré moi»). On comprend que l’autrice, atteinte d’otospongiose, a décidé de ne plus porter de prothèse auditive, il y a donc un avant (énumération des premières fois), et un après (la liste des deuils). «Qu’est-ce qu’on perd qu’est-ce qu’on gagne qu’est-ce qui se jour dans les oreilles ?» Un après qui l’oblige à chercher son bonheur, son éveil ailleurs, un besoin de ressentir autrement. Ne plus entendre pour mieux écouter d’autres bruits, les feuillages, les bruissements : «Ecoute la voix des ancêtres Ecoute le dessous dedans sous terrain Ecoute les couleurs elles dansent Ecoute les lettres Ecoute la ponctuation Ecoute le bruit du silence Ecoute quand ça tait Ecoute les voix mutiques les instants élastiques les plantes sauvages Ecoute tes dents Ecoute ton ventre tes pieds tes chevilles. Les genoux que tu as écoute-les, écoute comme tu n’as jamais entendu, pas tes oreilles pas tes mains, pas tes yeux mais TA PEAU».
Cette peau qui devient oreille, «j’entends les sons partout sur mon corps, je vibre multiplié par mille».
On suit les secousses qui la traversent, la perte de l’enfance, les pas qu’elle forme pour aller de l’avant («en fait le seuil c’est un endroit de violence infinie»). Le silence qui grandit, «dans mes oreilles il est tellement épais il est devenu vivant maman mon silence». Les franchissements en devenir.
On assiste à l’enterrement de ses oreilles. C’est symbolique, c’est important parce qu’ «on ne devient pas sourd pour rien».
Zoé Besmond de Senneville joue avec la typographie, comme si c’était une bouillie de son qu’on entendait sur les quelques pages où répétitions, majuscules et caractères gras se côtoient en pagaille. Une typographie qui s’enjaille. Une logorrhée faite de gestes et de lettres. Cette forme qui se fond si bien en poésie n’est pas sans nous rappeler le corps à corps avec la langue du recueil «Mon corps est un texte impossible» d’Edith Azam (ed. Atelier de l’Agneau). Un tournoiement de mots, «peaux», «oreilles», «sent», «danse», «belle», «immense», «terre», «coeur».
A commencer par le verbe «sourdre» dont la définition («verbe défectif et intransitif») ouvre le recueil. Sourdre est à lui seul un verbe, à l’impossible conjugaison, mais un réservoir de poésie infini.
Ça vibre, ça danse, ça envoie et on peut même se laisser porter par la mise en musique de certains de ces poèmes, cf. https://www.deezer.com/fr/album/384066107?host=20668512, composée par Ernest de Jouy. Un beau maelstrom de sons, de rythmes, de sensations, de mouvements. Une poésie du jaillissement qui soulève et entraine.
«Tu ne t’en étais pas rendu compte vraiment
Elles te rendaient bien des services
Les connes
Pas une mince affaire
Quand elles ne sont plus là».

Tosca
de Murielle Szac
Editions Emmanuelle Collas
«Cette secrète harmonie qui les réunit, sans un mot, tisse un fil de soie entre eux, les emmaillote de sa douleur, en silence, comme un cocon invisible, indestructible. Epaule contre épaule. Et la nuit s’écoule, goutte à goutte. Lentement. Nuit d’encre et de sang».
Murielle Szac délaisse un temps les mythologies (pas entièrement puisqu’à la page 100 on retrouve quelques références à la mythologie grecque, c’est plus fort qu’elle!) pour retrouver, après Eleftheria, les horreurs commises durant la seconde guerre mondiale. On se retrouve avec Tosca en 1944, une nuit de juin, «nuit d’encre et de sang». Dans un huis clos, où sept juifs et deux résistants, raflés par la milice lyonnaise de Paul Touvier, sont entassés dans un placard de 5 mètres par 90 centimètres où l’air frais vient à manquer.
C’est ainsi qu’on entend à plusieurs reprises «les portières de [la] Traction Avant noire claquer».
avant que ne s’ouvre et se referme la porte de ce «réduit à rats», au gré des nouvelles arrivées, au gré des interrogatoires. A l’intérieur ce sont tout juste des silhouettes, Murielle Szac parvient à leur redonner un nom et une commune humanité. Un destin commun tout en épaisseur de vie. Léo Glaeser, Louis Krzyzkowski, Claude Ben Zimra, Maurice Schlusselman, Émile Zeizig, Siegried Prock, P’ti Louis, Maurice Abélard et Ange ou Angelotti. Ils sont bonnetier, maroquinier, réfugié, marchand de jouet, … Beaucoup plus que des compagnons de cellule : des vies en fragments qui se complètent. On suit leur arrestation et les dénonciations qui ont rendu possibles ces dernières avant de suivre leurs dernières heures, leurs prières, leurs pleurs, les figures féminines qu’ils convoquent, les fantômes qui les obsèdent, leurs nerfs à rude épreuve, la peur qui «résonne dans les os». «Chacun se replie sur ses ultimes pensées. L’âme engourdie, comme déjà détachée du corps. Ce corps qui regimbe et refuse de disparaître».
Parmi eux, un inconnu refuse de dire son nom, c’est celui qui sera appelé Tosca lors du procès de Paul Touvier que Muriel Szac couvre alors en qualité de journaliste. Celui qui ne «vit que pour l’amour de l’opéra».
La structuration de cet opéra de Giacomo Puccini suit trois actes, arrestations, tortures et exécutions, semblable au découpage du livre («L’opéra de Puccini est un miroir cruel et implacable»). Car 7 d’entre eux seront fusillés au plus matin du côté de Rillieux la Pape en représailles de l’assassinat de Philippe Henriot qui était ministre de la propagande de Pétain. Et comme dans Tosca, les balles ne sont pas à blanc.
Muriel Szac nous rappelle dans une postface éclairante comment cet épisode l’a durablement habitée, et qu’après une approche documentaire et journalistique qui ne lui permettait pas d’ «achever sa quête », c’est par le recours à la fiction que, 80 ans plus tard, les «mots peuvent triompher de la mort, ressusciter les disparus en leur offrant une identité. Une seconde vie».
L’autrice intercale au cœur du récit les questions sur le choix de la Résistance ou de la collaboration dans cette période troublée de l’histoire («Un instant P’tit Louis se demande pourquoi lui a choisi la clandestinité et la Résistance, tandis que Gonnet optait pour la Collaboration et la Milice»), à l’instar de l’uchronie écrite par Pierre Bayard, «Aurais-je été résistant ou bourreau ?» (paru aux éditions de Minuit).
Ce roman qui se lit d’un seul souffle, a tous les ingrédients, de par son écriture et sa construction, pour être adapté au théâtre. Il gagnerait vivement à l’être. Un très beau roman qui a reçu la mention spéciale du Prix Montluc Résistance et Liberté 2024.
«On a eu si peu de temps ensemble et pourtant toute une éternité pour devenir des frères».

