Votre libraire vous partage chaque semaine ses conseils de lecture et coups de cœur. Face à l’ immensité de choix qui s’offre à vous, constituez votre P.A.L et trouvez votre prochain livre de chevet ou une idée de cadeau. Nous pensons également à toute la famille avec nos recommandations spéciales jeunesse.
Et pour ne pas les oublier, retrouvez en bas de la page les sélections des mois passés.
# automne hiver 22/23
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Le roitelet
Jean-François Beauchemin
Editions Québec Amérique
«Mon frère devenait peu à peu un roitelet, un oiseau fragile dont l'or et la lumière de l'esprit s'échappaient par le haut de la tête».
On suit la narrateur, écrivain, sa vie ordinaire presque banale, avec sa femme Livia, son chien Pablo, son chat Lennon, sa Prius, leur potager qu'ils arrosent avec grand soin, leur feu de camp, leurs voisins coréens et la ferme de Madame et Monsieur Vermeulen. Et surtout son frère, à la chevelure indomptée, atteint de schizophrénie, imprévisible, inquiet (qui le somme de répondre à la question : «Pourquoi suis-je jamais heureux ?»), sensible au pépiement des oiseaux, adepte de poésie, travaillant un quart de temps dans une pépinière, qui pressent que sa voisine d'en face cherche à l’empoisonner et qu'un type le suit dans la rue. «Un homme à la tête pleine d'ombres et de secrets, mais au sommet de laquelle filtre un mince rai de lumière, un roitelet, qui plus douloureusement que les autres se trouble des transformations qui s'opèrent en lui». Ce frère dont le narrateur est «l'unique proche encore vivant». La seule personne surtout à pouvoir le comprendre et à le raisonner un peu. Ils partagent, sur un petit banc, des discussions métaphysiques, spirituelles, ce «débordement de l'âme qui (…) éclabousse (la) vie». Le narrateur essaie d'agrémenter la vie de son frère : «Je tente de mon mieux de faciliter cette joie entre mon frère et moi, de collaborer à cette fusion de deux esprits qui, malgré tout ce qui les sépare, s'étonnent au même moment de l'agitation du monde et s'émeuvent du bourdonnement de guêpe». Un plein de complicité et de tendresse fraternelles.
En lisant ce récit autobiographique, intime, structuré en 63 fragments, on pense, dans la façon des deux frères de se béquiller l'un l'autre à Jean-Luc et Jean-Claude de Laurence Potte-Bonville, dans la réhabilitation de la dignité du frère à Mes fragiles de Jérôme Garcin, à la modestie qui irriguent le journal de Charles Juliet, à la contemplation des oiseaux et la connivence entre les deux frères de Yoko Ogawa avec Petits oiseaux ou encore à certaines vignettes détonnantes de Schizogrammes d'Emmanuel Venet. C'est dire combien on aime Le Roitelet et à quel point on est pressé de se familiariser plus encore avec d'autres textes écrits par Jean-François Beauchemin.
Une écriture qui rend possible, puissamment, l'émerveillement. Un enchantement.
«Il n'est pas rare que les mirages débordent dans la sphère du monde physique. Le réel, c'est parfois un truc très imaginaire».

Le sorcier blanc
Mathieu Vivion
Editions du Panseur
«Dès le début, il ne demandait pas grand-chose. Être quelqu'un n'était pas grand chose. Mais ce peu était déjà tant pour lui».
On est au Burkina. Ils font du foot au centre du village, autour d'un arbre, deux bouteilles en guise de cage et des délimitations à la craie. Il y a surtout l'Espagnol, dribbleur hors pair et le Burkinabé gardien de but, comme deux frères, qui sortent du lot. Anonymes dans leur biographie, singuliers dans leur style, ensemble dans leur persévérance. Ils espèrent «ajouter (leur) nom à la liste des étoiles brodées d'or susceptibles un jour de briller». Invisibles restent-ils sauf quand les observer présente un intérêt financier à la clef. Le processus de détection des talents passe par l'entremise du roi Georges à la montre qui fait rêver et son affidé le Sorcier Blanc à la capuche blanche. Le test a lieu. Les deux frères sont séparés le temps d'un match dont les retombées attendues se confondent avec la promesse d'un passeport et d'un grand départ pour l'Europe, «leur propre quête de frontières à dépasser».
Le Sorcier Blanc incarne, et avec lui, le bruit de la semelle de ses chaussures, la domination et fait montre d'un redoutable mépris : «A dire vrai, lorsque vous parlez, c'est moi qui parle. Je parle. Je parle à votre place, car personne ne vous entend. Parce qu'il n'y a personne pour vous entendre. Personne pour se soucier. Et c'est tant mieux. Je vais vous dire : c'est tant mieux pour vous. Pour vous les ingrats». Et souhaiterait qu'on le respecte, lui qui sait, qui agit pour leur bien. C'est sans compter que les apprentis footballeurs savent faire équipe autrement que sur le terrain. Mais logique implacable oblige, si ce n'est pas eux, d'autres prendront leur place.
Il ne leur reste plus qu'à reprendre la route, encore et toujours, blessures en bandoulière : «C'était le soir et c'était le matin, c'était même toutes les minutes d'un jour quelconque et sans fin. C'était la route qu'ils empruntaient et qui, sans la moindre surprise, ne les mènerait nulle part» ; «L'important était de partir, de franchir la frontière à leur tour, qu'importe l'illusion, ils pensaient s'être joué des illusions». Les désillusions ne sont jamais très loin quand l'espoir tient au seul train d'atterrissage d'un avion.
Récit tragique et percutant, servi par une langue qui ricoche.
Une nouvelle fable, tissée sur le terrain du football et de ses dérives à l'instar des nouvelles formes de traite humaine, proposée par les éditions du Panseur, qui poursuivent avec dextérité leur petit bonhomme de chemin.
«Un arbre. Une mère
Un lampadaire. Un père
Un frère. Une famille
Un but. Une équipe
Un ballon de football. Un rêve»

Corps vivante
Julie Delporte
Editions Pow pow
roman graphique
«Un jour, j'aimerais également pouvoir revendiquer la lesbienne bancale que je suis».
Ce roman graphique retrace l’histoire de la sexualité de l’autrice, une «lesbienne tardive». Des relations sans désir, des rapports sans envie et pourtant avec orgasme, des rapports non consentis («violée par mégarde»). Puis vint un questionnement : une autre sexualité, non dictée par la société («je trouble la norme»), est-elle possible ? Et de multiples questions se déversent : suis-je devenue lesbienne ? L’ai-je toujours été ? Ai-je du désir pour les hommes ? Pour une femme ? Pour toutes sortes de femmes ? Suis-je légitime si je me considère et me revendique comme lesbienne alors que j’ai aimé des hommes ? («J'ai eu peur de devoir performer quelque chose pour être acceptée parmi elles»). Doit-on forcément avoir des envies sexuelles (on rappellera ici que Julie Delporte est aussi l’autrice de La décroissance sexuelle, aux éditions l'Oie de Cravan) ? Pour enfin se réconcilier avec elle-même.
Au fil des pages, Julie Delporte nous livre son cheminement, comment elle tente de prendre soin d’elle, de s’aimer telle qu’elle est, avec ses doutes et ses traumas. Elle nous parle aussi des figures qui l’ont aidée dans ce lent parcours (Chantal Akerman, Tove Jansson, Monique Wittig, Courtney Barnett).
Ses mots viennent toucher au sensible, aux sens, à la sensualité parfois, à l’organique souvent. Et ses illustrations démultiplient encore ces confessions de l’intime : quelques scènes de film, des portraits (souvent de femmes inspirantes), des objets épars, fragments de tissus, et surtout des plantes, animaux marins et minéraux. Tel un herbier (superbe reprise d'une peinture de Georgia O'Keeffe en quatrième de couverture) qui nous donne envie une fois lu de reprendre le livre au début pour prendre le temps cette fois-ci de détailler, s’enivrer des couleurs et senteurs qui semblent se dégager de chaque dessin. Pour ne rien gâcher, des notes en fin de livre nous permettent de mieux comprendre chaque illustration (« la libellule est morte dans ma voiture.», «scène de Jeanne Dielman», dessin inspiré de l’œuvre de Riva Lehrer», «Algues et roches photographiées à Maria»…)
Un livre qui se lit, se regarde, se savoure. D'une très grande honnêteté.
On ne saurait vous recommander, en guise de prolongement, d'écouter le podcast de Charlotte Bienaimé, cf.
https://www.arteradio.com/son/61675404/nos_desirs_font_desordre
«J’ai voulu être une lesbienne avant d’avoir du désir pour les femmes. Et avant de tomber amoureuse de l’une d’elles. La voilà, mon histoire.»
Elaine
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Les heures abolies
de Lou Darsan
Editions La Contre Allée
roman
«La nuit nos corps n'ont plus de frontières, peut-être que ce sont les heures qui sont abolies et que l'on ne distingue plus le corps des heures».
On se souvient, presque comme si nous l'avions relu hier, de l'Arrachée belle de Lou Darsan, un écrit qui reste donc. C'est peu dire qu'on avait hâte de lire son second roman.
Avec ce nouveau texte, on suit un couple qui trouve refuge dans le nord du Nord, dans la fixité du chalet que leur a confié Sacha, pas tout à fait au milieu de nulle part. On va suivre, au gré du changement de saisons (Estivales, Automnales, Hiémales, Vernales constituent les quatre parties du livre), au gré de «la transition si douce entre l'aurore et le crépuscule», la variation des paysages qui l'environnent et ceux, en surcouche, qui peuplent son imaginaire ou convoquent des souvenirs («les jours et les lieux s'emmêlent» ; «l'archipel des réminiscences»). C'est que la narratrice, à l'aide de petits carnets, consigne au quotidien les petits détails et brouillonne habilement cette «procession de paysages». Le tout avec énormément de poésie («j'orchestrerai la mutation de ce paysage en poèmes») : «Je me déploie en filaments de brume sur la cime des mélèzes centenaires».
C'est d'abord en couple qu'elle fait cette expérience de retrait, avec de magnifiques passages sur la cristallisation de leur complicité («le havre de nos corps m'a appris que nous pouvons être fauves sans nous déchiqueter, mélanger nos pelages et nos haleines sans nous battre pour nos territoires» ; «nos rires qui rebondissent sur les arbres illuminent le jour»). Avant de déployer l'expérience en solitaire ou presque : «La forêt habite mon corps et mes mots, mais quelque chose d'autre s'y mêle, qui n'est ni mémoire, ni brûlure, ni lumière, une force qui pulse et vibre, qui vrille les tympans quand elle s'extirpe de moi».
Sur le fil de la mélancolie et de la fragile dilatation du temps, elle nous décrit avec une grande acuité, les silences de la nuit et toute une série de «moments éphémères» et «gestes infimes» de ce quotidien fait de contemplation de la nature et de ré-oxygénation de soi.
Comme un prolongement incarné de l'Arrachée belle, ce récit poétique nous fait penser à La sauvagière de Corinne Morel-Darleux pour ses accents oniriques, à Encabanée de Gabrielle Filteau-Chiba pour l'exploration de soi et à S'enforester d'Andréa Olga Mantovani et Baptiste Morizot pour la dimension picturale de l'écriture et pour l'incrustation prolongée du blanc dans les paysages.
Une écriture très visuelle, tout en augure, comme le vol de profil des pélicans. Avec quelques judicieuses esperluettes et parenthèses (loge du ressenti) disséminées ici et là.
Un livre paysage. On adore !
«Je suis éphémère et je ris, car je sais que je pourrais vieillir ici, entre la forêt et le sel, être refuge et réfugiée sans me perdre ou me dissoudre».

La fille du chien
de Perrine Le Querrec
Linogravure de Laëtitia Gaudefroy Colombot
Editions Les lisières
poésie
«le chien saisit
au vol les mots
court les enfouir
au chaud humus».
Perrine Le Querrec s'est fait connaître avec des textes engagés, enragés parfois, on pense ici aux Alouettes (éditions d'En-bas), Feux (Eds Buno Ducey), mais aussi Le prénom a été modifié et Rouge Pute (La Contre-Allée). On avait aussi beaucoup aimé (et chroniqué) Les trois maisons (éditions d'En bas). Elle sort en ce début d'année trois publications, Warglyphes (aux éditions Bruno Doucey) et Les mains d'Hannah (Tinbad). C'est La fille du chien, recueil de poésies sorti le 6 janvier qui va nous intéresser ici.
Les mots inscrits en toute fin «trouver l'écriture canine, donner sa langue au chien» laisse imaginer de quoi il est question. On suit le compagnonnage entre la fille et le chien Bali et l'exploration d'un ils («elle et le chien»), telle une communauté de présence, («seuls et ensemble, la fille et le chien étendus sous les palmes monumentales de la fougère»), d'expérience («Au retour sur leurs épaules, la pluie pèse des kilos») et de silence («elle qui parlait souvent, avec de vastes gestes d'air de lumière de chair, rétrécit le mot, jusqu'à la trace, seul os, maigre, du dialogue»). C'est en suivant «le fanion canin», qu'on se rend compte que lorsqu'elle «ignore les recoins du monde», «se garde de donner des réponses», le canidé «éclaire» et «guide».
La présentation du texte fait ressortir, à la suite de chaque fragment, quelques mots clés, non point un résumé, juste des mots qui musicalement accolés dessineraient presque l'esquisse d'un haïku.
Le recours à une forme poétique épurée permet de débusquer, «un pied dans le paysage», ce qui rassemble, ce qui se ressent en commun hors de toute phraséologie écrasante («tout ici est extrait de la caverne de l'imagination»). Ce qui nous relie, ou autrement formulé et pour paraphraser Baptiste Morizot, nos manières d'être vivants, et comment cela nous ressert.
Et les lignes de partage de se brouiller : «par mimétisme (elle) se transforme», «elle respire comme le chien». «Qui modèle qui ? », «question marteau, jappements de la raison».
La thérianthropie est aussi une poétique.
A noter que Perrine Le Querrec est invitée par l'Esperluette le 10 février prochain.
«De son bâton,
elle zèbre zèbrure l'ordre du monde
la parole arrive jamais ne parlera
elle – bâton zèbre zèbrure».

Mademoiselle Else
de Manuele Fior
Editions de Futuropolis
BD
Superbe réédition (la première datait de 2009)
«Je sens le regard de Dorsday sur ma nuque, à travers le châle».
Il y a d’abord ce joueur de tennis, prenant toute la page, puis apparait une jeune femme, puis une autre. Quelques paroles policées échangées et seulement ensuite le décor. Plongée dans le milieu bourgeois de la fin du 19ème siècle, dans un palace du nord de l’Italie. Dans cet univers empli de convenances et de conventions, Mademoiselle Else tranche. Surtout lorsque l’auteur reprend le monologue intérieur déjà si bien écrit dans le court roman d’Arthur Schnitzler (1924) et l’étoffe de ses dessins. Cette jeune femme de 19 ans, à la chevelure de feu (telle de nombreuses effigies de l’Art Nouveau), a conscience des regards lascifs des hommes sur elle et ne sait qu’en faire. Elle perce l’hypocrisie de ce monde tout en en étant prisonnière. C’est que sa mère lui réclame de l’argent pour son père et Mademoiselle Else se voit contrainte d'en faire la demande à Dorsday. Celui-ci en profite pour réclamer de la voir nue. Pour représenter l’ambiance tendue et la séduction toujours présentes, Manuele Fior s’inspire des peintures de Klimt : les silhouettes allongées, le port altier, la coiffe vaporeuse. On peut aussi y voir du Schiele dans les mains noueuses et certains visages déformés, du Toulouse Lautrec et ses femmes nues du Moulin Rouge, du Millais et son Ophélie flottant sur l’eau. Du côté des auteurs, nous faisons des ponts avec les récits de Stefan Zweig. Nous voyageons ainsi au cœur de cette fin de siècle. Mais surtout, dans les pensées de Mademoiselle Else et c’est bien cela le plus important. Comment sauver son père, trouver sa place, garder la face, sans devenir folle ?
Une grande BD qui donne envie de lire la nouvelle, la tête déjà peuplée du personnage de Mademoiselle Else.
«Je suis née pour une vie insouciante».
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La fête à venir
de Sylvain Levey,
Editions Rue de l'échiquier
Collection Le don des Nues
«Nous sommes des oiseaux de passage»
Un trio d'ado nous entraine dans leur fougue en plein cœur de l'Auvergne.
Une sorte d'illustration frondeuse de l'essai de Benoit Coquard, Ceux qui restent, faire sa vie dans les campagnes en déclin.
Il y a Chloé bien seule au milieu de ses camarades au masculin du lycée agricole, sans grand intérêt, hormis Arès le nouveau, à l' «allure d'oiseau tombé du nid» et Donavan le souffre-douleur. Ils n'ont que 17 ans mais attendent si impatiemment leurs 18 ans. Ce monde d'après qui ne leur appartient pas encore. Et dans cette attente, un bouillonnement : «Il faut que je réchauffe la sève des arbres. Il faut que je dévore le ciel».
Tous trois à leur manière ne veulent pas se conformer aux trajectoires toutes tracées qui les assignent. L'espace d'une virée, ils s'autorisent ainsi à mettre entre parenthèses le cours normal des choses («soyons anormaux»), à s'arracher de ce sérieux du quotidien qui les contient, de cette pesanteur du carcan familial et scolaire et de ces jugements des «autres (qui) décident à ta place». D'où le surgissement de cette exhortation rageuse «Soyons ce que les autres pensent qu'on ne peut pas être».
La fête éphémère ne tient pas à grand chose, un scooter, une enceinte Bluetooth, une course à travers champ et c'est peut-être pour ça qu'elle est sublime. Audacieux et fiévreux instants de célébration de la vie.
«Il me faut inventer des rivières et plonger dedans.
Il me faut tendre un fil entre le monde et moi.
Il faut que je bascule dans mes rêves.
Il me faut la vie et bien plus».

Les mangeurs de nuit
de Marie Charrel,
Editions de l'Observatoire
«Si elle survit, si les flots sauvages n’engloutissent pas son corps, la fille qui se relèvera de cette attaque ne sera plus complètement humaine. Un peu de l’ours sera entré en elle : une créature à mi-chemin, ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes.»
Les danseurs de l’aube, de la même autrice, nous avaient transportés de la seconde guerre mondiale à nos jours à travers l’Europe, tenus par le duende des danseurs de flamenco. Les mangeurs de nuits nous font voyager cette fois-ci en Colombie Britannique des années 20 au lendemain de la 2de guerre pour nous raconter l’histoire des immigrés japonais et des Amérindiens. Deux livres, deux lieux, une même force d’écriture qui fait de Marie Charrel une magnifique romancière.
Cette fois-ci nous sommes donc au Canada, où l’histoire d’Hannah et Jack se mêle à la grande histoire.
Hannah, jeune Nisei (2ème génération d’immigrés japonais) née dans les bois, se sent canadienne et prend de plein fouet le racisme antijaponais qui se répand en particulier pendant la seconde guerre. Son père, Kuma, lui a appris les légendes nippones. Comme Nastassja Martin, depuis sa rencontre avec l’ours esprit, le Moksgm’ol, cet ours blanc des légendes Tsimshian (qui n’est pas sans nous rappeler Les Pizzlys de Jérémie Moreau), elle porte sur son visage la trace du monde de l’au-delà.
Jack, «l’Indien blanc» élevé par Ellen – amérindienne Tsimshian-, creekwalker de son métier (il compte les saumons dans la rivière pour le gouvernement), est plus proche de la nature que des hommes de la ville. Lui qui a évité les pensionnats pour autochtones (on pense ici à Jeu blanc de Richard Wagamese), est broyé par une culpabilité vis-à-vis de Mark, son demi-frère qui n’a pas pu échapper aux sévices des pensionnats et qui finira par s’engager dans l’armée.
La nature est là, puissante, vibrante. Hannah et Jack se rencontrent dans cette forêt, ils font corps avec elle et vivent au rythme des saisons qui prennent vie sous la plume de Marie Charrel. «Le printemps gronde, il rue comme un taureau courroucé prêt à bondir dans l’arène pour réclamer sa place. L‘hiver anormalement froid va enfanter d’un printemps brutal et joyeux. »
Les mots manquent pour décrire leur relation, tout en rugosité et attachement.
Émouvant et dépaysant à la fois. Poignant surtout.
« Des années plus tard, lorsqu’elle repensera à cet épisode de leur existence, Hannah peinera à comprendre la docilité insensée avec laquelle les Japonais ont accepté leur sort.»

Anna Thalberg
d'Eduardo Sangarcia
traduit de l'espagnol par Marianne Millon
Editions La Peuplade
«La rousse, l'étrangère aux yeux de miel comme ceux d'un loup,
à la peau saupoudrée de tâches de rousseur comme un serpent venimeux»
Voici un premier roman d'un auteur prometteur. Un de ces textes où dès les premières lignes, dès les premières pages, vous savez que vous ne le lâcherez pas, qui ne vous lâchera pas. Où il est question, dans le détail, de chasse aux sorcières. L'auteur a beau être mexicain, il nous transporte sans peine en Allemagne du XVI/XVIIème siècle. Ambiance superstitions, cabale, instruments de torture, bûcher et pilori.
Anna Thalberg, tout juste un peu plus de vingt ans, rousse aux yeux de miel, installée dans le village d'Eisingen depuis peu de temps, est condamnée pour sorcellerie, selon les témoignages de ses voisins au premier rang desquels sa voisine Gerda Bauer qui ne manque pas d'imagination pour la faire châtier. Penser donc, on la rend imputable de provoquer la sécheresse, de faire tourner le lait et d'inciter les hommes à la fornication. C'est qu'on l'aurait vu «chevaucher une chèvre pour danser avec le diable». L'affaire est entendue, le juge, l'instigateur de la cause et le féroce et sadique examinateur Melchior Vogel («un nain, un elfe et un ogre») se chargent du reste.
Son mari Klaus, simple journalier cultivateur, est désemparé, voit le village entier le traiter comme un pestiféré, condamné à s'échapper en forêt et à remettre tous ses espoirs auprès du curé du village, le Père Friedrich lequel intercède auprès de l’évêque à la recherche d'une plus grande clémence. En vain, car si Anna, enfermée dans la tour aux sorcières à Wurtzbourg fait plus que résister à tout un concert de tortures, jusqu'à épuiser le bourreau et tenir tête à Vogel, l'acharnement reste total.
Et la folie meurtrière subsiste, «l'aura d'invulnérabilité émanant de l'exercice continu du pouvoir» vacille et les persécuteurs d'un jour seront à leur tour persécutés.
Le tout est servi par une trame et disposition narratives aussi novatrices que polyphoniques et qui va jusqu'à bousculer, et c'est tant mieux, le lecteur. Un récit preneur et une écriture pleine de style.
«Personne n'entrait dans la tour sinon pour en sortir et monter sur le bucher».
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La Revanche des Bibliothécaires
de Tom Gauld
Editions 2024
Bande dessinée
«En se réveillant un matin, Gregor Samsa se retrouva métamorphosé en un monstrueux insecte, mais en raison du confinement, sa vie fut pratiquement inchangée.»
Grâce à cette bande dessinée, Tom Gauld rend hommage à tous les bibliothécaires qui sont souvent négligés ou oubliés dans le monde littéraire. Les bibliothécaires règnent dans les rayons poussiéreux et approfondissent leurs connaissances dans le silence. Cependant comme Gauld l'affirme, leur discrétion n’est pas une excuse pour les oublier !
En proposant une référence littéraire à chaque page, le livre défie donc le lecteur de les reconnaitre et montre à quel point le travail d’un bibliothécaire est immense.
Bien que chaque page s'annonce comme un nouveau défi littéraire, les références sont insérées dans des saynètes bien réfléchies et amusantes. Le style des dessins changent également pour pimenter d’avantage cette aventure littéraire et humoristique. On ne se lasse pas de tourner les pages et voir les observations absurdes, philosophiques et tout à fait justes de l’auteur à l'endroit du monde littéraire, le tout avec dérision.
En vous montrant tous les aspects du monde littéraire (blocage de l’auteur, rivalités entre auteurs, les clichés…) en trois ou quatre cases, La Revanche des Bibliothécaires devient la parfaite lecture pour les bibliophiles qui veulent se défier ou pour les débutants qui veulent comprendre comment ce petit monde fonctionne sans s’ennuyer. Vous pouvez éventuellement le considérer comme une liste de lecture à faire pour avoir un bagage culturel digne du parfait bibliothécaire.
«Le cachalot et le calamar géant ne furent jamais des mais proches, mais lorsque la London Review of Books publia la critique virulente du calamar à propos du deuxième volume de poésie de la baleine, ils devinrent des ennemis mortels.»
Nisan Goksel

Capitaine Vertu
de Lucie Taïeb
Editions de l'Ogre
«On ne réécrit pas impunément sa propre histoire »
C'est un vrai plaisir que de retrouver Lucie Taïeb, notamment après Freshskills recycler la terre paru aux éditions de la Contre-Allée (et depuis passé en poche).
Avec Capitaine Vertu, on s'embarque dans ce qui pourrait s'apparenter à une enquête policière mais qui n'en a que l'air. On suit donc Capitaine Vertu, capitaine au sein de la brigade anti-fraude. Elle est impressionnante d'efficacité («un bloc inaltérable de probité, d'acharnement, de professionnalisme»), presque zélée (comme pour mieux oublier dans le travail son histoire familiale, «toute sa boue» qu'elle a fui au point d'adopter une nouvelle identité d'emprunt, une «vie à double fond»). Jusqu'à intriguer ses collègues tant elle semble être faite du même bois que les bandits en col blanc et autres arnaqueurs qu'elle débusque. Lucie Taïeb se méfie des explications trop bien faites, et c'est peut-être en cela que le récit s'éloigne de l'enquête policière et son récit fictionnel peut ressembler en cela au texte que nous avions tant apprécié d'Alexandre Valassidis, Au moins nous aurons vu la nuit (ed. Scribes).
Sauf qu'un jour, son passé se rappelle à elle, et l'habit ne fait plus le moine. Tout s'arrête, et la première partie du livre aussi : elle démissionne. Plus encore, habitée par une pulsion de mort, elle prend la tangente, organise sa disparition. Intransigeante et tenace : «elle persiste, c'est là le propre de la vertu» ; «Persister quand tout contredit votre existence».
Entre en scène alors une sorte de récit tout en errances oniriques («On est, dans un rêve, partout, et tout est "soi"»), en allégories troublantes, peuplées d'ombres, de voix, de fantômes, profusion de délire, de confusion, d'angoisses, de visions fugitives... de cette «matière visqueuse et compliquée des désirs secrets». C'est que ça s'agite dans la psyché de la narratrice. Ou ce que «la poix du réel» fait faire à l'imagination ou inversement et les effets d'engrenage qui s'ensuivent. L'introspection n'en finit plus («Sa quête est immobile et ne concerne qu'elle, la brigade n'est qu'un moyen pour travailler au corps un réel qui se dérobe, un ennemi fuyant, omniprésent, imperceptible»).
Lucie Taïeb excelle dans l'art de faire se côtoyer l'intime et le politique (avec une critique en creux des violences policières notamment). Avec cette écriture "nomade" qui suggère plus qu'elle ne dévoile, les significations sont plurielles ou floues comme les photos scrutées à la loupe des cinq hommes exécutés. Ainsi il en va des contestations (desquelles au juste, on ne saura rien) dont on comprend qu'elles sont sévèrement réprimées. A l'instar aussi de l'apparition de ce sac Adidas compromettant car rempli de billets. Certaines scènes sont revisitées, en boucle, comme le ferait avec maestria Antonio Lubes Antunes, ainsi il en va des versions en boucle de la scène à Marseille avec son père, son oncle Livio, l'homme qui l'accompagnait et sa petite au petit polo blanc à la sortie du tennis club ou encore de la similitude des récits des deux victimes dans l'affaire Cavalcanti.
C'est que derrière tous ces errements, derrière cette mauvaise conscience et cette impuissance qui la taraude («c'est de notre peine qu'est faite la trame de votre monde»), cette ironie qui sourde, c'est aussi son père qu'elle recherche envers et contre tout et l'impossible exercice de ce deuil qui se déploie.
Superbe lecture.

