Votre libraire vous partage chaque semaine ses conseils de lecture et coups de cœur. Face à l’ immensité de choix qui s’offre à vous, constituez votre P.A.L et trouvez votre prochain livre de chevet ou une idée de cadeau. Nous pensons également à toute la famille avec nos recommandations spéciales jeunesse.
Et pour ne pas les oublier, retrouvez en bas de la page les sélections des mois passés.
# printemps 23
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Nitrate
de Céline Zufferey
Editions Gallimard
«Si un film montre Alice Guy monter au mont Blanc, c'est qu'elle y est montée.»
Céline Zufferey nous propose une exploration de l'histoire des débuts du cinéma autour d'Alice Guy dont la narratrice s'efforce de suivre les pas. Constance est comme en retrait de ce monde («elle se barricade à l'intérieur d'elle-même»), elle est monteuse de documentaire et est envahie dans son quotidien par quelques obsessions (TOC) qui se concrétisent par des tas de vérifications. Et une nouvelle obsession voit le jour : au hasard d'une recherche sur wikipédia, elle se prend de passion pour Alice Guy, la première femme réalisatrice qui a passé la moitié de sa vie à faire du cinéma, l'autre moitié à retrouver les films qu'elle avait fait et qui ont disparu. Ainsi prend place une superposition d'histoires, celle des débuts du cinéma, celle d'Alice Guy, celle de Constance.
La narratrice réalise notamment, en lisant ses mémoires publiées huit ans après sa mort, que si cette dernière ne s'était pas mariée, elle aurait fait l'ascension du Mont Blanc pour répondre à l'invitation d'un astrologue ayant installé son observatoire au sommet. Constance souhaite faire advenir cet épisode empêché, au moyen d'un montage, elle se fixe comme projet de montrer Alice Guy faire le Mont Blanc. «(Constance) ne peut plus résister pour elle, refuser pour elle, alors elle résiste pour une autre, dit non pour une autre» ; « Son "et si" (la porte est bien fermée...), qui l'aliène et l'enferme, qui rend possibles incendie et invasion, maintenant le "et si" qui permet l'espoir, l'entêtement d'une entreprise un peu folle, le parti pris des idéalistes». Et prend ainsi place une sorte de réhabilitation («elle n'a que son nom face à l'absence de générique, elle n'a que ses souvenirs face à l'absence d'Histoire»), ce qui n'est pas loin de nous faire penser au travail mené par Perrine Le Querrec autour de la figure d'Hannah Hoch («Si notre histoire n'a pas été racontée, d'autres devront le faire après nous»). Pour finaliser ce court-métrage, Constance essaie de retrouver un film de 1900 perdu, Bataille de boules de neige. Cela l’emmène, «entre exaltation et déception», dans une course en avant, tour à tour au Centre National du Cinéma, à la Cinémathèque, la Cité Elgé, dans le box d'un descendant de forain, dans les greniers de collectionneurs, «à se débattre avec les traces» comme pour esquisser une archéologie du cinéma. «Les lieux se souviennent-ils ?» ; «Les histoires s'accrochent aux lieux». Une préoccupation pour les «lieux avant d'aller vers les objets», la géographie comme «lien entre passé et présent».
Le récit nous emmène aussi à nous familiariser avec toute une série d'objets (les pellicules, le kinétoscope d'Edinson), de propriétés (le nitrate de cellulose et sa haute inflammabilité, l'acétate et le syndrome du vinaigre) et de techniques (chronophotographie), cette dernière dimension, façon leçon de chose littéraire n'étant pas sans nous rappeler, le livre de Raphaël Meltz, 24 fois la vérité publié aux éditions du Tripode et dont nous avions ici recommandé la lecture.
Suivre Céline Zufferey, c'est aussi chemin faisant, s'engager dans une réflexion sur la mémoire (fragile et brûlante?), sur «les objets [qui] nous survivent», sur l'archive. Une façon de mobiliser le récit fictionnel pour, en écho à Gilles Deleuze, «démêler la part de l'archive et celle de l'actuel» et partant, «agir contre le temps et ainsi sur le temps».