Bas les pattes
d’Alexandra Horvath, Stéphane Perraud et Jeanne Alcala
Editions Les crocos
Album jeunesse dès 3 ans
« Ca fait du bien un livre sans « HOOOOUUUU » ! »
Après, “Le voyage à Lyon”, gros succès à l’Esperluette, puis “Mon Doudou à Lyon” et “Petit Pigeon à Lyon” vient le tour de “Bas les pattes”, nouvel album jeunesse qui vient de sortir.
On y retrouve l’esprit facétieux et décalé qui caractérisait les précédents, peut-être plus assumé encore.
8 comparses s’amusent tranquillement sur une étendue verte, certains ripaillent quand d’autres jouent aux cartes ou au badminton.
Le décor est posé, un lapin s’esclaffe, peut-être un peu trop sûr de lui, «enfin un livre sans loup», «pas de danger». Il faut dire que les éditions des Crocos n’aiment rien tant que d’apposer leur tampon «Garanti sans loup». Tout un programme qu’ils prennent là au sérieux.
Et pas manqué, le tant redouté ramène sa fraise, son museau, puis une griffe, jeu d’apparition.
Non seulement le loup apparait autour de l’air de jeu, mais il encercle même le livre qui devient un objet à part entière de l’histoire. Le jeune lecteur prendra à coup sûr plaisir à se demander où se trouve ce malotru !
Les comparses vont s’armer de tapette, gomme (jouant encore avec l’objet livre – mais attention à ne pas effacer les amis…), brosse ou filet pour défendre leur havre de paix. Ah ! Le loup a plus d’un tour dans son sac, ne le voit-on pas réapparaitre en plein cœur de leur terrain de jeu ?
Ce loup ne semble finalement pas si méchant, ni si grand du reste… Et s’il voulait simplement jouer ?
Un album à mettre entre les mains des tout jeunes pour le plaisir d’avoir (un peu) peur et surtout de rire avec cette petite tribu bien sympathique
A tout le potentiel pour devenir un classique des histoires détournées de loup
« Louloup, t’es où ? »
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Vivante
de Clara Ysé
Editions Seghers
poésie
«Et tu continues de sourire
Comme si rien n’avait d’importance
Comme si la gravité du monde
Perdait son poids
Comme s’il fallait toujours un peu rire
De ce qui nous bouleverse»
De Clara Ysé, on connait ses chansons, et quelles chansons ! Une première incursion remarquée en littérature avec Mise à feu paru en 2021, sorte de féérie moderne déjà fortement rythmée par une puissance d’évocation poétique.
Pas étonnant qu’on la retrouve avec un recueil de poésie, accueilli dans un bel écrin, tout de rouge vêtu, édité par la maison d’éditions Seghers.
On retrouve dans ce recueil de 83 poèmes la même patine empreinte d’intensité, de mélancolie, mais aussi de fragilité («notre incroyable fragilité m’attrape à la gorge») et de combattivité («je fais partie de celles qui ne tombent pas») avec cette fois-ci une part peut-être encore plus grande conférée à ce qui relève de l’intime.
Une poésie qui offre une traversée, pas à pas, des tourments de l’âme. Une poésie qui sert de courage («vivre dans un monde où le courage est une façon d’honorer l’existence») quand le soi est désarrimé, le corps plié, «les ponts fragiles qui m’attachent au monde ont cédé»; «exilée de mon corps, coupée comme un fruit carnassier, exilée du ciel de la terre, renvoyée à l’enfant que j’étais». La poésie comme un refuge, pour «que la tristesse [puisse trouver] un lieu pour se dire».
Une poésie de l’absence qui exhorte au revenir, «J’invente des chants guerriers pour te faire ressusciter», «il est plus juste de vivre près de toi» ; «ramenez-la, je l’attends sur la rive ravagée de joie» ; «je voudrais déposer ma tête à la naissance de ta gorge» ; «Traverse sans espérer trouver Derrière la nuit, La source lumineuse de la nuit, Et alors peut-être, Tu rencontreras des galaxies, De silex d’or et de silence».
Des mots prononcés, orphelins, oubliés, brulés, sur le fil, «Chante les mots qui n’existent pas encore». «Devenir mot, Mot tendre mot poussière sur le corps de l’amour qui s’en va. Devenir chant Et pleurer Devenir larmes». «Inaliénables larmes».
Une poésie sur le «devenir» et le «continuer», «être agi par le futur», «les réponses viendront» : «Devenir tristesse sans miroir de tristesse, Devenir tristesse et sortir vivante de la tristesse, Devenir tristesse et avenir à la fois, Devenir tristesse et tendresse et jour à la fois, Devenir héroïque c’est-à-dire devenir douce avec l’impardonnable». «Il faut honorer ce miracle Répété chaque jour De ressembler aux lucioles Dans le ciel de mai».
L’autrice cite en épigraphe un mot d’Ingebord Bachmann «Toute personne qui tombe a des ailes», à lire son recueil, on est sûr que Clara Ysé n’échappe pas à cette règle, elle dispose même d’ailes flamboyantes. Inaliénables.
Du revenir au devenir, une poésie éclatante.
«Alors dans l’air que je respire
La musique comme signe des anges
Jette la mélancolie à nos genoux».

Hot Milk
de Deborah Levy
traduit de l’anglais par Céline Leroy
Editions du sous-sol
roman
« Tu es toujours si loin, Sofia.
Je ne suis pas loin. Je suis toujours trop près. De ses reproches. »
Déborah Levy a écrit Hot Milk en 2016, avant sa trilogie (autofiction) qui l’a fait connaitre en France. Ses lectrices et lecteurs prendront plaisir à retrouver sa pâte, certains leitmotivs. Les nouveaux pourront entrer dans son œuvre à partir de ce roman.
Sofia, 25 ans, serveuse dans un café, anthropologue en devenir, vit, comme effacée, avec sa mère, aux multiples maux et surtout aux jambes paralysées depuis des années. Enfin… Par moment elle fait tout de même quelques pas, il lui arrive aussi de conduire… Mais aucun médecin ne trouve précisément la cause de ses douleurs, multipliant les traitements. Elles partent don toutes deux d’Angleterre pour rejoindre le sud désertique de l’Espagne afin rencontrer un médecin aux méthodes peu conventionnelles, le docteur Gomez. Commence alors un été pour se dépêtrer de son passé, de sa famille, de ses douleurs, de ses carcans invisibles. Un été de libération, s’il en est.
L’amour qui unit Sofia et sa mère est fusionnel, envahissant. « Je vois que vous boitez de temps en temps, comme si vous aviez adopté le climat émotionnel de votre mère », lui indique Gomez. « Je boite avec ma mère pour être en phase avec elle ». Mais ce mois d’août va être pour Sofia une série de petits électrochocs lui laissant découvrir une autre version d’elle : des piqures de méduse, des rencontres (avec Ingrid, mais aussi celle de Juan, du docteur et sa fille, de son père vivant à Athènes avec sa nouvelle compagne, de sa petite sœur), un vol de poisson, un vase cassé, un petit haut en soie, la libération d’un chien… Elle découvre la séduction, le désir d’une femme, Ingrid, et d’un homme Juan.
L’atmosphère est souvent tendue, parfois étrange. Les personnages sont tous à leur manière emplis de failles et contradictions, comme pour renvoyer à Sofia ses doutes et multiples facettes enfouies en elle.
Les fils s’entremêlent, les lacets des chaussures de la mère, ceux de la couturière, les filaments des méduses, les cheveux bouclés de Sofia, les liens entre tous les protagonistes. Déborah Levy semble prendre plaisir à créer un tissage fait d’enchevêtrements, laissant Sofia et le lecteur desserrer les nœuds pour rendre les motifs plus aérés et en faire de nouveaux pour tenter de réparer.
Ce roman pique et électrise, tel une méduse.
« Les tentacules des méduses envoyés dans les limbes, comme coupés du reste de leur corps, tels un placenta, un parachute ou un réfugié coupé de son lieu de naissance. »

172 détails de mes 19 ans
de Violette Gauthier
Editions L’oie de Cravan
BD poétique
“L’élastikophone : en jouer s’approche du souvenir de l’éclat mauve de l’enfance”
A la lecture de la quatrième de couverture, le ton est donné, il est indiqué “dans ce livre, vous ne découvrirez pas les détails suivants : les objets du silence, les retards excessifs, les quatre boîtes sans couvercle, l’ombre de sa peau sur la mienne, les tickets de vestiaire colorés, le point de départ. Mais vous en remarquerez 172 autres”. Des brins de vie de l’autrice éparpillés au fil des pages, des constellations de son quotidien où l’intime et l’universel se croisent. Un monde à hauteur de 19 ans.
Ce mille-feuille de dessins légendés vient cartographier tout autant les objets cultes (les tandeurs de vélo «incassables», les listes, le micro), les activités préférées (broderie, belote, glandouille, collection), les lieux favoris (cachette, bâtiments oubliés, lit géant), les remontants (biscuits mikado, figues vertes, machine des histoires inventées) que les motifs de joie et peine, de désaccord, de tourments, de velléités, de désir de la jeune autrice. Le grand huit émotionnel passé au crible de «l’oscilloscope d’angoisse».
Les mots et les images se complètent et font poésie. Des mots, des images, des sons et un corps à soi.
Autant de traces laissées de ce qui fait 19 ans.
Que vous soyez vous-même concerné ou que vous disposiez d’un ado, oups d’un jeune adulte, à la maison, vous vous retrouverez dans cette énumération détaillée de ce qui constitue le tropisme d’un spécimen de 19 ans.
Un livre à offrir pour des 19 ans bien-sûr, mais aussi pour les 16, 17, 18, 20 ou 21 ans, ou encore à votre (arrière)-grand-mère punk de 91 ans. Bref, on a tous un peu 19 ans, ou on aimerait le croire, c’est selon.
«Les non-dits explorent plusieurs types de pliage, dissimulés sous les mets des repas de famille».
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Les règles du Mikado
d’Erri De Luca
Editions Gallimard
«Certains voient la vie comme un fleuve, certains comme un désert, d’autres comme une partie d’échecs avec la mort. Moi, je la vois sous forme d’un jeu de Mikado en solitaire.»
Un roman sous forme d’un long échange ; d’abord un dialogue, puis des lettres et un cahier.
Deux personnages, que l’auteur ne nomme pas (Erri De Luca trouve que le fait de nommer «n’ajoute pas mais retire»), mais les présente brièvement dès la préface : “Lui, c’est un vieux campeur”, “Elle, c’est une jeune gitane qui a fui sa famille et son campement.” Nous sommes au XXème siècle, à la frontière italo-slovène.
Après ce préface, plus aucun détail n’est donné. Le lecteur ne comprend la situation, les changements de lieu et de temps qu’à travers les paroles et mots de cet homme et cette femme. Pourtant (ou peut-être grâce à ce procédé), le lecteur est plongé avec eux, il peut « voir » les scènes (même silencieuses), comme s’il y était. Tout y est, en peu de pages. Sans fioriture, juste l’essentiel ; l’essence de cette rencontre, de ce lien si fort qui se tisse entre deux étrangers si différents l’un de l’autre et qui pourtant s’attachent.
On apprend que cette jeune gitane a fui un mariage forcé et qu’elle est contrainte de se cacher car sa famille risque de la tuer si elle la retrouve. Elle est vive, un peu abrupte, a un corbeau qui la protège de loin et son meilleur ami était un ours. Lui, est solitaire et aime partir régulièrement en camping sauvage dans la montagne. Il a de l’argent mais cela ne semble pas l’intéresser. Il a été horloger et aime jouer au mikado.
Il y a bien d’autres rencontres, d’autres lieux que cette tente à la frontière, mais cela ne compte pas vraiment. Ils sont là pour qu’elle et lui se livrent un peu plus.
Et puis, il y a cette deuxième partie sous forme de lettres et d’un cahier (une deuxième partie de Mikado?) pour dire les choses qui ne se disent pas si simplement, qui ont besoin de distance pour émerger.
Erri De Lucas joue avec les non-dits, les ellipses et nous livre une nouvelle fois un texte millimétré (pas un mot de trop, pas un mot à côté, cela risquerait d’ébranler un bâtonnet du Mikado), fort et subtil à la fois.
Une lecture suggérée
«A l’origine, la chute des bâtonnets servait à interroger le destin. On lisait la réponse dans la forme du tas. Toi, tu lis les lignes de la main : ne sont-elles pas comme un lancer de bâtonnets ?»