Les magiciens
de Blexbolex
Editions La Partie
dès 6 ans
« Et maintenant, où chercher ? À travers le miroir ou bien au fond du lavabo ?, demande le mâchefer. »
« Il était une fois, encore... » une maison endormie depuis quelques temps dans laquelle surgirent l'un après l'autre 3 magiciens un brin malicieux, à la fois attirants et inquiétants : un éléphant bien gourmand et sans scrupule, une oiseau bien gourmand et naïf et une petite fille qui semble surtout intéressée par son jardin. Traqués par une chasseresse et un mâchefer (sorte d'immense dragon que l'on peut voir au défilé du nouvel an chinois), ils se retrouvent obligés de traverser le miroir (ou la page?)...
Voilà en quelques lignes une partie de l'histoire de ces magiciens. Mais tenter de raconter en quelques mots cet ovni est tellement réducteur ! Blexbolex nous fait voyager dans un monde imaginaire et fantastique qui pourrait tout aussi bien rappeler des contes traditionnels, de vieux albums quelque peu désuets que le script de jeux vidéos. S'il s'adresse aux enfants, les adultes qui leur liront retourneront avec délectation en enfance. Les illustrations sont foisonnantes de détails, le texte soutenu.
« Il sera une fois, encore » un régal pour petits et grands.
« La maison ainsi accordée à leurs désirs, les magiciens y mènent une bonne vie. Chaque moment qui passe est un jeu, une découverte, une fête, et à l'extérieur fleurit un désordre exubérant. »
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Malavalle
de Josselin Facon et Ugo Bienvenu,
Editions Réalistes
Bande dessinée
«Mais l’univers est facétieux, et lorsque nous pensons que plus rien n’arrivera, il nous envoie un os que l’on rongera ».
Composées d’une équipe d’illustrateurs et d’animateurs de courts-métrages les Editions Réalistes proposent non seulement ce qu’ils appellent un « roman graphique » mais aussi des animations et des chansons qui accompagnent leurs productions littéraires. Le clip et l’album de Malavalle sont donc disponibles sur le site internet des éditeurs.
C’est l’histoire du chevalier Malavalle, qui se voit injustement excommunié à cause des crimes qui nous sont inconnus. Quelques mystérieuses scènes de bataille semées dans la narration comme des flashback indiquent que ses crimes sont probablement liés à une certaine guerre. Ne pouvant plus rester dans son propre pays, Malavalle devient un chevalier errant, aliéné de plus en plus à sa condition humaine. Ce processus de déshumanisation autour de sa solitude mais aussi de sa culpabilité vis-à-vis de cette guerre mystérieuse arrive à son terme avec l’arrivée d’un chien qui appartient à la Dame Dégricourt. Il ramène le chien à sa maitresse qui lui propose de séjourner quelques jours dans son château pour le remercier. Cependant notre chevalier ne sait pas que cette proposition n’est que le début d’une malédiction qui le hantera toute sa vie…
Doté d’une très jolie poéticité et d’une esthétique marquante, Malavalle ouvre une petite fenêtre sur une période lointaine et féerique qu’est le Moyen Age. On suit l’errance d’un chevalier perdu et on se laisse errer nous même dans sa mélancolie et sa solitude. La mystification de la Dame Dégricourt prépare la fin et l’exalte en même temps. Etant un roman graphique d’une centaine de pages avec peu de texte, Malavalle est parfait pour une lecture de dimanche si vous avez envie de visiter une époque obscure où les sorcières hantent encore les châteaux déserts.
Retrouver la bande musicale originale de ce livre composée par World Brain& Musique Chienne, à partir du lien suivant : https://malavalle.bandcamp.com/releases
«Donner un sens à des impressions, munir le réel de ce qu’il n’a pas, nourrir d’espoir une vision, et s’en faire tout de suite une mission.»
Nisan GOKSEL (stagiaire à l'&)

Les poumons pleins d'eau
de Jeanne Beltane
Editions Des Equateurs
«D'une manière ou d'une autre, il ets vivant quelque part».
Jeanne Beltane avait signé en 2020 un premier livre, Une forêt (en auto-édition), accompagné des photographies de Marion Bornaz, dans lequel elle revenait sur son trauma suite à l’attentat du Bataclan, où elle était présente. Les poumons pleins d'eau s'attaque à un second traumatisme, celui du suicide de son père, survenu six mois plus tard. Ce livre est le prolongement d'un concours d'écriture que l'autrice a gagné dans le cadre du podcast «Bookmakers» d'Arte-Radio avec Richard Gaitet. Jeanne Beltane a brillamment répondu à la consigne énoncée par Nicolas Mathieu de « Faire exister un personnage sans le décrire et en mille mots».
Ce roman regorge de trouvailles narratives pour appréhender un sujet difficile et sans jamais tomber dans la gravité. Il est construit comme une forme de fable alternant des passages où l'on suit Claire et son impossibilité à faire son deuil rationnellement («Cela lui paraît irréel. Elle est anesthésiée par le choc» ; «Le manque est un acouphène : un sifflement presque audible mais soudain omniprésent et assourdissant dès qu'elle y prête attention»), d'autres où surgissent les réflexions du père écrites «de chez les morts», et le tout entremêlé, aux rêves et hallucinations de Claire.
Les reliques et carnets laissés, les reliques, les souvenirs qui remontent ne suffisant pas, Jeanne Beltane a recours à une pluralité d'imaginaire, à des croyances (métempsycose, transmigration), à des figures chimériques, parce qu'elle ne trouve pas de réponse dans le réel implacable («Le réel, lui, s'impose comme une fiction contraignante, vulgaire et violente, loin de toute vérité») pour s'inventer du vraisemblable et mieux comprendre le geste de son père. Son père, chercheur en biologie moléculaire, n'avait «aucune indulgence avec son corps», cigarette, alcool, cannabis. Mort à 62 ans. Son père dont elle ne soupçonnait qu'à peine le niveau d'alcoolisme. Son père qui n'avait pas de mot assez dur pour juger «la sauvagerie anthropienne envers les non-humains» dont faisait montre son espèce («cette espèce d'une intelligence admirable, mise au service, au mieux de la bêtise, au pire de la monstruosité»). Son père devenu épinoche («Mes restes ingérés par un poisson et me voilà ne faisant qu'un avec cet être à branchies. Comme si mon cerveau avait pris possession de son corps»).
Les «questions informulées» sur «son passage sur Terre» demeurant, son personnage recherche «des états de conscience loin de toute réalité», «d'absence de pesanteur», d'où les recours à des substances psychoactives (les psilos) lors de fêtes débridées, ou des concerts où elle aime rien tant que slamer («elle domine tout et nage au-dessus de la foule (…) En apesanteur au-dessus de sa conscience. Se voir d'en haut et en rire») comme pour mieux halluciner («repousser les limites de ta perception») et tenter de s'expliquer ce passage vers la mort, s'immerger (beaucoup de vision s'observe en milieu aquatique) à d'autres temporalités («Un temps infini. Un temps liquide. Un temps qui goutte. Et s'étale en flaques»).
L'écriture est d'une grande richesse et se dilate en permanence pour rendre possible la perméabilité entre les mondes : la réalité et le rêve, les humains et les non humains, les vivants et les morts. Comme pour mieux imaginer ce qu'il y aurait après cette fin tragique et en faire quelque chose d'heureux, d'une telle puissance onirique qu'elle rendrait capable de «vivre avec ses morts».
Un univers empreint d'absurde et d'humour noir, tout à la fois poétique et résolument loufoque.
«Ferme les yeux, prends une grande inspiration puis vide ses poumons».

Bisbille
de Nani Brunini
Editions La joie de lire
album jeunesse à partir de 4 ans
Dans cet album sur l'importance de trouver les bons mots pour sortir des conflits, Nani Brunini choisit de n'utiliser aucun mot. Paradoxal ? Non. La puissance des images suffit à elle seule pour porter cette idée de bout en bout et la rendre accessible à tout âge.
L'histoire commence alors qu'une femme parle tranquillement. Sa bulle est petite et bleue. Un homme lui répond en rouge. Mais dès la page suivante tous deux se mettent à parler ensemble, l'un en face de l'autre, les mains sur les hanches. On comprend déjà qu'ils ne sont pas d'accord. Leurs bulles grossissent et des passants s'en mêlent (certains en bleu, d'autres en rouge). Ce qui semble au départ un simple désaccord, une bisbille, enfle. Le rouge et le bleu se mêlent, sans jamais se fondre l'un dans l'autre, s'opposent pourrait-on dire. On sent la matière, la texture de cette discorde. Les personnages, quant à eux, même petits, sont tout aussi expressifs : des sourcils froncés, des bouches grandes ouvertes, des doigts pointés et menaçants. Voilà la force de l'illustratrice. Sans mot, nous y sommes, nous ressentons les émotions de chacun. Et cela ne s'arrête pas là. Cette dispute grossit tellement qu'elle se métamorphose en monstre et engloutit tous les protagonistes.
Ici, si on a eu la chance de lire il y a une dizaine d'années Colère noire, bonsoir ! de Richard Marnier et Gaëtan Dorémus, on ne peut que faire le parallèle et se demander comment la dispute va se résoudre. On se rappelle que dans cet album, la colère, boule noire pleine de matière, grossissait et dévorait toute personne essayant de la calmer. Il avait fallu que la maman du petit garçon en colère trouve patiemment le chemin pour se faire entendre et que la colère disparaisse.
Dans Bisbille, Nani Brunini trouve une voie de passage à l'intérieur même du monstre. A présent les personnages et leurs paroles sont blancs sur fond noir. Ce noir opaque amène une pesanteur. Pourtant, un homme a une idée...
Comment va-t-il permettre à tous de sortir de cette situation ? A vous de le découvrir !
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Hypericon
de Manuele Fior (auteur et illustration)
Editions Dargaud
Bande Dessinée
«Si nous avions une destination à atteindre, nous n'y arriverions jamais en ligne droite».
On avait apprécié la BD Celestia que Manuele Fior avait signée chez l'éditeur Atrabile. Hypericon signe le retour de cet auteur italien.
On suit Teresa, qui étudie l'archéologie et qui a décroché une bourse pour être assistante scientifique pour préparer l'exposition qui se tient à Berlin sur le trésor de Toutankhamon. Elle souffre d'insomnie chronique et en profite pour s'imprégner du journal d'Howard Carter («quand toute la ville dort, je vais chercher refuge dans un passé très lointain où tout est encore tel qu'on l'a laissé il y a des milliers d'année»). Très vite, elle fait la rencontre de Ruben, avec son manteau d'Albator, un jeune italien venu prendre du bon temps à Berlin et travaille, quand cela lui arrive, pour des magazines people à retoucher les rides des célébrités. Ils ont vingt ans à la veille d'un nouveau millénaire.
On est en permanence pris entre deux époques, deux lieux qui s'entremêlent, les espace-temps se télescopent : celui de la découverte de la tombe de Toutankhamon à Louxor en novembre 1922 (dont on fête le centenaire) et celui de la fin du XXième siècle où Berlin se présente comme un immense terrain de jeu.
A l'interface entre ces deux temporalités, l'hypericon, ces sublimes fleurs de millepertuis, aux mille vertus. Il est rappelé avec intérêt les autres conceptions du rapport au temps qu'avaient les Egyptiens de l'époque, «étant par définition inconnu, le futur se trouve derrière, là où il ne peut être vu. A l'inverse, le passé est connu donc toujours visible car déjà vécu. Il se dévoile dès lors dans son intégralité devant l'observateur».
Les illustrations de cette BD sont juste remarquables avec un dessin très fin et une colorisation qui se déploie dans un camaïeu de brun (l'événement du 11 septembre faisant exception avec ses bleus tranchants). Lorsque l'on est en Egypte, les phylactères sont tels des papiers lignés, comme autant d'extraits d'un journal de bord.
Une BD toute en harmonie qui fait habilement se rapprocher le lointain.

La mémoire amputée
de Werewere-Liking
Editions Les Prouesses
«C’est réellement vrai que le courage,
C’est d’avoir peur et d’avancer quand même.»
Inédit en France, Werewere-Liking a écrit ce chant-roman (en effet le roman est ponctué de chants, tels des choeurs qui viennent annoncer la suite) en 2002. Publié initialement par les éditions NEI en Côté d'Ivoire, il reçoit le prix Norma en 2005. En choisissant de rééditer ce texte, les éditions Les Prouesses nous permettent de découvrir un texte sensible et puissant sur l’histoire de l’Afrique (post)coloniale et le destin des femmes de ce continent.
L'illustratrice de la couverture, Magali Atiogbé, explique: «On façonne son identité et on tisse sa vie dans le moule de nos ancêtres en se débarrassant des mauvaises herbes et en gardant le bon terreau. Ainsi j'ai cherché à représenter la superposition et l'enchevêtrement ainsi que l'énergie vitale d'une plante qui traverserait les âges et les souvenirs, pour refleurir le moment venu.» Elle ne pouvait pas mieux retranscrire l'idée qui se dégage à la lecture de ce roman. On pourrait croire qu'Halla, l’héroïne et narratrice, a entendu cette phrase et s'en soit fait sa philosophie de vie.
C’est parce qu’à 75 ans, Halla Njokè souhaite écrire sur sa Tante Roz et que celle-ci lui demande d’aller chercher en elle sa propre histoire qu’elle accepte de faire ce chemin introspectif et d’aller puiser dans sa «mémoire amputée», cette mémoire qui se nourrit de « ses transformations et de ses métamorphoses, dans son double jeu d'émergence et de replis ». On découvre alors une petite fille déjà forte, au regard tantôt incisif tantôt naïf (ce qui lui permettra lors de moments traumatisants de passer «au travers», en se préservant) et pleine de volonté et de créativité. On la suit au fil de ses changements de vie, lorsque déplacée de force ou de gré elle passe par différents foyers (celui de ses grands-parents, de sa mère, de son père et sa nouvelle femme, de futur époux, d’amis de fortune…), différentes villes, et se réinvente chaque fois. Devenue femme trop jeune, elle exerce malgré elle très tôt une fascination chez les hommes (y compris son père) qui souhaitent tous ou presque la posséder. Alors, elle fait du proverbe «à quelque chose malheur est bon» son talisman et continue perpétuellement d’avancer. Elle se met à chanter et à écrire et trouve sa voix.
Mais ce roman n’est pas que l’histoire d’Halla, double de l’autrice. A travers elle, nous découvrons des portraits de femmes parfois malmenées, souvent fortes (sa grand-mère, sa mère, ses tantes), elle leur donne une voix, une place dans cette histoire d’Afrique où elle sont trop souvent oubliées et tues. Et elle nous livre le visage d’hommes (tels son père) souvent violents, obsédés par le pouvoir et le besoin de paraître, malgré quelques très belles exceptions, à l'instar de son grand-père Grand Pa Helly, de maître Ndiffo et de son grand amour Albass. L'espoir est permis.
Un récit initiatique qui célèbre la puissance créatrice des femmes.

Une mère éphémère
d'Emma Marsantes
Editions Verdier
«Il y a des familles où l'on apprend à mourir. C'est aussi fort qu'autre chose, le désir de mourir, et cela se transmet très bien. ».
Mia a tout pour être heureuse, enfin presque. Elle grandit à Neuilly dans une famille qui ne manque de rien, enfin presque. Jeune, un voisin l'a violée, son frère a abusé d'elle et sa mère s'est suicidée : trois atteintes absolues («j'avais treize ans. J'avais quinze ans. J'avais dix-huit ans »), ça fait beaucoup. Beaucoup trop. Reste l'écriture, et l’instauration d'une langue à soi, magnifique, bouleversante, pour nommer l'indicible («l'incompréhensibilité du réel») et faire face. Avec cette double nécessité : faire sortir la douleur («la douleur piétine derrière ma porte. La mort tambourine contre mes fenêtres») et la culpabilité d'un silence continu («Chez nous, il ne se dit rien. Tout est lisse. Mur d'os»).
Emma Marsantes a recours, toujours sur le fil du dédoublement, à la première personne du singulier pour tenter de convoquer et de rassembler des éclats de souvenirs («je ne sais pas ce qui s'est passé mais je sais que cela s'est passé» ; «une mémoire en écume»), à la prose empruntant la coulée syncopée de ses pensées («ma pensée est une petite fille qui joue à la marelle, deux nattes de mémoire lui tombent sur les épaules en cadence), pour les relier entre eux (les emprunts au religieux sont omniprésents, à l'universalité du conte aussi), les superposer dans son for intérieur. Toujours sur le qui-vive de la narration qui essaie de rassembler («La plupart du temps je pense ailleurs» ; «Je m'égare à angles vifs, je trace une ligne discontinue qui revient en chemin, se recoupe et trace des angles irréversibles, des gribouillis, ratages»). Une écriture fragmentaire, à l'instar des trente chapitres petits et incisifs, et à l'énoncé direct : «La souffrance est une sémantique», «Danser ma mort avant qu'elle ne me danse», «please, try not to die». Il y a dans la précision métaphorique des ambiances décrites (des parties de chasse entre pairs où il n'y a de place pour personne d'autre), dans les injonctions à l'oeuvre (les fixations sur le corps et les habillements, «mon père me dresse pour les paddocks de sa caste, les yeux braqués sur mon corps»), dans la vulgarité exprimée par une masculinité outrancière et dans la brutalité des frasques du pater familias (l’épisode de la traversée d'une mer tempétueuse pour relier Calvi ; «l'élégance et l’obscénité tiennent chacune mon père par un bras et forment avec lui un trio de pochards»), tous les ingrédients contenus d'une atmosphère très "malaisante" et la promesse d'une déflagration mortifère de ce qui fait famille («En vérité le suicide de ma mère n'est que l'apothéose recomposée, domptée, d'un acte impensé et beaucoup plus ancien. L'énigme et l'aube sont ailleurs, morcelées. J'en possède les éclats diffractés»). Un récit qui se diffracte en permanence autour de la figure de la mère, Elsa, «la déambulante». Tout en distance, tout en retrait, tout en mélancolie («ma mère s'absente. Ma mère s'imprécise»).
Glacial et puissamment dérangeant.
«J'occupe le vague à l'âme du texte sous un soleil de dynamite»
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Au départ, nous étions quatre
de P.E. Cayral
Editions Anne Carrière
«Trois quarts de vie, un quart de mort».
On retrouve avec plaisir un premier roman. Un roman choral, mais sans que ce soit une modalité obligée de la creative writing contemporaine : la succession et la variation des points de vue, pareils à des «faisceaux (tressés) de varechs» (l'histoire se déroule en Bretagne) servent tout à fait l'histoire, à la tension dramatique du récit, mais aussi à «habiter le trouble».
Le roman est structuré en cinq parties qui forment des titres en alexandrin et qui sont autant d'emprunts à une chanson de Léo Ferré, «Tu penses à quoi ?». On suit des triplés, Gus, Gil, PS (comme premier Sorti) pour leurs diminutifs dont on apprend très vite qu'ils avaient un quatrième frère mort-né, Gabriel et surnommé «Point G». On suit également leurs parents, Luc qui s'occupe des champs et Léa le nez dans les Pléiade, mais aussi les pièces rapportées, Fleur/Fuedo et Jéromine, et leurs fidèles copains, Cheyenne, Marc. Chacun se fait le sujet narratif de l'histoire familiale qui se déroule au gré des orientations professionnelles, des amours, séparations, cohabitations et décohabitations, des imprévus et autres accidents de vie («cette vie distillée, remplie de temps vécus») mais aussi autour de cette mort de Gabriel, cette absence et douleur originelles (mais quelle force de description de cette scène inaugurale, «dans le fracas des contractions» !) aux conséquences qui n'en finissent pas de se déployer. Ainsi, une forme de pulsion de mort envahit les composantes de cette famille et plusieurs scènes d’enterrement scandent l'histoire. Et c'est à travers ses personnages que survient une cavalcade d'événements se faisant l'écho les uns aux autres. Pour autant, malgré ce traumatisme initial, cette «douleur funèbre», un épanouissement contrarié, malgré le fait que les triplés soient coincés et décalés dans l'étroitesse de leur existence, de survie, de désir et de renaissance, chacun à sa manière, il en est aussi furieusement question.
Une polyphonie maitrisée. Encore une très bonne surprise. Chanceux nous sommes ! Chapeau !
«Je suis le mort-né de la famille.
Malléable et mou. Mort-jumeau. Mort-ami. Mort-trou».

Les pizzlys
de Jérémie Moreau
Editions Delcourt
Roman graphique
«- C'était quoi cet ours ? Ce pelage, j'ai jamais vu ça. - Je crois qu'ils appellent ça un pizzly. C'est un mélange entre un ours polaire et un grizzly.»
Le pizzly est un ours qui existe réellement. C’est une des conséquences du réchauffement climatique : avec la fonte des glaciers, l'ours polaire cherche de nouveaux territoires et en vient à côtoyer les grizzlys. Nathan, Etienne et Zoé vont d’ailleurs être accueilli par l'un d'entre eux alors qu’ils débarquent en Alaska en compagnie d’Annie partie depuis 40 ans et de retour sur sa terre natale. Mais avant cela nous rencontrons Nathan, chauffeur Uber à Paris. Depuis que sa mère est morte et qu’il a la charge de son frère, Etienne, et de sa sœur, Zoé, il ne touche plus terre (au sens propre comme au sens figuré), il ne s’arrête jamais, ne sait plus où il est. Il ne se repère qu’à travers les cartes de son GPS. Jérémie Moreau transcrit parfaitement cette sensation à travers des illustrations où le corps de Nathan semble en apesanteur, volant au-dessus de la ville. Alors quand le GPS tombe en panne, Nathan est totalement perdu. C’est là qu’il rencontre Annie et qu’ils partent en Alaska pour tenter de se reconnecter avec le réel, avec la terre, avec les autres, avec soi-même. Chacun chemine à sa manière dans ce nouvel environnement. Etienne, véritable geek, découvre les joies de la chasse, Zoé rencontre une amérindienne et entre en relation avec les animaux par le biais de ses rêves, Nathan tente par tous les moyens de se repérer (jusqu’à planter des balises autour de lui), enfin, Annie renoue avec ses amis et voisins d’enfance mais découvre aussi avec stupéfaction à quel point son pays a été transformé par le réchauffement climatique. «QU'EST-CE QU'IL SE PASSE ?! Tout est sens dessus dessous ! Si les oies migrent avec deux mois d'avance, alors quoi ? Il nous reste plus qu'à aller pêcher le saumon en février ?! Avant il y avait un ordre, un rythme. Il y avait le temps de la chasse à l'élan, puis le caribou, le piégeage, les oies et enfin les saumons, puis retour à la case départ.»
Les dessins peuvent surprendre au départ, les visages semblent froids, presque inanimés (les yeux et bouches sont de simples formes noires, tels des trous béants). Mais au fil de l’histoire, ce tracé donne finalement une intensité aux personnages. Et surtout, Jérémie choisit des couleurs acidulées, voire fluo qui nous transportent dans un monde onirique et l'on plonge avec délectation dans les grandes illustrations de paysages ou de rêves.
Un conte éco-philosophique à lire et relire.
«Cette nuit, je crois que j'ai rêvé de ce que tu nous as raconté hier soir. Et puis à la fin du rêve, j'ai eu l'impression que l'ours essayait de me parler…»

Passer l'hiver
de Kateri Lemmens et Romain Renard
Editions Les impressions Nouvelles
Beau-livre
«Je serai là
comme si le dernier oiseau du monde allait chanter
au bout de la lumière
dans la suture entre la lumière et le temps
c'est de là que je t'écris»
Prendre la mesure de la durée de l'hiver tout en poésie et en image. Voilà la traversée à laquelle nous invite ce beau-livre.
Une géographie de l'extrême, au-dessus du 70ème parallèle Nord, entre Russie et Québec, Salluit, Kuujjuaq, Iakoutsk, Ellis Fjord, Alaska, la Nouvelle Zemble, la Kolyma. Bienvenue en terres inhospitalières, «la tempête a dévoré l'air avec le ciel et la terre». On est «dans la froidure», il fait très froid («des jours de froid humide jusqu'au creux des os» ; «du givre au ventre»). Mais le blizzard et les courants d'air ne sont pas solubles dans la météorologie, la poésie demeure : «la glace noire du ciel», «flocons, d'une insoutenable lenteur, engorgeant le ciel», «il tombe des peaux de lièvres», «il neige des étoiles mortes». Et quand il n'y a pas de neige, «il y a le rêve de la neige dans un essaim qui tourbillonne».
Le crépuscule et l'obscurité sont là («une montagne de sombre», «vers la fin des soleils»), il fait très noir. Mais c'est un noir soulagésien, incandescent («de la lumière éparpillée»), l'effet tyndall perce, le (dark)blueshift menace («les heures bleues de janvier», «le goût froid d'un ciel bleu pour le désir» ; «tout ira vers le bleu de plus en plus noir»).
«Le monde (est) à l'agonie» et la désillusion guette sévèrement, «les bras baissés à se dire adieu» ; «je ne sais plus rire dans le palais des miroirs» ; «les os brisés des rêves» ; «la scintigraphie du monde ne laisse rien présager de bon» ; «l'air du temps était au cataclysme». Avec pour compagnons de solitude, Nick Cave et Marilyn Manson, en sourdine.
Et le temps ne passe pas vite, «il tombe du temps sans temps», «le décompte d'un temps qui se jette à la nuit».
Il y a malgré tout des «filets de lueurs zodiacales», une voie de passage, un «fendillement», une «béance où se faufiler», «entre trace et regret», «entre la brulure et la vérité», «dans la suture entre la lumière et le temps». De quoi s'«enrouler autour du dernier espoir», se «coudre un abri» et se «blottir dans les rembourrures» pendant le passage de l'hiver.
Un très beau-livre vigoureusement admirable, d'un lustre immensément noir et magique.
«Vivre, ce n'est jamais qu'une crispation d'éternité»
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Une présence idéale
d'Eduardo Berti
Editions La Contre Allée
«Elle me posait des questions : c'est quoi pour moi la douleur, c'est quoi accompagner un patient. Et, surtout, pourquoi cette unité. "Je ne veux pas travailler sans mes valeurs, sans tenir compte de l'humain" lui ai-je dit de but en blanc.»
Eduardo Berti est argentin, pourtant c'est en français qu'il a écrit ce roman choral. C'est qu'il a puisé dans les interviews qu'il a faites auprès d'aides-soignantes, infirmières, médecins, brancardiers, bénévoles de l'unité de soins palliatifs du CHU de Rouen. Alors rester en français lui semblait plus juste (peut-être même que le fait que ce ne soit pas sa langue maternelle l'a poussé à aller à la recherche du mot le plus précis). Et de justesse il y en a. Ce livre en est même truffé. Chaque propos vient toucher dans le mille. Pas de fioriture, pas de mélo, simplement l'essence de ce qui se joue dans ce service. Et cela touche forcément le lecteur. Il s'agit bien ici d'une fiction et non d'une retranscription des entretiens. Les noms ont changé, l'auteur a agencé ces prises de paroles, les a romancées si besoin pour qu'elle forment un tout cohérent, et qu'elles nous livrent ce qui se joue dans ce service si particulier.
Il ne s'agit pas d'embellir la réalité, ni de la noircir. La première aide-soignante du livre parle justement de cette crainte, que le roman ne reflète pas la réalité car, selon elle, les romans ou films se passant dans des hôpitaux déforment toujours ce qui s'y passe «ou bien c'est excessif : un catalogue de coups bas. Ou bien c'est rose, embelli.» C'est pourquoi elle prévient l'écrivain qu'elle ne lira pas le livre. Le ton est donné. Mais on ne peut que souhaiter que l'aide-soignante dont s'inspire ce texte le lira finalement
Ce sont tantôt des anecdotes, leur première expérience dans cette unité, tantôt un sentiment, une réflexion sur la vie et la fin de vie, sur les patients, leurs proches et les professionnels. Il est également question de place, de présence et d'absence.
Bien sûr la mort est présente, mais finalement, ce roman nous parle surtout d'humanité.
Si les soignants doivent trouver la présence idéale, Eduardo Berti a trouvé la plume idoine.
«Ma fille de 30 ans est médecin. Cela nous rapproche toutes les deux. Je lui dis souvent que les autres se trompent quand ils assurent qu'un bon soignant doit trouver la distance idéale face aux patients. Je lui dis que ce que nous devons trouver c'est la présence idéale. Et que c'est loin d'être un simple jeu de mots. Je lui dis aussi que, dès que j'ai compris ça, je suis devenue un médecin digne de ce nom.»

La vie gourmande
d'Aurélia Aurita
Editions Casterman
Roman graphique
«Ce que je fabrique, dans mes cuisines, c'est de la nostalgie.» (Pierre Gagnaire)
Et ce que fabrique Aurélia Aurita, dans ce livre, ce sont des saveurs et des sensations. Partant du décès de sa grand-mère cambodgienne, elle nous embarque dans une autobiographie culinaire où chaque touche d'aquarelle fait saliver et voyager. Ce sont des souvenirs d'enfance, des plats familiaux et familiers. Mais aussi des plats raffinés découverts dans les cuisines de l'hôtel Balzac (dont le restaurant est tenu par Pierre Gagnaire) lorsqu'elle vient croquer tous les petits gestes des cuisiniers (ces gestes qu'elle décrit avec sensualité «la douceur de Désiré, tournant des mottes de beurre», «la grâce de Jérémy passant une betterave à la mandoline, l’effleurant amoureusement avec ses doigts enduits d’huile d’olive»). Les mets découverts au Japon alors qu’elle y vivait. Ou encore ceux que ses compagnons lui concoctent.
Ce voyage culinaire permet à Aurélia de nous parler d’elle, de sa gourmandise et de son goût pour la vie. Des gens qu’elle aime aussi (l’amoureux des Vosges, François I et François II, David, Maëlle, Jeanne Cherhal, Mona Cholet, Annie Ernaux…).
Mais, sans crier gare, l’histoire prend un nouveau tournant, lorsqu’elle apprend qu’elle a un cancer. Alors, sans apitoiement, ni tentation de devenir une wonder woman, elle nous livre son parcours tout en continuant à explorer la question des goûts et saveurs.
Des dessins en noir et blancs avec seulement quelques touches de couleurs qui mettent en avant des ingrédients, des mets, des émotions fortes, la vie en somme telle que souhaite la vivre Aurélia Aurita.
Une ode à la gourmandise et à l'épicurisme.
Si vous voulez écouter le texte et voir les dessins apparaître au fil de la lecture, une présentation en a été faite à la Maison de la Poésie, cf. https://www.youtube.com/watch?v=daioF1kagEw&t=180s

Les gens de Bilbao naissent où ils veulent
de Maria Larrea
Editions Grasset
«On ne se souvient pas du moment de sa naissance. Mais on peut l'imaginer.»
Cette rentrée littéraire nous a vraiment gâtés en matière de premier roman. Maria Larrea incarne ces bonnes surprises. Elle est d'ailleurs récipiendaire du Prix du premier roman 2022, en lice pour celui des Inrockuptibles 2022 ou encore le prix Summer adossé à la Fête du livre de Bron (petite digression : à propos de prix littéraires et pour les considérer avec la bonne distance, il nous faudra scruter de près la publication du très prometteur livre d'Arnaud Vivant, Station Goncourt, 120 ans de prix littéraires, à paraître en mars 2023 aux éditions La fabrique).
J'ai pourtant tardé, presque trop tardé à me saisir de ce livre. C'est une cliente qui me l'a chaudement conseillé, une fois, deux fois. L'insistance a payé - je n'aime rien tant que les recommandations qui s'énoncent dans ce sens là : le libraire conseillé !
On lit d'une traite et avec délice ce récit autobiographique vertigineux («coincée entre deux réalités, mythe et réel, hors sol, j'avais le vertige»), aux allures de puzzle, sur la quête des origines, sur l' «épicentre secret de ma souffrance».
On procède de ce qui nous précède disait Hans-Georg Gadamer, oui mais encore. L'autrice a beau reconstituer les contextes de naissance de ses parents, ici l'orphelin Julian, là, l'orpheline Victoria, devenant bientôt immigrés espagnols à Paris, ça ne dit rien à Maria, la narratrice, sur les conditions liées à [sa] propre naissance. Avant qu'une tarologue s'en mêle (tu es «la hija de nadie, (…) quatre mots, treize lettres»), une seule chose est sûre, «le premier enfant d'une famille basque doit naitre au pays», Maria ne fait pas exception à cette tradition, elle est donc née un 2 novembre à Bilbao.
Bilbao, cette ville qui prend quasiment la place d'un personnage dans ce récit, cette «ville austère», à la «lumière blanche», «avec son ciel hâve», «ses immeubles ocres», ce «perpétuel crachin», «ce Sud qui est un Nord», avec les évocations du quartier de la Palanca sur les hauteurs de la ville, du mythique stade de Sam Mames, etc.
Dans cette grappe humaine que Maria compose avec Victoria et Julian, elle partage une commune condition, le fait d'être orpheline.
Au même moment qu'elle intègre le département réalisation de la Femis, elle n'arrive pas à réaliser la chose, à «fixer le cannage de (sa) chaise généalogique».
Le récit prend la forme parfois d'une socio-analyse au plus près du ressenti d'une autrice qui ne trouve pas sa place, donnant lieu à des passages d'une grande lucidité sur cette dissonance et le trouble qui l'habite («mon origine est trouble»), avec une forme de complexe d'infériorité et de honte sociale qu'elle se traine (sa langue maternelle qu'elle dit être celle des concierges et des femmes de ménage), sur l'orgueil bafoué de ses parents métèques. Puis, découvrant l'identité sociale de sa mère biologique (une famille puissante, de patrimoine), Maria se trouve en bute à une forme de névrose de classe, eu égard à la condition de ses parents adoptifs, et vis-à-vis desquels elle n'aura de cesse de se démarquer tout en cherchant sur le tard à les réhabiliter.
A travers cette enquête sur soi, cette quête de vérité biologique, Maria Larrea se fait l'«historienne du vide» et ses déambulations dans son «royaume fracturé» font se côtoyer les question des origines («une équation familiale à une inconnue») avec le trafic d'enfants volés et les adoptions illégales dans un contexte postfranquiste. Comment détricoter le récit de ses origines, «savant point de croix de mensonges»?
Une matière extraordinairement riche pour l'écriture : «L'écriture a eu cette vertu insoupçonnée de provoquer une réaction dans la réalité».
Un récit magistral.
«Je ne savais pas ce qu'il convenait de faire quand on apprend qu'on a été adopté».
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Je serai jamais morte
de Fabien Drouet,
Editions des Lisières
Sortie le 4 novembre 2022
«C'est que la colocation, ça rapproche.»
Ecrire sur les siens n'est certainement pas chose facile. Fabien Drouet s'y exerce depuis quelques années déjà, sous la forme de posts qu'il publie sur facebook. On doit aux Editions des Lisières le mérite d'avoir repris et mis en musique ces morceaux de vie sur cette colocation à trois, sa grand-mère (mémé), Fabien (Fabiééé) et son fils Camille. Le tout formant une « espèce de poème » du quotidien, jamais à l'écart du monde et de son agitation, où viennent s'intercaler souvenirs de la grand-mère (ses années passées en tant que dame de service, la ferme d'Oudja au Maroc, la maison de Meyzieu, ou encore le franquisme qui rôde,...), considérations affûtées sur le cours des choses mais aussi dialogues improbables, version dialogue de sourds intergénérationnel.
C'est que cette mamie matinale adepte du café au lait est un « sacré personnage » qui n'a pas sa langue dans sa poche. Elle se décarcasse avec les affaires du quotidien, aime rien tant que de regarder le dehors de chez elle et est d'une drôlerie incroyable (le passage sur les fruits de saison est vraiment désopilant). Et c'est pas tout à fait sans le savoir : « On m'a toujours dit que j'avais une manière drôle de parler » ; « même la doctoresse me le dit, vous êtes unique madame, vous êtes unique ». Ainsi elle n’hésite pas à affronter son petit-fils à Street Fighter, à essayer de solliciter avec plus ou moins de succès « OK google ».
Le récit qui se déploie sous forme de prose convoque différentes vignettes, aux différents stades de la vie de sa grand-mère, avec de nombreux aller-retours permettant de ne pas céder à l'illusion biographique et montrant ce faisant que « le temps, ça passe vite ». La protagoniste principale du livre suggèrera à cet égard comme titre du livre « mes années passées ». Ainsi, s'opère en filigrane toute une mise en abime autour du livre en train de s'écrire, la grand-mère s'y impliquant complètement (« j'oublie à chaque fois que quand même c'est toi qui l'a écrit, je suis bête, la dernière fois, j'ai même dit à ma sœur que j'avais fini d'écrire mon livre » ; « je cherche, je cherche, je cherche et je trouve pas de nouvelles histoires de moi que tu pourrais faire en écriture, j'y arrive plus »).
Séquence après séquence, elle gagne en universalité. Comme Mathieu à la crête mauve qui l'appelle mamie, elle est un peu notre mamie à tous. Et c'est aussi grâce à la reconstitution soignée des échanges et au portrait tout en dignité que nous en livre Fabien Drouet (avec un usage très réussi du « tu »), qu'elle nous est rendue si attachante. La vitalité dont témoigne cette grand-mère agit aussi comme un plaidoyer pour le maintien à domicile ou le bien-vieillir chez soi (« si je vais dans une maison je suis sûre que ce sera ma mort, ici je suis bien tranquille, j'ai tout ce qu'il me faut »).
Qu'on s'y sent bien dans l'antre poétique de chez Fabien !
« Je me disais que si je marchais moins vite que ça, j'allais finir à reculons ».