Une histoire vraiment prenante et admirablement bien écrite.
«S'approprier le mot archive, l'adoucir, tout est archive, avec d'autres traces raconter d'autres récits, non pour l'histoire des statues mais les histoires, violentes, contradictoires, vivantes, laisser la place pour d'autres témoins, donner leur chance à toutes les mémoires».

Océan express
de François Ayroles
Editions L'Association
«Comment vais-je faire sans mes affaires ? »
Ces deux là ont tout pour se rencontrer. Elle (Adèle) et lui (Julien) ne se connaissent pas, ils s'octroient l'un et l'autre un week-end à l'océan. Tous deux en passe de rater leur train, ils se percutent et intervertissent leurs bagages. On va suivre, l'espace de ce week-end, leurs expériences et voir se développer leurs maladresses ici sur la page de gauche pour elle, là sur celle de droite pour lui. Ils sont toujours sur le point de se retrouver, font la rencontre en décalé des mêmes personnes (Catherine et son grand-père Gérard, le Baron interdit de Casino), se rendent au même spot ; il faut dire que l'un est hébergé au 10 boulevard de l'océan quand l'autre est au 10 bis boulevard de l'océan.
Tout le dispositif (et notamment les coordonnées du narratif tout à la fois en simultané et en miroir) fonctionne à merveille. On espère tellement, et tant pis si ce romantisme revêt un caractère quelque peu suranné, qu'ils finissent par se rencontrer.
Une attachante comédie.
«Elle était là il n'y a pas longtemps alors...»

Le Renard
de Pauline Harmange
Editions Jean-Claude Lattès
«Une jeune fille ou bien une jeune femme, il y a un âge où on ne sait pas très bien dans quelles eaux troubles on se trouve.»
Après Devenir Lionne de Wendy Delorme, la collection Bestial de JC Lattès propose cette fois-ci un focus sur Le Renard. Le quatrième livre de la collection est un récit sur l’adolescence, sur ses chemins serpentins et parfois périlleux. Pauline Harmange y narre doucement le deuil d’une sœur quittant le foyer familial qui se mêle à la célébration de la liberté qui arrive avec l’adolescence.
Pendant une promenade habituelle du dimanche, la cadette de la famille se révolte face à la monotonie de ce rituel et va s’aventurer dans la forêt. Son exploration ne tarde pas à prendre une tournure moins bucolique : la nuit tombe et elle s’égare du chemin. Un fond noir et silencieux se détachent deux yeux jaunes et brillants qui l’observent. Après une courte poursuite, elle se rend compte qu’il s’agit d’un renard. Viennent à l’esprit de la jeune fille, plusieurs créatures légendaires qui s’en inspirent telles que le kumiho, le renard à neuf queues. Comme le kumiho qui possède souvent des femmes en leur donnant un pouvoir surnaturel nécessaire à leur vengeance, le renard l’aide à retrouver la parc où sa famille l’attend. Leur courte promenade suffit à les lier l’un et l’autre, la fille sort de la forêt différente. Est-ce une initiation ? Une allégorie du passage de l’enfance à l’adolescence? Une rencontre fantastique ? Le lecteur est libre de faire son choix. Une chose est certaine, la famille n’est jamais aussi simple que telle qu'on la perçoit de l’extérieur.
Pauline Harmange marie l’exploration de la forêt à des «flashback» de la jeune fille pour nourrir une réflexion sur la famille. Elle souligne la difficulté d’y trouver sa propre place, les peurs et insécurités qui lui sont rattachées. Métaphorisé par une rencontre quasi fantastique avec le renard, le passage à l’adolescence devient donc initiatique, le début d’une quête de soi et de bonheur. Le renard vient ainsi encourager les humains à s’accepter, être courageux et confiants.
«Dans les plis de ses neuf queues qui se déploient sur moi pour protéger mon repos, je trouve l’odeur des cauchemars qui s’effacent et laissent place au sommeil sans rêve, le sommeil serein de qui ne tremble plus.»