Passer l'été
d’Irène Gayraud
Editions La Contre Allée
poésie documentaire
«De tout être que l’on voit
arbre
ruisseau
roitelet
on se demande s’il passera l’été»
La littérature contemporaine commence à prendre à bras le corps la question du dérèglement climatique et c’est tant mieux. On pense par exemple à Indice des feux d’Antoine Desjardins aux éditions de la Peuplade. La poésie ne saurait être en reste et Irène Gayraud apporte sa contribution pour rendre compte de cette somme de fragilisations, de dévastations que chaleur et sécheresse occasionnent. Un été durant, dans «un silence de sécheresse», avec des incendies alentour, elle consigne, dans toute leur concrétude, ce qui change, que ce soit le paysage, les lieux, les modes de vie mais aussi la langue. «Se forme peu à peu une triste langue, celle de la pénurie et de la soif».
Comprendre à partir d’une pluralité de voix «témoignantes» la mise à sec de notre écosystème, à partir des «circonstances les plus claires et les plus banales» pour reprendre les mots de Jaccottet cités en épigraphe. La somme des atteintes observées est recensée : «la respiration «courte», l’air «brûle», «poudroyé», «englué», la forêt «carbonisée, l’herbe «laminée», les fougères «roussies», la ville «étuvée», les chevreuils «assoiffés», les mures «rabougries de chaud cramées», les cerises «à demi cuites» les terres «craquelées», «calcinées», le ruisseau asséché. L’épouvante de l’inventaire : des images de désolation, des observations de désespoir. «Prêter attention à ce qui disparaît» mais aussi cartographier ce qu’il reste malgré tout du vivant («choses présentes ténues»), et dire et redire ce qu’il ne reste plus : le temps. Et ces «nouveaux étonnements» qui affleurent, «les coussinets brûlés» du chien du voisin, «les bébés qu’on endort avec des blocs de glace».
Une poésie qui ne se contente pas de «parler du temps qu’il fait», de «regarder le monde inaccessible par la fenêtre», ou encore de documenter un certain désordre des choses, mais qui dénonce les postures de déni («Avec un peu d’entrainement on parvient très bien à ne plus rien écouter») et énonce aussi des responsabilités : «ce n’est plus la mort naturelle de tout, ce sont des meurtres perpétrés par une seule espèce sur toutes les autres».
Une poétique de l’incandescence.
«On cuit très lentement à l’étouffée».

Ton absence n'est que ténèbres
de Jón Kalman Stefánsson
traduction de l’islandais par Eric Boury
Editions Folio
«C’est donc ainsi que ça arrive : le monde s’éteint, votre personne s’efface, puis on vous réveille dans une chapelle où le diable est assis quelques rangs derrière vous – et vient prendre votre âme».
C’est parfois un luxe quand on est libraire de pouvoir (comprendre, avoir le temps de) relire un livre, les ponts de mai et la prochaine rencontre que j’organise avec Stefansson à Lyon m’ont donné un prétexte tout trouvé pour relire ce roman exceptionnel. Quel plaisir de retrouver les sternes arctiques, les landes, les champs de lave, les fjords, mais aussi les questions de destin et de choix de vie, de génération, de transmission, de morts et de cimetière. On se laisse happer par la bande son qui prend forme au fur et à mesure et l’originalité des titres et réflexions existentielles qui infiltrent le texte.
Le narrateur ne sait plus qui il est, comment il est arrivé là où il est, pourquoi il se serait comme évaporé… «J’ai l’impression qu’on a effacé mon identité et que quelqu’un a comblé le vide ainsi laissé avec le monde, son histoire, ses agacements, sa nostalgie, son désir d’équilibre… Une question se pose : dans quel but ?». Seuls quelques modestes fragments de ce à quoi aurait pu être sa vie subsistent (à l’instar du sourire de Soley) et des feuilles griffonnées à partir des choses entendues ici et là, tels des hiéroglyphes de son existence et dont il serait l’auteur malgré lui. «C’est tellement éreintant de tout ignorer de soi». Face à lui un «chauffeur barbu titulaire d’un permis de transports en commun qui lui permet de [se] trimballer entre les mondes, les époques et les degrés d’existence». Un pied de nez permanent à «la distance : l’autre nom de la mort».
Toute une série de personnages admirablement reliés les uns aux autres («j’avais l’impression que le destin nous avait réunis pour que nous puissions nous sauver mutuellement»), sont là et bien là pour prendre le relais et nous en dire plus sur ce qui constitue cette saga familiale de 120 ans. Pour aussi rendre compte d’une pluralité de points de vue, avec un subtil procédé narratif qui permet de faire vivre «toutes les époques en même temps». Et si tout ça concourait à la fabrique d’une «symphonie de destin»? Un dialogue incessant s’opère entre le monde des morts et celui des vivants, «étant défunt, mon rôle est de poser des questions, étant vivant, le tien est de chercher des réponses».
Et l’amnésie de notre cher protagoniste opère à sa façon, elle pourrait même lui jouer des tours d’autant si les sentiments s’en mêlent, lui qui aimerait tant donner le change à ces personnes qui semblent si bien le connaitre : «Tu étais censé entrer dans la lumière qui fend les ténèbres, puis te réveiller, parfaitement amnésique dans cette église, de manière à ce que ni toi, ni tes souvenirs, ni ta vie ne viennent colorer les événements que tu devais relater. Tu étais censé être une perception plutôt qu’une conscience. C’est un échec. Au lieu d’être effacés, tes souvenirs reposent dans les profondeurs de ton être comme une douloureuse nostalgie».
J’ai fort apprécié ce tressage haute couture d’histoires dans l’histoire que JKS n’aime rien tant nous conter avec toujours une délicate attention de ne pas perdre son lecteur («ce qui compte, c’est de continuer les histoires que vous avez commencées»), de le faire arpenter avec lui ces paysages et histoires de famille sans pareil, et reconstituer ainsi les pièces de cette mémoire à trous. Et l’espace de ces histoires, l’espace de ces paysages, le temps s’étire délicieusement.
Tout comme dans Mon sous-marin jaune, où le narrateur s’apprête à rentrer en interlocution avec Paul McCartney, celui de Ton absence n’est que ténèbres est toujours sur le point de rejoindre une fête «à laquelle sont conviés tous ceux qui comptent, vivants comme défunts». Mais on ne semble jamais y arriver : cet horizon est si proche, plus on le touche, plus il se dérobe.
Jón Kalman Stefánsson déploie une écriture évocatrice hors pair, c’est aussi un écrivain des mirages qui s’amuse de la vastitude du monde («ce qui échappe à notre entendement rend le monde plus vaste»).
Une écriture si particulière qui confine au sublime et un roman qui laisse décidément des traces, de bien précieuses traces.
«Le destin – nous le façonnons en vivant.
Il est le tissu des dieux.
Ou la flèche aveugle du hasard»
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À tire-d'aile
de Pierre Coran (texte) & Dina Melnikova (illustration)
Editions cotcotcot
collection Matière vivante
livret jeunesse poétique
«Tu as de la chance ma demoiselle, je protège les libellules»
Après les sublimes livrets, De la terre plein les poches de Françoise Lison-Leroy et Matild Gros, puis, Larmes de rosée de François David et Chloé Prince, voici le troisième opus de la collection Matière vivante qui rejoint admirablement bien le projet éditorial singulier des éditions Cotcotcot.
Un sublime titre, une illustration en première de couverture non moins sublime, voilà qui est plein de promesse. Le petit livret fonctionne en plein pour susciter l’émerveillement. Pour ce faire, une libellule s’en donne à cœur joie, elle se perd dans une maison, mais rien de grave, elle est bientôt libérée. On va d’une page à l’autre, en suivant les battements d’ailes de notre insecte à trois paires de pattes et deux paires d’ailes transparentes-ou-presque à nervures. Après la maison, c’est dans les nénuphars que demoiselle verte se perd. Tourbillonnante, elle va et vient délicatement, nous invitant à la chercher, nous invitant à notre tour à être plus aérien, à célébrer cet instant suspendu.
C’est tout un jeu de couleurs et de motifs qui se déplie à partir de cette respiration odonatologique, la poésie se démarque en petites grappes de mots, quand les illustrations se jouent des lumières et viennent s’arrêter sur l’ondoiement de la nature, qui des nuages, qui des bois. Des petits morceaux s’échappent, comme pour rappeler les porosités entre ce petit être et la nature environnante, à l’instar des fougères et des ailes, parées en gravure, qui se mettent à se ressembler. On referme le livret en étant nous aussi plein de gratitude pour cette invitation à s’emparer du moment présent. Une poésie colorée de l’éphémère que le lecteur se doit de prolonger en parcourant, et re-parcourant ce bien bel objet.