Thoulathiyat d'automne
haïkus de Christian Tortel,
traduits en arabe par Golan Haji
illustrations de Walid Taher
Editions Le port a jauni
Sortie le 4 novembre 2022
« Les poètes nagent
Dans les eaux troubles du rêve
En riant très fort »
Cela fait un moment que l'on est conquis par cette maison d'édition marseillaise Le port a jauni, mais là le ravissement se porte au plus haut point. Après Thoulathiyat, haïkus arabes, le binôme Christian Torel et Walid Taher revient pour un nouvel album dans la même veine. Avec l'éditrice, rappelons que les thoulathiyat sont des tercets dont le nom est issu du chiffre trois en arabe (thalatha). Un bel exemple de métissage des cultures, des écritures, des langues. Du bilinguisme au service de la poésie : ou quand l'arabe et le français voisinent dans la forme avec le haïku japonais.
Un album de saison où la mort et la nuit ne sont pas en reste et les feuilles tombent. Mais c'est bien plus que ça : affleurent tour à tour, et entre les nuages, poissons rouges, escargot, papillon, vol d'hirondelle, pleine lune, jardin ensoleillé, et même sourire.
La forme brève des textes est une invitation à les lire et relire (le mode d'emploi est même suggéré « posologie du haïku à petite dose intensément »), jusqu'à se laisser aller à quelque méditation ?
Qu'on aime voir de la sorte le haïku grésiller !
Fallait oser, Mathilde Chèvre l'a fait et le refait. Une totale réussite.

La ligne de nage
De Julie Otsuka, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau
Editions Gallimard
« Et pendant un bref intermède, nous sommes à l’aise en ce monde. La mauvaise humeur s’évapore, les tics disparaissent, les souvenirs reviennent, les migraines se dissolvent, et lentement, lentement, le fracas dans nos esprits commence à se dissiper tandis que, battement après battement, longueur après longueur, nous nageons. »
Tout commence dans une piscine, «là en bas», en compagnie de la communauté des accros de la natation, ceux qui viennent au moins toutes les semaines, et si possible plusieurs fois par semaine, voire tous les jours. Ils ont leurs habitudes. Ils ne se parlent pas forcément mais se (re)connaissent. Ils forment ici un chœur que Julie Otsuka matérialise en utilisant ce qu’elle nomme «la voix collective du nous». Elle nous peint chacun d’entre eux par petites touches, les cite en italique, et constitue ce collectif dans lequel chacun d’entre nous peut se retrouver ou retrouver son voisin. Longueurs routinières, «là en bas», contre routines du quotidien de la «vraie vie, là-haut». Si l’autrice ne va pas jusqu’à suivre le décompte des longueurs des nageurs, comme le fait Marianne Apostolides dans Elle nage, l’écriture y est à la fois aussi fluide et rythmée (dans Elle nage, on pouvait croire que les respirations nécessaires à la poursuite des mouvements viennent scander les phrases).
Mais voilà qu’apparait une fissure (puis deux, puis trois,…), dans la piscine, alors qu’elles sont apparues également lentement, subrepticement, dans le cerveau d’Alice, une des nageuses. Et si l’eau ne s’écoule pas (mais cela risque tout de même de causer la fermeture définitive de la piscine « Certains prétendent que la fissure a été délibérément causée par la direction, que c’est une excuse pour fermer la piscine»), la mémoire d’Alice, elle, s’en va.
Julie Otsuka nous offre alors une liste à la Prévert de ce que cette dame se rappelle et de ce qu’elle a oublié, comme pour se raccrocher aux petits détails qui font une vie. Le «nous» laisse la place au «elle» (pour Alice) et au «tu» (pour sa fille). Le ton change et la mélancolie pointe.
Puis, «virage culbute», nous voici à présent au centre de séjour Bellavista. Le «nous» revient pour incarner cet EHPAD. Il s’agit cette fois d’une voix à la fois autoritaire et ironique, sans pitié.
D’un humour glaçant (on pourrait tout à fait se trouver dans un épisode de Black Mirror). Bien sûr, nous retrouvons alors un lieu clos avec ses règles et routines, comme la piscine. Mais pour Alice il n’y a plus alors de «vraie vie, là-haut».
Le dernier chapitre, quant à lui, est empli de tendresse et de mélancolie.
Un roman surprenant, à la fois piquant et profond.
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Patte blanche
de Kinga Wyrzykowska
Editions Seuil
«Rien de tel que la peur pour se sentir vivant».
Comment une famille peut en venir à s'enferrer dans un huis-Clos, barricadée physiquement et mentalement, seule contre tous ? De quoi l'emprise mentale est-elle constitutive ? Comment en vient-on à faire réclusion ?
Kinga Wyrzykowska explore les prémisses et les ressorts d'un délire obsidional («Parce que le monde est malade et que nous développons des anticorps pour lutter»), s'inspirant d'un fait divers, une famille de notables de Monflanquin s'étant enfermée dans don château pendant une décennie.
On suit ici la famille Simart-Duteil, et chacun de ses membres, la matriarche et irrésistible Isabella, veuve d'un certain Claude ayant fait fortune dans les autoroutes, Paul le fils aîné à l'affut de la moindre opportunité pour revenir dans les médias après quinze année de défonce (pousse un projet Pol'Pot sur les potins politiques sur une chaine youtube), Samuel le cadet, spécialiste de la chirurgie esthétique (il fait des injections à sa mère de toxine botulique), sculpteur de nez et dirigeant d'une clinique, enfin Clothilde, feu comédienne, tout entière dévouée comme étant la femme d'Antoine («être épouse pleinement»).
Le déclencheur de l'hystérie familiale est l'information selon laquelle Claude aurait un fils caché en Syrie, ce dernier souhaitant rejoindre l'hexagone. Rajouter à cela un contexte marqué par les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan. Les peurs se succèdent et le conservatisme zemmourien se fait entendre (Clothilde se retrouve d'ailleurs, l'espace d'un trajet en train, avec un genou collé à celui de Zemmour, «un frottement silencieux»): il faut donc montrer «patte blanche».
C'est qu'avec Kinga Wyrzykowska, à chaque anniversaire ou presque, célébration on ne peut plus importante dans cette cellule familiale, c'est Festen ou à tout le moins «on marche sur des oeufs». Cela prend un tour jubilatoire quand on sait combien les apparences sont ici trompeuses (avec un rôle d'amplificateur et de mystification des réseaux sociaux, «des trainées de soi que d'autres peuvent voir. Des millions d'yeux sous l'écran, qui t'observent, voraces et insatiables»), les places se redistribuant sans cesse, les contenances se lézardent («Sous le récit, sous le vernis, le réel s'effondrait»), chacun contraint de se pavaner avec sa propre folie, dans un jeu de dupes déjanté.
Un naufrage survivaliste sous forme de tragi-comédie prospérant autour des liens de sang («La famille nous dissout. Nous fait disparaître. Le je meurt») dans une paranoïa aiguë, «l'immobilité comme unique perspective».
Un premier roman comme on les aime et comme on en redemande.
«Se cacher, c'est la seule solution pour que le monde ne nous abîme pas. Rester entre nous, au Clos, quelques mois le temps que les choses se tassent. Et les plis où l'on s'enfonce et étouffe disparaissent».

Le ciel pour conquête
de Yudori, traduit du coréen par Chloé Vollmer-Lo
Editions Delcourt
roman graphique
«Elle avait regardé la terre. Les hommes s’en étaient emparés. Elle avait regardé la mer. Les hommes l’avaient prise aussi. Alors elle décida de bâtir son propre royaume de terre et de ciel. Et d’en garder la porte close, à tout jamais.»
Entre BD et manga, sous le format d'un roman à la couverture cartonnée, ce livre se classe à la croisée de tous ces genres. Tout comme Yudori mêle occident et orient. Il en va de même pour la temporalité : alors que nous plongeons radicalement dans les Pays Bas de Vermeer du 16ème siècle, la volonté féministe du personnage principal nous entraine dans une histoire très actuelle.
C'est donc l'histoire d'Amélie, jeune noble désargentée mariée à Hans, marchand au long cours. Comme toute femme hollandaise de l'époque, elle est cantonnée aux tâches ménagères, même si elle est accompagnée de deux servantes. Cette condition ne lui convient nullement.Très observatrice, elle s'intéresse aux oiseaux et moulins, et, rêvant de voler, elle tente de construire les prémices d'une montgolfière (qui ne verra le jour que bien plus tard). Sa quête d'envol s'accompagne d'un questionnement sur sa condition d'épouse alors même que son mari ramène de voyage une jeune esclave orientale.
La complémentarité du texte et des illustrations donnent au récit un ton parfois ironique et décalé, le narrateur nous prenant à parti (alors qu'on découvre Hans tout occupé à dévorer une cuisse de poulet, accompagné d'onomatopées «munchmunchmunch» il nous est précisé que «la seule chose qu'Amélie aime chez son mari...» - page suivante- «… c'est qu'il apprécie le poulet roti»).
En plus des planches d'une grande finesse, c'est dans les détails du quotidien que se cristallise l'esprit de cette BD et que se fabrique la dénonciation de la domination masculine.

Confessions d'une femme normale
écrit et illustré par Éloïse Marseille
Editions Pow Pow
BD
«Après une vie à baigner dans le dégoût et la honte, j'ai le droit d'être un peu arrogante».
Première BD de l'autrice et illustratrice montréalaise Éloïse Marseille. Le sujet abordé relève de l'intime et c'est parce qu'il est traité avec sensibilité, sans tabou et avec une bonne dose d'humour, d'autodérision que cela fonctionne. On suit les moments importants qui ont jalonné la construction de son rapport à la sexualité, ses craintes, ses apprentissages, son rapport à la pornographie, au safer sexe, les abus qu'elle a pu subir, la honte qu'elle a pu ressentir, ses retours d'expérience (hétéro, homo, solo). Un cheminement vers l'acceptation de soi, de son corps, de ses désirs. La déconstruction au service d'une sexualité plus assumée et décomplexée.
Le dessin est expressif, parfois délibérément naïf, tout en rouge avec quelques touches bleues, fait mouche et l'insert de quelques mots québécois (frencher, poupou, spooner...) n'est pas pour nous déplaire.
A 26 ans, il faut une bonne dose de culot et d'honnêteté pour se mettre à nu de la sorte. Chapeau !
«Le sexe et tout ce qui l'accompagne sont encore tellement tabous pis c'est le temps qu'on s'en parle».
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Végétal
d'Antoine Percheron
Editions Les Belles Lettres
«Un jour, j'ai changé d'odeur. Je me suis mis à sentir le végétal»
L'éditeur le précise en exergue du livre, «Le texte qui suit a été retrouvé dans les papiers d'Antoine Percheron après sa mort. Il avait vingt-cinq ans et souffrait d'une tumeur au cerveau», le ton est donné.
Ce court texte avait été publié pour la première fois en 2001 aux éditions L'Escampette. Une vraie bonne idée que de le republier tant ce texte est poignant et évoque de manière allégorique la maladie. Quand d'aucun (Tony Durand) aspire à devenir chevreuil, Antoine Percheron se met à devenir arbre, à penser arbre, et, répondant à l'appel de la forêt, à se demander quel type d'arbre il pourrait bien être (if, bouleau, marronnier, platane, pin) et où s'implanter («où allais-je nouer mes racines ? Et avec qui ?»). Mais le recours à cette métaphore ne tient pas lieu d’exercice littéraire («J'avais des affinités verdoyantes au bout de ma sensibilité»), il est aussi tout à fait congruent avec son état de santé : ainsi on apprend encore grâce à l'éditeur, que «[sa] tumeur était un oligodendrogliome, dont la caractéristique, (…) est de pousser des racines au fond du cerveau».
Comme avec Tony Durand, il est question de métamorphose, «J'étais un tableau d'Arcimboldo en formation», «Mon corps se transformait en une jardinière qu'on regarde pousser avec attention», et de tumulte intérieur «La transformation intérieure m'affectait beaucoup plus que toutes les métamorphoses physiques». On sent la peur qui travaille et l'angoisse jamais loin «Peut-être vais-je me diluer complètement dans le végétal ?»
Dans le narratif et la "texture", on peut retrouver quelque ressemblance, un rapprochement de forme, avec l'écofiction parue aux éditions Rue de l'Echiquier, Mousse de Klaus Modick. Ça sent l'humus, des odeurs de sous-bois, ça bourgeonne, ça se décompose. Mais contrairement à Klaus Modick, on sent l'expérience de la lutte : «Avec le temps, c'est armé d'un bon sécateur que je devais y aller, les pousses devenaient solides, mais je ne laissais pas mon corps à l'abandon».
Cette «régression au stade végétal» est un pied de nez à la mort : «J'allais finir tout en feuilles et en fleurs : un arbre quoi. Putain quelle mort». Alors, ne reste plus qu'à relire le texte dans un complet silence ou au contraire avec l'intensité d'un Mano Solo en musique de fond. Une sublime trace laissée dont l'inachèvement emporte l'émotion. Saisissant.
«Si mon destin était vraiment de finir arbre, il y avait du boulot».

Attraper le lapin
de Lana Bastašić
roman traduit du serbo-croate par Aleksandar Grujičić,
en collaboration avec Isabelle Liber
Editions Gaïa
« Qu'on commence par le début. On a quelqu'un, puis on ne l'a plus. Voilà à peu près toute l'histoire. »
Lana Bastašić cite au début de son roman Lewis Carrol : « Je peux vous raconter les aventures qui me sont arrivées depuis ce matin (…) ; mais il est inutile que je remonte jusqu'à hier, car, hier, j'étais tout à fait différente de ce que je suis aujourd'hui. »
Il en va de même, semble-t-il pour Sara, l'héroïne de ce roman... quoi que... En tous cas c'est ce qu'elle croit, alors même qu'elle imagine que Lejla (enfin, Lela depuis que sa mère a enlevé le j pendant la guerre, pour faire plus serbe), son amie d'enfance, elle, n'a pas changé, même si elles ne se sont pas vues depuis 12 ans. Finalement, qui a changé ? De quelle manière ? Que reste-t-il de leur amitié plusieurs fois malmenée ? Et ce pays, la Bosnie, qu'en reste-t-il ?
Il est question de souvenirs, de points de vue, de changements et de retrouvailles (ou de tentatives de retrouvailles).
Pour nous raconter tout cela, Sara, la narratrice, s'adresse d'abord à son amie, hésite entre le « tu » et le « elle », puis alterne entre des moments du présent – leurs retrouvailles – et des bulles du passé.
D'abord leurs retrouvailles : un appel de Lejla précipite Sara (qui vit à présent à Dublin) à Mostar puis dans un road movie jusqu'à Vienne, en passant par Banja Luka et son gris plombant de milieu d'après-midi, pour retrouver Armin, le frère de Lejla, disparu pendant la guerre. Pas facile de se parler au bout de tant d'années, Lejla semble toujours dominer Sara, si forte et indépendante. Et un décalage, flagrant, entre celle qui est partie en Europe, pendant que l'autre est restée dans les Balkans.
Les souvenirs maintenant : leur première rencontre à l'école – déjà Sara est captivée par cette petite fille qui semble différente, leurs premières règles, leurs premiers baisers, l'anniversaire de Lejla et la rencontre avec son frère Armin – qui pose des questions sur ses préférences et la fait ainsi exister, une boucle d'oreille sous un cerisier, une queue de cheval enlevée, un été sur une île, les bancs de la fac... et tant d'autres.
Une quête d'un passé qui ne passe pas. Une recherche au plus profond de soi de ce qui nous habite.

De cape et de mots
de Flore Vesco & Kerascoet
Editions Dargaud
BD Jeunesse
«Mon rang, mon rang... Je n'ai aucune envie d'être bien rangée, moi !»
Qui d'autre que Flore Vesco elle-même pour adapter son roman ? Elle s'est certes fait accompagner du tandem Kerascoët (Miss Pas Touche), mais avec Flore Vesco (qui dernièrement avait signé le roman ado D'or et d'oreillers) aux commandes, on ne saurait être déçue.
On suit la jeune facétieuse Serine qui n'en peut plus d'évoluer dans un vieux manoir, aux côtés de sa mère veuve et de ses cinq frères et où seuls les apprentissages des gestes de la bonne société (comment s'asseoir) et un mariage prématuré l'attendent. Elle n'a qu'une idée en tête devenir demoiselle d'honneur de la reine. Et elle s'en donne les moyens, allant jusqu'à complimenter la reine d'être «plus ravissante qu'une esperlune», faire servir une «suréminemment délectable lifrejole», et jusqu'à se métamorphoser en bouffon du roi. C'est qu'au palais, les rebondissements ne manquent pas, les complots se tapissent obligeant Serine à mobiliser toute l'audace et la rouerie dont elle sait faire preuve.
Serine et avec elle sa ventriloque Flore Vesco prennent un malin plaisir à jouer avec les mots, à en inventer et c'est contagieux («le mot inventé par Serine, et que la reine avait aussitôt adopté pour ne pas avoir l'air ridicule, était devenu le dernier terme à la mode»), le tout magnifié par les dessins délicats des Kerascoët. L'imagination du lecteur n'est pas en reste et se débride à l'avenant : on se prend à chercher qu'elles pourraient être les cent façons pour un faire sortir un escargot de sa coquille.
Une BD Jeunesse colorée, drôle et tourbillonnante.
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Crachins
de Florian Cochet
Graphisme de couverture & d'écrin : Zineb Benassarou
Editions Maintien de la Reine
poésie
«Tout le monde te fuit
Autant tu te lointaines
tu t'agrippantes
coque de vie
à mon mal de ville»
Florian Cochet est libraire à la Petite Egypte (2ème arrondissement de Paris, membre du sémillant collectif Les désirables) et à en croire son éditrice et son site internet (cf. http://www.floriancochet.com/Etatsdefait.html) il fait tout plein d'autres choses improbables, parmi lesquelles de la poésie et on lui en est gré.
Je découvre avec Crachins sa poésie et c'est une très belle découverte. Comme à l'accoutumée avec cette petite maison d'édition stéphanoise, l'objet livre est très soigné, se dessine sur la couverture un chardon doré tout d'or vêtu, le texte est entouré d'une pluie de cendres d'or comme en reflet des textes. Et le recours à la police d'écriture Garamond permet de rendre l'utilisation du logogramme esperluette majestueuse, ce qui ne saurait nous déplaire !
Le style est percutant, la poésie surgit en éclats ("Tessons de gorges éclats d'invectives"), tels des instantanés. Êtréclats, titre du premier poème aurait d'ailleurs très bien pu être celui du recueil.
Véritable plongée, en colère, dans notre finitude. Il y a de la rage ("Poings levés voix hautes revanchardes"), ça brûle, ça perfore, ça court, ça tressaille. Le réel ne cogne pas, il pique ("les tiges épineuses du réel" ;"barbarie épineuse" ; "chardons de passivité"). Ça se méfie des hauteurs ("nul n'est nécessaire d'atteindre les sommets" qui "s'activent d'une clarté vertueuse").
Il y a des ombres, de la cendre, de la morosité, de la peine : «L'accolade n'étreint plus, seule l'ombre d'un silence» ; «La détresse, ses matelas de clôtures» ; «L'abjecte s'érige en un sanglot immense». C'est opaque, de couleur noir ("les pensées-chardon" ; "c'est du pareil au noir"). Mais pas que. A l'instar du jaune, la couleur passagère de l'aube. Parfois advient des instants de répit, d'évasion, des morceaux d'espérance ("des ricochets d'ensoleillements", un "regard d'ambre" ; "d'un pas de côté tout peut s'ériger"), même entre parenthèses «(être-papillon desailé insulaire des nuitéjours)». C'est que Florian Cochet se fait l'«arpenteur de nos humeurs ascensionnelles». De notre intranquille existence.
Si F. Cochet semble parfois à la recherche d'ancrage ("Margé, émargé, jusqu'indestination" ; "A l'arrivée toujours un quelque part de lieu" ; "Pointe finale tu es, portes du commencement"), il semble esquisser les coordonnées de la poésie («La poésie n'est pas l'ailleurs c'est juste quelque part. Et pourtant c'est déjà quelque chose») et avec ce recueil il semble avoir trouvé son territoire.
Une rencontre interpellante.
«Le vivant aiguisera sa plainte à nos pommes de face».

La maison nue
de Marion Fayolle
Editions Magnani
Roman graphique
«Je me suis cogné la tête à vos corps emmurés, à vos bouches muettes, je saigne un peu du nez»
Qu'est-ce qu'on aime l'univers, gentiment déjanté, de Marion Fayolle ! C'est un ravissement d'ouvrir cette maison nue. On y retrouve des personnages-briques, "accoutrés" de "parpaings", le corps en brique dans une maison en brique, comme on voit dans le Nord. Cette maison est vouée à démolition, mais dans l'attente, elle recueille trois échoués, souvent rejoints par leur voisine et son bébé au sein. Chacun avec sa solitude, ses fêlures, ses névroses. Comme morcelé, comme l'est la maison, avec parfois une focale sur la montée d'escalier, d’autre fois sur une fenêtre, une porte, un canapé, une table. Ils sont empesés dans un rôle dont ils ont du mal à se défaire. L'un en panne d'inspiration qui tente d'écrire, le second qui n'en finit pas de se faire quitter par son amoureuse, et la troisième qui essaie de dresser des chevaux fougueux. Des personnages qui s'embriquent, qui s'interpénètrent avec la maison, à la recherche de la bonne combinaison, de la nouvelle combinatoire de leur existence. Une exploration de nouveaux contours, ensemble et séparés, sorte de chorégraphie d'une communauté rapprochée, à distance de la vie désignée comme réelle. Ils essaient de s'entraider, la voisine propose à l’écrivain maudit de lui prêter ses pensées. Les trois comparses proposent à la jeune mère de jouer les parents. Ils essaient même de bercer la maison menacée de démolition. Ils se mettent à nu à leur tour, dansant sur les gravas.
Marion Fayolle a observé le corps des danseurs pour créer des mouvements, elle a eu comme idée enthousiasmante de faire danser pour fabriquer ce livre.
On attend avec impatience, Là où il n'y a rien à voir qui paraître courant 2023.
D'une grande poésie cette maison habitée !
«En vivant ensemble, vous essayez de faire un lavis de vos trois solitudes, vous espérez qu'elles se mêlent, se fondent les unes aux autres et ne soient plus douloureuses».

Le crayon
CotCotCot Editions
Album jeunesse à partir de 5 ans
Album sans texte, mais avec une telle attention portée aux illustrations et avec un tel talent pour susciter l'imagination que le lecteur trouvera sa propre narration.
A partir de la vie d'un crayon de couleur, la coréenne Hye-Eun Kim sensibilise le jeune lecteur et ses parents aux questions écologiques.
Cet album tout en images est une merveille dans sa capacité à faire naitre d'autres images que les seules présentées, à susciter d'autres sensations (le vent dans les feuilles, le bruissement de la vie animale, le battement d'ailes des oiseaux qui s'enfuient, la fumée de l'usine). Les arbres sont d'une beauté inouïe, ils se densifient avant de se peupler d'animaux. L'écosystème prend forme.
Pourtant des arbres sont coupés pour alimenter la fabrique de crayons de couleur, avant qu'ils ne puissent à leur tour dessiner des arbres colorés.
D'un crayon, la petite fille qu'on suit fait une forêt.
Chemin faisant, et parce que le dessin s'en mêle, la préservation de la planète s'initie.
Un album doux et foisonnant.

Le prénom a été modifié
de Perrine Le Querrec
Editions La Contre Allée, collection La Sentinelle
«Un jour j'ai perdu mon corps»
Ce texte avait été publié une première fois en 2014 aux éditionsLes doigts dans la prose. L'autrice l'a écrit durant le procès affreusement nommé des «tournantes de Fontenay», («Je veux qu'ils arrêtent de dire les tournantes, le procès des tournantes, j'ai un nom, j'ai un prénom. Même eux ont un nom, un prénom. Les tournantes, comme si c'était un jeu»). L'anonymat est rappelé aussi par l'illustration de la couverture, avec des silhouettes qui se diffractent.
Procès qui s'est déroulé 15 ans après les faits, 5500 jours. C'est que ça n'en finit plus («l'interminable inachevé»).
Et Perrine Le Querrec d'ajouter, «de tous mes mots je tentais de bâtir des pages où on l'écouterait».
C'est en effet bien cela le propos du livre, la perte de la qualité de sujet de la victime, réduite au silence. Et cette tentative de trouver le langage contre ces "silences meurtriers", contre ce poids, ce corps qui échappe. «Barricades de kilos de silence de honte d'abandon. Ça pèse un massacre sur mon dos» ; «J'ai un jogging noir tous les jours le même, dedans mes 120 kilos mais 70 ne sont pas à moi. (…) J'ai toujours un homme sur moi en plus de moi depuis 15 ans».
La structure de chaque texte commence par «C'est tout noir et marche devant seule droite, avance en face debout» et se termine par «Je m'assois par terre étourdie». Il convient de les lire à chaque fois, 67 fois, ne pas les escamoter. La force de la répétition : «Je me défais et refais au fur et à mesure des histoires des procès des médicaments des kilos des espoirs».
La vie derrière ses fenêtres, la cité aussi. «J'habite la solitude la cité les confins». La peur l'écrasant, elle est recluse chez elle la plupart du temps, l’extérieur étant synonyme d'agression. «Il y a mon cercueil dans la cave, dans le local à poubelles, près des jeux pour enfants. Si je n'avais pas peur, j'irais déposer une fleur sur ma tombe». Sans perspective : «Je ne vais nulle part (…) Ni à l'école, ni en stage, ni en formation. Je trébuche. De mes 16 ans à aujourd'hui, je suis ici, dans mon naufrage».
Contrainte d'«habiter l'impact». Exercice de survie permanent : «Se maintenir en vie au niveau des nécessités et même un peu plus loin, survivre au plus juste, éviter la pensée, manger la douleur».
Le procès ne passe pas. Un an maximum et pas mal d'acquittés. «15 ans après encore un viol. On me fait tourner dans la salle d'audience sous les yeux du juge. 10 acquittés, 4 condamnés, 14 hommes sur mon corps». Ces peines dérisoires, un nouveau bannissement, «une lente exécution».
Une écriture à l'os, ou au couteau pourrait-on dire, pour faire référence à Annie Ernaux!
Réédition salutaire, écrit d'une grande force et d'une absolue nécessité. Merci Perrine Le Querrec.
«Ma douleur sait le poids exact du monde».
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Totalement inconnu
de Gaëlle Obiégly
Editions Bourgois
«Souvent, les histoires naissent de ce qu'on ne sait pas».
Pendant le confinement («on voit mieux ses convictions dans la solitude»), l'autrice a entassé des impressions, des opinions, des points de vue, des avis, des «moments de dinguerie». Il faut donc que ça sorte. En route donc pour des divagations. Et passer du coq à l'âne, Gaëlle Obiégly s'en fait un régale. Faut dire qu'elle y excelle. Elle parvient même à ne pas nous perdre dans les méandres de ses pensées («j'ai envie de vous entretenir de ce qui ma passe par la tête»), la dérive de ses extravagances, le miroir de ses introspections infinies («la conscience est une clarté obscure. Elle travaille avec lenteur»), le déploiement de ses rêves. Parce que sa subjectivité est augmentée («je suis moi et mes multiples. C'est bien, ça me permet de dire beaucoup plus de choses. J'augmente mes sensations et idées»), ses réflexions plurielles et abrasives saisissent le sens du monde et nous suggère un reflet de soi.
La narratrice est réceptionniste au 125 des Champs Elysées, et derrière son comptoir, en plus de croiser Paul Auster, elle tire quelques enseignements sur la vie. Elle s'intéresse aux détails, aux signifiants aussi. Sinon une voix s'est emparée d'elle («il y a quelqu'un d'autre en moi», «on m'accapare»), et a une prédilection pour «savoir ce que c'est que ce soldat inconnu» qui «loge en elle», dans son thorax («j'accepte d'être le réceptacle du soldat inconnu»). Mais c'est plutôt le contraire d'un intérêt restreint, car avec Gaëlle Obiégly, du soldat inconnu («celui à propos duquel personne ne sait rien»), elle brode une «espèce de conférence» tout en nous parlant aussi de tout autre chose, sans jamais tomber dans du bavardage («on veut dire trop et ça ne parle plus»). Sensible à la métempsychose, elle cherche à «transformer en phrases des présences intangibles».
On y croise pas mal de personnages, de JL Godard, à Kant en passant par Alister (il n'y a d'ailleurs pas que ce personnage qui la rapproche de l'écriture d'Emmanuelle Pireyre) en passant par Boris Achour, Edward Ruscha, ou encore Kafka, Apollinaire, Spinoza ou Nietsche et surtout Yvette sa grand-mère (de très beaux passages sur le vieillissement). Sa réflexion sur le soldat inconnu nous rapproche de certaines considérations amenées par Emilienne Malfatto, Le colonel ne dort pas («la condition soldatesque, c'est une déshumanisation. Dépersonnalisation, plutôt»).
La matière propre de son écriture est constituée d'un entrelacs de pensées qui s'animent, qui fixent, qui partent remarquablement dans tous les sens et dans tous les interstices à la façon des plantes adventices. Ou l'art de raconter des histoires à partir de la réalité, comme pour «renverser son impuissance face au réel». Un livre qui n'est pas seulement à mettre entre les mains des entendeurs de voix. Ensorcellement garanti.
«Il nous faut, pour garder les œuvres dans notre musée interne, faire des ponts, les relier à la réalité par des détails. Parce que les détails, qui semblent partout sans valeur, c'est chaud comme les faits».