Nisan Goksel
# automne hiver 22/23
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Caisse 19
de Claire-Louise Bennett, traduit de l’anglais par Thierry Decottignies
Editions Scribes
«Et le dessin d'un visage à l'arrière de notre cahier d'exercices rapidement devenu une horrible boule de fils emmêlés qui en se démêlant et par une impulsion embryonnaire avaient pris la forme d'un enchaînement de mot bien précis. Et les mots donnant naissance à une histoire.»
Dernièrement, deux livres ne passaient pas inaperçus, tant ils nous revigoraient quant à la force de la littérature (on pense à Croire. Sur les pouvoirs de la littérature de Justine Augier et à Comment devenir vivant, manuel pour lecteurs sauvages de Giuseppe Montesano). Le livre de Claire-Louise Bennett s'inscrit dans cette lignée réjouissante, en rendant justice aux livres qui ont environné le parcours de vie de l'autrice, à leur puissance d'évocation.
«Nous lisions afin de naître à la vie» : le ton est donné. On suit donc une narration kaléidoscopique empruntant parfois au «je», parfois au «nous» ou encore au «elle», comme pour asseoir une pluralité de points de vue sur soi, comme pour défier les effets du temps qui passe, «Nous avions l'impression d'avoir à nouveau et simultanément tous les âges que nous avions jamais eus».
Le livre est fait d'une succession d'instants, autour de l'attrait de phrases, de livres, d'auteurs qui ont jalonné la vie de la narratrice depuis son adolescence et avec une focale portée sur ses années étudiantes à Londres. Peu sujette à l'aphantasie, la narratrice excelle, pour peu qu'elle soit chez elle, les coudes sur un parapet, à regarder les conduites qui traversent les murs, à boire un lapsang souchong, ou encore assise sur la balançoire, à «embrasser et quitter le monde», dans l'art de se souvenir des contextes de ses lectures, de ses rêveries, «le bord frangé de mes imaginations enchevêtrées» («Mais comment peut-on désirer avoir toujours les pieds sur terre ?»). Les anecdotes ou digressions ne sont là que pour servir une réflexion sur ce que fait faire le livre : ainsi, la force d'attraction de la page de gauche d'un livre, la difficulté des profs à récupérer les livres confiés en début d'année, les rapports différenciés au livre qu'elle entretenait avec ses petits amis, les débuts d'histoire griffonnées sur les dernières pages des cahiers d'exercice, les livres dissimulés dans un meuble d'angle dans sa maison d'enfance (quelle finesse dans la description des décors intérieurs), ses livres qui plus tard seront empilés par terre ou sur les bras du canapé et contre les murs. Sans parler de la quasi fétichisation de quelques-uns, à l'instar de Avec vue sur l'Arno ou La cloche de détresse et de la quasi sacralisation de quelques auteurs, à l'instar d'Ann Quin ou Anaïs Nin et de beaucoup d'autres autrices qui l'ont précédée. De la littérature en acte et en élan, toujours située dans des contextes de vie.
Les sept parties que constituent le livre se font habillement écho au moyen d'habiles interfaces, ainsi les arabesques de fin de cahier qui se transforment en récit, les ramettes de feuilles A4 ramenées par le père, la jupe en lamé argent, l'homme russe aux longues boucles blanches et soyeuses, le feu qui vient ponctuer l'histoire de Tarquin Superbus et sa bibliothèque remplie de livres aux pages maculées de blanc ou celle de la petite fille qui raccommode les robes de ses sœurs. Certains textes écrits plus jeune par l'autrice, tels des mises en abime sont repris et prolongés, à la recherche de nouvelles variations possibles.
L'écriture se déploie parfois au moyen de répétitions, toute en subtilité, à la manière de la prose d'un António Lobo Antunes ou d'une Virginia Woolf, comme pour esquisser une figure en surimpression.
En lisant ce livre, puis en reprenant mes notes pour écrire cette "notice", j'ai juste envie de dire un grand oui !
«Certaines phrases ne donnent pas du tout l'impression d'être étrangères à soi au moment de la lecture. On a l'impression qu'elles n'existeraient pas si l'on ne les voyait pas. Qu'elles n'existeraient pas sans nous».