Le feu extérieur
d’Adrien Lafille
Editions Corti
Roman
«Les endroits font les personnes»
Il y a certaines écritures contemporaines qui laissent parfois le lecteur un peu dubitatif, il y en a d’autres qui viennent vous magnétiser. Le roman d’Adrien Lafille appartient à mes yeux à cette seconde catégorie. En le lisant, on pense tour à tour à l’écriture de Laura Vasquez (dans La semaine perpétuelle), de Perrine Le Querrec (Les pistes), de Jules Pétrichor (Minuit sur le monde), de Bérangère Cournut (Zizi cabane) ou encore à celle d’Antonio Lobo Antunes (La dernière porte avant la nuit). L’écriture nous fait entrer dans un univers si particulier, assortis de détails propices à se créer des images mentales, et où l’on devient vite familier des lieux parcourus, aussi étranges soient-ils. Assurément, ici, «l’histoire est un endroit» comme il est précisé à la fin du livre lorsqu’une cartographie des lieux est proposée. Il y a des éléments repères, fixes (la maison, le centre commercial, le lotissement, la plaine, la colline, le banc, l’impasse), et d’autres plus labiles (la tour, le visage de la statue, le toboggan, les veines, le chant des loups), qui jouent avec les perceptions du narrateur («Les choses apparaissent parfois lorsqu’on a le dos tourné, disparaissent lorsqu’on les regarde, tout va très vite» ; «Les vraies différences se font dans ce qui ne change pas»), comme si les choses s’absentaient à leur état («rien ne peut rester longtemps ici» ; «les choses se fondaient dans les choses» ; «parfois, j’essaye de voir la nuit mais je n’aperçois pas sa matière»). Il y a aussi quelques personnages marqués pour la plupart du sceau de l’éphémère (le père, la mère, la sœur, le petit frère, les grands-parents, mais aussi Mag, Gary, June, Jen, Line-qui-n’est-pas-Line, Iris et Igor). Il y a aussi des sons récurrents, grésillement, sifflement, les effets notoires de la lumière au point qu’il vaut mieux dormir le jour. Et les couleurs qui survolent le texte, le rouge de la rouille, le bleu du moteur et le gris.
Adrien Lafille nous convie à une sorte d’Urbex, d’exploration urbaine d’une ville arasée et repliée («les fenêtres fermées montrent plus loin que le lointain» ; «dans cette ville, on tourne autour de l’eau pour la faire rester dans son trou, quelqu’un le fait une fois par semaine, toujours la nuit, toujours en secret») qui se meurt (le hangar désaffecté, la casse, une ville à ce point silencieuse que les semelles résonnent), mue en un gigantesque mécano qui grésille durablement (les vis, les boulons, les pylônes et le pouvoir de la rouille qui «contient le poids qu’elle a mangé»), le tout maintenu éveillé que par quelques artefacts comme l’événement organisé autour de l’énorme poisson-chat, comme le passage secret des buissons.
«Chaque jour est pareil que chaque autre» et en même temps, pas tout à fait, de subtiles variations font irruption («les nuits s’étendent et changent tout doucement»), tous comme les reflets dans ce monde du «Feu extérieur» ne sont pas tout à fait des reflets.
On a parfois l’impression, tout comme le narrateur, d’être mené en bateau. Reste que se perdre avec lui dans les méandres de ces lieux et non-lieux, embarqué dans l’enchainement de ces images et vibrations improbables fait partie intégrante de l’expérience de cette lecture insolite. Une écriture pleine d’éclats.