Les marins ne savent pas nager
de Dominique Scali
Editions La Peuplade
Imaginez : Ys ne serait pas cette ville mythique engloutie mais une île au large de la Bretagne, escarpée, prise au milieu des flots, en partie submergée chaque année par de grandes marées. Elle aurait conquis son indépendance : ni angloise, ni françoise, mais belle et bien Issoise. Pour ne froisser ni les terriens (qui écrivent Is), ni les aventuriers marins (qui écrivent Ys), l'autrice, diplomate, choisit de parler de l'île d'Ys habitée par les Issois. Et pour nous aider à nous y retrouver, elle nous propose une carte et une frise chronologique.
Voguons à présent sur ses eaux salées et poissonneuses, parfois peuplées de sirènes, souvent jonchées de bateaux à la dérive, et allons, à bord de la Clardeye, accoster sur le rivage des Echouements, après le Massacre des Premiers Hommes, autrement dit au XVIIIe siècle. Le décor est planté et vous sera détaillé régulièrement pour que vous compreniez ce qu'est cette île, son histoire, ses coutumes.
Nous pouvons à présent aller à la rencontre d'innombrables personnages hauts en couleurs et suivre en particulier Danaé Poussin. Elle «avait la maigreur des enfants qui n'avaient pas la férocité de jouer du coude pour s'arroger les bouts de pain des autres. Aux yeux des riverains, elle avait un grand défaut : elle savait nager.» Au début de cette épopée, Danaé n'est qu'une petite orpheline vivant en bord de mer mais qui déjà a du caractère et ne s'en laisse pas compter. «Adoptée» par un maître d'arme déchu de sa citoyenneté, elle apprend à lire et n'a qu'une envie, devenir à son tour citoyenne. Car sur cette île, qui se prétend république méritocratique, n'est pas citoyen qui veut, le commun des mortels n'y a pas forcément sa place. Il faut avoir des recommandations, et Danaé fera tout ce qu'elle peut pour les avoir. Elle apprendra aussi à naviguer, rencontrera des hommes qui lui feront croire à un bonheur possible, parfois la combleront, parfois la blesseront ou l'abandonneront. Chaque partie du livre nous permet d'en rencontrer un : le duelliste, le prince voleur, le prince joueur, le prince nageur et le bâtisseur).
Dans ce roman d'aventures et d'apprentissage maritimes de plus de 700 pages, Dominique Scali se fait architecte d'un monde imaginaire et prodige dans l'art d'inventer, à commencer par la langue.
«Ys est une île, Ys est unique.» Le livre l'est tout autant, et avec lui une nouvelle légende est née.
«Est "issois" ce qui est obstiné, audacieux et revanchard. Est "issois" ce qui fait bomber le torse. (…) On ne perdra pas de temps à dire d'une chose qu'elle est digne, brave ou agréable quand on peut dire qu'elle est "issoise".»

Léo en petits morceaux
de Mayana Itoïz
Editions Dargaud
BD
« "Nous piquer nos femmes ?" Ca fermente pas un peu sous ton béret, Pampi ?»
Mayana Itoïz quitte le temps de ce roman graphique Le loup en slip et choisit de nous parler de sa grand-mère, Léo. Tout comme Andréa (personnage que nous rencontrons au début de l'histoire), vous trouverez sans doute que « ce n'est pas banal pour une femme », mais Léo n'est qu'un diminutif, et son prénom est encore moins banal : « Je m'appelle Léocadie. »
Léo a grandi au Pays Basque dans une auberge réquisitionnée par les Allemands pendant la 2de Guerre Mondiale. C'est par « petits morceaux » de photographies que nous allons découvrir sa vie. Ces photos déchirées nous sont proposées sur calque et l'autrice imagine et dessine le reste de l'image. Ainsi nous reconstituons, tel un puzzle, son histoire d'amour interdit avec un soldat allemand, Felix. Mayana Itoïz peint avec délicatesse la soif de vivre de sa grand-mère malgré l'omniprésence de la guerre.
Si l'autrice nous précise à la fin de l'ouvrage que cette histoire est romancée, que ce n'est pas tout à fait l'histoire de sa grand-mère, les photos et l'ancrage historique pourraient en faire une biographie emblématique de femmes qui ont passé leur jeunesse dans les années 40.
On pense à La commode aux tiroirs de couleurs d'Olivia Ruiz où l'héroïne découvre les femmes de sa famille grâce à des lettres. On y retrouve la guerre et la force de femmes qui ont décidé de vivre librement, coûte que coûte. Et son adaptation en BD par Winoc et Amélie Causse amène une sensualité tout aussi présente dans Léo en petits morceaux.
Une manière très juste et incarnée d'évoquer l'histoire des Tondues.
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Keeping Two
de Jordan Crane
traduction Fanny Soubiran
Co-éditions Ca et là & L'employé du moi
Roman graphique
«Et si aujourd'hui le reste de nos vies nous paraît très long, en fait non»
On suit Will et Connie, deux amoureux, dans leurs menues disputes et autour de leur vie quotidienne. Quelques heures de leur existence étalées sur 320 pages.
Lors d'une répartition des tâches, Will se colle à la vaisselle pendant que Connie se charge des courses. Mais elle ne revient pas. Désespérément pas. La pression de l'air chute, l'inquiétude monte. Will imagine déjà sa disparition et se perd en conjecture, faute d'explications : et si et si et si... qu'est-ce qui a bien pu lui arriver ? Un peu comme dans le dernier roman de Brigitte Giraud, auscultation des possibles micro-événements, des causalités qui conduisent à une catastrophe sauf qu'ici l'événement dramatique n'advient pas.
Qui n'a pas déjà imaginé le pire ? Exploration de l'angoisse, des pensées morbides autour de l'idée de perte, de l'absence de l'Autre qui en dit long sur les liens d'attachement entre deux êtres proches.
Deux nuances de vert constituent les couleurs de ce roman graphique et nous aident à différencier ce qui relève du factuel de ce qui se situe plus dans l'imagination, la projection des deux protagonistes. Les personnages, fantomatiques, dont on présume l'absence sont matérialisés par un pourtour blanc. La mise en abime avec le roman que lisent les deux protagonistes renforce le sentiment de trouble («comme des tomates qui ressemblent à des pommes») et de sortie du réel.
Jordan Crane, figure de la bande dessinée indépendante américaine, aura mis près de 20 ans pour aboutir à ce travail.
Avec le procédé narratif utilisé qui décompose les gestes, revisite les situations, fait s'éterniser le temps, la contagion de l'angoisse monte progressivement. Et ici le sang d'encre est de couleur verte.

Schizogrammes
d'Emmanuel Venet
Editions La fosse aux ours
A paraître le 6 octobre
«Cette époque où l'on soigne les psychotiques par antipsychotiques sans y entendre malice».
Emmanuel Venet aime à jouer avec les mots, et «après avoir roulé sa bosse pendant quatre décennies dans les hôpitaux psychiatriques», il s'en donne à cœur joie. A commencer par le titre, néologisme revendiqué par l'auteur pour désigner «un écrit sur la schizophrénie». C'est qu'en la matière, il en connait un rayon. A force d'entendre de la schizophrénie à longueur de journée (ces patients «parlent couramment le schizophrène»), il est devenu «schizophile et schizophone», mais surtout et avant tout, c'est un traducteur. Et ce n'est pas rien, pensons à Marcel (qui) «sait dire sans qu'on sache réellement quoi». Pensons aussi au «lacanien», «langue difficile à traduire en français, mais propice à la poésie». Et que dire du «florissant vocabulaire» de la psychiatrie mais aussi de sa novlangue, «on néologise dur, traduit l'anglais à la serpe ou l'importe purement et simplement, ce qui nous vaut les concepts de soignance, d'habileté sociale ou de case manager» et de ses euphémisations «une chambre d'isolement se dit espace de soins psychiatriques intensifs».
L'amusement ne s'arrête pas là, on retrouve cet art de chapitrer son livre (21 chapitres, et si l'on a bien suivi les explications de l'auteur concernant son précédent livre, Virgile s'en fout, il m'étonnerait que ce chiffre soit le fait d'un pur hasard). Ici la part belle est faite à la figure de Marcel, un Marcel kaléidoscopique, Marcel syllogomane, Marcel géographe, Marcel et Marcelle, Marcel et Marcellin. Et en même temps, à chaque fois, c'est le singulier qui prime.
Emmanuel Venet aime rien tant que rendre compte de ces «involontaires cocasseries», de la «force des discordances», des «représentations labyrinthiques du monde», de ces «trouvailles de nos patients pour en savourer la richesse harmonique et le flottement de sens». Jouer, jamais avec perfidie, avec les paralogismes entendus, «cette manière d'utiliser les mots de la langue en s'affranchissant de leur signification».
Et comme il nous a habitué à le faire, E. Venet ne laisse pas son esprit critique dans sa poche, se faisant le pourfendeur du tournant pris ces dernières années par la psychiatrie ; c'est que la folie douce est aussi dans l'institution : «la psychiatrie s'est mise à parler neuronal» ; «aujourd'hui, transformés en système-nerviatres, nous causons recapture de la sérotonine, récepteurs 5HT1A, neurones-miroirs et amygdales» ; «tout se soigne désormais par neuroleptiques, rebaptisés « antipsychotiques » pour stimuler l'arc réflexe du prescripteur : un symptôme-remède» ; «une loi a été rédigée en langue schizophrénique, Hôpital, Patients, Santé et Territoire» ou encore, «il y a tant à craindre d'une psychiatrie que le pouvoir politique obligerait à parler le sécuritaire, langage plus clair que le lacanien, mais qui insulte la complexité et la délicatesse de l'âme humaine».
Il s'amuse également à se faire ethnographe des traces laissées dans les dossiers médicaux, succession de pochettes jaunes, roses, vertes, bleues, et se saisit des lettres adressées par ses patients («Cette littérature promise à l'oubli fait sourire ou bouleverse, ou les deux»). En bon facétieux et oulipien qu'est E.Venet, on est qu'à moitié surpris de finir ce livre avec une vignette sur l'ontalgie, une maladie définie non par le DSM mais par Raymond Queneau.
Il parvient à nous émouvoir avec ces frasques saugrenues et ces trouvailles langagières de ces ainsi-nommés «hurluberlus», ou «olibrius» et on ressent à travers cet échantillon de verbatim et d'évocations, alors qu'Emmanuel Venet prend sa retraite en tant que psychiatre, toute la gratitude qu'il exprime pour ses patients.
Sensible et engagé comme on aime.

Un jardin extraordinaire
d'Isabelle Rimasson (scénario) et Simon Hureau (dessinateur et coloriste)
Editions Motus
Album BD
On avait beaucoup aimé les illustrations de Simon Hureau dans le BD L'oasis où on le suivait dans ses premiers pas vers la permaculture. Ses dessins font de nouveau mouche dans le cadre de cette BD Jeunesse.
C'est l'histoire de Nino, un enfant qui habite «dans un appartement tout en haut d'un grand immeuble», petit enfant de la ville qui le temps des vacances se rend chez sa grand-mère. Ici, plus d'écran, place au jardinage.
L'ambiance qui règne dans ce jardin, «son petit paradis», peut nous rappeler tout aussi bien le livre L'été de la sorcière de Kaho Nashiki paru chez Piquier, autour des notions de transmission, du secret des plantes, du prendre soin du potage, que la BD Jeunesse Le jardin secret de Maud Begon (dont le deuxième tome vient de sortir dernièrement) et où une véritable ode à la nature prévaut.
Cet album pour les 6-10 ans se lit tout autant qu'il s'observe. Les dessins naturalistes sont les constituants d'une expérience immersive, comme si l'on était avec Nino à sentir les plantes (ici profusion d'adjectifs : le chèvrefeuille est aventurier, la bignone sportive, les clématites coquettes, la glycine entêtée, les cosmos fiers et vigoureux) et cueillir les légumes, à observer les petites bestioles (la coccinelle à sept points, le chrysomèle, la lepture tachetée, le clairon des abeilles, la belle-dame et autres cercopes sanguins et bibions) qu'aiment tant dessiner Simon Hureau. Une mise en image aérée qui invite à la contemplation de la nature, dont la représentation - pour extraordinaire que soit le jardin - est presque teintée de naïveté, mais qui donne envie d'essayer de faire du jardin à son tour. Réussi.
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La couleur des choses
de Martin Panchaud
Editions çà et là
Roman graphique
«Au fond, tout le monde m'a menti, maman, papa, l'autre papa...»
Pour unique, c'est objet est unique. Avant d'être pris par l’histoire de Simon, on est happé par la forme si singulière prise par ce roman graphique. Les différents personnages sont représentés, vu d'en haut, par des cercles colorés, mettant la focale sur leur emplacement dans l'espace, leurs déplacements (bien utile quand l'histoire prend des allures de road trip), leurs interactions, leurs dialogues. Une narration et une économie des relations par des ronds, il fallait oser, Martin Panchaud l'a fait !
L'auteur a recours a de l'infographie, des pictogrammes, des formes graphiques renouvelées, peut-être est-ce aussi ses trouvailles à lui pour compenser la sévère dyslexie, selon les mots de son éditeur français, qui l'a pas mal empêché dans sa scolarité.
C'est tellement nouveau qu'on n'en est presque à douter en s’accaparant le livre que ce procédé puisse être tenu (par l'auteur) et tenable (par le lecteur) jusqu'à la fin, pendant 225 pages. Et pourtant.
Il faut dire que l'histoire est prenante, et que très vite on est plongé dans une sorte d'enquête. Et comme l'aurait dit Victor Hugo, ici la forme c'est bien le fond qui remonte à la surface. Ça peut aider aussi à se retrouver quand on est paumé comme l'est le personnage principal, surtout quand personne ne tient sa place, et quand la filiation n'est pas linéaire.
Simon Hope n'a que 14 ans. Sa mère fait des gâteaux de toutes les couleurs et son père est addict aux jeux de course. Simon est déjà exposé à pas mal de vicissitudes ; c'est que pour lui le monde ne tourne pas rond : moqué et parfois harcelé par ses camarades Eddy, Richard et Will, témoin des engueulades du couple parental, il ne sait plus à qui se fier.
Si ce n'est peut-être à Lorna et plus sûrement à la décriée Winney McMurphy qui tient un cabinet de voyance. Elle va lui prédire le résultat de course de chevaux. Pas une, pas deux, il joue, il gagne, mais Simon a la poisse et ne peut empocher le pactole. Son père a disparu, sa mère est dans le coma. Et tout le monde voudrait bien devenir l'ami de l'heureux gagnant.
Quand on suit la créativité de Martin Panchaud, on n'est loin de tourner en rond : on ne fait pas que lire, le lecteur étant convoqué, non pour enfiler des ronds, mais plus sûrement pour trouver le fil narratif, telle une véritable expérience. Fantastique d'inventivité !

Trois ruches bleues
de Patrick Cloux
Editions La fosse aux ours
«J'avance à pas menus au milieu de leurs chimères»
Pendant quatre saisons on suit les observations attentives de Patrick Cloux autour de ses trois ruches, peintes en bleu, «pour faire grec». Plutôt que d'esquisser un court traité de butinage à l'usage des abeilles qu'il n'assume pas tant il sait pertinemment qu'elles en savent bien plus que lui, il préfère s'en retourner à un registre de rubriques, de vignettes pour recoudre l'espace d'un canevas de quoi l'abeille, «ce drôle d'insecte social et courageux» serait le nom, ou selon ses termes, «évoquer l'abeille dans la clarté du miel».
Patrick Cloux développe, en bordure, en lisières, une «attention flottante» de tous les instants pour capter l'inattendu: «miel et lumière figent l'inespéré» ; «l'inexplicable est source de merveilleux» ; «La ruche est silencieuse car elle vit sur un rythme ralenti» ; «Le bruit que fait un hérisson quand il court en direction des croquettes de chat n'excède pas celui que fait la ruche». Ceci pour l'écriture bien-sûr mais avant tout pour «l'élevage, les soins ou le suivi». Une unité en acte.
Patrick Cloux se met donc à l'affût à deux mètres cinquante des ruches, «on surveille des indices, des allusions, un son», «une attention flottante», «à pas comptés», «j'avance sans bruit sur des semelles de bois», comme le fait à sa façon Baptiste Morizot, pisteur, sur les traces des prédateurs. Lui, il préfère se dire, «souffleur» : «je leur rends les mots et les tirades oubliées».
Patrick Cloux affectionne les textes de Giono, de Mario Rigioni Stern (également publié chez le même éditeur) et ça se voit. Il rend grâce, pas à pas («à pas d'âge») à la nature avec émerveillement («la grande miellée d'été est un moment spectaculaire»). En «mode ralenti», et à force de description, de «pensée rêvante», de célébration de l'infinitésimal («il est si bon de se laisser guider par plus petit que nous»), il parvient à rendre compte du réel. «Les passages, les interruptions sont légion. Je reste l'artisan à main nue de ces révélations mineures».
Patrick Cloux n'est pas un collapsologue, mais quelques incises nous rappellent ses préoccupations : «Il fallut attendre l'invention récente des pesticides pour en trente ans de rapacité économique arriver à en démolir le présent et en hypothéquer l'avenir».
Une langue poétique, ô combien rythmée : «L'aleph minuscule d'un ouvrage armorié ravive le souvenir de la douce averse d'une corps renversé en un souffle retenu». Cette vibration dans l'écriture suscite un plein d'émotions, d'espérance («retenir le bonheur quand il vient et ne pas l'assaillir de questions») et d'optimisme («Il nous faut profiter uniquement de ce qui tremble et nous agrandit») qui invite au laisser-aller, au tranquille butinage.

Variations de Paul
De Pierre Ducrozet
Chez Actes Sud
« Paul dépasse Union Square quand son cœur
Ta da da dam dim bam ta da da di di dam dim baba dim bam
Trébuche sur une double croche mal négociée et s’interrompt. »
Paul est le fils d’Antoine, pianiste féru de Jazz, et de Sarah, passionnée de Chopin. Paul est aussi le père de Chiara, qui vit la musique avec tout son corps et est habitée par la techno. Paul est un homme qui ressent toutes les musiques, les voient même, c’est un synesthète. Paul a un cœur qui s’emballe et s’arrête… puis repart… tel un bon morceau de musique : syncopé, chaloupé, avec ses forte et ses pianissimos, ses contretemps.
Si nous suivons cet homme tout au long du roman (ou presque – plusieurs chapitres étant dédiés à sa fille), de Lyon à Londres en passant par Paris, New York, Manchester, l’Inde et la Corse, finalement le personnage principal est peut-être ailleurs. Paul n’est peut-être que le vecteur nous ramenant au même point de centralité que constitue la musique. Car, à travers l’histoire de cette famille, nous explorons une discothèque idéale (celle de Pierre Ducrozet ?), avec ses ruptures et découvertes. Il y a d’abord un chant de Noël, Mozart, Chopin et Vivaldi. Puis le jazz et la première écoute en live d’un saxophone. « Paul plonge dans l’or. » Il y aura ensuite tous les chanteurs et groupes des années 70. Avant le grand départ pour New York où Paul devient dénicheur de nouveaux sons. Puis à Manchester la musique devient cri, elle est révolte. Chaque fois, Paul vit dans tout son corps, par tous ses sens, ce qu’il entend, son cœur s’emballe, parfois s’arrête, et repart, empli de nouveaux sons, gravés à jamais, venant enrichir sa discothèque intérieure.
Pierre Ducrozet nous fait traverser le 20ème siècle, de mélodie en mélodie (qu’on peut écouter tout en lisant grâce à la playlist donnée à la fin du livre). C’est dans les mots, les images (que voit Paul à chaque écoute d’un nouveau morceau) mais aussi et surtout dans les tripes que l’auteur nous faire vivre toutes ces notes, parfois intimes, souvent sauvages, et porteuses d’un formidable élan de vie.
Une lecture tout en vibrations
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Jean-Luc et Jean-Claude
de Laurence Potte-Bonneville
Editions Verdier
«Parfois une étrangeté s'empare d'un paysage, comme le ralenti d'un événement qui n'arrivera pas».
Voici un premier roman qui commence déjà à être récompensé (prix Stanilas 2022, couronnant le meilleur premier roman de la rentrée littéraire). Il me regardait, je le regardais et je n'avais pas encore trouvé le temps de l'attraper. Je l'ai pris le temps, le livre et j'en suis ressorti happé.
On suit Jean-Luc, le gringalet, «un petit grumeau de tomate», sous curatelle et Jean-Claude, le balèze, un «gros oignon», qui adore les phoques et les nombres qui se terminent par quatre-vingt-dix-neuf ,et qui est sous tutelle. «Gros chien chat écorché», ils vivent en foyer dans un village. Leur vie est réglée, on le comprend par quelques habitudes, parmi lesquelles le petit verre sans alcool qu'ils s'accordent les jeudis dans le café d'à côté et le deuxième vendredi du mois jour de l'injection retard de Jean-Luc.
Sauf qu'il s'en faut de peu pour que le cours des choses se détraque. On leur refuse un billet de loto et ça c'est contrariant. Les voilà embarqués dans le véhicule de Florent en direction d'Abbeville, de la baie de somme et de ses phoques.
C'est que ces deux paumés ont d'illustres prédécesseurs : on pense à Laurel et Hardy, à Lenny et George. On pense aussi au travail universitaire et à l'enquête minutieuse conduite par Benoit Eyraud et ayant donné au livre, Protéger et rendre capable, La considération civile et sociale des personnes très vulnérables, paru chez Erès.
L'un veille toujours sur l'autre et d'autant plus lors de leur virée. En milieu ordinaire. Cet extérieur hostile qui challenge leurs «habiletés sociales». Dans l'abri que leur a proposé un cueilleur de morilles. C'est qu'en plus il pleut et sacrément, vigilance orange. Même l'air est «tout embaumé d'eau».
C'est que l'espace de cette échappée, Yolande la directrice, Johanne l'éducatrice se retrouvent à leur tour vulnérables, tout comme le sont à leur façon les protagonistes du livre croisés ici ou là, Florent, la jeune autostoppeuse qui travaille dans un EHPAD ou encore Jacqueline la tenancière du bar. Une commune vulnérabilité dans le sillage des deux personnages principaux.
Et puis, il y a la baie de Somme et la musique. «Ces chansons qui sommeillent en nous et qu'un rien ranime». C'est qu'il n'y a pas que la chanson Connemara qui est entêtante, Goldman et Béart ont aussi apporté leur contribution.
Une écriture qui va chercher toute une palette d'expressions, qui travaille les rapports et le trouble à l'animalité comme le fait Corinne Morel Darleux dans La Sauvagière, («Aller voir les animaux, les rejoindre, être rejoint par eux, en avoir encore un peu peur et intercepter une lumière d'eau dans leurs prunelles, rouler dans les mêmes vagues, (…) patauger dans la même boue, ondoyer parmi eux, se couler, frissonner avec eux, partager le harcèlement des mouches, se laisser parcourir par le long tremblement d'un muscle») qui sonde les agressions sensorielles, les inflexions dans les voix («rauque, enchifrenée, la voix de la fille englue les dernières syllabes avec l'obstination d'une sale gosse»), les béances, les replis («Il y a des moments en particulier où Jean-Luc ne voit pas, ne voit rien, et où le désordre l'envahit peu à peu comme une mauvaise herbe, gagne du terrain tandis que lui se retire en lui-même»), le tout mâtiné d'une poétique en saillie. Une prose qui se coule parfaitement dans les propositions éditoriales et le style que l'on peut retrouver chez Verdier. Des personnages attachants et un texte attendrissant que l'autrice installe là, entre nous, «en pyramide de petit bois».

Le Colonel ne dort pas
d'Emilienne Malfatto
Editions du sous-sol
«Cette boue glissante et claire dans laquelle patauge le monde».
Émilienne Malfatto est à la fois photographe (son écriture visuelle ne trompe pas), journaliste et autrice. En 2020, elle a décroché le prix Goncourt du premier roman avec Que sur toi se lamente le Tigre, le prix Albert-Londres avec Les serpents viendront pour toi.
Avec le colonel ne dort pas elle revient avec un petit texte qui déconstruit l'activité guerrière. A travers les figures d'un colonel et d'un général on assiste tout autant à ce que la guerre fait faire qu'à ce qu'elle défait. Le colonel est un spécialiste de l'interrogatoire, mais trop c'est trop, et à force il n'en dort plus («Il a pensé qu'il allait mourir. Un homme qui ne dort pas, ça ne s'est jamais vu, ça n''existe pas. Et puis il n'est pas mort»). Ses anciennes victimes le poursuivent et viennent le tourmenter chaque nuit («Vous mes victimes et moi ça fait beaucoup de monde pour une seule couverture»). Ou comment le bourreau devient victime à son tour.
Certains passages, notamment ceux liés à la torture, de par l'atmosphère qui prévaut, les ellipses narratives aussi, ne sont pas sans nous rappeler Hadès, Argentine de Daniel Loedel (éd. La Croisée) ou plus récemment, La dernière porte avant la nuit d'Antonio Lobo Antunes (éd. Bourgois).
Les uns les autres n'en sont plus au dépassement de fonction. Le temps passe et les nouvelles de l'extérieur se raréfient, les motivations sur la poursuite des actes belliqueux viennent à manquer, la raison n'y est plus, les gestes se vident de sens : «D'ailleurs qu'est-ce exactement que cette sensation confuse, comme une déliquescence du monde et du temps, une lente décrépitude des choses et des êtres, et même de la hiérarchie». La culpabilité se fait jour. Sans compter, et cela est indubitablement nécessaire en cas de guerre, qu'il n'y a plus vraiment d'ennemi : «il y a de moins en moins d'hommes à transformer en choses». Une forme de quiet quitting avant l'heure.
Le Palais prend l'eau, ce qui occupe l'essentiel du temps du général. Ça ne tient plus. Ça s'épuise. On ne fait même plus semblant. Chacun est dans la pénombre : le brouillard et le gris persistant qui l'accompagne s'installent durablement («gris le ciel bas, gris les hommes, gris la ville et les ruines, gris le grand fleuve à la course lente» ; «l'ombre a englouti la ville»; «il ne se rend pas compte que tous, autour de lui, sont devenues des formes grises qui n'ont d'yeux que pour leurs ombres»).
Une vertigineuse critique de la barbarie en actes. Et le tout, par contraste, dans une langue poétique. Implacable.

Quand tu écouteras cette chanson
de Lola Lafon
Editions Stock, collection Ma nuit au musée
«On ne pourra pas dire qu'on ne savait pas, on pourra dire qu'on ne savait pas que faire de ce qu'on savait»
On a tous plus ou moins lu Le journal d'Anne Franck, comme un rite de passage. Mais on ressort de la lecture du livre de Lola Lafon, avec la certitude qu'on ne savait finalement pas grand chose de ce texte, ni de cette icône à la barrette et au stylo. On apprend entre autres choses comment la présentation du texte a évolué en fonction des contextes, ses réécritures édulcorées pour les besoins du cinéma hollywoodien, que le corps d'Anne Franck n'a pas de sépulture, que Margot l'érudite grande sœur d'Anne rédigeait aussi un journal qui n'a jamais été retrouvé.
Après Leïla Slimani, Eric Chevillard, Lydie Salvayre, Enki Bilal, Léonar de Récondo, Kamel Daoud, Jakuta Alikavazovic, et d'autres encore, c'est au tour de Lola Lafon d'intégrer la collection littéraire Ma nuit au musée, qui offre à des écrivains de raconter leur séjour nocturne, en solitaire, dans un musée de leur choix, mais aussi de leur rapport à l'écriture, «On écrit parce qu'on ne sait par quel autre biais attraper le réel» ; «c'est un geste apatride que celui d'écrire, une échappée sans ancrage, en terres inconnues ».
Pour Lola Lafon ce n'est pas n'importe lequel, ce sera le musée d'Anne Franck et surtout son Annexe, désespérément vide, là où les deux soeurs, leurs parents et quatre autres personnes vécurent cachés pendant plus de deux ans, jusqu'à leur arrestation en août '44 (seul le père Otto Franck sera rescapé). Un choix difficile mais évident, l'autrice se sent l'héritière des «écrits silencieux», comme obligée : «Des vies interrompues se mettent en travers de la nôtre. On est obligée de celles et ceux qui n'ont pas eu droit à une suite, on est leur très obligée».
C'est que l'histoire d'Anne Franck résonne avec insistance («la nuit s'est habitée, éclairée de reflets») avec celle des aïeux maternels de Lola Lafon, les fantômes de son propre passé («le ravage, dans ma famille s'est transmis comme chez d'autres la couleur des yeux»), des juifs originaires de Pologne et de Russie qui ont été exterminés, une histoire qu'elle a évité «avec constance», sa propre histoire.
Pour cette nuit au musée, elle n'est pas venue les poches vides, elle a la médaille d'Anne Franck que lui a confiée sa grand-mère. Elle a aussi un chapelet bleu que lui a confié Charles Chea, lorsqu'il était de passage à Bucarest avant de joindre le Cambodge pour y mourir. Un génocide en convoquant un autre.
Elle nous décrit comment se passe cette nuit du 18 août 2021 dans l'Annexe, ce qui résiste en elle. Des rencontres qui l'ont précédée (celle notamment, décisive, avec Laureen Nussbaum qui se bat pour réhabiliter le journal d'Anne Franck comme une œuvre littéraire à part entière) et qui ont servi de préparation. Mais aussi son illégitimité à pénétrer dans la chambre d'Anne Franck. Sa confrontation au vide, «ce qui en ne sera jamais comblé».
Elle loue l’extra-lucidité de l'adolescente, mais aussi son irrévérence : «S'il existait un musée de la jeune fille irrévérente, Anne Franck, quis e dépeignait en petite chèvre turbulente qui a arraché ses liens, en serait la marraine».
Lola Lafon poursuit son œuvre avec cette écriture ciselée, rigoureuse, placée comme des pas de danse et empreinte du «malaise inexprimable qu'en roumain on nomme dor : un mélange doux-amer de nostalgie, de mélancolie et de joie». Une lecture qui bouscule.
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Au moins nous aurons vu la nuit
d'Alexandre Valassidis
Editions Scribes
«ça aurait tout aussi bien pu tomber sur n'importe qui, au fond»
Voici un petit bijou de cette rentrée littéraire. Un bain de brume, de nuit et de mystère.
Dylan disparaît du jour au lendemain sans que personne n'ait rien vu venir.
Avant ça, il était soudé, très soudé («et très isolé, dans le même temps») avec son camarade de quartier, le narrateur. «Je le tenais, lui, pour quelqu'un comme moi. Quelqu'un de serré en lui-même, pourrait-on dire. D'intimement fermé aux choses. Au monde tout autour et aux gens».
Ils s'ennuient terriblement. Leur monde c'est la nuit, leur échappée, les escapades qu'ils font tous les deux. Disparaitre en déambulant dans la nuit, «comme deux bulles hermétiquement fermées, marchant côté à côte. Sans échanger le moindre mot. Chacun enfermé dans son propre monde».
Ils ont «la sensation que ça finirait mal. Relativement mal. Qu'il n'y aurait pas d'autre issue possible que celle-là» et nous agrippe dans cet inconfort.
Ensemble, ils fonctionnent à l'instinct, ils aiment scruter, immobiles dans leur cachette, à l'affut («qu'il y ait là, derrière le silence, quelque chose à entendre») ce qui se passe du côté des pavillons, «le quartier des villas». Un endroit à eux qui sont du côté des grands ensembles, du terrain vague, de l'étang. Plus exactement, ils espionnent un homme qui, pareil à une même scène, joue et rejoue les mêmes gestes chaque nuit, entre une heure et deux heures du matin («Unique personnage d'un film dont nous étions les seuls à suivre la trame» ; «chaque geste semblait creuser une galerie dans l'air chaud»). Ils vont et retournent en repérage. Jusqu'à ce que...
C'est noir, avec peu d'espoir et pas mal de trouble, comme chez Richard Krawiec.
Une écriture toute en économie, émaillée d'ellipses narratives, et qui témoigne d'une tension, comme elle est parfois au rendez-vous dans les séries concoctées par David Simon, on fait spontanément le rapprochement du fait de l'environnement très urbanisé et socialement très clivant. Et d'une grande poésie (pas étonnant quand on sait que, jusqu'à présent, l'auteur était publié aux éditions Cheyne sous le pseudonyme Louis Adran). Tout comme Laura Vasquez, tout comme Antoine Wauters, quand des poètes se mettent à écrire leur premier roman, il faut les suivre attentivement.
Une farandole de silence et un halo de mystère, l'équation d'un temps de lecture suspendu.
Saisissant.