La vie secrète des émotions
De Tina Oziewicz et Aleksandra Zajac, traduit du polonais par Lydia Waleryszak
Editions La partie
Album jeunesse
« La reconnaissance aime retrouver les bons moments. Mais ce n’est pas facile. Il faut savoir où les chercher. »
Et si on entrait dans la vie secrète des émotions ? Tina Oziewicz part du principe que chaque émotion peut être liée à un état, un trait de caractère, ou encore à ce qu’on appelle parfois des qualités ou défauts. De ces liens, l’autrice tire de courtes histoires pour mieux expliquer ce qui peut se passer dans notre tête, dans notre corps, dans notre âme. On découvre ainsi la générosité de la patience, lorsqu’en plein été celle-ci prépare des confitures qui nous donnent l’eau à la bouche. On comprend tout le courage qu’il faut pour avoir confiance et comme celle-ci permet de grandes choses telle la construction de ponts et passerelles solides et durables. En ouvrant une vieille boite de patins un jour de décembre, on trouve entremêlés nostalgie, tristesse et tendresse. Sous une armoire, la crainte et la curiosité énumèrent leurs points communs, nait ainsi une belle amitié pleine d’aventures… D’autres histoires encore nous disent la richesse et la complexité des émotions.
Ces textes tout en nuances et douceur sont délicatement accompagnés d’illustrations toutes plus poétiques les unes que les autres. De petits êtres expressifs peuplent les pages. Ils semblent nous regarder dans les yeux. Ils viennent tout simplement nous cueillir, générant chez nous de belles émotions.
Un album à lire et relire, qu’on soit petit ou grand, et surtout à partager.
« L’entêtement adore se coller à des endroits totalement improbables, par exemple au plafond ou à un ventilateur. »

L'enfant rivière
D’Isabelle Amonou
Editions Dalva
« Il était orphelin, oui, et aussi… Il ne trouva pas. Il n’y avait pas de mot comme celui-là pour dire la perte d’un enfant. Ni en anglais ni en français. »
Imaginez un futur tout proche (2030), où la crise climatique s’est accélérée plus vite encore que prévu, où une guerre a semé le chaos aux Etats-Unis provoquant un exode massif vers le Canada, où des bandes de mineurs survivent en forêt. Prenez un homme, Tom, Canadien anglophone, et une femme, Zoé, Algonquine par sa mère et Canadienne par son père, francophone. Tous deux ont eu un fils, Nathan, qui a disparu alors qu’il n’avait que quatre ans. Zoé reste persuadée que son fils n’est pas mort ; s’engage ainsi une traque. Voici le décor de ce roman noir et haletant qui nous amène à réfléchir à plusieurs questions entremêlées : comment se construire lorsque sa propre mère, autochtone, a subi des sévices au sein d’un pensionnat canadien ? Comment rester liés face à la perte d’un enfant ? Comment (ré)inventer une société qui s’adapterait à un monde où la nature aurait repris ses droits ?
L’ambiance de menace quasi permanente nous met dans un état d’urgence et fait de ce livre un véritable page-turner.
« Qu’est-ce que je vais leur laisser ? L’optimisme. Il faut leur laisser l’optimisme. Et l’amour. »
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Astrologie
de Liv Strömquist
Editions Rackham, 2023
«Mais QUE DIRE des Pringles ? Ils sont fins. Ils sont légers. Vides de tout contenu. Toujours au centre à l’apéro.»
Autrice de nombreuses bandes dessinées très originales, esthétiques et féministes telles que Les sentiments du prince Charles et L’origine du monde (2016), I’m every woman (2018), La Rose la plus rouge s’épanouit (2019) et Dans le palais des miroirs (2021) publiées notamment chez les Editions Rackham, Liv Strömquist signe encore une fois une bande dessinée intelligemment créée, dotée de sa signature esthétique et de son humour.