Géographie de l'amour - Une autre histoire du bon Samaritain
de Marie Grand
Editions du Cerf
essai
«Rembrandt a choisi de nous montrer ce moment précis où l’hôtelier prend le relais du bon Samaritain, où l’acte de charité se continue tout en se métamorphosant»
Marie Grand est agrégée de philosophie, enseigne en classes préparatoires et est directrice du Collège supérieur de Lyon. Elle nous propose ici pour son premier livre de revenir sur la parabole du bon Samaritain en décortiquant un tableau de Rembrandt (Marie Grand amplifie ce tableau en convoquant d’autres représentations de Rembrandt, notamment les eaux-fortes qu’il a produites sur le même sujet) et les différents étages qui le structurent. L’intention est très clairement revendiquée, elle prend le parti de réhabiliter la figure de l’hôtelier qui est souvent peu pris en compte, à l’instar des représentations picturales du même thème proposées par Van Gogh ou encore Delacroix, lesquelles mettent plutôt au centre de leur composition la rencontre du bon Samaritain et de l’homme blessé.
Revenir sur la chaine d’interdépendance et de complémentarité qui relient les différents acteurs du tableau (les 7 personnages qui le composent) permet à Marie Grand de revenir pied à pied sur le texte du bon Samaritain en décomposant ce que fait faire la charité, en insistant sur la nécessité de s’approcher à la fois de tout homme (constitue sa première partie, autour de la figure du bon Samaritain) et de tous les hommes (constitue sa seconde partie autour de la figure de l’hôtelier), ce qui la fait s’inscrire dans une dialectique autour du proche et du lointain et de la nécessité de voir converger ces deux voies vers une forme d’unité continuée en acte («il arrive que ces deux dimensions de l’amour ne s’harmonisent pas ; pourtant elles se conditionnent et se corrigent réciproquement»). Positionnant assez rapidement la phrase, hélas toujours tronquée, prononcée par Michel Rocard (on pense aussi au petit texte de Pierre Tévénian et Jean-Charles Stevens, «On ne peut pas accueillir toute la misère du monde – en finir avec une sentence de mort»), Marie Grand discute, «devant le vertige des grands nombres» de la question du changement d’échelle, de l’extensibilité «du domaine de l’amour» et de l’opportunité de trouver des relais institutionnels pour exercer en plein la solidarité.
A cet endroit, peut-être trouvons nous l’exposé comme prenant par trop des accents de plaidoyer en faveur du recours inconditionnel aux institutions («L’institution participe donc du juste rapport à notre prochain et, aussi étonnant que cela soit, on peut la considérer comme un lieu d’amour»), quand bien même une critique des excès possibles de l’institution est esquissée, à l’instar de ce qui est développé autour de l’exemple d’ORPEA ou de la réserve énoncée comme suit «ce livre ne prétend pas défendre le contenu des institutions mais leur nature et leur existence, c’est-à-dire, ce qu’elles nous promettent en tant qu’institution». A n’y prendre garde, cette défense pourrait prendre des allures de prophétie autoréalisatrice, «Il nous faut davantage d’institutions et de meilleurs, davantage d’hôteliers et de meilleurs» ou encore «seul un surcroît d’institution peut guérir l’institution de ce risque qui structurellement la guette» comme pour lutter contre ce que François Dubet appelait déjà en 2002, «le déclin de l’institution».
On prend plaisir à retrouver plusieurs références relevant de la philosophie de Ricoeur (la relation longue, le socius), Levinas (le tiers exclu) ou encore de la pensée de Martin Luther King mais aussi, la référence appuyée à la sollicitude, au souci, au «faire attention» («Nous ne mesurons pas toujours combien nous frôlons en permanence les autres. Ils ont cuit le pain que je mange, se sont levés tôt ou couchés tard pour que j’aie accès à tel service, ont contribué à forger en moi cet individu capable»), même si en la matière les théoriciennes du care auraient gagné à être convoquées.
Un des intérêts de la réflexion portée sur cette représentation et ce texte ancien réside aussi dans cette volonté de poser quelques rappels d’actualité, à l’instar des enjeux du défi autour de l’anthropocène : «Notre manière d’habiter la terre ici et maintenant conditionne par exemple la manière dont d’autres y vivront dans deux ou trois générations».
On pourra avec profit prolonger les enseignements de ce texte en relisant deux livres de Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, trois essais de sociologie de l’action mais également, La souffrance à distance, morale humanitaire, médias et politique.
A propos des écrivains, Isabelle Sorente introduit deux catégories, les auteurs peintres et les auteurs musiciens ; il peut s’en aller de même s’agissant des philosophes écrivains, et dans ce cas, Marie Grand peut être classée sans conteste comme une philosophe peintre. L’intérêt de ce livre réside dans sa capacité à traiter en philosophie (coupant court au malentendu qui consisterait à ce que le contenu soit traité en théologie, ce qui n’est pas le cas) le programme énoncé dans son titre, soit dresser une forme de cartographie de l’amour à partir de l’exemple du bon Samaritain.
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Les chaînes de Markov
de Noham Selcer
Editions Gallimard
roman
«Une histoire d’amour s’apparente à une promenade au bord d’un précipice».
Eve et Ezra sont à peu près différents sur tout, ils ne viennent pas du même milieu, n’ont pas baigné dans la même éducation religieuse, l’une s’intéresse aux lettres, quand l’autre se passionne des mathématiques, et plus singulièrement, de la Chaîne de Markov («toute observation minutieuse d’un instant présent dans sa complexité révèle à l’observateur attentif les désastres à venir»). Et en même temps ils s’aimantent l’un l’autre irrésistiblement, font montre d’un profond respect l’un pour l’autre, naviguent entre «l’amour parce que et l’amour malgré». Noham Selcer nous trimballe dans les arcanes du couple, dans les frottements du couple, dans la psyché de Noham (malicieux passage où l’on entend le moi du narrateur s’épancher), d’une famille à l’autre, de Besançon à Montpellier. On suit pas à pas l’évolution de leur relation au gré de leurs escapades, de Fécamp à Carentan, jusqu’à St Guilhem-le-Désert, d’une partie de chasse aux moucherons à un barathon, en passant par une expo de photo à Arles. Du couple passionné au couple fonctionnel, de leur emménagement à leur décohabitation, à la recherche de leur «point absorbant», de l’«état stable du temps». Mais Eve et Ezra peuvent-ils défier durablement la dynamique des dégradations successives promises par la Chaîne de Markhov ?
D’autant qu’Eve reste sujette à une «mélancolie vertigineuse», une «sorte de vertige de chagrin», ce type de tristesse dont on hérite (ici de sa grand-mère) on sait pas vraiment pourquoi et surtout sans l’avoir demandé : «ces moments que je redoute où ses yeux verts s’activent, brillent et captent toutes les lueurs les plus tristes».
Noham Selcer fait passer les différents événements de la vie du couple à la moulinette de la Chaîne de Markhov. En bon prof de maths qu’il a été, il nous en ferait presque aimer ces logiques. Ces passages, parfois enchâssés dans de délicieux dialogues, sont particulièrement désopilants. Tout comme les personnages hauts en couleur que l’auteur campe en second plan, que ce soit les sœurs d’Eve, les parents médecins «touristes de leur propre religion» qui ne jurent que par le tarama et les beaux-parents qui relèvent de la vieille noblesse, ou encore le consultant en la figure archétypale d’Olivier Blanchard (ces quelques croquis ne sont pas sans nous rappeler quelques bons passages de Leurs enfants après eux, quand Nicolas Mathieu esquisse une féroce critique du consulting).
Un vrai bon moment de lecture.
«J’adorais pourtant cet amalgame des âges et des époques, je fabriquais avec Eve jeune des scènes de nous-mêmes vieux qui n’avaient pas encore lieu, mais qui pourraient advenir, longtemps après la fin de la jeunesse, de la fête et de l’insouciance».

Terrasses - ou Notre long baiser si longtemps retardé
de Laurent Gaudé
Editions Actes Sud
Récit
«Y a-t-il un bruit que le malheur aurait fait en se levant et que nous aurions dû reconnaître ?»
Difficile est l’entreprise visant à ré-ouvrir cette fin de journée du 13 novembre 2015, tant elle est chargée en mémoire, en effroyable. Laurent Gaudé s’y attèle à partir de ce court récit qui se lit d’une traite. Il parvient à dépeindre un tableau d’ensemble en reprenant les séquences de l’avant, de l’après, son déroulé. En reconstruisant l’insaisissable des ambiances par petites touches, des destins pris «dans la course des jours». En reconstituant la bande-son à partir des multi-pistes de cette journée. Reprendre la géographie des lieux où «la mort a ralenti le temps». Rendre compte de l’inaperçu, «des petits gestes d’humanité», «la longue chaîne de vie qui se met en branle pour essayer de contrecarrer la mort». Comment on sort du témoignage, et ici on pense forcément à Vous n’aurez pas ma haine d’Antoine Leiris, pour aller vers un récit tendant vers l’universel. Ainsi l’usage d’une multitude de prénoms pour dessiner des silhouettes, entre l’anonyme et le personnel : « Une parmi tant d’autres. Peu importe mon nom, Lisa, Prune ou Leïla. Nous sommes tant». Les prénoms se démultiplient Gaëlle ou Gloria, Véronique ou Babeth, Quentin, Amélie, Guillaume, Karine, Evelyne, Gauthier, Pascal ; les professions aussi infirmières, ambulanciers, commissaires, pompiers, standardistes, médecins, femmes de ménage. Un individu collectif à qui il convient de reconstituer une histoire au pluriel pour sortir de l’épouvante de ce jour aux «rues éclairées par des gyrophares» et «où les trottoirs saignaient». «Terrifiés (mais) pas terrassés».
Laurent Gaudé scrute l’incidence du hasard – le hasard en majuscule – qui s’avance sur les vies (le choix de la chaise, «dos au bar ou à la rue ?» ; «une chanson au refrain effrayant « toi, oui… toi, pas…« » ; «à une seconde près, un centimètre près. Avoir de la chance ou pas» ; «la vie à pile ou face») et de cette chimérique uchronie, de cette impossibilité de suspendre le temps et de «tout recommencer».
Avec ces instantanés, on pourrait s’y perdre, mais non, quelques fils se retissent au fil des pages, ainsi la situation des jumelles qui se retrouvent à Paris, de deux amoureuses qui ont ce «plaisir d’emprunter des chemins de lenteur qui sont détours de pudeur et d’amour mêlés», les jeunes parents de Lila 2 ans qui se sont disputés avant.
Lors de pareil événement traumatisant, le temps fait difficilement son œuvre, à distance du récit des faits.
Avec l’épigraphe du livre, Laurent Gaudé se demande qui fait «le récit des âmes». Il se pourrait bien que ce travail incombe à l’écrivain et dans ce cas, travail du récit des âmes pour contrecarrer la perte des corps : Laurent Gaudé s’y emploie avec une grande justesse et sensibilité. Et de ces âmes en peine, il réalise un supplément de récit. Poignant.
«Il aurait fallu s’embrasser tout de suite. D’emblée. Voler notre baiser à tout ce qui va suivre».