Cocoaïans (Naissance d'une nation chocolat)
de Gauz
Editions de l'Arche
«On danse quand s'arrête la parole. On s'arrête quand la parole veut danser.»
On avait apprécié l'essai L'histoire du sucre, histoire du monde de James Waldin paru à La Découverte, ici, sous une autre style Gauz' nous invite à suivre le cacao, un stupéfiant récit historique et politique qui vient éclairer les rapports de domination qui se cristallisent et se perpétuent («deux pas en avant et trois en arrière») autour de la «plante amère». «Ce pays ils l'ont sorti de leurs crayons à papier dans le but exclusif d'y planter toutes les herbes dont ils raffolent, mais qui ne poussent pas chez eux».
Invitation est donc faite à «plonger dans le fleuve de l'histoire» de 1908 jusqu'en 2031, à voyager au Cocoaland, le pays des Cocoaïans.
Parlons tout d'abord de la forme : au départ le texte était écrit plus sous forme de pièce de théâtre et il en garde quelques traces dans ses soubassements de mélopée dialogique contrariée. En tout cas, cela sied bien à ce texte de se retrouver dans la collection portée par les éditions de L'Arche, Des écrits pour la parole. «La parole est un chant qui dort». Parce que c'est exactement de cela dont il s'agit.
Très vite le décor est planté, il y a un problème majeur qui demeure au niveau du système de rétribution des cocoaïans, et il n'en serait pas de même si les Ivoiriens (le mot n'est jamais prononcé) étaient «les premiers producteurs mondiaux de chocolat plutôt que de cacao». On a beau tourner le paradigme économique dans tous les sens, ce sont les faiseurs de chocolat (que Gauz' s'amuse à qualifier de «Willy Wonka») qui fixent les prix. «Nous (comprendre, les Oompa-Loopas), on produit le tiers du cacao du monde depuis des années, mais on n'est pas fichus de fabriquer ta tablette de chocolat».
Gauz' se moque du népotisme, se gausse des bonimenteurs et autre «bon-marcheur beau-parleur», toujours prompts aux «conte-mensonges» et prêts à pactiser avec les grands groupes de chocolatiers.
Les palabres, ancêtres, fétiches sont convoqués par cette question que leur pose cette plante «Ne plus être qui nous avons été, pour être qui nous ne savons prédire».
Le orange-blanc-vert a beau avoir remplacé le bleu-blanc-rouge, le déséquilibre se prolonge. «A leurs yeux, nos citoyens ne sont plus que des pieds de cacaoyers chocolat convertibles». L'indépendance (le 7 août 1960) et ses lancinantes questions : qui dépend de quoi ; de quoi dépend-on ? «On ne pouvait pas célébrer l'indépendance sans avoir défini la dépendance» ; «Vous avez dansé l'indépendance de leur chocolat et la dépendance de notre cacao».
Considérant que «le chocolat aurait dû être notre arme de lutte, pas le cacao», Gauz' en appelle à un contre-récit pour les temps à venir, «faire en sorte qu'aucun sac de fêve ne quitte ce pays. L'Occident devra nous acheter exclusivement de la poudre de chocolat comme il achète la poudre de cocaïne. Il se pliera à ce diktat. Ou alors, nous organiserons la plus grande pénurie de chocolat de tous les temps». D'autres alternatives plus séditieuses ou proches de l'univers de Charlie et la chocolaterie sont malicieusement suggérées pour servir la cause ainsi énoncée : «Les fêves de l'humiliation, transformons-les en fêves de l’émancipation».
Une écriture facétieuse, enlevée, rebondissante et combattive qui vise juste.

L'omission
de Gilles Farcet
Editions Le Cols Jouve
A paraître le 10 septembre
«un frère
un demi frère
rien pressenti
rien soupçonné»
Un secret de famille. Comment en parler ? Comment mettre sa famille et les silences qui la composent en récit ?
Gilles Farcet apprend à la cinquantaine qu'il a un demi-frère aîné surnommé Tone.
Retour à Lyon, retour aux sources : l'auteur va à sa rencontre, essaie de démêler l'écheveau des non-dits familiaux, des prénoms qui s'emmêlent (Antoine qui est en fait Philippe a un fils qui s'appelle Antoine), de reconstituer ce qui fait famille malgré tout. Se défaire des secrets qui perdurent, alors que beaucoup savaient et faisaient comme si.
Constant, Janine, Franck, Danièle, Alice, Madeleine, Antoine junior, une farandole de figures familiales entoure cette quête. Au croisement de deux époques. Et en toile de fond, l'inscription des uns et des autres dans les événements de la vie, ceux là même qui les relient.
Une fois retrouvé son frère consanguin, comment se comporter, même s'ils se vouvoient, «comme des frères» alors que l'auteur a ignoré jusqu'à la moitié de sa vie l'existence de l'Autre. Comment se situer alors même que l'on se pensait jusqu'alors fils unique ?
Gilles Farcet s'amuse, dans la forme très libre de son récit, des liens de parenté «elle est sa cousine,
la fille de la sœur, la demi soeur de mon demi frère » ; «Antoine, mon neveu le petit fils de mon père» ; «sa grand-mère Madeleine, la mère de mon demi-frère, l'amante de mon père».
Une écriture qui serpente dans la spontanéité, des mots qui se détachent et servent le propos.
Remarquablement bien écrit.
A noter que Gilles Farcet sera à l'Esperluette mercredi 28 septembre pour accompagner la sortie de son livre (dédicaces et lecture d'extraits). Plus de précisions, à venir.
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Triptique en ré mineur
de Sonia Ristić
Editions Intervalles.
« Je crée des mondes que je noie dans des déluges»
Un gros coup de cœur pour ce roman, le quatrième de Sonia Ristić.
On suit trois femmes au cour de trois périodes, Milena dans le Belgrade des années 70, jeune scénariste entretenant une correspondance avec Sam, un apprenti écrivain américain qui tente de se démener avec son père malade ; Lily (et avec Clara indissociablement) dans le Berlin des années 30 ; enfin Ana en France durant les mois de confinement de 2020 et qui reçoit un colis dont le destinataire paraît improbable.
Il s'agit surtout d'un jeu de miroirs, de dilution («je suis elle, ou elle est moi, je ne sais plus»). Des «failles temporelles (qui) ne cessent de s'ouvrir» laissant place à un entrelacement de ces personnages, un emboitement d'histoires. Les unes faisant écho aux autres comme les trois morceaux de musique ( le concerto pour piano n°3 de Rachmaninov ; la symphonie n°3 de Gustav Mahler et le concerto pour piano n°1 de Brahms). «Sans aucune logique, des époques pourtant bien distinctes se percutaient les unes contre les autres».
L'écriture de Sonia Ristic n'est jamais hors sol, on retrouve peaufinés avec exigence les contextes historiques qui agissent aussi comme des trames narratives et dans lesquels s'interpénètrent, avec une certaine mélancolie, l'histoire vécue directement ou par procuration (on pense spontanément ici à Mostarghia de Maya Ombasic, à Mars violet d'Oana Lohan ou plus dernièrement au roman de Semezdin Mehmedinovic, Le matin où j'aurais dû dormir). Au-delà des événements en soi, l'autrice rend compte de comment l'Histoire se fait saisissante («le moment historique qui change tout», «la manière dont l’histoire nous a façonnés»), et de quoi se compose, entre fiction, délire, ellipses et réarrangement, la matière des petites histoires, avec une attention fine aux objets, aux décors, aux détails, aux traces, aux archives «pour pallier l'oubli qui grignote», tels des palimpsestes, des superpositions de fragments d'écriture pour faire récit et tendre vers le souci d'une écriture assurément juste et peut-être réparatrice. «Ecrire n'est rien d'autre que bâtir des mythes et élaborer des légendes – jouer à se faire peur – pour pouvoir regarder en face les douleurs qui nous ont façonnés».
Un chemin d'écriture qui fraie vers le remarquable, et espérons-le («doigts croisés et bois touchés»), le remarqué.

Qui sait
de Pauline Delabroy-Allard
Editions Gallimard
«Ce n'est pas anodin, tout de même, d'être escortée dans l'existence par trois inconnus»
On retrouve pour cette rentrée littéraire Pauline Delabroy-Allard dont on avait beaucoup aimé son premier roman, Ça raconte Sarah et aussi son recueil de poésie, Maison-Tanière, publié chez l'Iconopop.
Si dans Ça raconte Sarah la narratrice n'avait pas de prénom, là, elle en a rien de moins que quatre. En plus de Pauline, le premier, elle nait avec trois autres prénoms Jeanne, Jérôme, Ysé. Et on retrouve comme le tout début du roman de Polina Panassenko, Tenir sa langue, notre narratrice n'ont pas dans un tribunal mais dans un service d'état civil d'une mairie, à la faveur de sa première demande de carte d'identité («j'ai existé plus de trente ans sans exister») au moment où elle s'apprête à donner naissance. Mais que vient faire parmi ces prénoms celui de Jérôme, un prénom qui n'est pas épicène... A défaut d'obtenir les réponses auprès de ses parents qui ne parlent pas du passé, la narratrice s'emploie, à la limite de l'obsession, à chercher qui pourraient bien être les personnes qui portaient ces prénoms qu'on lui a attribués. Ce «chapelet de ses prénoms» : c'est qu'avec autant de prénoms, de visages au contour évanescent, sa vie ne saurait être unique.
Le récit est structuré en trois parties, suivant les traces de ces trois personnages, ces trois encombrants fantômes qui «colonisent son esprit»:
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Jeanne, l'absente, une arrière grand-mère vite disparue de la mémoire familiale,
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Jérôme, l'abstrait, un ami de la famille disparu dont elle essaie de retrouver les traces en Tunisie, et qu'elle aime à confondre avec Maxence le prof de danse,
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Ysé, la divine, femme amoureuse de trois hommes et issue d'une pièce de théâtre de Paul Claudel, Partage de midi dont la narratrice s'imprègne littéralement, pareille à une troublante mise en abime.
Mais comment sortir de ce flou ? Les trois parties se déclinent également à partir de trois questionnements kantiens, que puis-je savoir ? ; que dois-je faire ? Et, que m'est-il permis d'espérer ?
Les pistes s'enchainent mais qu'importe, quitte à faire des choses bizarres, ce qui compte pour Pauline Delabroy-Allard, reprenant Pierre Soulages, «C'est ce que je trouve qui me dit ce que je cherche».
Roman sur la vérité (qui sait) et sur l'identité (on peut entendre l'homophonie du titre, qui c'est ?), à la manière d'une Geneviève Peigné (Ma mère n'a pas eu d'enfant, éd. Des Lisières) Pauline Delabroy-Allard s'interroge sur sa lignée («une lignée de cinq femmes. Cinq comme les doigts de la main», «cette chaine dont je suis un chaînon, cette chaîne qui m'enserre, qui me ligote, et qui s'est brisée», «une femme qui a donné naissance à une femme qui a donné naissance à une femme qui m'a donné naissance»), sur où elle se situe, quitte à imaginer le théâtre de la vie des ces trois personnages, quitte aussi à inventer des réponses («j'écris pour remplir les vides» ; «D'où me vient cette idée qu'on peut trouver dans la littérature de quoi se constituer une d'identité?») pour se désigner soi-même.
Une quête nécessaire pour exorciser ce qui a constitué pour Pauline un «jour blanc», où l'impossibilité de voir son enfant mort-né porté le prénom choisi.
On retrouve comme dans ça raconte Sarah, de sublimes descriptions de déambulation, cette fois-ci non pas dans Trieste, mais dans Paris, dans Tunis, dans Sousse, mais aussi une géographie de sa maison-tanière, comme dans le recueil de poésie.
Une écriture à intention qui se déploie implacablement.

Pour leur bien
d'Amandine Prié
Editions Les Pérégrines
Amandine Prié s"inspire de l'affaire de l'Arche de Zoé en 2007 pour tisser son premier roman.
Pour rappel, ce scandale concerne une ONG partie au Tchad pour "sauver" des orphelins du Darfour. Il est question d’accueillir en France de jeunes enfants de moins de 5 ans pour, à terme, peut-être les adopter. La réalité est toute autre puisque la majorité des 103 enfants qui allaient prendre l’avion pour l’Europe étaient tchadiens et avaient encore leurs parents vivants.
Dans le roman, nous sommes quelques années plus tard (en 2015), le pays n’est jamais mentionné, l’association non plus. Pour autant c’est bien cette affaire qui inspire l’autrice pour questionner le regard des occidentaux sur l’Afrique. Et la connaissance de ce scandale rend le roman d’autant plus glaçant.
Car la tension est présente dès les premières pages, sans manichéisme, tout en subtilité. L’autrice choisit une narratrice de moins de 10 ans, Inaya, débordante de vie et d’intelligence. Par ces yeux, nous comprenons que son environnement est à la fois aimant (sa tante - Marietou, ses cousines, ses amis – Sekou et Kadiatou) et hostile (les rebelles ne sont jamais loin, l’eau manque, les conditions de vie sont rudes). Inaya a soif d’apprendre, elle rêve de devenir médecin. Alors quand elle apprend que des Blancs s’installent près du village pour construire une école elle est folle de joie. Nous, lecteurs, nous pressentons le danger. Peut-être même qu’au fond d’elle, Inanya le perçoit, car lorsqu’elle entend les Jeep arriver, les portières qui claquent elle ne peut s’empêcher de se remémorer le jour où les rebelles sont venus tuer ses parents – même bruits, même peur. Malgré cette inquiétude sourde, Inaya pousse les femmes du village à demander à ce que tous les enfants puissent aller à l'école : qu'ils soient orphelins (comme le souhaite l'association) ou non, garçons (comme le souhaite le chef du village) ou filles. Et c’est là que tout se complique.
La force de ce roman est également de se glisser dans le camp monté par l’association et déceler les interrogations, les désaccords, les cas de conscience que se posent les différents bénévoles. Pour certains, il est évident que tous les moyens sont bons pour sauver ces enfants de la situation qu’ils vivent (mais savent-ils vraiment ce qu’ils vivent ?), d’autres en sont moins sûrs.
Et finalement le lecteur se trouve convoqué par la question qui habite ce roman au sujet des enfants : que faire «pour leur bien» ? … A force de ne jamais faire le pas de côté nécessaire pour mieux comprendre les enjeux, le contexte local, se fabrique, à travers ce mal nommé «projet humanitaire», une incarnation en acte du néocolonialisme.
# Printemps été 2022
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Zizi cabane
de Bérangère Cournut
Editions du Tripode
Les deux dessins de la couverture sont l'oeuvre d'Astrid Jourdain
«C'est étrange comme, parfois, "rien" à l'air d'être quelqu'un».
Avec Bérangère Cournut, l'arc narratif est connu d'avance ou presque. C'est une constante jusqu'à présent, ça commence le plus souvent par la disparition d'un parent laissant un enfant, un personnage féminin à chaque fois, se débrouiller pour s'en sortir et se reconstruire, avec des paysages qui pansent et des rêves au centre. Etourdissante question de la béance, de la disparition qui hante, de l'équilibre qui se cherche, de la mémoire qui bégaie («les légendes intimes auxquelles on s'accroche comme à un radeau»).
Dans Zizi cabane, Odile disparaît («sans laisser de traces de sa mort, parce que des traces de sa vie, les nôtres en sont remplies») et l'on suit comment la vie se poursuit malgré tout autour de Béguin, Chiffon, Zizi Cabane, de leur père Ferment, mais aussi d'un supposé grand-père Marcel et d'une tante Jeanne. C'est que la mère continue à hanter les lieux, et à environner tout le paysage par le truchement des éléments tels que l'eau -la maison de Laguerre prend l'eau de toute part- mais aussi le vent. Chacun investissant ou distordant son bout d'espace, «Si on n'essaie pas de dialoguer avec la petite parcelle qui nous échoit, on ne comprendra jamais rien aux territoires qu'on habite». L'écriture empruntant au conte onirique («des images précipitées en paysages») rend habilement grâce ici à une représentation animiste de la survivance des êtres humains. Dans un courant de prose qui donne aux mots leur chemin et des chants aux accents poétiques qui prennent lit comme une source, le récit adopte tour à tour le point de vue des différents protagonistes.
Le personnage de Zizi cabane nous saisit par sa sensibilité, ses solitudes passagères, ses hallucinations, ses nuits peuplées, ses longs voyages intérieurs («Des voyages pleins de silences et de visions indicibles de lumières et d'obscurités») la spongiosité et l'amputation de son corps.
Elle dessine à travers ses rencontres (ses liens avec ses deux frères et notamment Chiffon qui adore décortiquer les rêves de sa soeur, l'infirmière pédiatrique Kadiatou, Urs mais aussi Hans) un chemin de vie qui l'amène en Alaska et lui permet de se réinventer et de sublimer ses manques.
Un livre habité qui met du baume au coeur. Lumineux.

Ressource humaine
Louise Morel,
Editions Hors d’Atteinte
«Le monde entier comme un énorme supermarché et nous, dans notre coin, à bricoler nos utopies»
Marianne a tout réussi. Les bonnes études. Le bon mari. Le bon boulot. Bientôt un enfant. Joueuse, elle veut encore plus. La bonne promotion. Rien ne lui résiste. Alors qu’elle touche au Graal, un incident de parcours. Berlin. Une rencontre. La monde de la nuit. Et le château de carte qui s’écroule. Marianne découvre (enfin!) que sa vie est vide de sens. Il faudrait que quelque chose se passe. Que tout s’arrête. Que le vide s’effondre sur lui-même...
Dans ce premier roman, Louise Morel bâtit une intrigue haletante qui nous plonge dans un monde dont la littérature semble se désintéresser. Le monde des cabinets de conseil en stratégie d’entreprise. Un monde obsédé par la performance et le profit. Un monde qui déteste les coûts, mais où tous les coups sont permis. Un monde qu’il nous est permis de souhaiter voir disparaître.

Biche
de Mona Messine
Editions Livres Agités
Et voici le premier titre de cette toute nouvelle maison d'éditions dédiée aux primo-romancières, indépendante, solidaire et engagée.
Une journée de chasse dans une forêt de France. Pour autant ce livre ne s'adresse pas particulièrement aux défenseurs de la chasse et ses adeptes, l'avancée dans le récit nous en convainc vite. Mona Messine choisit de suivre tour à tour les différents protagonistes de cette journée, au plus près des émotions de chacun au milieu des arbres. Gérald, un des chasseurs du groupe, «Robinson, le surnommaient les autres pour signifier qu'il se débrouillait partout», compte bien ce jour-là tuer une proie spectaculaire, un cerf majestueux. Le groupe lui pèse parfois, il préfèrerait chasser seul avec son chien, Olaf. Linda, une des femmes de chasseurs servant de rabatteuse, née au Canada, accepte difficilement de ne pas être au côté des hommes, surtout de Gérald qu'elle admire particulièrement. Basile, jeune garçon de 14 ans, chassant pour la première fois, rêve d'être majeur pour acheter son propre fusil (un attrait des armes qui rend mal à l'aise le lecteur). Alan, le garde-forestier, qui connait mieux que personne cette forêt, traumatisé par la mère de bambi lorsqu'il était petit, rêve de sauver les cervidés et cherche tous les stratagèmes pour leur créer des espaces sécures. Enfin et surtout une jeune biche cendrée, vive et désirable (aussi bien pour les chasseurs que pour les cerfs), cherche à protéger les faons. On est témoin des instants de bascule lors de cette traque, moment suspendu avant que la nature reprenne le dessus. Majestueuse et puissante, la forêt et ceux qui la peuplent se font protecteurs.
L'autrice joue avec le rythme, créant des moments suspendus et entretient le brouillage entre la ligne de partage entre humains et animaux, la porosité entre douceur et cruauté.
A la fois fable écologique et roman à suspens, où la tension est sans cesse présente.
Une premier roman haletant, qui ne laisse pas indifférent.
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Un monde de salauds souriants
de Thomas Rosier
Editions Actes Sud
«C'est la marge, la dissymétrie, ou le cadre qui m'interpellent ? »
Le premier roman de Thomas Rosier s'ouvre avec une description tout en subtilité du tableau de Bruegel l'Ancien, La dame de la mariée en plein air qui constitue la couverture du livre et l'une des images mentales tenaces de l'un de ses personnages, Lucas qui se concentre tout entier à ce «panoramique mental» de cette image fixe. Ce dernier est un hikikomari, reclus dans sa chambre («sa capsule» ; «seul dans son utérus de papier peint»), il y habite depuis 6 ans, et en sort pour prendre son plateau-repas et une douche. Pas plus.
Le deuxième personnage est celui de Michel, chirurgien esthétique, célibataire, sans enfants, sans chien, patron de Juvénal une boite qui surfe sur toutes les déclinaisons de la prise en charge de soi et de la culture du narcissisme, essayant de faire le lien entre «la médecine du corps d'un côté et de l'autre (…) le pétrissage de la personnalité», «bien dans son corps, bien dans sa tête».
Enfin, Mélanie qui a fait une thèse en psychosociologie mais qui a vu son contrat à la fac non renouvelé, tout comme celui qui la liait à Elsa. Elle se retrouve à bosser pour le Samu Social et à devoir enterrer sa mère qui s'est pris un platane en conduisant.
Les différents personnages de cette composition sont tranquillement campés et leurs névroses avec, chacun dans son coin, paumés mais aussi objets de l'autre, bringuebalés par leurs angoisses, tous fatigués d'être soi, «des rôles destinés à boucher les trous du temps avec des missions vaines», d'être dans ce «trop-plein de vide». C'est au milieu du texte que les liens que forment ce trio sont suggérés avant que leurs destins ne se croisent.
L'écriture de Thomas Rosier brille dans ce travail d'imbrication de ces histoires, dans cette façon d’échafauder (mais cette fois-ci sans échafaudage – précisons que l'écrivain est par ailleurs charpentier) un dénouement.
Le collectif est ici en disgrâce, qu'il soit aperçu sous la figure de la colocation, du squat, de l'entreprise, de la famille, les un(e)s les autres sont souvent amers et trainent leur existence, à la recherche d'un mode d'emploi : «j'ai pas compris le jeu, les règles, être sympa, chaleureux, tout ça, mais surtout rien faire passer par là, voir en dessous, voir au-delà. Se repérer dans le jeu des miroirs» ; «ce cirque, avec ses clowns, ses dresseurs et ses acrobates me semble soudainement tout à fait vain et superfétatoire».
Thomas Rosier frappe fort avec une satire de la marchandisation de nos existences à grand renfort de marketing. Prend ainsi place une société de plateformes, comme celle que dénonce admirablement bien Germain Huby, dans une prochaine BD à paraître, Métro Boulot Boulot (chez Pataques Delcourt). A l'instar de l'entreprise de bien-être de Michel, et de son appétit décomplexé pour aller capter de nouveaux segments de marché en direction des loosers solitaires, pour récupérer les récalcitrants : «il ne s'agit plus de valoriser les individus pour les rendre compétitifs, mais de leur faciliter la vie par un bouquet de services répondant à leur refus de la compétition» ; «vous voulez rester sur le bord de la route ? Très bien Juvénal vous fournit la chaise, avec les accoudoirs, et une petite citronnade ».
Le dénouement est savoureux, il permet à Mélanie de pouvoir «pour une fois, changer vraiment le cours des choses», et à Lucas de trouver «une échappatoire champêtre, entourés de gens bienveillants et pas intrusifs». C'est qu'il y a de la revanche dans l'air. «Leur travail de sape avait fonctionné à merveille. Ils les avaient grand-soirés en beauté».
Un récit tout en énergie et qui offre un bel antidote à la désespérance. Remarquable !

50
de Samantha Barendson et Estelle Fenzy
Editions la Boucherie littéraire
«Au petit rythme des jours
tu es l'aiguille du métronome
la danse du milieu du temps»
Qu'elle soit dépassée, qu'elle se rapproche ou qu'elle soit encore un horizon, la cinquantaine est là c'est aussi que le mitan de sa vie, espérons le, en impose. Et ça vaut bien un recueil de poésies, «la femme au milieu», «la danse du milieu».
Le projet est tenu, et ce sont Samantha Barendson et Estelle Fenzy qui font du billot (la collection s'appelle sur le billot), l' «espace de (leur) créativité».
La poésie se déploie, pareille à la chorégraphie des «matins équilibristes» avec force et (auto)dérision. Ainsi, il est question de «gruger la loi de la gravitation», de «course de relais».
Face au «climat boulversé de ta féminité», le «ravalement de façade» est convoqué pour «surtout rester naturelle». Mais aussi le «désir intact» invoqué, «je baise pour ne pas vieillir»; «tu ne te regardes plus faire l'amour, tu fais l'amour» ; «l'amour l'après-midi».
L'expérience est là, la «part réalisable» connue, «la grande prétention au bonheur n'est peut être plus là - quoique».
Un pied de nez au crépitement du temps («Mes amis d'enfance ont la délicatesse de vieillir avec moi ; Nos rides sont si semblables qu'elles disparaissent et nous demeurons à jamais les enfants qe nous fûmes » ; «Au milieu de la vie ; larguer les amarres ; laisser les peurs au port et avancer toutes voiles dehors») et une insouciance revendiquée («Laissez moi sortie de table ; danser encore quelques années»).
Comme l'écrit justement l'éditeur Antoine Gallardo, les deux poètes s'en donnent à cœur joie pour rire « de la course des jours, histoire de tenir à distance les ombres et les regrets».
Bref, ces 54 courts poèmes qui regorgent d'humour sont à lire, à relire, et ce n'est pas que l'artiste chanteur Kent qui le dit.
Sweet fifty.

Elle nage
de Marianne Apostolides
traduit de l'anglais par Madeleine Stratford,
Editions de La Peuplade
«Elle nage» à Loutra (Grèce), dans une piscine. Elle s’est fixé un but : réaliser 39 longueurs, ce qui correspond à la durée requise pour prendre une décision. Au rythme de sa brasse coulée, apprise auprès de son père qui lui a donné la technique de respiration tous les 3 mouvements de bras/ jambes. Et nous la suivons, respirons avec elle, sentons l’eau couler sur notre peau. C’est un exercice à la fois physique, tactile (par les nombreuses descriptions du contact avec l’eau) et intellectuel car pendant que Kat nage, elle essaie de comprendre/saisir le moment de bascule/rupture dans sa vie.
Pour cela, Marianne Apostolides cherche le chemin le plus juste, le mot qui transcrira le plus précisément la pensée de la nageuse. Ainsi il n’est pas rare que nous ayons accès à deux mots pour signifier sa pensée : «son professeur présumait/supposait», «ressentir un besoin/désir», « les angles de vue/perception». Kat se rappelle la rencontre avec son professeur de philosophie à l’université, l’apprentissage de la nage avec son père, sa mère qui lui lave les cheveux, l’achat d’une robe dans laquelle «elle ressentait les courbes de son corps », se réfère à Barthes et Kristova, à la mythologie…
Et pendant ce temps, sa fille, Melina bronze et flirte avec Achille, un jeune Grec. Nous suivons cette rencontre lors d’interludes. Jeunesse et temps qui passent.
Prêt.e à lire en nageant ?
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Aucune terre n'est la sienne
de Prajwal Parajuly
nouvelles traduites de l'anglais par Benoite Dauvergne
Editions Emmanuelle Collas
Sortie le 9 septembre 2022
«Tu te préoccupes trop de ce que pensent ces personnes. N'es-tu pas en train de leur donner beaucoup trop de pouvoir sur toi ? »
Prajwal Parajuly s'est fait connaître du lectorat français avec Fuir et revenir, avec l'histoire vivifiante de l'anniversaire des 84 ans de Chitralekha, livre avec lequel il a été finaliste du prix Emile Guimet de la littérature asiatique en 2020. Mais avant ce premier roman, outre-manche et plus largement, il avait remporté un succès important avec un livre de short stories intitulé en anglais The Gurkha's daughter.
Si la forme brève bénéficie d'une réception encore timide dans l'hexagone, un renouveau significatif mériterait qu'on s'y intéresse un peu plus, on pense notamment à Presqu'îles de Yan Lespoux chez Agullo, Le musée des contradictions d'Antoine Wauters aux éditions du Sous-Sol, à Trente-quatre récits très courts et assez courts de Lino Goralik de la nouvelle maison d'éditions Monts Metalliferes, à L'obscurité est un lieu d'Ariadna Castellarnau aux éditions de l'Ogre, à Le K ne se prononce pas de Souvankham Thammavongsa aux éditions Mémoire d'Encrier, ou enfin à Dures comme le bois de Judith Wiart et Frédérick Houdaer aux éditions Sous le sceau du Tabellion.
Avec Aucune terre n'est la sienne, qui est la reprise du titre de la nouvelle pivot du livre, Prajwal Parajuly revient ausculter les relations humaines, avec les distances sociales qui s'insinuent (l'effet caste restant un marqueur encore saisissant, the sense of one's place), les questions de réputations qui s'intercalent, les humiliations et craintes qui s'y jouent. C'est le plus souvent installés dans ce que l'on pourrait prendre pour des formes de commérage, de small talk, mais qui n'en reste pas moins un véritable art conversationnel (avec les autres bien entendu, mais aussi avec soi, avec son for intérieur) que vont se nicher les petits secrets, l'exacerbation des micro-différences, le début de querelles ou mesquineries, des réputations et désapprobations qui se construisent, des figures tutélaires que l'on déboulonne. Les mêmes invariants que peuvent constituer la présence de domestiques, les décalages interculturels et le regard de la communauté, les liens de parenté et des relations de voisinage, la présence de tradition (Dashain, la tika, miteri, le sort réservé lors des premières règles, les momos), le poids du passé, les espoirs de réussite et d'une vie meilleure, le voyage et l'exil permettent de glisser d'une nouvelle à l'autre ou de faire des bonds d'une diaspora à l'autre. Ou les mille manières d'être Népalais selon les situations et les contextes.
Avec des personnages, souvent des femmes, toujours attachants, haut en couleur ou/et vulnérables autour desquels sont structurés les récits comme l'astrologue au nez pointu, Aamaa l'australienne hindoue qui sait réciter des shlokas, Sharaddanjali la fille cleptomane la plus grande de tout Kalimpong, Sahil le brahmane au penchant alcoolique, Ravij le dévoué ingénieur informaticien étranger chez lui, Anamika Chettri l'énergique réfugiée bouthanaise, Sabitri et son bilinguisme bien à elle.
En toile de fond, l'auteur ne se prive pas d’égratigner la notion d'identité culturelle quand on la rigidifie à l'excès et la conjugue trop au singulier, en défendant plutôt une approche dépliée et ouverte (non-exclusive) de ce que signifie être Népalais avec des ressources culturelles constituées tout à la fois de langues, de traditions, de paysages, de dialogues… Il s'autorise aussi à pointer du doigt les agissements du Bhoutan qui loin de l'image idéalisé qu'il renvoie autour du «bonheur national brut» est aussi l'Etat responsable de l'expulsion de son territoire de près de 160 000 habitants népalophones, réalité beaucoup moins connue. Avec ce livre et son auteur, on s'amuse aussi de certaines conventions sociales en se frappant le front, à la manière de Sabitri.
Prajwal Parajuly confirme avec Aucune terre n'est la sienne qu'il est un conteur à prendre au sérieux. Et c'est avec un ton délicatement mordant que l'on reconnaît son écriture altruiste, une nappe de dérision enveloppant les instants du quotidien et si Prajwal Parajuly peut se permettre de le faire sans que cela paraisse acerbe, sans jamais que l'auteur ne se drape dans une position de froide extériorité, c'est que l'auteur écrit sur les (s'intéresse aux) siens avec un profond respect.
On recommande très chaudement ces 8 nouvelles et il est prévu que Prajwal Parajuly vienne prochainement nous en parler, on s'en réjouit !