Liv Strömquist travaille souvent en tant qu’archiviste et essayiste pour dresser des catalogues érudits, drôles et très signifiants pour comprendre le sujet qu’elle traite. La Rose la plus rouge s’épanouit est par exemple le catalogue de différents comportements amoureux à travers les siècles, I’m every woman dresse les différents rapports de domination au sein d’un couple, et Dans le palais des miroirs, elle expose les diverses représentations du corps féminin qui changent en fonction de l’époque. Toujours situés dans la grande chronologie allant de l’Antiquité jusqu’à nos jours, les exemples de Liv Stromquist ne manquent pas d’étonner. Elle passe avec une grande aisance de Thésée à Beyoncé pour montrer au lecteur que même si les modes d’interprétations évoluent, certains aspects de l’humanité restent les mêmes.
Bien qu’elle s’éloigne de ses analyses sociales et féministes habituelles dans sa dernière bande dessinée, l’Astrologie, ses procédés demeurent reconnaissables. Elle catalogue chaque signe astrologique, représenté par certains personnages importants de l’histoire. Ce qui différencie cette bande dessinée d’autres livres d’astrologie, ce sont son humour et la pertinence des exemples choisis pour illustrer les caractéristiques des signes. Liv Stromquist ne vise pas à couvrir tous les aspects de l'astrologie, elle essaie d’en faire quelque chose de drôle, une parodie. Elle fait voler en éclat le côté écrasant de cette discipline cosmique qui est parfois « trop prise au sérieux ».
Allant de Jane Goodall (de signe Bélier) qui quitte la société pour vivre au sein des chimpanzés pendant vingt trois ans à Hölderlin (de signe Poisson) qui s’enferme dans une tour pendant trente six ans à la suite d’un refus amoureux, les grandes figures de l’histoire prennent leur place dans cette bande dessinée pour montrer au lecteur que malgré les supposés défauts de son signe on peut marquer l’histoire ! D’un ton très humoristique, les grandes avancées sont considérées en fonction des signes et non pas du mérite personnel, comme pour moquer le côté superficiel de ce genre d’interprétations.
Le catalogue est suivi par un petit chapitre sur les meilleures combinations de signes pour avoir un couple épanoui et puis par un chapitre analytique des plus sérieux sur les raisons pour lesquelles on apprécie tant l’astrologie, intitulé « Ok Maman ! ».
L’Astrologie est donc une lecture très agréable et très drôle, à partager absolument avec votre entourage ! Agrémentée de dessins très esthétiques et caricaturaux, cette bande dessinée vous permettra de passer un bon moment tout en apprenant de nouvelles choses sur les signes et sur l’importance qu’on leur confère dans notre société actuelle. Savoureusement déjanté !
Nisan Goksel
«Les prévisions aléatoires, chaotiques et fallacieuses fournies par l’astrologie apparaissent comme la seule réponse crédible à une époque de radicale incertitude».

Gueule demi
de Benoît Reiss,
Editions Fugue
«Personne ne veut laisser échapper la possibilité du miracle».
Des visages comme des paysages, des couleurs comme de la poésie, des personnages tout en fêlure : il y a de cela et beaucoup plus dans ce roman magnétique de Benoît Reiss. Un peintre recueille un petit être pour en faire son assistant, son «bâton de vieillesse». Au décès de son Maître, il est inexorablement attiré vers le Sud («ce désir bestiole en lui»), vers le souvenir de ses premiers émois avec Agnès la serveuse, vers le souvenir de cette tache bleu apparue entre les pins lors de son premier voyage dans le Sud. Il s'y trouve une cabane, au-dessus du sentier de mer. «Ici, près du bleu», il fait des observations sur «l'éclat des matins, les mains d'ombre des heures, le rouge des soirs, la rondeur du temps». Une vilaine chute le défigure et son «visage crevé», «à moitié enfoncé» lui vaut son surnom de Gueule demi.
Autodidacte (il a en fait appris en regardant par dessus l’épaule de son maître), il se met à son tour à peindre, à faire se rencontrer les couleurs, à «donner des couleurs à la mer» («le creusement de bleus»). Il compose ainsi des petits médaillons, «des paysages étranges, à l'extérieur desquels se dissimulaient -vibrations fragiles, rythmes d'un chant- les visages». Cette fulgurance de ton n'est pas sans faire penser à Déluge d'Henri Bauchau.