Dans l’écho lointain de nos voix
de Brandon Hobson
Editions Albin Michel
Roman
« Mais lui aussi me trouverait changée – à moins qu’il ne m’ait vue grandir ? M’a-t-il observée durant tout ce temps comme le faisaient nos ancêtres, à savoir déguisé en animal ou en oiseau ? »
Ray-ray, jeune adolescent cherokee, meurt innocent sous les tirs d’un policier, laissant ses parents, sa grande sœur Sonja et son petit frère Edgar endeuillés.
Quinze ans plus tard, chacun essaie tant bien que mal de se reconstruire après cette tragédie : Maria, la mère, s’occupe de son mari Ernest atteint de la maladie d’Alzheimer, pendant que Sonja s’éloigne d’eux. Elle tente de remplir un vide en enchainant les relations avec les hommes. Edgar, lui, se perd dans la drogue, et sa compagne le quitte, le laissant plus seul que jamais.
Lorsque Maria propose d’accueillir un jeune cherokee en difficulté, Wyatt, dans l’attente de son audience au tribunal et de son placement, ils semblent retrouver leur enfant disparu : la musique et les rires d’autrefois remplissent la maison, et apaisent les cœurs de Maria et Ernest. Quelques jours avant le feu de joie organisé en hommage à Ray-Ray, la présence de Wyatt fait remonter les souvenirs joyeux de leur ancienne vie de famille. Maria ne rêve plus que d’une seule chose : que toute la famille puisse de nouveau être réunie pour honorer la mémoire du fils disparu.
Dans ce roman touchant, nous suivons Maria, Edgar et Sonja, dans leurs luttes personnelles, contre les autres, mais aussi contre leurs propres démons, depuis la mort de Ray-Ray. Pour les accompagner dans leur deuil, les membres de la famille Echota se souviennent aussi de leurs ancêtres, et des légendes cherokee, desquelles ils tirent de précieuses leçons de vie.
Brandon Hobson tisse avec brio plusieurs atmosphères successives, reflétant l’état d’esprit de ses personnages. C’est un roman choral profond et riche qui nous bouleverse.
« Ce fut une époque pleine de peur, mais nous ne l’avons jamais laissée nous ensevelir ».
Recension réalisée par Clarisse Lapotre, stagiaire à l’Esperluette
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Je vais entrer dans un pays
de Guillaume Marie
Editions Corti
«Il ne voyait rien d’autre à faire que suivre sa route».
Guillaume Marie travaille, à partir de ce court récit (80 pages), sur les tribulations de Benoît Joseph Labre, pèlerin contemplatif, mendiant du XVIIIème siècle, mort à Rome à l’âge de 35 ans et surnommé le «vagabond de Dieu». Cela peut paraître improbable d’enchainer avec cette lecture peu de temps après avoir lu En vérité, Alice de Tiffany Tavernier (ed. Sabine Wespieser) où il est aussi beaucoup question de portraits de saints. Cet homme dont il est fait récit à la troisième personne du singulier paraît trop sensible, trop intense, trop sombre, «on dirait sans doute aujourd’hui : dépressif» pour trouver une place acceptable dans la société, et sans grande envie de s’adapter à elle. Tant est si bien que pour s’extraire du monde, il n’a de cesse de chercher à intégrer un monastère, sans grand succès. Après avoir été éconduit plusieurs fois, il est même renvoyé de l’un d’eux, «à cause de ses peines d’esprit». Il se retrouve donc nomade, sur les routes, son itinérance se laissant guider par les lieux saints ou de pèlerinage, Lorette, St Jacques de Compostelle, Assise, Einsiedeln, Eisenstadt, entre sanctuaires à visiter et hommages à rendre. Il marche inexorablement, empruntant à Tobie, Diogène ou encore Angèle de Foligno cette poursuite de l’inaccessible. Le plus souvent ses chemins le mènent ou le ramènent à Rome («loin du monde mais au cœur de la ville»). Se fixant nulle part, il décide de ne plus se laver, «entre lui et le monde il y avait désormais une bonne couche de souillure», ce délabrement-dépouillement lui permettant de devenir cet anonyme qui se rapproche des mendiants, se frotte à la misère la plus crasse. Par ailleurs, «il aurait bien voulu que tout le monde le croie fou» comme pour apprendre aux autres à s’en éloigner, à s’en méfier. Comme pour pouvoir mieux être attentif aux petites choses du monde, «Il aimait les petites fleurs moches, les piquants des chardons».
A sa mort, la répulsion qu’il incarnait se retourne et il devient à son tour objet de vénération, les gens venant glisser dans les interstices du gisant qui lui est consacré toutes sortes de messages, gestes répétés qui finissent par opacifier la vitre de plexiglas qui le protège, façon de le rendre à son invisibilité.
Ce écrit nous fait entrevoir d’autres textes sombrement lumineux comme Bartleby d’Herman Melville, Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel ou encore Gueule demi de Benoît Reiss. Un récit d’une grande qualité littéraire qui déjoue les pièges de l’hagiographie.
«Il vivait à sa manière, il n’avait plus à se conformer aux autres».

Nonbinaires
de Martin Page
Editions Bruno Doucey
poésie
«nonbinaire
c’est un terme parapluie
un parapluie protège et accueille
le mouvement et la variété»
On retrouve l’auteur de Au-delà de la pénétration ou encore De la pluie, dans ce recueil engagé d’une cinquantaine de poèmes qui se déploient, tout en nuance, autour de la thématique de la non binarité. De la poésie pour dire les formes multiples de l’identité de genre («une personne non-binaire il n’en existe pas de portrait-robot (…) Notre vérité c’est la variété la profusion le fluidité»), une déambulation poétique et résistante contre toute forme d’idolâtrie de la binarité, contre «la tranquillité policière de ce monde» : «Ils nous ont appris à l’existence comme un interrupteur, ON OFF, éteint ouvert, un présent qui n’a que deux positions».
L’attention aux mots est une préoccupation majeure chez Martin Page et dès les premières citations, ça se confirme («Language can be life-saving» de Trévell Anderson ; puis l’auteur lui-même proclame «Je suis devenu écrivain pour déloger des mots en moi et en porter d’autres, c’est de la chirurgie en somme de moi et du monde»). C’est que l’enjeu est de taille, il consiste à défier la norme, «décloisonner la réalité, dénouer tout ce qui est figé» : «Il faut dire que remettre en cause la binarité c’est un truc à la Copernic, ça ne peut pas bien se passer». Martin Page qui se définit comme amab agenre, répète à l’envi que ce qui compte ce n’est pas tant de se tromper sur son pronom que «la douceur de la voix qui me parle». MP ne se fait pas donneur de leçon, «s’interroger libère, le point d’interrogation est une clé qui s’adapte aux serrures». Il insiste, «apprenons à écouter ce qui n’est pas prononcé», à inventer de nouvelles chorégraphies, «L’esprit doit danser pour se tirer de ses rails» ; «soyons des danseuses des danseurs dont le corps apprend la chorégraphie du changement» ; la poésie, tout comme la danse, se fait alors mode d’action.
La poésie de Martin Page s’abstient également de tout dolorisme, «la souffrance doit plus être notre respiration» ; «Pour nous, le réel est un ciel de plomb et nous travaillons à alléger nos pas. Et pour ça, les mots sont là, les mots et les mains. Les mains tendues n’ont jamais tort».
La reconnaissance de l’auteur envers toutes une série de personnes se décline dans la postface qui fait plusieurs pages (ça aiguise aussi notre curiosité, et je vais ainsi m’employer à lire Beyond the Gender Binary d’Alok Vaid-Menon), comme pour resituer l’importance de la gratitude mais aussi des ressources constitutives de cette réflexion menée poésie (com)battante.
Une poésie qui pulse et qui réveille.
«Nous inventerons notre manière
d’être désirable et d’aimer
le monde s’habituera
on lui façonnera des yeux dont il n’a pas idée».