Open water
de Caleb Azumah Nelson
traduit de l'anglais par Carine Chichereau
Editions Denoël
Paraitra le 24 août 2022
Ici, vous n’êtes pas un simple lecteur / observateur, vous n’êtes pas non plus celui qu’on prend à parti, vous êtes carrément l’un des protagonistes du roman : jeune homme noir vivant à Londres, photographe et passionné de musique. Vous n’avez pas le choix puisque l’auteur utilise la 2ème personne, ce « tu » qui vous prend et vous embarque, vous fait vivre ce que ressent, jusque dans sa chair, ce par quoi passe l’un des deux personnages principaux de l’histoire. L’effet est plus que réussi et dès les premières lignes, vous ne pouvez plus vous arrêter de lire car vous avez besoin de savoir ce qu’il va vous arriver. Et puis il y a « elle » (nous ne saurons jamais son nom – tout comme « tu » - ce qui rend universel cette rencontre et cette histoire). « Elle » est belle, grande, élancée, noire comme « tu ». « Une lumière rouge descend sur son visage et tu vois quelque chose qui ressemble à de la gentillesse dans ses traits ouverts, ses yeux qui observent tes mains parler. » Leur rencontre est une évidence et pourtant c’est d’abord une très grande amitié qui nait entre eux. Quelque chose de très fort, où les silences ne pèsent jamais. Ils dorment ensemble, tendrement. Voilà le côté pile de ce roman : une histoire d’amour, évidente, qui pourtant se cherche, gonfle et titube parfois. Côté face, c’est le portait du quotidien d’un jeune noir sur qui pèse les regards, les discriminations sourdes, les fouilles inopinées, la violence d’un monde occidental dans lequel « imaginez. On ne vous entend pas. On ne vous voit pas. Vous êtes réduit à un corps. » La peur est là, la colère aussi. « Elle est froide, bleue, perpétuelle. Tu voudrais qu’elle soit rouge, comme ça elle exploserait en toi, elle exploserait et c’en serait fini, mais tu es trop habitué à l’apaiser, si bien qu’elle demeure ainsi. » Vous ne sortirez pas indemne de cette lecture, et tant mieux.
Pour ne rien gâcher, l’auteur vous donne des idées d’écoute musicale (que vous pouvez retrouver dans la playlist officielle https://open.spotify.com/playlist/0JeZD3Jd67kGtSpVeXE488), et vous fait (re)découvrir des photographes (Donald Rodney https://www.tate.org.uk/art/artworks/rodney-in-the-house-of-my-father-p78529 et Roy DeCarava https://risdmuseum.org/exhibitions-events/exhibitions/roy-decarava-0 ) et peintres (Lynette Yiadom-Boakye https://www.tate.org.uk/art/artists/lynette-yiadom-boakye-16784/introduction-lynette-yiadom-boakye et Sola Olulode http://solaolulode.co.uk/ ) et propose d’autres lectures, comme Ceux du Nord-Ouest de Zadie Smith ou les œuvres de James Baldwin.

Tenir sa langue
Tenir sa langue
de Polina Panassenko
Editions de l'Olivier
Sortie le 19 août 2022
Le roman commence lorsque Polina se rend au tribunal pour récupérer son prénom. Son père a cru bien faire en le francisant, elle est alors devenue Pauline mais elle souhaite à présent (a besoin même) reprendre son prénom de naissance. « Je ne vais pas adorer du tout vivre avec un prénom choisi par le tribunal de Bobigny parce qu'il trouve que je m'intègre mieux comme ça. »
Ce n'est pas rien un prénom. Ce n'est pas rien une langue. C'est un peu sa terre natale.
Entre souvenirs de Russie (avant d'arriver en France, puis en vacances chaque année) et de France (de St Etienne plus précisément), l'autrice nous livre le regard qu'elle porte sur ce qui constitue tout un chacun, ses fondations, son ancrage. Polina se souvient des repas de fête dans l'appartement communautaire, lorsqu'il faut demander au grand-père d'aller chercher dans la « boite NZ. NZ = Néprikosnovenyï Zapas. Réserve Intouchable. Celle des grandes occasions. », puis de la nouvelle réserve dans les placards de l'appartement de St Etienne, « ici, pas de boite à NZ, mais des ZR. Zakroma Rodyny. Réserves de la Patrie (…) un étage entier dédié au stockage de Mars, Snickers et Bounty ». Elle nous raconte aussi son entrée à l'école, ces bouches qui bougent sans cesse et qui ne forment pas de mot. Prise entre 2 pays, 2 langues, 2 prénoms. Des mondes qui doivent être étanches pour avoir « un français impeccable » et éviter les « kidnapping » en Russie. Des mondes qui forcément s'entremêlent et qui font que Polina est Polina et non Pauline.
La langue est imagée, vivante, elle s'enroule et se tord. Elle vient vous saisir comme le ferait celle d'un caméléon (ne demande-ton pas à Polina d'en être un ?), d'un coup, sans que vous vous en rendiez compte.
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Le pays des phrases courtes
de Stine Pilgaard
traduit du danois par Catherine Renaud (Meter I sekundet)
Editions Le bruit du monde
«Je me demande comment j'apprendrai jamais à connaître quelqu'un ici, alors que les conversations s'arrêtent avant même d'avoir commencé».
Le Danemark n'est pas que le pays plat des courtes distances, à lire Stine Pilgaard et à suivre son héroïne qui «pleure sur [ses] malheurs conversationnels», il serait aussi Le pays des phrases courtes. Si on était encore un peu hésitant pour conseiller une lecture pour cet été (s'il n'y en avait qu'une...), ne cherchez plus on l'a trouvée. Non pas qu'on souhaiterait invisibiliser les autres (la hantise d'un libraire), mais celui-ci coche toutes les cases.
Dépaysés nous sommes : on s'installe (car on ne bouge pas beaucoup) à Velling dans une bourgade de l'Ouest, dans le Jutland et ses éoliennes. On accède à ce monde vraiment petit, où les protagonistes, plutôt taiseux, habitent sur leur lieu de travail, grâce à la narratrice, du genre grande bavarde («quand je parle avec les gens, je ressemble à quelqu'un qui part au front. Je suis trop excitée, seule dans ma soupe de bruits, me présentant à eux comme un rôti de porc en tranches sur un plat, comme une glace fondue piquée d'ombrelles ridicules»), chantre de la dérision, un brin gaffeuse, qui a suivi son compagnon enseignant au sein d'une højskole, sorte d'école alternative au système éducatif officiel et caractérisé par une grande liberté pédagogique. «La højskole est un concentré, un cube Maggi de rêves de communauté qui peut être chanté, dansé et scandé».
Happés par un humour décapant-décalé : Pour n'être pas réduite à son seul statut de «pièce rapportée» au sein de la petite communauté qui entoure l'école, et où l' «on souffre en permanence d'être entourés de gens trop heureux», elle finit par rédiger une Boite aux lettres dans la gazette locale, sorte de courrier des lecteurs où elle dispense quelques conseils malicieux ou oracles ébouriffants en se référant, tout en répartie, à ses propres expériences. Elle abreuve le lecteur de ses observations amusées de la vie quotidienne, à commencer par ce que lui fait vivre son enfant (insomnie mais aussi conseils et reproches des autres mères), son impossibilité à décrocher le permis de conduire, la grammaire désarticulée du jutlandais et les mots insoupçonnés que recèlent l'univers de la puériculture avec ses mots composés («nous nous écriions, portebébétirelaittapisdactivité, et la première qui mélangeait les mots devait payer sa tournée»), sans parler des «meuh» répétés de son fils : «ma vie est une symphonie de meuglements de vaches qui me suivent où que j'aille».
Rattrapés par une critique de l'organisation rangée de la vie ordinaire à l'instar des enfants certifiés nature et une mise en scène encodée des rôles sociaux, «façonnés comme des paysages» : la façon dont les gens baissent la voix quand ils parlent de nouveau-nés, le soupir tellement silencieux de son mari qu'il ressemble à une expiration lourde. La narratrice n'hésite pas à venir provoquer la rigidité de son mari en prenant un malin plaisir à changer une petite lettre d'une comptine «une moule sur un mur». Se qualifiant de «sensibloïde», elle s'en donne à cœur joie pour égratigner les apparences et se départir de quelques injonctions sociétales, ses partenaires de jeu sont Sebastian un compositeur des sons du quotidien, mais aussi Anders Agger un documentariste célèbre au Danemark qui après avoir été croisé faussement par hasard au supermarché, à la bibliothèque à la pizzéria, finit par devenir son coach de vie, Krisser son amie propriétaire d'un hôtel ou encore Parking-Peter le dernier moniteur auto-école à avoir bien voulu l'accompagner.
Une succession d'instantanés, «intervalles aléatoires de joie ou d'anxiété» délicieusement mâtinés de second degré.

Oh, Canada
de Russell Banks
traduit de l'américain par Pierre Furlan (Foregone)
Editions Actes Sud
A paraître le 7 septembre 2022
Leonard Fife est un documentariste engagé, qui dénonce les mensonges et l’hypocrisie du gouvernement canadien. Atteint d’un cancer, il n’a plus que quelques semaines, voire quelques jours à vivre. Alors, quand Malcolm, un de ses anciens élèves, lui demande l’autorisation de l’interviewer pour réaliser un film sur sa vie et son œuvre il accepte. Il voit dans cette proposition l’ultime moyen de raconter la vérité sur sa vie, sa réalité, à sa femme Emma, «parce qu’il veut être connu d’elle, de celle qui lui a dit bien des fois qu’elle l’aimait pour ce qu’il est, peu importe ce qu’il est». Il nous embarque donc dans les années 60, avant qu’il n’arrive au Canada. Apparaissent des révélations, importantes à ses yeux mais de peu d’intérêt pour l’équipe de tournage.
Pourtant il continue et refuse de répondre aux questions prévues. Si ses pensées semblent confuses, il maintient ses propos : «il est presque deux personnes différentes : l’une des deux se souvient en grand détail de choses du passé lointain tandis que l’autre n’a aucun souvenir de ce passé mais tente de le décrire.» Pour le lecteur, l’intérêt n’est pas tant de savoir s’il a bien fui les Etats Unis en 1969 pour éviter de partir au Vietnam, comment il a eu l’intuition que Joan Baez n’allait pas soutenir les réfugiés au Canada.
Toute la subtilité de ce roman est de venir questionner la relation entre réalité, vérité et mensonge, passé et souvenir, comment un personnage peut se construire aux yeux des autres et se transformer jusqu’à n’être plus qu’une marionnette, telle Pinocchio. «Si, comme pour Fife, son passé est un mensonge, une fiction, alors on ne peut pas dire qu’on existe, sauf en tant que personnage de fiction.» Que peut-on, doit-on croire ? Telles sont les questions que se posent l’équipe du film, son épouse et le lecteur. A quoi se fier ? Son médecin évoque d’ailleurs la confabulation. «Il mélange des souvenirs et des rêves avec des détails et des significations qu’il imagine, intégrant dans son récit tout ce qui se présente à lui, et il exagère quelques éléments pour en éliminer d’autres.»
Un roman qui se tisse progressivement pour nous amener dans des réflexions sur notre propre vie et le récit qu’on peut (s’)en faire.

Colza
d'Alice Baylac,
éditions Blast
Dans ce court premier roman d'une centaine de pages, Alice Baylac met en avant l'acceptation de soi dans une société hétéro-normée.
Colza, c'est le champ de plantes jaunes, mais c'est également le nom queer et lesbien que s'est donné l'autrice. A travers les regards d'autrui qui sont imposés à notre perception de nous-même et à notre corps, comment se construire tout en restant fidèle à ce que l'on est ? «Tu veux être un homme, c'est ça ?», ne cesse de répéter sa mère.
De l'enfance au passage de jeune adulte, on suit les différents évènements de vie de Colza ; sa naissance, l'arrivée de son petit frère, son enfance à la campagne suivie de ses premiers pas dans la ville, ses premiers amours et son homosexualité. Dès son plus jeune âge, Colza exprime son désir de s'habiller comme un homme -chemise, vêtement ample ou un bomber rouge comme Jack O'Connell dans Skins- et son désir pour les femmes. Colza nous invite à suivre ses différentes expériences sexuelles avec diverses partenaires, de même que ses sentiments.
L'érotisme du livre, inscrit en italique au début de quelques chapitres, s'inspire de la mythologie grecque, où l'on peut retrouver la cuisse de Jupiter, les nymphes et le grondement érotique des dieux.
Une écriture d'une grande puissante évocatrice.
Cette notule a été rédigée par Ayla Couty, stagiaire à l'Esperluette, qu'elle en soit ici remerciée.
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La sauvagière
de Corinne Morel Darleux
Editions Dalva
Parait le 18 août 2022
«Tout ici me recompose à chaque instant»
A l'Esperluette, on avait beaucoup aimé, mais vraiment beaucoup le petit essai écrit par Corinne Morel Darleux aux éditions Libertalia, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Depuis on a aussi chaudement recommandé ce que l'autrice a écrit côté littérature jeunesse, Là où le feu et l’ours. Histoire de Violette, mais aussi Le gang des chevreuils rusés. C'est peu de dire qu'on attendait ce premier roman à paraître aux éditions Dalva.
Ce petit texte aux allures de fable onirique nous entraine dans les pas de la narratrice qui a trouvé refuge dans un «terrier de couverture» au sein d'une maison forestière suite à une accident de moto. A l'abri du fracas urbain (spots, klaxons, pollution) et ses réminiscences «foules toxiques, (...) et désastres plastiques». C'est que dans cette «tanière angora», les objets qui apportent protection ou réconfortent sont omniprésents, le poêle, le tapis, et toute sorte de seconde peau : la courtepointe en velours, le gros châle vert, l'immense couverture bleu perle. «Un tas emmêlé de couvertures, plaids, étoles et coussins abandonnés, le monticule form[ant] une sorte de terrier».
Elle s'y retrouve seule et «ralentie» («je voulais prendre la consistance d'un corps qui ralentit») avec deux âmes sœurs, Jeanne la chasseresse (qui se fait surprendre en plein mulotage) et l'effrayante Stella et ses frasques, qui s'évaporent tour à tour. Une sororité qui s'incarne dans le prolongement, le dédoublement, pareille à la lune qui est double, et à la sirène deux tons. Dans un cadre de vie se rapprochant de la «simplicité originelle», propice à une vie instinctive, frugale, sans langage articulé, à la lisière du monde sauvage et avec une attention soutenue au rythme des saisons. On est très vite pris par l' «évidence mystérieuse» qui entoure ces trois êtres et leur cohabitation. Cet endroit reculé et le silence ouaté qu'il abrite est propice à la divagation, au vacillement, à la somnolence, à l'esprit qui se dérobe, à «un alanguissement auquel il est si reposant de se confier», à la brouille «des frontières du réel, entre pierres de rêve et souilles de sanglier», à l'a(d)vènement de légendes, à l'instar de la renarde kitsune, du golem.
On y croise toute sorte d'animaux, des «chardonnerets sautillants dans les tournesols», aux pinsons des arbres en passant par les «moineaux turbulents et hâbleurs», mais aussi des «libellules mordorées, petits engins vrombissants, créant des éclairs bleutés» et le «papillon jaune veine de noir». C'est que ça grouille de bêtes, réelles ou imaginaires (un golem qui rit aux éclats et un troupeau de globicéphales, «des milliers de bêtes de pattes et d'antennes des nuées dans mes oreilles»), pas étonnant qu'on trouve ici à se métamorphoser, mieux, à s'ensauvager.
Le paysage mental qui se déploie est servi avec une langue saisissante et aux descriptions fournies, à l'écriture et à l'imaginaire proches de deux livres publiés également chez Dalva, L'Octopus et moi d'Erin Ortle ou encore plus dernièrement, Je suis une île de Tasmin Calidas («je me dédouble triple trouble mon identité, je suis un être cosmique de seconde génération» ; «une vague géante venue du fond de l'horizon avance enfle me submerge»). On retrouve aussi avec délectation certains ingrédients de S'encabaner de Gabrielle Filteau-Chiba (même si dans La sauvagière il est aussi question de s'enventer -littéralement, aller avec le vent, mais aussi de cette belle idée de se perdre pour revenir à soi), mais aussi des Printemps sauvages de Dona Loup.
Les motifs de ce texte à la fois sensitifs (peut-être kinésiologiques aussi ?), poétiques et écologiques à tout le moins nous permettent à travers l'histoire racontée d'expérimenter littérairement un autre rapport au monde vivant, à la nature et à aux «mondes sauvages». Saisissant.

Triple zéro
de Madeleine Watts
traduit de l'anglais par Brice Matthieussant
Editions Rue de l'Echiquier
Triple zéro : il s'agit du numéro d’urgence australien qui renvoie sur une plateforme de communication et qui réoriente l’appel en fonction du problème. Un titre qui donne tout de suite le ton : dans ce roman, l’état d’urgence se lit aussi bien dans les situations entendues dans la centrale d’appel, dans le climat qui se dégrade à grande vitesse que dans l’état de vulnérabilité de la narratrice. Ces deux derniers aspects sont habilement entremêlés au point que les deux se confondent presque. Ainsi, alors que les incendies se multiplient en Australie, la jeune femme que nous suivons a des cheveux de feu et lorsque des mèches s’en détachent, on pourrait croire des flammes. Puis la tempête arrive et inonde tout et le cycle recommence. De même, un sentiment d’insécurité, présent dès la plus tendre enfance de l’opératrice téléphonique, grandit au fil des pages. Et elle ne sait qu’en faire, surtout, elle se demande si elle est digne d’être sauvée, protégée. Alors elle répète les conduites à risque, se brûle les ailes et recommence (comme avec Lachlan son petit ami qui est parti puis est revenu). Pourtant, sa mère lui a bien expliqué les gestes importants pour être en sécurité, elle lui a même offert un livre - La sécurité avant tout - alors qu’elle n’avait que dix ans : «tout le monde a besoin de sécurité. Quand on est en sécurité, cela signifie qu’on ne court plus le danger d’être blessé.»
Pour étoffer ce roman, Madeleine Watts nous livre un élément historique concernant la découverte de l’Australie : la recherche d’une mer intérieure, qui existait forcément selon les explorateurs (parmi lesquels John Oxley, l'aïeul de la narratrice), puisqu’une des rivières coulait vers l’ouest et des oiseaux migrateurs se rendaient dans cette direction. Cela aurait transformé cette île-continent en Eden… Mais il n'en est rien. Pis encore, l'Australie est dévastée de plus en plus fréquemment par des mégafeux et inondations. A tout point de vue, y compris celui de la narratrice, difficile de s’en sortir.

L'enfant prodige
de Michael Kupperman
traduit de l’anglais par Gaia Lassaube (titre original : All the answers)
Editions La cinquième Couche
BD
«J'ai été fabriqué de toutes pièces».
Michael Kupperman, lauréat du prix Lisner, s'attache à écrire la biographie de son père, Joel Kupperman, lequel s'est fait connaître en participant, durant 900 épisodes, à la célèbre émission Quiz Kids. Il endosse le rôle d' «enfant prodige» : «Dans les années '20, on trouvait des enfants prodiges à chaque coin de rue, dans les sports, la science, les arts, les maths. Pour une famille d'immigrés, avoir un enfant prodige constituait un tremplin social, c'était l'équivalent du ticket de loterie gagnant». Entrainé par son père ingénieur civil, il s'avère incollable sur les problèmes mathématiques.
Afin de ne pas ignorer le passé, le fils essaie de reconstituer cette histoire quitte à devoir faire face à l'apparente amnésie de son père. Mais est-ce vraiment une amnésie ou a-t-il simplement mis les souvenirs de son enfance «sous cloche, dans une bulle, tout au fond de son esprit» ? Le fils dégote quelques albums souvenirs qui l'aident dans sa quête et pour essayer de questionner son père malgré tout. Que se cachait-il derrière cette expérience ? Pourquoi Michael Kupperman était si choyé par le producteur Louis G. Gowan ? Et que vient faire Henri Ford là-dedans ?
Marqué par ces années subies, Joel Kupperman fera tout pour «être oublié et s'oublier lui-même». Le fils exhume les expériences traumatisantes du père, avec l'emprise d'une mère-imprésario, la corruption des médias, le tout concourant à ce que ce jeu-télé laisse une empreinte indélébile. Ce faisant, le narrateur s'interroge aussi sur ce que cette expérience a occasionné chez lui, dans son rapport avec son père, avec lequel il essaie d'instaurer un dernier dialogue cathartique avant que ce dernier finisse par être atteint de démence.
Michael Kupperman aura mis 5 ans pour produire cette BD irréprochable dans sa construction formelle, tout en noir et blanc, avec un colophon utile pour mieux comprendre le parcours des Kupperman père et fils. Avec une couverture au graphisme et à la texture soignés. Un travail de mémoire pour mieux se situer dans le temps familial et qui n'oublie pas la grande Histoire. Prenant.
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Roman d'un berger
d'Ernst Wiechert
traduit de l'allemand par Sylvaine Duclos
Editions du Typhon
«C'était comme s'il lui était à jamais interdit d'être bruyant sur cette terre où, encore enfant, il avait senti tant de silence».
Dans la même collection « Après la tempête », de cette grande petite maison d'édition marseillaise du Typhon, on avait déjà beaucoup aimé le roman d'Imgard Keun, Une vie étincelante. Roman d'un berger nous produit à sa lecture le même effet d'intensité.
On retrouve Michaël, enfant pauvre d'un village au bord des marais, baptisé par l'institution scolaire, comme étant le «fils d'une veuve». Le livre s'ouvre par la mort de son père à laquelle il assiste à l'âge de 6 ans, témoin de premier plan, «écrasé par le chute d'un arbre». Et puis très vite, la nature reprend ses droits : «des gouttes de résine, jaune clair, s'écoulaient déjà des rameaux brisés, ou emplissant l'air de leur odeur âcre. Furtivement, un lézard aux flancs palpitant se faufila ; effleurant presque les mains du père, avant de disparaitre». Le ton est donné et c'est pas très étonnant que Franck Bouysse, qui s'y connait en matière de nature qui en impose, signe la préface du livre, excusez moi du peu.
A ses douze ans, est confié à Michaël le soin de s'occuper du troupeau du village, et cette charge de berger n'est pas rien tant toute la richesse du village ou presque est contenue dans ces bêtes : « le troupeau était le village même, il était son être profond, (…) il était quelque chose qu'on ne pouvait, d'aucune manière, séparer du sol natal». Habile dans le maniement d'une fronde et des cailloux, il se défend contre Laban, garçon querelleur convoitant le pâturage des autres. «Il s'acquittait (des tâches confiées) comme on l'attendait d'un enfant éprouvé trop tôt par le destin ». Ayant le triomphe modeste et d'une sérénité contagieuse «un bonheur tranquille à l'écart du monde», il inspire le respect, d'abord par ses conscrits mais aussi par son ancien maitre d'école, Mr Elwenspok. Il devra également composer avec les frasques de Mademoiselle Tamara, la femme peintre, «insensible aux usages» et surtout trouver un coin de repli pour les villageois quand survient les prémisses de la guerre et jusqu'à se sacrifier pour sauver un petit agneau.
L'écriture se fait émotion de part en part de ce court texte qui résonne tel un conte, célébrant à la fois la nature et ses représentants, l'amitié et réhaussant la grandeur de ceux qui, participant de cette contemplation pastorale, passent la plupart du temps inaperçus.

Sous le soleil
d'Ana Penyas,
Editions Actes Sud, collection L'an 2
traduit de l'espagnol par Benoît Mitaine
BD
«Ils veulent nous laisser sans âme»
Quoi de mieux qu'une BD pour nous montrer comment s'insinue sur presque cinq décennies spéculation immobilière vorace et tourisme de masse dans la région de Valence ? Ou comment les transformations qui s'ensuivent impactent le vécu des habitants, inexorablement déplacés et obligés de convoquer les souvenirs pour parler des paysages qui ne sont plus.
A commencer par une famille, Alfonso et Amparo, leurs enfants, Mer et Pablo, la grand-mère Dolorès. Trois générations à palper les effets désastreux de la transformation d'un territoire, celui de la Costa Blanca.
Au fil des pages, les cotes deviennent du béton, les panneaux publicitaires dégoulinent de promotion immobilière («Green Residencial. Estrena un nuevo futuro»), les cueilleurs de pastèque ou d'oignons se font de plus en plus rares. C'est que le thermomètre affiche 43° : moins d'eau et plus d'incendie. Les grues et les bulldozers «arrachant toute la fleur de la terre» remplaçant les tracteurs ; c'est qu'il y en a des besoins : un aéroport, un lac artificiel écologique, un golf.
C'est qu'à grand renfort de fonds européens (projet Urban), les zones en crise sont censées être redynamisées: la restauration du patrimoine ne permet-elle pas de réhabilité les bâtiments historiques quitte à les reconvertir en hôtel ?
Pas à pas, subrepticement parfois, se construit une forme de gentrification : aux touristes insensibles ou pas concernés (cf. les extraits éloquents du film I am curious (yellow) de Vilgot Sjoman) fait écho une jeune génération "branchouille", avide de tattoos, de sushi bar, s'accaparant les lieux quand d'autres sont contraints de déménager.
A l'instar de la collection des objets de l'univers domestique (pp. 152-153), cette BD bien documentée vient composer «un paysage collectif d'archéologie sociale». A lire avant de choisir son lieu de villégiature.

Les nuits prodigieuses
d'Eva Dézulier
Editions Elyzad
Machado est un village à la frontière franco-espagnole, coupé du reste du monde. On se trouve donc dans un huit clos, hors du temps, où superstition et religion s’entremêlent, où toute personne qui n’est pas née ici est suspecte et ne sera jamais complètement intégrée. Chaque nuit des Espagnols essaient de passer clandestinement la frontière. Un soir, lors d’une arrestation, l’un d’entre eux supplie Ange, le berger du village, de construire une machine qu’il a imaginée pour son fils qui vit en France. C’est une machine à aimer. «Des bêtises ! Avec tout le respect, monsieur, ça ne marche pas, ça ne peut pas marcher ! Une machine à aimer, c’est comme… comme une fourche qui respire, ou une pierre qui fait la conversation ! C’est comme... comme le ciel sous un capot de voiture ! Ça ne peut pas marcher, c’est tout. Vous avez dû vous tromper dans vos plans…». Finalement, pour Ange, tous les moyens seront bons pour la fabriquer, on ne sait jamais, si réellement elle donnait de l’amour, même lui pourrait être aimé… Que peut générer un objet qui vous aime plus que tout, quoique vous fassiez ? De la joie, du bonheur même, mais aussi de la culpabilité et de la convoitise. Il obsède ceux qui l’ont eu en leur possession. Il ouvre aussi peut-être la voie à l’amour. Les légendes ne sont jamais loin, d’ailleurs les Impératrices, vieilles filles fantasques se promenant régulièrement en robes à crinoline, ou encore Livia, jeune femme très pieuse répétant des rituels purificateurs quotidiens, aiment à en raconter des histoires de malédiction et de sorts.
Il y a du Rapport de Brodeck dans la crainte et les fantasmes autour de la figure de l’étranger, du Seigneur des anneaux pour l’obsession de l’objet, de L’écume des jours et du Cœur cousu dans la machine à aimer. Un savant mélange de merveilleux et d’universel.
Les personnages hauts en couleurs et la tension croissante jusqu’à la dernière ligne, font de la lecture de ce roman un véritable plaisir, pour na pas dire un plaisir véritable.
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La décharge
de Béatrix Beck
illustré par Rob Miles
Editions du Chemin de Fer
«Je suis une fille de fossés, on m'appelle la Décharge, mais j'ai le respect de moi et même davantage»
Placer la marge au centre, voilà une des ambitions de ce roman initialement paru en 1979 et qui a reçu cette même année le prix France Inter. C'est grâce aux éditions du Chemin de Fer qu'on peut redécouvrir ce texte qui stupéfait de par la cruauté qui l'innerve.
On suit la destinée de la jeune surdouée Noémi Duchemin et celle de son institutrice Cécile Minnier. Après l'obtention de son certificat d'étude, Noémi reprend ses souvenirs, à la demande de Mlle Minnier, et dépose sa vie sur des tas de cahiers. Ce qui intéresse tant l'enseignante c'est de voir déballé comment s'organise la sordidité du quotidien de cette grande famille (onze enfants, mais pas tous vivants en même temps, «les grands faisaient le mort, les petits l'étaient», «je suis la troisième des vivants et la sixième des morts») qui habite dans une proximité immédiate avec une décharge, dont le père assurait le gardiennage. Les Duchemin du Chemin de la Décharge à Chèvreloup.
Leur vie faite de misère ne cesse d'interroger le regard extérieur, des gendarmes à l'assistante sociale. Mais de l'intérieur, on se sert les coudes, on ne se plaint pas, l'adversité à hauteur d'enfant, «tarte en bois et miséréré».
La misère comme principe organisateur de l'ordre de choses, avec quelque complaisance. L'espièglerie de l'enfant et son écriture qui vibrionne (l'utilisation d'abréviations y concourt) rendent compte de ce qui pourrait paraître comme invivable, insensé.
A la mort de son institutrice, Noémi réalise avec effarement que Mlle Minnier s'était aussi investie de la mission d'écrire sur elles, sur sa propre vie mais surtout sur la vie de Noémi : «L'idée m'est venue de demander à la jeune D de rédiger son autobiographie. C'est une occasion unique d'obtenir un témoignage sur ce sous-prolétariat rural que représentait si bien, hélas, la famille D». C'est avec le plein de mépris (de classe) que Noémi est écrite par l'enseignante. Elle se décharge tout en déraison, tout en trahison. C'est que Mlle Minnier espérait ainsi contribuer à une étude sur la marginalité (sous forme de monographie de la famille D). Par récits interposés et styles différenciés les deux se chérissent tout autant qu'elles s'affrontent, au point de ne savoir plus très bien qui béquille qui, qui envie qui ? «N. est ma seule ressource comme je suis la seule sienne. C'est du commensalisme, sans qu'on puisse dire, qui de nous deux, est le poisson pilote et qui le requin».
L'écriture est bousculée sans cesse par les fils narratifs qui se croisent et se décroisent, par les différents registres de langue avec lesquels Béatrice Beck s'amuse. Foisonnant et bousculant.