Il croise sur sa route, semblable à une consolation, semblable à sa propre histoire, Bleu un petit-être dont le visage est «une pleine lune de conte». En mobilisant son regard qui «arpente» les visages, il tire les portraits de quelques personnes alités qui reprennent goût à la vie, à commencer par l'Envolée dont les paroles qui «se déroulent claires, volent jusqu'à lui, se replient proprement au creux de ses oreilles» lui indiquent les traits à suivre pour son dessin, «sa main emportée par la voix».
On retrouve dans ces coins reculés où le récit se niche (si l'on ne connait pas les localités de Barzacq, St Timon, de Vizam ou de Maindon, c'est comme si, au croisement du pouvoir de l'écriture et de la force de l'imagination, l'on connaissait malgré tout cette géographie des lieux), dans l'image aussi du Maître et de son assistant et des réactions qu'elle suscite (la mise à l'index de l'étranger), l'atmosphère si singulière et énigmatique qui prévaut dans Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel.
Un récit aux élégantes trouées de poésie. Onirique et captivant.
«le bleu grand, bras ouverts»

Nuits de noces
de Violaine Bérot
Editions La Contre-Allée
«Dès le premier moment convaincue
moi
que lui serait
l'homme de ma vie».
On avait apprécié les deux derniers livres de Violaine Bérot, Comme des bêtes et C'est plus beau là-bas (tous deux parus chez Buchet-Chastel). On la retrouve avec plaisir du côté de la Contre-Allée, cette maison d'édition qui ne nous laisse jamais indifférent (avec comme auteurs publiés, dans sa collection La sentinelle, Guillaume Aubin, Amandine Dhée, Perrine Le Querrec, Lou Darsan, Eva Kavian, excusez nous du peu). Et, cette fois-ci Violaine Bérot endosse le rôle de sa mère follement éprise d'un homme qu'elle avait arraché à l'Eglise. «Ecrire depuis à sa place à elle», tel est donc l'intention. Et non seulement ça marche, mais c'est très touchant.
Tomber amoureuse d'un prêtre voilà ce qui est arrive à la mère de l'autrice : «Lui, l'homme interdit, l'homme de messe pour moi, rien que pour moi ». L'exact contraire de ce à quoi pensait son père - «qu'elle aille à la messe, là au moins, elle ne rencontrera pas de garçon» - «pris à son propre piège».
C'est tout en pudeur qu'est décrite cette relation «entre l'homme qui ne connaissait pas les femmes et la femme qui ne connaissait pas les hommes, la timidité de ces choses-là». «Il suffit de sa main, ses doigts sur ma joue pour que je frémisse, comme à la toute première de toutes les nuits de noces».
Violaine Bérot arrive à rendre compte dans un subtil nuancier, de la somme des différents états d'esprit, et autres tourments, qui traverse la protagoniste principale au fil de sa relation, caractérisée très vite par la peur que leur amour «se rapetisse» ou de la peur de perdre l'être aimé («cette mort rapace qui lui tournait autour»), celui qu'elle désigne tour à tour comme l'homme-rocher, l'homme-courage, l'homme-vieillard, l'homme-souvenir.
L'écriture est originale : une forme narrative constituée d'une prose poétique, de sorte d'instantanés, écriture à l'os (et en l'énonçant comme tel, on pense au récit, lui aussi pris dans les liens familiaux, de Gilles Farcet, L'omission), expurgée de l'inutile. Des vers libres pour dire la honte «des mâles de ma famille, de leur folie furieuse» («j'ai ce putain de sang de mon père et du père de mon père, ce putain de sang» ; «les torgnoles du père»), pour nommer l'abnégation, les obstacles aussi et l'attente qui s'éternise : «les jours avaient beau passer et les années, moi, inébranlable, je l'attendais» ou comme tentative pour rattraper le temps, celui accaparé par les enfants puis la vieillesse.
Un récit poignant qui parlera notamment à toute une génération marquée par la figure du «curé défroqué».
«Lui
que tous avant appelaient
mon père
cela me mettait les larmes aux yeux
qu'il soit maintenant
seulement pour nos enfants
leur père»
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Une année en caboulotte
de Fabienne Swiatly
Editions La fosse aux ours
Sortie le 3 mars 2023
«Ecrire, c'est peut-être cela, chercher ce qui ne peut pas».