Josette
de Clarisse Lochmann
Editions Versant Sud
album jeunesse
«T’as raison Clément, aujourd’hui, c’est Noël! »
On se souvient de l’album Fin d’été, paru en 2021, où Clarisse Lochmann illustrait le texte de Stéphanie Desmasse-Pottier. Il était question, comme le titre l’indique, d’une fin de vacances d’été, quand il faut tout ranger, fermer, mettre en pause, dire au revoir jusqu’aux prochaines vacances. Mais voilà que les parents organisaient un pique-nique impromptu et une nuit à la belle étoile pour prolonger encore un peu les congés.
Avec Josette, Clarisse Lochmann, (cette fois en solitaire), nous emporte à nouveau avec elle en vacances, et nous surprend de plus belle par sa poésie et sa fantaisie. Il n’est plus question de repas et nuit surprises, mais carrément d’imaginer noël en plein été ! Les joies des préparatifs, l’emballage de cadeaux improvisés, la convivialité d’un moment où la magie opère d’autant plus que tous sont surpris par cette initiative. Clarisse Lochmann nous narre cette histoire avec peu de mots, laissant la place à l’imagination des lecteurs. Ses illustrations aux contours flous, toute en clarté et transparence, viennent également nourrir cet imaginaire. Les couleurs chaudes nous font sentir les rayons du soleil sur la peau, la chaleur qui pénètre la maison. Pas de visage dessiné, des taches et des aplats de couleur qui se juxtaposent pour former comme un songe ou un souvenir quelque peu oublié, qui ne demande qu’à ressurgir.
Cet album, à coup sûr, pourrait bien donner des idées à plus d’un petit (ou grand !) lecteur.
«Eh Josette ! Pourquoi aujourd’hui, ça serait pas Noël ?»
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Une époque en or
de Titiou Lecoq
Editions L’Iconoclaste
«Le sens de la vie, ce n’était pas une formule magique ou le chiffre 42. (…) C’était simplement le fait d’avoir tissé des relations humaines, un réseau de connexion avec d’autres personnes qui l’ancraient dans le temps et dans l’espace»
Titiou Lecoq n’écrit pas que des essais féministes. Elle écrit aussi des romans, diablement bien. Il en va ainsi de son troisième roman, Une époque en or, qui dresse le portrait au vitriol d’une famille recomposée ancrée en plein dans le XXI ème siècle, ses canicules et incendies, avec à sa tête Chloé Berthoul, notre «humble narratrice», 38 ans, consultante en linguistique, qui se démène pour faire face à toute une série d’épreuves qui se présente à elle, un brin «poissarde».
Elle fréquente le club des Belles-Mères Anonymes (BMA) où elle s’épanche sur sa relation pas toujours facile avec Colette sa belle-fille. Elle aussi celle qui essaie de démêler le vrai du faux dans le roman familial. L’histoire se passe à Gabarny («on n’est pas particulièrement bien ici, mais on se console en pensant que c’est sans doute pire ailleurs»), on imagine la petite ville de province où tout se relie les fréquentations du portail de l’école, à celles du bar récemment repris par son compagnon Greg avec qui elle a eu un enfant Raoul. L’instit de sa fille Eva est devenue son amie proche. Les recompositions familiales aussi créent leur rapprochement, ainsi Damien, son meilleur pote mais aussi son «beaumi-frère», le père de Damien et la mère de Chloé ayant vécu ensemble lorsqu’ils étaient enfants. Dans cette famille aux ramifications complexes, la grand-mère maternelle La Mouche qui aurait pu s’appeler L’Araignée tant elle tisse sa toile, est la figure redoutée. Eminemment crainte («parler avec sa grand-mère, c’est l’équivalant de se masturber avec du papier de verre»), elle tient la dragée haute au maire de la commune, s’est illustrée en temps que proviseur, mais aussi pour son investissement au sein de l’action sociale de la commune. Elle est surtout celle qui tient à maîtriser un récit familial «acceptable» au point d’escamoter certains points de détail qui n’en sont pas.
Bien qu’extrêmement lucide sur sa condition («Je réfléchissais aux marges de liberté qui existaient dans ma vie» ; «Tu fais passer les émotions des autres avant les tienne»), Chloé est aux prises à un «océan de dépression» sans pouvoir en identifier la cause, la vacuité de son existence la pèse, le burn-out beau-parental y contribue. Chronique de l’oppression de la banalité du quotidien, semblable à celle rencontrée chez Claire l’héroïne du roman de Charlotte Milandri, Au sol.
Chloé cherche à trouver «ses tartines d’algues», une maison de campagne, bref un sens à sa vie. Mais voilà qu’un généalogiste successoral s’en mêle – et si c’était d’un trésor dont Chloé devait hériter plus que d’un chapelet de vieilles blessures familiales? – des voisins se font arrêtés (non sans nous rappeler L’Ami de Tiffany Tavernier) et elle repère dans la cage d’escalier, Lapouta, un jeune de onze ans qu’elle recueille chez elle pour le protéger des excès d’alcoolisation de son père. Elle reçoit également des menaces provenant d’un groupe de masculiniste présent sur la commune et répondant à l’acronyme de CUH (Collectif Uni des Hommes). Des événements qui adviennent, s’entortillent et font décoller l’ordinaire pesant de sa vie et les différentes couches de l’histoire familiale, pareille à la ville de Gaverny décrite comme «un environnement vivant réactif», «débordant par endroits, contenant des cicatrices».
Un roman engagé, qui s’aventure là où la fiction vient encapsuler le millefeuille des problématiques du temps présent (éco-anxiété, violences domestiques et sexuelles, cyberharcèlement), mais sans jamais se départir d’un ton mordant ni céder à la désespérance.
«J’étais héritière de tout ça, les merdes, la boue, les victoires, les défaites, les accomplissements»

Une île pour elle
d’Anne-Solange Muis
Editions Phébus
« A l’image des enfants qui campent dans leur jardin pour connaitre les premières ivresses de l’exploration, Louise rêvait de l’Ile aux Moutons pour découvrir le frisson du voyage extraordinaire. »
Quoi de mieux en effet que de tester la liberté, la solitude et l’isolement en partant pour l’été sur une toute petite île… presqu’en face de chez soi… et pourtant isolée de tout et habitée uniquement d’oiseaux ? Louise, 20 ans, géographe en herbe, rêve d’exotisme et d’îles lointaines. Mais démarrer par l’Île aux Moutons (à une vingtaine de kilomètres de Concarneau, où vit son père), c’est déjà beaucoup. Un confort spartiate (bougie, conserves, eau froide dans une bassine pour se laver), un téléphone qui reçoit uniquement les appels (celui de son prof, François, tous les jours à 19h, parfois celui de son père), les colonies de sternes et de goélands, et la mer tout autour, qui délimite son nouvel environnement. Lieu idéal pour se trouver, « elle le savait, là-bas, elle trouverait la paix, elle serait libre. » Anne-Solange Muis, en géographe experte, nous dessine un décor précis de cette île, de ces oiseaux, de sa végétation. Et puis, à petites touches, elle amène l’air vivifiant, la fraîcheur de la mer dans laquelle Louise aime se baigner. Ici, le décor est abrupt, sans fioriture, d’une grande beauté comme l’écriture, à l’os, d’Anne-Solange Muis. On s’y croirait. Sauf que cette île, synonyme a priori de solitude pour Louise accueille des touristes tous les jours (« la seule chose un peu regrettable, ce sont tous ces visiteurs qui vont et viennent »). Pas si facile de s’isoler. Et cette liberté que Louise pense avoir trouvée sur l’île se transforme en enfermement (« l’île me retient prisonnière ») quand elle apprend que son père est à l’hôpital, qu’une tempête se prépare et qu’elle ne pourra rejoindre le continent que lorsque le temps se calmera et que son prof aura trouvé un remplaçant pour compter les oiseaux.
Ce séjour sera bien plus qu’une parenthèse pour Louise. Il agit de même pour le lecteur.
Un court roman qui donne envie de voyager
« Raconte-moi ton île. C’est comment là-bas ? »