Devenir chevreuil
de Tony Durand
Editions Rue de l'échiquier, collection Le don des nues
«L'anthropocène touche à sa fin, et à cause de qui ? On se le demande. Pas du chevreuil, il y a un consensus à ce sujet pour écarter sa culpabilité».
Le titre est évocateur. Le texte l'est tout autant. Tony Durand explique dans l'après-propos qu'au Printemps 2020, contraint de passer plus de temps chez lui qu'à l'accoutumée, il se montre «intrigué par la vivacité du vert des jeunes pousses qui semble exploser dans chaque détail de la végétation, je m'étonne de n'avoir jamais prêté à ce spectacle l'attention qu'il mérite». Et il ne lui en faut pas plus pour improviser ce que constituerait comme avantage le fait d'être un jeune chevreuil.
Quand dans le même temps ou presque, d'autres se donnent pour programme de S'enforester (Andrea Olga Mantovani et Baptiste Morizot, éditions D'une Rive à l'autre), d' Habiter en oiseau (Vinciane Despret, Actes Sud), on comprend vite que ce qui importe est le processus. L'auteur part du postulat qu' «on ne nait pas chevreuil, on le devient» (et il rajoute, avec facétie, «beaucoup d'appelés, peu d'élus»). C'est donc toute une démarche, un état d'esprit : «Sans doute vouloir prétendre être jeune chevreuil est vain, mais rien n'empêche de tendre vers». Voire, tout un programme, «reconsidérer ses actions, changer de lunettes, de manière de se mouvoir».
Plutôt du genre téméraire, Tony Durand aime ainsi à prendre certaine hypothèse au sérieux : «si j'étais un jeune chevreuil». C'est avec ce «chapelet verbal» que débute quasiment chaque page, et après quelques sinuosités partagées avec l'animal que se forge un autre rapport au réel, au vivant, au corps. Une nouvelle géographie et des paysages revisités par cet élagueur naturel («en ingérant le paysage, il se l'approprie, il le transforme, il le devient»). Une attitude d'ouverture aux choses, à portée de bond. Avec toujours un peu de hauteur : «Les bois du chevreuil partent toujours vers le haut, suivant par là une pente naturelle propre à notre animal, qui l'incite à se hisser sans peine au-dessus des réalités terrestres, comme pour mieux voir ce qu'il y a derrière».
C'est que l'animal a pas mal d'atouts à mettre à son actif : «Une vie saine. Un bilan carbone irréprochable. Le grand air. La supériorité du chevreuil, dans le domaine du lifestyle comme tant d'autres, est indiscutable».
Véritable éloge de la «contemplation sautillante». Une histoire écologico-poétique hors des sentiers battus !

Les échassiers
d'Isabelle Aupy
Editions du Panseur
A paraître le 30 août 2022
«Incroyable le nombre de mots qui peuvent habiter le silence !»
La barre était plutôt placée haut, bien haut : Après L'Homme qui n'aimait plus les chats (Eds du Panseur, 2019) puis, Le panseur de mots (Eds du Panseur, 2021), on était en attente de ce à quoi pourrait ressembler ce troisième roman d'Isabelle Aupy.
On sait son habileté à jouer avec l'écriture, à faire attention aux mots «empreints de cette fraicheur de l'inouï», à convoquer l'imaginaire, à laisser la place qu'il faut pour que le lecteur fasse aussi son travail. Et bien nous ne sommes pas déçus. Les échassiers nous embarquent de part et d'autre avec eux, c'est qu'il y a une partie l'En-Haut qu'on lit d'un côté, et une autre l'En-bas qu'on lit de l'autre, car, comme l'indique l'éditeur, «la fin d'une histoire marquera toujours le début d'une autre». Et l'autrice d'écrire malicieusement : «Certains bouts peuvent se saisir d'un côté ou de l'autre, impossible de savoir dans quel sens les prendre».
D'un côté on arpente les nuages, on marche avec surplomb à l'aide d'échasses, au risque du vertige, au risque que «les corps se voutent à force de regarder bas-devant». «Nous survivons bien au-dessus du monde, si haut-dessus que nous écrasons tout sous le poids de nos pas et que nous y demeurons seuls». De l'autre, on a du mal à s'extirper du marécage, de la forêt également. Des deux côtés de ces territoires confinés, on se raconte des histoires, mais ne faut-il tout à fois quelque cécité et des poussées de curiosité et de dépassement pour pouvoir survivre ?
On y croise Grand, Courage, Lui, l'Ogre, Rousseur, Grands-Yeux, Frères, Sourire, Silence, les Gardiens, l'oiseau rouge mais aussi les «enjambées des bambous» («mes jambes sont deux bambous géants qui veulent traverser les nuages pour toucher le ciel»), les «chevauchées de géants» car il y est question de lisière, de limite, de franchissement, de traversée. Mais aussi d'obscurité, de ténèbres, de vent. De recherche de vérité face à l'illusion : «La parole sacrée était un amas de vérités imparfaites, des éclats de pierre brisée qu'il faut rassembler, mais il manque toujours des morceaux».
Le texte s'imprègne d'accent poétique : «l'étendue de ma solitude, une vaste clairière nue et sèche». Et parce qu'il y a aussi matière à penser, c'est également philosophique et sociologique, de par l'existence de groupes, de clans, d'inter-relations (l'épreuve de l'être-(seul)ensemble) mais aussi de cette recherche permanente d'individuation («Pourquoi ce pluriel uniforme, comme un corps commun dont chaque partie est à la fois la partie et le tout ?»), cette notion si chère à Gilbert Simondon.
Trois mois tout juste qu'il vous faut attendre avant de vous saisir de cet objet littéraire renversant, de ce texte d'équilibriste, sans faux pas.
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Dolores Wilson, Cinq aventures d'une super-héroïne
de Mathis et Autore Petit
Editions les Forumis rouges
Album jeunesse dès 7 ans
Mathis et Aurore Petit sortaient jusqu’à présent les aventures de Dolorès Wilson une par une, telle une série. Cette fois-ci, il s’agit, pour notre plus grand plaisir, d’une compilation de 5 histoires de cette super-héroïne.
Présentons en quelques mots la structure de chaque nouvelle : Dolores, jeune femme toujours accompagnée de son chien, Doug, est intérimaire. Chaque jour elle se rend dans l’agence Oboulo pour avoir une nouvelle mission, qui rime à chaque fois avec aventure : calmer Yeti au Mini-Market, retrouver un scientifique sur le cercle polaire sans se faire manger par l’ours bipolaire, être hôtesse de l’air pour LA Présidente, débarrasser Kipuland de toutes ses ordures ménagères ou encore livrer un colis spécial dans la Zone. Et bien sûr, à chaque fois, Dolorès a besoin de ses supers pouvoirs pour y arriver. C’est là toute l’espièglerie des auteurs : pour se transformer, elle doit manger un piment recouvert de chantilly car, c’est bien connu, «la capsaïcine du piment, mélangée aux acides gras polyinsaturés de la crème chantilly, a l’effet d’une bombe sur le corps de Dolorès. Le temps d’un clignement d’œil, elle se transforme en une sorte de guerrière». Alors, casque jaune vissé sur la tête, lunettes rouges, petit maillot et bas résilles, elle peut tout affronter en un tour de main.
Franchement déjanté, le texte plaira aux plus jeunes mais aussi aux parents qui y liront d’autres références. Et pour ne rien gâcher, ces histoires sont illustrées avec beaucoup d’expressivité et d’humour.

Celles d'Hébert
d'Anton Beraber
Editions de l'Atteinte
littérature francophone
«Sans doute la part du monde que lui retirait l'oeil de moins trouvait-elle, ce qu'on dit, la consolation d'une lucidité accrue sur les choses de l'infra.»
C'est avec plaisir que l'on retrouve les éditions de l'Atteinte, nous avions bien apprécié Le pégase d'Antoine Sanchez. Avec Celles d'Hébert, l'éditeur revient avec une troisième publication, toujours aussi soignée au niveau de l'aspect (les éditeurs qui citent la référence des typo et la décomposition du papier utilisés ne sont pas légion). Avec surtout un auteur qui a du style. Une écriture qui s'affranchit des carcans syntaxiques, un peu comme les chansons pas chantées de Loïc Lantoine (« ce sont des îles où qu'on ira bientôt»). Peut-être est-ce le fait qu'Anton Beraber vive au Caire, qu'il s'amuse autant de la langue, comme s'il en oubliait les rouages.
Ici, on suit Hébert, un personnage solitaire («Hébert menait là quelque expérience solitaire sur lui-même dont le désastre de sa vie ne parvenait pas à le désoccuper»), amoral revendiqué, fantasque, borgne, à l'oreille mal déroulée, un brin parano, qui jamais ne décroche son téléphone. Irrémédiablement sédentaire, inexorablement immobile. Son voisin du dessus l'entend monologuer devant son miroir à partir des conduites d'eau, à l'instar des voisins dans Zone utopique en péril d'Azzedine Soltani.
Un capharnaüm de chez soi, avec des hérons sur le papier peint, que le voisin découvre à tâtons en l'absence de son occupant. On dispose de quelques éléments de repère sur là où la scène se situe, en écart avec la Bordure Sud, dans la rue du 19 Mars, mais ça reste malgré tout «insituable» (même si on s'imagine bien la ville d'E située dans l'Hinterland, à distance d'une grande ville). Avec une ambiance que confère ce personnage au lieu, atmosphère troublante qu'on avait aussi trouvée dans La ville humide de Claire Dumas.
«La rue du 19 Mars poursuivait désormais son naufrage sans bruit, ses fenêtres bâillant dans le crépuscule, le décollement de ses tentures humides amorçant la verdissure générale de cette ville enclore sur elle-même». De la même façon, et même s'il s'enorgueillit de manière détestable de quelques aventures (Hébert est intarissable sur sa science des femmes, «C'en sont ainsi»), Hébert est avant tout clos sur lui-même («Le froncement des sourcils s'accompagnait chez Hébert d'un courbement soudain de la nuque qui lui renvoyait le menton vers la poitrine»).
Avec ce récit où «tout n'est pas fait pour être dit» l'auteur sait avantageusement faire grandir l'ordinaire, Hébert n'est pas Diogène et la voie de la dignité se fraie dans l'encombrement de la médiocrité.

Postillons
de Marion Fayolle
Editions Magnani
poésie
«Parlez, parlez encore
Ne faîtes pas attention à moi,
je collecte vos postillons,
vos éclaboussures,
Ce que vos langues
jettent sur le bas-côté»
Un petit recueil de poèmes comme on les aime. On aimerait d'ailleurs recopier tous ces fragments sur son carnet de notes, et ça, c'est bon signe ! Ces courts textes agissent comme les illustrations que Marion Fayolle auraient pu faire. Des images faites mots : «souvent j'aimerais que mes oreilles aient des paupières».
Avec les masques qui tombent, les postillons reviennent et ça postillonne tout azimut, les paysages postillonne, l'amour aussi beaucoup.
Marion Fayolle joue de malice pour aborder plein de choses : le paysage, la vie conjugale, la mort, l'abondance, les impatiences, la routine, l'angoisse, les plis, le sexe, la confluence, le désir, l'orgasme, la petitesse.
Ça claque «les repousses de l'ordinaire», «la sciure de vos pensées», «essouffler ses empressements». Ça envoie des postillons et bien plus. Et de ces postillons-là, on en redemande.
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Le roi fantôme
de Maaza Mengiste
traduit de l'anglais par Serge Chauvin (The shadow king)
Editions de l'Olivier
Avec le Roi fantôme, Maaza Mengiste nous fait le récit de la résistance héroïque du peuple éthiopien face à l'invasion des troupes mussoliniennes et les Ascari (Erythréens enrôlés par les Italiens). Ça a lieu en 1935. L'épopée proposée va bien au-delà du récit de guerre, on y retrouve des choeurs, des interludes. Une Illiade revisitée qui dessine en contrepoint l'histoire des oubliées, de celles qui ont contribué à la victoire. Ici la «rage bouillonnante» et «les corps comme champ de bataille» sont incarnés par les combattantes abyssiniennes répondant au nom d'Hirut (l'épouse du chef de guerre rebelle) et d'Aster (leur jeune servante orpheline).
Plusieurs ruses et moyens de fortune sont déployés pour contrer la progression de l'armée d'occupation, à l'instar des javelots et autres sabres, des chansons mais aussi le fait d'utiliser Minim, un paysan sosie d'Haïlé Sélassié, avatar fantomatique de l'empereur, dans un «pays peuplé de spectres». Le bâillement «rond et robuste» et les longs soupirs prolongés en signe de résistance («Cette bouche qu'elle ferme et rouvre à volonté, c'est un pistolet chargé qu'elle lui agite sous le nez»).
Pendant le conflit un soldat juif italien, Ettore, «archiviste de l’obscène», est contraint de consigner la guerre au moyen d'une série de photos qui sont exhumées tout au long du livre. Ces clichés montrent notamment Hirut durant sa période de captivité, et elle s'en sert, pareil à un retournement, pour raconter sa propre version de la guerre. Ou comment la forme narrative lui permet de passer d'objet à sujet de l'Histoire.
Le récit croisé des personnages (avec une attention fine aux attitudes, aux voix, à la trajectoire des sons) permet de déplier la relation agresseur-agressé, les sévices et autres agressions notamment sexuelles se localisant parfois au sein même du groupe de résistants, l'autrice n'hésitant pas à donner à voir les passifs et violences qui opposent les combattants éthiopiens. La focale sur le trio Hirut, Aster et Kidane permet également de faire des références au premier conflit qui opposait l'Ethiopie à l'Italie et auxquels les parents des protagonistes ont pris part, de créer une continuité entre les morts et les vivants (la figure du wujira, le fusil du père de Hirut faisant l'objet d'une transmission et de convoitise) et de traiter des enjeux mémoriels («ils sont venus réécrire l'Histoire, altérer la mémoire, ressusciter leurs morts et les remodeler en héros»; «notre peuple remonte plus loin que cette Rome antique dont vous êtes si fiers»).
Malgré les dialogues qui tendent à se perdre dans le fil du texte, l'écriture reste remarquable et le rythme prenant. Avec une sublime dernière partie.
Bonne nouvelle, Maaza Mengiste est l'invitée du festival international de littérature de Lyon et de la région Auvergne-Rhône-Alpes porté par la Villa Gillet. Vous pourrez la retrouver lundi 16 mai (l'Esperluette sera également présente pour l'occasion avec une table de livres).

L'engravement
d'Eva Kavian
Aux Editions de La Contre Allée
«A vrai dire, la frontière est au niveau du parking et non à la porte du hall d'entrée».
Il est question dans ce roman de parents qui viennent rendre visite à leurs enfants, jeunes majeurs, hospitalisés dans une unité psychiatrique. Toute l'histoire se déroule dans l'allée amenant au bâtiment. Ils ne se connaissent pas, ne se connaitront peut-être jamais, mais ils font partie du même «troupeau», reconnaissables à leurs pas lents, perdus dans leurs pensées. «Il y a plein de parents autour de toi et ça te rassure un peu, tu marches à leur rythme. C'est la première fois que tu viens en visite».
Le lecteur est convoqué pour accompagner la déambulation de ses parents qui vont rendre visite à leurs enfants : le tutoiement utilisé nous fait entrer dans ce troupeau l'espace de quelques pas dans cette allée-repère, cet ici où se tisse et se détisse une communauté de parents concernés qui vont, viennent et reviennent. Pas de contre-allée possible, l'internement de leur enfant leur impose d'être là, de composer avec cette situation.
Il y a cette mère qui vient pour la première fois et qui a du mal à se mouvoir depuis que sa fille a voulu mourir. Ce père, docteur, qui se sent si différents des autres parents. Cet autre père, bien déterminé à faire sortir au plus vite son enfant. Cette mère qui venait déjà petite quand sa propre mère était hospitalisée dans le bâtiment d'à côté. Celle qui vient avec ses deux filles car leur frère a besoin d'elles. Ces parents qui viennent à deux... Et d'autres encore, tous enfermés dans leurs tourments et solitude.
Comment peut-on vivre quand son enfant est hospitalisé en psychiatrie ? Que ressent-on ? Où trouver la force ? Eva Kavian est toujours juste, les émotions sont peintes avec force et poésie.
A force de se focaliser sur cet espace-entre (l'allée), la durée s'insinue : l'allée se couvre de feuilles puis de gel pour laisser revenir le printemps. Et si les parents sont au cœur de ce remarquable roman, leurs grands enfants prennent vie aussi à travers leurs regards. Eva Kavian les compare aux baleines qui s'engravent. Enfin, la structure proposée vient compléter le tableau, intercalant entre chaque cheminement de parents, une brève parole de professionnel.
Un récit tout en sensibilité et sans lamento. D'une grande sincérité.

Chroniques décalées d'une famille ordinaire (et vice versa)
de Séverine Tales
Editions Payot graphic
Roman graphique
Une famille composée de deux mamans, Séverine et Servane, d’un fils ainé, Louis, et de jumeaux, Paul et Simon, une tante, une grand-mère et un grand-père, une arrière-grand-mère, des amis et des gens qu’ils croisent. Ce sont tous les personnages que nous croisons dans ces bribes de vie quotidienne. Toujours drôle, jamais loin d’épisodes que nous avons pu vivre, Séverine Tales croque avec humour des petits moments de sa propre vie. Les «bons mots» (parfois gênants aussi) de ses enfants : «c’est moi qui devrais te prendre en photo, maman… pour garder un souvenir de toi… Parce que tu vas mourir avant moi, tu sais ? ». Ceux parfois franchement «à côté» de ses proches : «vous avez remarqué, les autres parents d’élèves à l’école, ils font comme si vous étiez une famille normale !». Le trait est simple et presqu’enfantin, les visages rarement dessinés (ce qui permet encore plus de se projeter), quelques touches de couleurs, le tout donne un dessin qui va à l’essentiel, qui nous donne juste le petit détail qui va bien et qui vient utilement compléter le texte toujours incisif. Avec ce roman graphique, Séverine Tales visibilise et banalise le quotidien des familles homoparentales et fait poser des questions à des personnes qui pourraient ne pas se les poser.
A mettre entre toutes les mains.
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La dernière porte avant la nuit
d'Antonio Lobo Antunes
traduit du portugais par Dominique Nédellec
Editions Christian Bourgois
«Quel sac de noeuds l'existence, il n'y a que les pourtants pour rendre ça habitable».
Un nouveau livre d'Antonio Lobo Antunes, avec de nouveau un titre et une prose qui décoiffent. On est plongé dans une forme d'intrigue policière autour de l'assassinat d'un chef d'entreprise dont on fait dissoudre le corps au moyen d'acide sulfurique. Cinq protagonistes, qui prennent à 5 reprises la parole, sont liés autour d'un pacte criminel : un avocat, son frère, un herboriste et deux collecteurs de créances. 5 façons d'empiler un point de vue narratif au déroulé des faits jusqu'à saturation de la scène. Le tout agrémenté d'images entêtantes, de digressions existentielles, d'obsession, d'imagination fertiles (Ah les pourtants, oiseaux à queues jaunes et blanches et aux chants à deux notes ou «ornithorynques déguisés» …?).
Une écriture torsadée et bigarrée qui amalgame et encastre les mots, entortille des fragments de phrase, de psyché (avec des personnages souvent désarticulés qui reculent ainsi «au-dedans d'eux-mêmes»), des plis de souvenirs («qui n'a pas dans la tête une malle bourrée de vieux ragotons, des épisodes apparemment sans queue ni tête dont le sens se dessine soudain et le passé de se mettre à grandir») et d'hallucination («des paysages d'odeur») avec une telle intensité que ses zigzag bousculent et entêtent le lecteur, au point de réclamer parfois quelques pauses pour ne pas être noyé par ce flot de mise en abîme.
Ce texte peut faire écho, par l’ambiance qu'il suggère ou encore par certains aspects du narratif à La semaine perpétuelle de Laura Vasquez, Les vagues de Virginia Woolf, ou encore à Hadès, Argentine de Daniel Loebel. C'est pour dire...
Pour apprécier ce roman à sa juste valeur (il se mérite), il convient d'être pleinement disponible pour sa lecture. Le cas échéant, l’envoûtement, avec la petite dose de grotesque qui va bien, est pleinement garanti.

Symptômes
de Catherine Ocelot
Editions Pow Pow
L'autrice de Talk-Show et La vie d'artiste revient avec une BD qui parcourt avec humour les questionnements qu'on peut avoir autour de sa santé.
Il faut dire que l'OMS a mis la barre haute avec sa définition de la santé, pensez donc : « état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ». Ainsi, la santé est associée à la notion de bien-être. Avec pour corollaire que tout un chacun est sommé de se demander régulièrement s'il est en parfaite santé... Ce qui dans le propos de Catherine Ocelot se traduit par un questionnement sur le rapport au corps : «Qu’est-ce qui se passe à l’intérieur de nos corps ?», le rapport aux différents spécialistes consultés aussi.
Ici on suit trois personnes Catherine, Mireille et Esther qui deviennent membres d'un groupe de soutien «Solitudes Anonymes». On se situe à mi-chemin entre l'autofiction, le développement personnel et le self-help, avec l'exploration de notions de «troubles de la solitude», «mère intérieure» d'«acceptation radicale», de «voyage astral»,... Comment le mal-être, les douleurs, les diagnostics sont vus à partir de l’intériorité de ces trois personnes, mais aussi du vécu des unes vis-à-vis des autres. Des miroirs donc dans cette communauté de solitudes, mais de la sollicitude et des muffins aussi, la convivialité étant partie intégrante de leurs rencontres.
Une BD personnelle, qui vise juste et qui ne renonce pas à un ton amusé, comme la possibilité d’avoir PJ Harvey, Patti Smith ou Björk comme mère intérieure. Des illustrations délicates et riches en couleurs et en symbolique (telles les plantes qui s'enlacent dans une serre). Plein de fils invisibles à tirer de cette bande dessinée.

Amadeus à bicyclette
de Rolando Villazon
traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu
Editions Philippe Rey
Début de l’histoire : Vian, jeune Mexicain rêvant depuis son plus jeune âge de chanter un jour au festival de Salzbourg, se retrouve enfin dans cette ville… pour jouer un rôle de figurant «diabolique» dans Don Giovanni. Avec humour, dérision mais aussi beaucoup d’émotion, Rolando Villazon nous embarque l’espace de quelques semaines dans un univers lyrique aux mille couleurs. Il faut dire qu’il peut largement s’appuyer sur son vécu puisqu’il est avant tout un grand ténor mexicain et le directeur artistique de la Fondation Mozarteum !
Il n’épargne ni les metteurs en scène –ici sous les traits de Schuff «qui avait fait hurler de colère plus d’un public», ni les solistes – ces «vilains oiseaux» qui «chantent les mêmes notes, se plaignent des mêmes critiques ». Il raconte aussi un Mozart multiple et libre, fou et génie à la fois, présent partout dans Salzbourg. Enfin et surtout, il crée un personnage auquel on ne peut que s’attacher, Vian. Cet homme doit son prénom au livre pioché dans la bibliothèque : la tante avait proposé que chaque enfant de cette famille porterait le prénom d’un auteur, le père décida finalement que ce serait le nom de l’écrivain qui servirait. Vian, donc, rêve d’une vie de gloire sur les plus grandes scènes d’opéra mais ne se trouve pas. Il est maladroit, empêtré dans une relation paternelle qui rappelle étrangement celle d’Amadeus à son père. Mais aussi plein de fougue : il tombe amoureux d’une jeune femme aux cheveux arc-en-ciel qui, elle-même est emmêlée dans une relation étrange avec le nom moins étrange Jacques. Il se lie d’amitié avec un libraire, Perec, un jardinier sans toit, Herr Wolfgang, discute avec différentes statues de la ville, se retrouve, malgré lui à la une des journaux auprès de Cécilia Bartoli, et pédale autant qu’il peut. Jusqu’à ce passage où Rolando Villazon peint avec malice ce qu’aurait éprouvé Mozart s’il avait fait du vélo !
Un roman enlevé, musical et libérateur. Tout ça.
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Le matin où j'aurais dû dormir
de Semezdin Mehmedinovic
roman traduit du bosnien par Chloé Billon
Editions Le bruit du monde
«La vie se change lentement en syntaxe kafkaïenne où l'on avait omis le futur»
Le livre se structure autour de trois parties, la première relate une crise cardiaque de Mehmed et ce qu'elle révèle, la seconde un séjour-périple du même Mehmed auprès de son fils Harun, un vagabondage père-fils (ou fils-père quand la relation s'intervertit) dans l'Arizona, et la troisième rend compte de la recomposition des places au sein du couple suite à un AVC de Sanja, l'épouse de Mehmed. Sanja a du mal à se souvenir mais se rappelle très bien des poètes et des vers de T.S. Eliot, «l'atlas de son monde est perturbé».
La narrateur aux prises au temps qui s'écoule se fait spectateur de sa propre existence, de ses propres sensations, de sa propre solitude, ce qui rend au lecteur un accès direct à ce qui se passe dans sa tête et dans son corps. Mais pas que. Il aspire aussi à voir son monde, son passé avec les yeux des autres, de son fils, de sa femme, de ses amis. Il est attiré par cette comparaison des souvenirs primordiaux. Et là réside la singularité de l'écriture de Semezdin Mehmedinovic, «Les autres, en général, nous voient comme nous n'aimerions pas être vus. Et la manière dont nous voient les autres est la racine de notre honte» ; «il serait intéressant de voir le tout, ta vie augmentée par les subconscients des autres. J'aimerais me voir dans le rêve d'un autre».
On assiste à des aller-retour entre son nouvel ancrage de vie et son passé à Sarajevo. Au risque que le passé se «(confonde) dangereusement avec le présent», «une envie instinctive de rembobiner le temps».
Un pigeon botté, le vernis d'ongles, une patišpanja, la couture des boutons, un moineau, un lac artificiel, les étoiles dans le ciel, le macadam, un aéroport, un scorpion, une bande-son : tout est prétexte à des «capsules temporelles», «chacun de ces instants existe dans un présent infini».
Des ces retours en arrière, sur les lieux de là où il est passé, «nous avons grandi à reculons».
Un récit où nostalgie et beauté se cotoient.

Derrière le rideau
de Sara del Giudice
traduit de l'italien par Miriam Papo
Editions Dargaud
Roman graphique à partir de 10 ans
Comment parler de l’entrée dans la guerre à hauteur d’enfant ? C’est ce que fait avec beaucoup de justesse Sara del Giudice dans son premier roman graphique.
Yaël, la narratrice, est une jeune fille vive d’esprit qui ne cesse de questionner le monde des adultes. Bien sûr on pense à Anne Franck. Elle y perçoit des failles sans pour autant les saisir réellement. Que se cache derrière le rideau de la chambre d’amis ? Pourquoi sent-elle qu’elle ne doit rien en dire à sa mère juive par sa mère et morte au début de l’histoire ? Elle ne comprend pas pourquoi sa religion serait un problème, une source de tension au sein de sa famille puis une réelle source d’inquiétude pour ses proches. Pourquoi ses grands-parents paternels ne veulent-ils pas la voir ? Ça veut dire quoi “être juif” ? Pourquoi devrait-elle cacher sa religion ?
Et c’est là toute l’intelligence de l’autrice : parler à demi-mots, laisser l’implicite des scènes les plus graves pour que le lecteur comble les blancs. Chacun, en fonction de son âge interprétera ainsi ce roman graphique à partir de son vécu et de ses connaissances. La nostalgie d’une enfance insouciante bien trop vite finie, la tristesse de la perte prématurée d’une mère seront présentes, l’inquiétude aussi apparaîtra progressivement. Yaël pensera alors : “L'inquiétude, c’est un phénomène bizarre. Normalement quand on passe quelque chose à quelqu’un, on ne l’a plus. Or, avec l’inquiétude, ça ne marche pas comme ça. Plus on la passe aux autres et plus on en a soi-même. Vraiment bizarre.” Si la violence n'est jamais escamotée, elle est évoquée avec justesse, sans brusquer.
Un texte émouvant porté par des illustrations délicates où les teintes brunes rappellent les photos sépia.