Faire le récit de l'année passée dans un nouveau chez soi, entre roulotte et cabane, dans huit mètres carrés, sur les hauteurs d'un village drômois, au milieu des pins, des oiseaux, des ânes, d'un lièvre. Une sorte de tiny house en plus roots mais avec une vaste étendue autour.
Voici ce que nous propose Fabienne Swiatly. Encaboulottée, telle est donc sa situation (condition?), c'est aussi une sorte de sas qui lui permet de passer de son cent-vingt mètres carrés à Lyon à un espace plus réduit encore qui l'attend au terme de cette expérience, puisque son nouveau défi est de prendre la route et vivre à bord d'un Volswagen Crafter (baptisé Mon chéri).
Fabienne Swiatly rend compte de cet itinéraire qu'elle a choisi, ce choix de vie qui exige d'elle qu'elle se débarrasse de quelques « encombrants », qu'elle tende vers l'essentiel. Une sobriété amplifiée dans un nouveau rapport au monde (« J'apprends à être là, au présent, car souvent j'ai eu le sentiment de vivre dans l'attente du jour d'après »). Les objets matériels ne sont rien par rapport à la relation amoureuse dont elle tente de faire le deuil.
Fabienne Swiatly fait l'expérience du doute, cette « méduse qui englue mon cerveau », de la solitude, seule face aux oscillations de la vie, à la fluctuation des humeurs, aux fantômes de l'enfance et aux désirs qui se télescopent.
Seule mais jamais totalement. Il y a bien toujours une bergeronnette ou une mésange qui rôde autour de Rouge-Gorge (petit nom donné à la Caboulotte), une conversation ininterrompue avec la nature (« Entre pins et chênes, la nature et moi, nous prenons soin de nos abris »). Il y a aussi le dentiste, l'ostéo, le collectif de travail (IMP, CMP, Conservatoire), les enfants, les retrouvailles avec le collectif de l'aire naturelle. Le collectif comme un « quelque part » pour «poser sa joie».
Sédentaire mais toujours en mouvement, même dans sa Caboulotte.
On suit son quotidien, « les petits riens d'une vie solitaire » : son sommeil en dentelle, ses routines du matin, ses escapades, ses danses, nages, les musiques écoutées. Apprendre à siffler entre ses doigts, ériger un muret, écrire chaque jour comme une discipline, apprendre à lâcher-prise aussi («Assise sur les marches de la Caboulotte, j'observe ou plutôt je hume mon environnement en poussant un profond soupir de volupté»), la bouillotte jamais loin, ni même «une magnifique paire de chaussettes vert épinard en laine de mérinos pour me réconcilier avec la vie». On voit aussi l'autrice égrener, en contre-champ les actualités et «le difficile de notre monde», son rapport aux livres, ceux des autres, les siens aussi (et ceux à venir sur Violaine Leduc, sur Etretat), et les réflexions que cela suscite, sans jamais se faire donneuse de leçon.
Comme ce fut le cas avec Je serai jamais morte le recueil de Fabien Drouet, le fait d'avoir déjà eu à connaître l'essentiel de ce texte par fragments (Fabienne Swiatly a publié plusieurs chroniques sur son blog latracebleue.net ou encore sur les réseaux sociaux) ne génère pas de déception. Au contraire, le fait que les chroniques soient ici dépliées au fil du temps qui passe, de septembre à août, donne une cohérence d'ensemble et cette reprise juxtaposée, au fil des saisons, de ses chroniques renforce le sentiment de continuité de l'expérience.
Ce texte nous fait penser à d'autres livres que nous avons particulièrement appréciés : on trouvera ici des résonances avec Les heures abolies de Lou Darsan, ou encore avec Le roitelet de Jean-François Beauchemin, et, on le soupçonne déjà avec Une sédentarité heureuse, titre à paraître de Patrick Cloux.
Ecriture d'une subtile vitalité.