La première soeur
de Will Dean
traduit de l’anglais par Laurent Bury
Editions Belfond
Thriller
«Si vous parlez de quelque chose seulement à votre jumelle, cela reste un secret. C’est comme parler à l’autre moitié de vous-même».
Les relations gémellaires, entre jumeaux ou jumelles, passionnent et fascinent : est-il possible de partager toutes ses pensées avec un frère ou une sœur identique en tout point à soi-même, ou presque ? Molly n’a pas vu venir la mort de sa sœur jumelle, Katie. Elles sont nées à quelques minutes d’intervalle, et bien différentes. Katie est la sœur aventurière, extravertie, alors que Molly, anxieuse de nature, préfère la sécurité et la solitude. Mais lorsque Molly apprend que sa sœur a été assassinée dans son appartement new-yorkais, elle quitte Londres et s’aventure dans cette ville qui l’effraie.
Elle découvre la vie qu’avait adoptée sa sœur après son départ de Londres : son université prestigieuse, son charmant fiancé, sa meilleure amie qui l’accompagnait à toutes les fêtes. Pour Molly, quelque chose cloche dans ce tableau idyllique de l’étudiante new-yorkaise. Elle est prête à se mettre dans la peau de sa sœur pour tenter de résoudre le mystère de sa mort.
Nous avons affaire à un roman qui nous plonge dans les mystères des relations entre jumeaux. Quand Molly s’interroge sur sa sœur Katie, elle semble scruter son propre reflet. C’est sa propre personne et son identité en tant que «jumelle restante» qu’elle remet en question. Au fur et à mesure que le roman avance, et que les mensonges s’accumulent, le personnage de Katie prend en profondeur et en complexité. Le mystère devient de plus en plus total, jusqu’à ce que le lecteur lui-même ne puisse plus différencier les deux jumelles.
C’est un roman qu’on lit d’une traite, et qu’on relit même, pour tenter de percer tous les secrets et de décrypter les visages des deux jumelles. Souvent, les apparences sont trompeuses…
Recension faite par Clarisse Lapôtre, stagiaire à la librairie
«Elle était ma moitié ; c’est ce que disent les conjoints, mais ce n’est jamais vrai. Chacune de nous était vraiment la moitié manquante de l’autre».
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Les semeuses
de Diane Wilson
traduit de l’anglais par Hino S. Dufour
Editions Rue de l’Echiquier
« Je me suis abreuvée de cette photographie comme si c’était la dernière gorgée d’eau de ma vie. Elle était là au complet : ma famille. »
Avec ce premier roman, Diane Wilson, écrivaine d’origine autochtone, nous raconte l’histoire des Dakhota de 1860 à nos jours, et bien plus encore. Il s’agit tout à la fois d’une saga intergénérationnelle, d’un roman d’amour (à sa manière), d’une histoire de sororité, d’un manifeste écologique (comme souvent dans les romans publiés chez Rue de l’échiquier).
Dans cette œuvre se mêlent les vies de plusieurs générations de Dakhota, de Marie Blackbird, ou plutôt Zitkádansapa, à Rosalie Iron Wing, en passant par sa grand-tante Darlene Kills Deer. On traverse ainsi la guerre de 1862 qui a fait fuir, emprisonné, déporté et tué des milliers d’hommes et de femmes ; les pensionnats et familles d’accueils qui ont séparé, morcelé, brisé des familles d’autochtones ; la lutte pour préserver la culture dakhota et la nature.
En suivant surtout Rosalie, nous découvrons l’histoire d’amour qu’elle a vécue avec John, fermier blanc du Minnesota. Il s’agit surtout d’un compagnonnage maladroit entre deux être trop seuls, qui tentent de survivre. Ce qui les relie, mais va aussi finalement les séparer, c’est le lien que chacun entretient à la terre. Eux que l’histoire oppose se trouvent des ressemblances. Et le lecteur en trouvera d’autres, comme cette sauvegarde des graines de la part des femmes de la famille de Rosalie, mais aussi de la mère de John.
Si Diane Wilson, dans ses notes à la fin de l’ouvrage, nous dit qu’elle souhaitait aussi rendre hommage aux « hommes dakhota, qui ont souffert de ne pas être en mesure de protéger leurs familles », se roman est essentiellement porté par des femmes. Et c’est auprès d’elles que Rosalie puise sa force : son amie Gaby, sa voisine Judith, Ida, Darlene. Qu’elles soient de la même famille ou non, elles se comprennent et s’épaulent.
Enfin, c’est un magnifique manifeste écologique. La nature est présente à chaque page. Rude et malmenante par moment, lorsqu’il fait trop chaud et sec pour que les maïs poussent, lorsqu’il pleut à torrent, dévastant les récoltes à venir, lorsque la neige recouvre tout et qu’il faut lutter contre le froid. Mais elle est aussi source de vie et de beauté (les descriptions de forêts et d’oiseaux nous transportent). Rosalie sait, grâce aux enseignements de son père, ce qu’elle doit à la nature, l’équilibre entre tous les êtres à respecter. Elle qui aimait les bois et la nature sauvage, se découvre jardinière, à l’écoute des plantes qu’elle prend plaisir à faire pousser. Mais tous n’ont pas les mêmes idées et l’apparition de la société Magenta nous rappelle étrangement Monsanto. Comment préserver la rivière et les plans ancestraux ?
Une lecture qui nous amène à questionner notre façon d’habiter la Terre, notre manière de nous relier à la nature et de nous connecter aux autres.
« Trouve un endroit sûr pour faire pousser ces graines. Je ne sais pas quoi te dire d’autre. Aime-les comme tes enfants, comme tu aimes ton fils. »

Perséphone
de Benjamin Carteret
Editions Charleston
Roman
«Et je n’ai que trop vu toute ma vie des déesses sublimes, fortes et indépendantes, détruites et réduites au silence par une union écrasante. […] Je refuse que cela arrive, tu as trop à offrir au monde».
Koré, fille de Déméter, déesse des moissons et de la Terre fertile, a du mal à trouver sa place parmi les autres dieux et déesses de l’Olympe. Jeune fille timide, elle accompagne sa mère, envoyée pour transmettre les connaissances de l’agriculture aux mortels. Pourtant, elle-même n’a pas encore révélé son pouvoir et sa mission pour contribuer à l’équilibre divin. Elle grandit au contact des mortels, loin des richesses de l’Olympe, partageant sa gaieté en dansant et faisant fleurir la nature autour d’elle. Sa beauté et sa bonté lui accordent prières et sacrifices en hommage : elle devient vite désirable auprès des autres dieux. Déméter voit en Koré une jeune déesse liée, comme elle, à la Terre, à Gaïa. Elle doit donc être prévenue des dangers de leur sexe, face aux autres dieux, en particulier Zeus. Bien que déesses, elles restent des pions dans un système contrôlé par les dieux masculins. Déméter fera donc tout pour essayer de protéger sa fille Koré, future Perséphone. Cette dernière, de son côté, sera enlevée de sa terre mortelle et emmenée en un tout autre royaume…
Dans ce roman dense et puissant, Benjamin Carteret recueille les récits mythologiques antiques et met en lumière un point de vue féminin trop souvent oublié. Il montre la place des déesses de l’Olympe, leur jalousie et leur colère pour défendre un territoire ou un pouvoir, mais aussi la sororité et la bienveillance pour se protéger. Car en effet, les déesses sont vite réifiées, tantôt mères gestatrices, ou bien réceptacles de la colère masculine. Elles veulent reprendre possession de leur corps et de leur liberté. Elles veulent manifester leur pouvoir créateur, et devenir reines de leur propre royaume. Nous lisons une réécriture forte, féministe, sur le destin de femmes qui s’émancipent en utilisant leurs propres pouvoirs contre l’ordre patriarcal.
Loin des visions fantasmées de la mythologie grecque, ce récit est profond, parfois brutal, et ne nous laisse pas indemnes quant à l’injuste traitement des femmes dans l’Histoire. Nous lisons une réécriture mythologique précise, ponctuée de références qui nuancent à la perfection ce tableau antique.
«Mais Ciel nous a attaquées, Grande Mère. Prête-moi le Feu maintenant que je lui réponde. Cette fois nous ne resterons pas silencieuses».
recension réalisée par Clarisse Lapotre,
stagiaire à l’Esperluette

Au nord tes parents
d’Antoine Mouton
Editions La Contre Allée
«c’était ça la légende de la banquette arrière
c’était que tout mouvement se perdait dans
l’espace c’était qu’un jour tout finissait»
On retrouve Antoine Mouton avec un immense plaisir, après avoir littéralement adoré HKZ, le livre du revenir (paru aux éditions Ypsilon), découvert et emballé plus tard par Les chevals morts publié par les éditions de La Contre Allée. «Au nord tes parents» avait fait à l’origine l’objet d’une publication en grand format aux éditions La Dragonne en 2004, et c’est assez formidable qu’une seconde vie lui soit donnée 20 ans plus tard, au sein de la collection La Sente chez La Contre Allée.
On retrouve aussi cette forme singulière, dissidente des formes narratives usuelles, et qui porte à merveille l’histoire, un road-trip à l’accent particulier. On suit un enfant à bord d’un véhicule qui file à vive allure vers le nord. «Nulle part je n’étais chez moi sauf dans cette voiture derrière papa derrière maman». Son territoire la banquette arrière, le monde autour de lui reste flou «j’étais à l’arrière de la voiture et le ciel courait derrière moi le temps avec la route le jour la nuit les arbres», d’autant que son père refuse qu’il voit un ophtalmo. Un habitacle familial clos sur lui même et l’enfant seul, très seul, l’imagination dans les astres («on épingle les planètes dans nos têtes, tout un système solaire pour les jours de solitude). Le père, «un bonhomme sinistre» usine quelques pièces de forge, la mère prédit l’avenir aux gens.
Sauf que les deux points fixes qui sont ceux de l’enfant dans la voiture ne sont pas immuables, on comprend que la mère meurt d’un cancer. Et le père est pris d’une grande tristesse, au point de ne plus se donner «la peine de paraître vivant». Aussi, le «mouvement perpétuel» vers le nord, cette grande course de fond ne peut perdurer. La destination se fait alors plus incertaine d’autant que l’enfant est confié à un internat, à la recherche d’un autre bout du monde. Le monologue de l’enfant s’intensifie «ô maman maman pourquoi tu ne m’as pas dit que le nord c’était comme le reste c’était juste une destination juste un point sur terre qui tournerait toujours ?». Heureusement qu’il s’y connait en géographie des homophonies (messe, l’île, hellsinkiss, hamsterdamne) : «j’ai choisi l’île parce que l’île ça sonnait comme exil». Un chemin d’exil pour retrouver, orphelin, un peu de clarté. Une langue sans majuscule ni ponctuation, apnéique, qui accompagne magnifiquement ce trajet d’apprentissage.
«souvent on passe sa vie à ça
recoller les morceaux des amours qu’on n’a plus»