Le titre ne convient pas
de Martín López Lam
Editions La 5ème couche
BD
«A un certain moment, j'ai songé qu'il devait y avoir un endroit où toutes ces choses orphelines du monde finissaient par s'échouer. Les objets, les histoires, les pensées».
Gros coup de cœur pour cette BD qui nous faire dériver dans la ville de Rome, majestueuse de couleurs. Une déambulation au ralentit, au gré du cheminement d'un tram récalcitrant et de beaucoup de sérendipité, avec pour point de départ une diapositive du Colisée et comme boussole l'artiste Jorge Eduardo Eielson, son livre «Poesia escrita» et ses ballots funéraires.
On est happé et téléporté de lieux en lieux, de traces en traces, on cherche parfois les liens et l'auteur s'en amuse. L'ordonnancement d'un chaos nocturne recompose les formes, transforme les idées en paysage Et partant, la démarche se veut performative, «les choses adviennent sous (nos) yeux, sans (…) les (avoir) recherchées», l'imagination débridée en bandoulière.
Le parfait anti-guide touristique de Rome.
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Tokyo revisitée
de David Peace
Traduction de Jean-Paul Gratias, Tokyo reduce
Editions Rivages
«Il est ivre et la nuit aussi. La ville s'assombrit de plus en plus, la nuit est de plus en plus silencieuse, tout est plus sombre, plus silencieux, la ville et la nuit, tout dégouline et tout déborde, l'homme et la pluie (...)»
Tokyo revisitée constitue après Tokyo année zéro (2008) et Tokyo ville occupée (2010), le dernier tome de la série tokyoïte de David Peace. L'auteur qui habite Tokyo depuis 1994, aura mis pas mal d'années pour boucler ce dernier opus de la trilogie (ayant écrit une première version en 2009.)
Il y est question, de nouveau, d'un fait divers, ici de la mort énigmatique de Sadanori Shimoyama, le président des chemins de fer japonais, dont on a retrouvé le cadavre en «pièces détachées» sur les voies de chemin de fer. Toutes les hypothèses sont plausibles ou presque : suicide, assassinat politique (par les communistes japonais de l'époque, les russes, les américains occupants ?). La veille, cet Homme-Qui-Aime-Les-Trains était contraint d'annoncer une charrette de licenciement de cheminots.
C'est en suivant tour à tour trois enquêteurs qu'on cherche à clarifier le rôle de chacun, en endossant le point de vue en 1949 de l'inspecteur américain Harry Sweeney - flic du Montana, en emboitant, quinze ans plus tôt, les pas de Murota Hideki - un ancien flic devenu détective privé, ou encore en retournant à la fin des années 1980 sur les traces de cette affaire avec un traducteur-enquêteur, Donald Reichenbach, ex agent de la CIA. Trois personnages habités par cette mort au point qu'ils arrivent difficilement à s'en sortir.
On ressent d'un bout à l'autre l'importance qu'a revêtu, dans l'histoire contemporaine du Japon, l'occupation américaine entre 1945 et 1952.
L'écriture sert magnifiquement bien ce roman noir, avec cette patte si singulière, constituée de fragments répétitifs («toujours le bruit de la pluie qui frappe les vitres, toujours le bruit de la pluie qui tombe dans la nuit» ; «dans l'ombre du jardin, dans le silence du jardin, du fond de la pénombre, du fond de ce silence, la maison, la maison de l'homme apparaît menaçante»), avec des enquêtes qui se mènent très souvent «dans la nuit et sous la pluie» et dans des paysages silencieux, détrempés et aux contours mélancoliques façon Lost in translation. Des gestes répétitifs aussi, à l'instar des regards circulaires, du mouchoir pour s'essuyer, du parcours qu'on fait et refait. Comme pour exprimer une enquête qui, menée dans la moiteur, tourne en boucle.
L'écriture se fait palimpseste dans les apports successifs travaillés par David Peace et au moyen de supports qui viennent se compléter, rapports de police, prémonitions, récit fictionnel.
Un roman noir bien costaud.

Mille arbres
Texte de Caroline Lamarche et illustrations d’Aurélia Deschamps
CotCotCot Editions
Roman jeunesse à partir de 9 ans
Quand la maison d’édition CotCotCot Editions décide de lancer une collection engagée sur des thèmes d’actualité comme l’écologie ou l’économie, cela donne notamment ce très beau roman jeunesse Mille arbres.
Caroline Lamarche nous raconte en peu de mots, toujours très justes et précis, l’histoire d’un projet d’autoroute dans une campagne jusqu’alors paisible, tout cela à hauteur de (presqu’) ados. François, le narrateur, vit en ville mais sa grand-mère, Mariette habite sur la colline depuis toujours. Elle a dans son jardin l’arbre bateau, un tilleul de plus de 250 ans, qui a connu la révolution. Il y fait bon vivre sur cette colline alors François y monte dès qu’il peut, mais M. Prévert l’ingénieur et le ministre des Travaux Publics en ont décidé autrement. Alors la contestation s’organise et le jeune homme et son amie Diane s’installent dans l’arbre.
Il y est question des premiers émois, des premières prises de conscience politique aussi. Sans description inutile, tout est dit. Et Aurélia Deschamps vient, à petites touches, en quadrichromie, imprimer dans notre esprit quelques images clé de cette histoire.
François et Diane se posent de vraies questions : est-il possible, comme les politiciens le clament, de faire une guerre propre – chirurgicale ? Est-il possible de couper un paysage en deux et de recoudre une balafre de 100 mètres de large ? Paraissons-nous si naïfs pour qu’on essaie de nous le faire croire ? .
Offrir ce roman à la nouvelle génération c’est donner l’opportunité d’échanges riches sur la tension qui existe entre la protection de l’environnement et certaines politiques d’aménagement du territoire. Et pour cela, la postface expliquant ce qu’est une ZAD – zone à défendre, se lit idéalement en famille.
Enfin, comme proposer de la littérature engagée pour les jeunes cela passe aussi par l’objet livre, ici le papier est issu de forêts gérées durablement et la reliure cousue est apparente.
Une très belle découverte !
Pour en lire quelques extraits, cf. https://issuu.com/cotcotcot-editions/docs/mille-arbres_book-pages_extrait_low

Aux filles du conte
de Thomas Scotto et Frédérique Bertrand
Editions du Pourquoi pas ?
poésie
«Je ne serai plus l'effarouchable
Je ne serai plus l'évaporée
Je ne serai plus la protégée
Je ne serai plus l'excuse »
Avec brio, Thomas Scotto extirpe les figures féminines emblématiques des contes où elles ont été comme figées. Souvent à subir leur sort «on m'a fait somnoler », « tester mon courage », « on ne me laisse jamais le choix», «j'ai accepté mon destin d'allumette», réifiée « je suis devenue une chaise puis lit », « citrouille » assignée : « parquée », et résignée « soupirs endormis ». Bref, jamais comme il faut.
La princesse au petit pois, la Belle au bois dormant, la Belle (et la bête), Blanche neige, Boucle d'or, la jeune femme de Barbe Bleue, Raiponce, Peau d'âne, et j'en oublie sans doute, sont présentes dans ce poème, mais il s'agit pour la narratrice de sortir de tous ces schémas où beauté, sensibilité et servilité enferment, corsètent, brident ces héroïnes.
Texte, illustration et livre forment un tout à part. Petit objet d’orfèvrerie, où le bleu fait place progressivement au rouge à partir de la moitié du livre, lorsque le fil rouge de la reliure apparaît, telle une démarcation. Le ton change « Pourtant, / je n'ai pas demandé les serrures » . On voit alors avec délectation le « je » se libérer de ce carcan, « je n'ai pas souhaité être à genoux ». La révolte a sonné « pas encore écrasée, avalée, ni perdue », et l'espérance se fait jour, « les trésors d'émotions » se libèrent : « je serai le chemin, le voyage et l'ivresse ».
Et pourquoi pas de nouveaux contes où les filles changeraient de rôle ?
A rapprocher de la BD de Lou Lubie, Et à la fin ils meurent. La sale vérité sur les contes de fée, parue chez Dargaud.
Subtilement émancipatoire.
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Les paralysés
de Richard Krawiec
traduit de l'anglais par Anatole Pons-Reumaux
Editions Tusitala
«Comment peut-on perdre une telle partie de soi et rester soi-même ?»
Dandy, Paria, Vulnérables étaient les précédents romans de Krawiec traduits en français. Des récits puissants doublement ancrés dans le noir et social.
Avec Les paralysés, Richard Krawiec revient avec la même intention, saisir l'enfermement d'une partie de la société américaine dans les années 70, l'enfermement dans le désespoir («le désespoir était comme un capuchon sur sa tête, serré à la gorge pour l’empêcher de respirer»), dans un quotidien sans échappatoire («des otages encerclés par des clôtures, des marais et des impasses, des appartements et des rêves en lambeaux»), un monde circonscrit par la violence qui se répète à l'infini et où ce qui est possible pour certains (le lotissement d'à-côté) ne l'est pas pour les personnages qu'on suit. («C'est comme s'il était né dans un jeu télévisé, mais perdu d'avance – aucune porte ne débouchant sur quoi que ce soit, mais il était quand même censé s'y engouffrer allègrement»). Un besoin d'être quelque part plutôt que nulle part, comme un rat en cage : «Ils étaient coincés, ils n'auraient jamais d'ancrage ailleurs qu'ici».
A commencer par Donjie, un ado, qui suite à un accident de voiture volée, se retrouve amputé de ses deux jambes. Comme ses pairs, il est comme empêché, paralysé sur tous les plans («handicapés par les circonstances»). La drogue, l'alcool et le sexe sont omniprésents pareils à des dérivatifs et les femmes encaissent les coups.
Considéré comme un «estropié», «indésirable», contraint de se déplacer avec un skateboard de fortune, il ne trouve sa place nulle part. Personne ne prend soin de lui. Sa mère a vendu son lit pendant son hospitalisation et s'est accaparée l'allocation donnée en raison du handicap de son fils. Pire encore, la relation à son frère, qui le soutenait, a explosé, Kevin s'étant volatilisé. Seul «à traverser (sa) vallée de larmes» avec l'écho de quelques chansons qui amplifie cette réalité, à l’instar de Led Zeppelin «I know what it means to be alone, I sure do whish I was at home».
Pourtant, il endure, essaie de s’accrocher, tant bien que mal, avec quelques autres, Charlène sa sœur, Michelle, Zip. Et Sandra qui l'invite, amoureusement, à ne pas accepter de n'être défini que par son corps.
Implacablement noir.

République sourde
d'Ilya Kaminsky
Edition bilingue, traduit de l'anglais par Sabine Huynh
illustrations Gabriel Gay et Jennifer Whitten
Editions Christian Bourgois
«Qu'est-ce qu'un enfant ?
Un silence entre deux bombardements»
Livre qu'on ne peut définir facilement, entre poésie et théâtre (structuré en deux actes).
L'auteur malentendant est né à Odessa en 1977. Le récit prend place dans un village occupé, celui de Vasenka. Un jeune homme y est abattu. En réaction, les habitants deviennent sourds («Dans ces avenues, la surdité est notre seul rempart») et la résistance s'organise autour d'une langue des signes inventée mais aussi autour de marionnettistes qui séduisent de leur corps les envahisseurs pour mieux les réduire à néant. Les signes sont présents (ville, se cacher, convoi armé, allumette, rideau, histoire, baiser, terre, sois gentil) et sur chaque double page, le texte est présenté en anglais et en français.
Ecrit en 2019, la guerre est omniprésente dans ce recueil, les titres en attestent (coup de feu, check-points, des soldats nous visent, alors que les soldats bloquent la cage d'escalier, bombardement à quatre heures du matin, peloton d'exécution) mais les accents poétiques l'assourdissent («Dans les oreilles de la ville, la neige tombe»). L'éditeur termine avec cette note (im)pertinente : «Les sourds ne croient pas au silence. Le silence est l'invention des entendants».
Un livre percutant qui résonne avec l'actualité.

Otoshiyori – Trésors japonais
d'Isabelle Boinot,
typographie créée par Jean-François Rey,
Editions L'Association
Isabelle Boinot relate dans ce livre, entre roman graphique et carnet de voyage, la vie des personnes âgées, les otoshiyori, au Japon. Au moyen de planches, elle croque des personnages croisés lors de ces voyages sur l'archipel. Elle nous prend par la main, et nous oblige à prendre le temps au gré des lieux visités et d'entrées thématiques : kissaten (salon de thé), les douceurs, les loisirs, l'harmonie, la mobilité, la nourriture, les looks, les séances de stretching. Elle fige avec douceur des ambiances et rend attractifs des lieux qui pourraient passer pour désuets. Ces héros ordinaires sont mis en avant, à l'instar de «l'élégante du métro», le papi rockeur du temple Tô-ji à Kyôto, «Iriyama Senbei» qui, à Asakusa, «tourne retourne ses crêpes de riz jusqu'à parfaite cuisson», «M. Kobayashi dans ses petits habits de laine avec ses yeux de hibou», «la petite virevoltante de Mitch». L'air de rien, cette flânerie n’est pas complaisante et la précarité de la société à l'endroit des otoshiyori n'est pas tue, à l'image des hyakkin (magasins à prix uniques) ou encore des homuless, des habitations précaires vite repliées durant la journée pour ne pas entraver le passage des citadins.
Un lexique et des repères historiques complètent utilement le livre.
Un regard sensible et un attachement communicatif pour les otoshiyori.
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Le musée des contradictions
d'Antoine Wauters
Editions du sous-sol
«Dans le musée des contradictions, le malheur est total, mais la pensée que d'un merdier sort quelque fois une rose ne nous abandonne pas.»
On avait bien apprécié Mahmoud ou la montée des eaux (publié chez Verdier), au point d'en redemander (ça tombe bien on retrouve aussi un village englouti, un lac artificiel, un barrage et une petite barque). On n'est pas déçu. Il revient aux Editions du sous-sol (fondées par le talentueux Adrien Bosc). Cette fois-ci avec des nouvelles qui viennent illustrer en quoi nos vies entières ne sont que contradiction.
Douze nouvelles qui font mouche, tant elles se saisissent de ce qui fait le vacillement de notre époque et se saisissent de personnages emblématiques (des personnes âgées qui prennent la poudre d'escampette de leur EHPAD, des jeunes la glandouille en bandoulière face au non-sens du travail (lequel a terrassé leurs pères)... Emblématiques aussi sont les contradictions auxquelles ils sont aux prises. Emblématiques également les mots («qui se mettent à dire le contraire de ce qu'ils disent ou le contraire de ce qu'ils prétendent dire», «des mots enrenardés») et les «vaines paroles» desquels ils essaient de se dépêtrer. Sur les bords du nihilisme : «tout est dans tout. Ce qui est bon. Ce qui est vrai, ce qui est faux. Ce qui est sincère et qui ne l'est pas». Vouloir tout et son contraire : un monde de contradictions au risque de l'écartèlement et du démembrement.
Ces personnages fatigués, pris d'hébétude («un jour, on se surprend à avoir mal aux arbres, aux oiseaux. Le lendemain, à l'avenir, aux jeux de nos enfants. On cherche le moyen de guérir. Où espérer ? A quoi s'accrocher ? »), «porteurs de l'incertitude du temps», adressent leur désespoir, leur impuissance tantôt à un juge, tantôt au président (à bon entendeur...), tantôt au lecteur. Ils essaient tant bien que mal de faire face à l'héritage laissé «S'aimer, bouger, pleurer, être libre, tout ça a fichu le camp depuis qu'ils ont fermé le monde, puis qu'ils ont jeté la clef».
Ils ne manquent pas de rage, mais plutôt de cible clairement identifiée («On finit par ne plus savoir sur qui frapper mais on frappe malgré tout»). Pour paraphraser la citation de Francis Scott Fitzgerald (extrait de La fêlure) en exergue du livre, si les protagonistes de ce livre sont «capables de voir que les choses sont sans espoir, (ils sont) pourtant déterminés à les changer». Une espérance (le retour des lucioles, «atteindre la matière du rêve», des ministres «de l'écoute des sols, des eaux, du vent, des faibles et des fragilisés») s'intercale dans la contradiction et «sous le bruit du moteur». Une forme de retournement du cynisme, contre la dépossession de sa propre vie, contre l'impossibilité de la nuance.
Avec drôlerie souvent et force des images convoquées (le badge rose du travailleur, les quads, les jarres de lentille corail, «la génération des constructeurs de cabanes pourtant incapables d'utiliser le marteau sans se ficher le clou dans le doigt»), Antoine Wauters met le doigt là où ça fait mal, «là où le serpent se mord la queue».
Mordant à souhait. Une poétique à valence thérapeutique.

Anna
de Mia Oberländer traduit de l'allemand par Charlotte Fritsch
lettrage: Aline Peter
Editions Atrabile
BD
Mia Oberländer dresse le portrait de trois générations de femmes, trois Anna, de mère en fille (Anna 1, 2, 3) qui se caractérisent par leur grande taille, très grande taille. Trop grandes dans un village (bad hohenheim) trop petit.
Comme Léa Murawiec qui se joue des proportions, l'autrice s'amuse avec Anna démesurément trop grande sur son tricycle, dans son landau. Le propos mordant vient questionner comment cette disproportionnalité interroge les normes en vigueur.
Les illustrations (et les lettrages à l'avenant, tels des pics) regorgent d'inventions au service de cette mise en verticalité des personnages, aussi dégingandés qu'attachants.
Surprenant et novateur.

On joue à cache-cache ?
De Léa Viana Ferreira (texte et illustrations),
Editions CotCotCot
Album jeunesse à partir de 3 ans
Et si on décomposait avec délice ce que le jeu de cache-cache fait faire ?
Léa Viana Ferreira décortique toutes les actions qui participent à faire de ce célèbre jeu un amusement assuré : délimiter le terrain, distribuer les rôles, compter, improviser une cachette, s'affranchir des règles, se camoufler, s'élancer, se fondre dans le paysage, récupérer sa proie, se tromper, imaginer une meilleure cachette, persévérer...
Un débordement de couleurs éclatantes qui font du jardin familial un terrain de jeu et de découverte.
Le cache-cache a beau être un jeu tout simple, connu de tous, on a comme l'impression de redécouvrir son potentiel inépuisable en parcourant ces pages pleines d'audace. C'est comme si la nature, ici plutôt luxuriante, participait aussi à ce cache-cache. Le lecteur est également associé à cette partie, invité à se remémorer la palette d'émotions successives par lesquelles on passe : impatience du chercheur, inquiétude du cherché, joie de se retrouver. On joue et on y rejoue ne voyant pas le temps passé, jusqu'au coucher du soleil.
Epatant et flamboyant !
# Hiver 2022
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Quand il fait triste Bertha Chante
de Rodney Saint-Eloi
Editions Héloïse d'Ormesson
«Prête-moi ta voix pour que j'existe. Prête-moi ta parole pour en faire un paratonnerre».
L'auteur, fondateur des éditions Mémoires d'encrier, rend hommage à sa mère, Bertha, qui est morte suite à une glissade sur les marches d'une église. Rodney, l'un de ses quatre enfants, raconte, en renouvelant le dialogue avec elle (parfois en lui, «La voix de Bertha parle en moi. Ses yeux me fixent. Je suis désormais ma mère» ; « tu es ma voix, ma conscience, ma bouche et la mesure du monde»), le pays natal en souffrance, le «pays-pourri», son exil à New-York, les tribulations de sa vie et son écartèlement «entre deux soleils, deux pays et deux histoires».
En la racontant, l'auteur se raconte lui aussi, avec ses failles et ses espoirs : «peut-être la mort fait-elle écho à la vérité de nos propres insignifiances. Nous en sortons un peu ragaillardis». Il relate aussi l'expérience de son deuil : «vers quelle épaule m'engloutir ? » et de la défragmentation de la mémoire commune : «je cherche la vérité sur moi-même et sur vous deux, pour me faire un visage et une histoire» ; «Nous éveillons la chaine des liens et des ruptures qui font de nous une mère et un fils».
Il raconte aussi, de sa place de fils, ce que c'est qu'être mère façon Bertha.
On retrouve ici la question de la filiation explorée par Geneviève Peigné avec Ma mère n'a pas eu d'enfant et dont on s'était fait l'écho ici : «je suis ce qui me précède. Je perds avec ta mort cette conscience-là».
A partir du point de fixité qu'est la mort, le récit aux allures de conte navigue entre l'ici (Brooklyn) et là-bas (Bois-cochon à Haïti).
Quand l'écriture est gratitude («Toi qui n'accumules rien sinon ce peu de ciel, de nuage et d'eau, je te dois cette abondance d’exister») mais aussi réparation de l'outrage de la mort, la poésie n'est jamais très loin («tu étais une déesse et régnais sur ton royaume de papillons, d'épices et de vents»). Si c'est «un cerf-volant qui trace la voix de Bertha», l'écriture se fait aussi sonore : à prêter l’oreille on entend ce désespoir heureux de Léonard Cohen, la musique de l’existence de Bertha ici un tchwip, là le fredonnement ‘Jij jije'm byen’ comme pour faire un pied de nez au malheur, comme une petite stratégie contre l'ensilencement.
«Vos voix renouvellent la vie et la muisque du temps d'après la mort».
Pudique et poignant, le combo du récit prenant.

Bonne nuit Tôkyô
d'Atsuhiro Yoshida
Roman traduit du japonais par Catherine Ancelot
Editions Picquier
Partez avec ce roman découvrir la vie noctambule de Tôkyô. Montez dans le taxi de Matsui et découvrez des bribes d’histoires à la fois universelles et uniques par leur petit grain de folie. Il est question de recherche : d’objets souvent incongrus (comme le casse-cacahuète) nécessaires au tournage de séries et films, d’un frère aimant se perdre depuis qu’il est tout jeune (comme la fois où sa sœur tenait sa main dans une fête foraine et pourtant l’instant d’après il n’était plus là), d’une femme rencontrée une seule fois dans un taxi, d’un père qui aurait tourné dans de nombreux films, d’une oreille attentive et anonyme à qui on pourrait tout demander (standard de Tôkyô 03 Assistance), de la fameuse dernière pièce d’un puzzle ?… Et puis il y a des rencontres, souvent décalées, toujours sensibles : l’accessoiriste, le gardien de l’entrepôt autrefois barman, la voleuse de nèfles également standardiste, le brocanteur aux objets cassés, la récupératrice de téléphones (si vous voulez vous débarrasser de votre appareil, elle vient à toute heure du jour et de la nuit vous en défaire), les onze jeunes femmes inconnues bientôt stars d’une série, le détective-magicien, ou encore les quatre femmes du restaurant Les quatre coins. Bref, ça ne se raconte pas, ça se lit.
Il y a du Haruki Murakami dans ce monde décalé, du Ito Ogawa dans la délicatesse et le rythme. On pense également évidemment à La cantine de Minuit, manga de Yaro Abe et Miyako Slocombe.
Alors partant pour un voyage à Tôkyô ?

Petar & Liza
de Miroslav Sekulic-Struja
BD traduite du croate par Ana Setka et Wladimir Anselme
Editions Actes Sud
Mais quel ravissement!
Ce roman graphique nous attrape par sa puissante facture esthétique.
Du jamais trop vu, ça c'est certain. On navigue entre les genres, pas très loin de la peinture figurative (quelle force et chatoiement des décors) et jamais très loin non plus des codes de la BD contemporaine.
On suit Petar, un être sensible, débrouillard, pas très compatible avec les tyrannies de la réalité, comme inadapté à l'époque vécue.
Errant dans la ville, de squats en bar, comme une âme en peine, Petar est avant tout contemplatif et poète à ses heures perdues, il tente en boucle («Ma tête est une ville où tout tourne en rond») et désespérément (toujours sur le fil de la dépression, de la «tristesse indescriptible») de comprendre le monde et aussi de terminer son roman. De collision en collision, il se cogne au réel.
Toujours un peu à part, en retrait («sa nuque bloquée»), toujours un peu à subir le cour des choses (le service militaire, l'envahissement de son appart, les fêtes, le bruit, les petits boulots), sauf lors de la rencontre-passion avec Liza qui tend à le transformer un temps. La belle Liza au regard vert qui exerce sur lui une force magnétique et qui met en sourdine les angoisses de Petar. Cette parenthèse amoureuse ne tient pas, Petar est repris par ses démons, «son panier d'inquiétudes» (« tu fabriques de la souffrance pour rien»), s'absente du monde («le regard vide») et de lui-même.
Illustrations et texte au service l'un de l'autre : du picaresque pictural. Eblouissant !
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Déplacer le silence
d'Etel Adnan
traduction de l'anglais par Françoise Valéry (Shifting the silence)
Editions de l'Attente
«Nous sommes sur une planète soutenue par rien, entraînée à travers le pur espace par une énergique étoile de feu, en ébullition constante. Nous voyageons sur des terres voyageuses. Avancer, toujours avancer».
Quel plaisir de partager les méditations d'Etel Adnan. Cette poète américano-libanaise, écrivaine et plasticienne (morte en novembre 2021) nous régale avec ses incises, ses fragments qui rebondissent sur le vieillissement, sur le sens de l'existence, «ses pensées qui gouttent». Ainsi, elle convoque au crépuscule de sa vie ces lancinantes questions : que reste-t-il ? Où suis-je ? Comment suis-je toujours là ? Mais où est ma place ? Comment pourrais-je trouver une issue ?
Cela pourrait ressembler à l'expérience de l'accueil et de la mise en ordre des souvenirs dans Par instants la vie n'est pas sure de Robert Bober ou encore à celle de l'écriture des réflexions qu'on déplie en fin de vie, à l'instar de Dernier journal d'Henri Bauchau.
Observatrice des marées, du bourdonnement de l'océan («ces larges bandes de vagues frémissantes aux différentes nuances de vert qui me fendent le cœur avec leur incroyable beauté»), des nuances de la nuit, du miroitement de l'horizon, Etal Adnan ne compose pas qu'avec l'imaginaire et ses rêves (ses montagnes et rivières cachées) mais énonce son «besoin du monde physique» («J'entends le brouillard comme le bruissement des feuilles d'une forêt»), de saisir «le roulement de la matière silencieuse» («Le silence est la création de l'espace, un espace que la mémoire a besoin d’utiliser... un incubateur»), sans tourner le dos à l’exubérance du monde (les incendies de Californie, la guerre en Syrie, les missions sur Mars, le réchauffement climatique).
L'écriture d'Etal Adnan se situe entre tout ça, se joue de l'espace-temps. A la confluence de plein de mondes (monde intérieur et monde extérieur, entre monde réel et mythologie grecque, entre Beyrouth, Delphes et la Bretagne).
Ce livre est la promesse d'un plein de vibrations et de couleurs («Des lumières élémentaires, mercurielles, argentées, sulfureuses, cuivrées, qui nous arrêtent, nous font perdre l'équilibre, ouvrir les bras sans que faire d'autre, comme foudroyés mais par un éclair doux, bienvenu»), de fulgurances sensibles et esthétiques.
Naphtaline
de Sole Otero
Editions Ca et là
Traduction de Eloïse de la Maison
Nous sommes en 2001 et c'est la crise en Argentine.
Nous suivons Rocio, 19 ans, qui emménage dans l’ancienne maison de sa grand-mère Vilma (d'où la Naphtaline). Rocio rassemble les éléments de la vie de Vilma, une histoire commencée dans les années 1920 en Italie. Les parents de Vilma fuient le pays peu après sa naissance, au moment de l’accession au pouvoir de Mussolini. Rocio tremble à l'idée que son existence procède de ces événements («je dois la vie à cette ordure»). Arrivés en Argentine, ils ne peuvent financer les études de Vilma. Celle-ci doit alors quitter l’école, sacrifiée au profit de la situation de son frère cadet, puis est mariée à un voisin après être tombée enceinte et avoir été abandonnée par l’homme avec lequel elle pensait faire sa vie. L’histoire de Vilma dans cette société patriarcale résonne comme une longue suite de désenchantements et de rancoeurs, qui la rendront acrimonieuse. Vilma terminera sa vie seule, ayant coupé les ponts avec la plupart des membres de sa famille, à l’exception de Rocio. La jeune femme tente de tirer des leçons de cette tragédie familiale.
330 pages pleines de petites inventions : enchevêtrement des temps narratifs, un jeu avec les proportions, autour des mots (certains sont malicieusement biffés), mais aussi un travail autour des couleurs (les seules pommettes d'un pourpre éclatant des personnages les rendent attachants) qui permettent de donner des ambiances et faire alterner les périodes, des petites planches qui succèdent à des pleines pages, les traits enlevés qui relient astucieusement les phylactères à leur personnage, pareils à des bonbons lasso (fils).
Un récit, littéralement haut en couleur, qui vient vous happer dans ce roman graphique-très-graphique.
Requiem
de Gyrdir Eliasson,
traduit de l’islandais par Catherine Eyjolfsson
Editions de La Peuplade
Requiem complète une trilogie de l’auteur lancée par Au bord de la Sanda et La fenêtre au sud. Chaque histoire est centrée sur la création artistique, en lien avec la solitude. Ici, Gyrdir Elliasson nous embarque dans un petit village islandais pour entrer dans un monde où tout est musique. En effet, alors que certains traceraient quelques croquis rapides, d’autres poseraient sur le papier quelques mots pour se souvenir d’une sensation, d’un instant ; Jonas (le personnage principal de ce roman) note, quant à lui, les sonorités du quotidien et de la nature environnante. Ces quelques notes arrivent à lui, telles une fulgurance. Il se doit de rapidement les transcrire sur son carnet Moleskine qui ne le quitte jamais. Elles deviennent alors musique : début d’une « Sérénade pour piano et bouilloire », d’une « Marche funèbre qui souffle sur des braises», d’une « Étude pour violoncelle, scie et marteau »… Pourtant Jonas ne se voit pas compositeur, plutôt assembleur de notes. Avec beaucoup d’autodérision, il nous avoue même qu’il est fort probable que personne d’autre que lui n’entende un jour ces mélodies de tiroir. Suivre Jonas dans ses pérégrinations et réflexions, c’est se reconnecter au monde qui nous entoure en ouvrant nos oreilles aux sons jusqu’alors ignorés, à l'inouï. Il nous invite à entendre le rythme des choses et des éléments, leur mélodie, et ce faisant, il nous fait ralentir et écouter notre propre musique intérieure. Car Gyrdir Elliasson nous parle aussi de l’intime : Jonas se remémore ainsi sa vie avec Anna, sa femme, relit son rapport aux autres et sa difficulté à communiquer, questionne le sens de son travail (rédacteur de slogans publicitaires).
S’il est bon de lire ce roman en «silence» pour tenter d’accéder à l’univers sonore de Jonas, les nombreuses références musicales nous offrent une playlist qu’on a hâte d’écouter une fois le livre fermé.
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L'arbre de colère
de Guillaume Aubin
Editions La Contre Allée
Quelle bonne idée les éditions de la Contre-Allée ont eu de publier ce premier roman qui constitue le centième livre de leur stimulant catalogue. Libraire à la librairie Passages, Guillaume Aubin est aussi un raconteur d'histoire, développant tout un écosystème au service d'un récit tout en sensibilité (en sensualité aussi), et déjouant les pièges qui auraient pu être ceux de l'appropriation culturelle.
Il faut dire que son héroïne, Peau-Mêlée, est puissante mais aussi entraînante. Celle qui, tout en énergie, dérange l'ordre du monde et cherche à voir «les arbres derrière les arbres». Et celle qui a pour principal attribut d'être bispirituelle (notion que l'auteur a rencontré lors d'un voyage au Québec et qui préfigure la dissociation entre le sexe et le genre), ce que la narratrice exprime en ces termes : «Moi j'ai la forme d'une fille qui coule dans une rivière de garçon». Une figure à la fois trouble et ambiguë (qui brouille le féminin et le masculin et «ceux qui pensent que l'été est forcément vert et l'hiver forcément blanc»), non sans rappeler dans une certaine mesure Hermès, notamment dans son rôle de tiers.
On suit ses exploits (elle est sans cesse mise à l'épreuve) en lien avec les tribus auxquelles elle est rattachée, successivement les Yeux-Rouges puis les Longues-Tresses en passant par les Barbes, qui n'ont de cesse de s'affronter, la violence à fleur de peau. Le tout dans une nature qui ne se laisse pas domestiquer (l'Oeil-Lac, L'Île-Esprit, le qaa, la tourbe, le fleuve, la taïga).
Le récit interroge subtilement la question des frontières, de liminarité, de statuts, de passage et de franchissement. Avec une place importante accordée au corps en général et au sexe en particulier, notamment s'agissant des apprentissages.
Une ode à la liberté. Une «arrachée belle» pour reprendre le titre d'un autre roman (de Lou Darsan) remarqué publié chez la Contre-Allée dans un contexte de tribus amérindiennes du Canada et la colère en plus.
Enivrant.

Amalia
d'Aude Picault
Editions Dragaud
On se souvient de la BD d'Emma sur la «charge mentale» qui s'était répandue et qui avait contribué au