«Ecrire est la seule certitude. Mon enracinement dans la vie. Depuis longtemps. Depuis toujours. Bonne qu’à ça ! »

Nos jours suspendus
de Coralie Bru
Editions des Equateurs
«Elle voudrait que notre secret soit si ramassé sur lui-même qu’il disparaisse. Le secret du secret.»
Nos jours suspendus est un roman qui se déroule sur quelques jours, le temps pour Julia mère de deux adolescents, Lucie sa fille, et Rose son amie, de partager un moment fort de la vie de Lucie et d’échanger sur la vie et la mort, l’amour, les relations familiales et la place des femmes. Julia se cherche, ne trouve pas toujours sa place ou comment communiquer avec ses deux ados. «Il n’y a pas grand-chose que j’aime davantage que discuter avec mes enfants, mais ils m’y autorisent de moins en moins.» On apprend ainsi quelques codes des messages téléphoniques actuels, par exemple «on ne met pas de point dans un message en général. C’est agressif.» A quoi répond Julia «Sommes-nous devenus si fragiles qu’un minuscule point nous blesse ?» Pourtant, si cette communication n’est pas simple et si Julia aimerait tellement mieux connaitre ses enfants (elle qui n’a jamais cerné sa mère, faute de dialogue entre elles), lorsque Lucie va soudainement mal, elle le sent immédiatement, dans ses tripes. C’est là que débutent ces quelques jours arrachés au quotidien, alors que la fille demande à sa mère de ne rien dire des raisons de son mal-être à son père et qu’elles partent chez Rose, ancienne professeur de français de Julia, lien refuge pendant son adolescence devenue au fil du temps sa meilleure amie. Trois femmes, trois générations, se trouvent alors réunies, veillant les unes sur les autres avec pudeur et délicatesse. On les écoute, sourit avec elles, on réfléchit, réagit, on se révolte aussi à l’unisson, trouvant, tout comme elles, notre nuance en fonction de nos parcours. Mais la lecture serait lacunaire si on mettait Sébastien de côté. Sébastien est le mari de Julia et le père de Lucie. Dans ce huis-clos féminin, il n’a pas de place physiquement. Pourtant, à distance, dans la retenue et l’écoute, il est bel et bien là, par son écoute de Julia par messages téléphoniques interposés, par son intuition qui lui permet de comprendre les non-dits de sa fille et sa femme. Sans jamais juger leurs choix de ne pas dire, de s’isoler. Pour autant, en refermant ce livre, nous restons surtout avec l’image de trois femmes liées, fortes et fragiles à la fois. La force de la sororité en somme.
«Certaines personnes saisissent presque tout, et c’est un tel réconfort de pouvoir les côtoyer»

Comme un frisson
Comme un frisson
d'Aniss el Hamouri,
Editions 6 pieds sous terre
«Tu sens cette sourde clameur ? C’est mon sang qui bat dans les veines de milliers d’inconnus. Et viendra un jour où cette voix sera plus fort que toute autre.»
Comme un frisson est une bande dessinée en bichromie qui raconte l’histoire d’une révolution intime. Renata est spéciale : son sixième sens lui permet de voir le monde différemment, d’en percevoir l’essence même. Elle ne mène pourtant pas une vie heureuse. Solitaire et émotionnellement fatiguée par sa récente séparation, Renata est l’opposée de sa sœur épanouie dans son mariage. Elle est également affectée par l'écriture de son roman dont elle n'est pas entièrement satisfaite. Fille déchue et auteure sans talent, elle se trouve dans une sorte de purgatoire où rien n’importe.
Tout change avec une rencontre inopportune quand elle se fait voler l’ordinateur qui contient le seul exemplaire de son livre. Mais la vie a une drôle de manière de faire tourner les roues. Elle tombe sur les mêmes voleurs à la pendaison de crémaillère de son ex et sa nouvelle copine. Un arrangement se dessine : si Renata accepte de passer la soirée avec les voleurs surnommés Beluga et Corbeau, ces derniers lui rendront son ordinateur. C’est le début d’une aventure anarchiste, sauvage, rebelle. Beluga et Corbeau font partie d’un groupe de casseurs qui s’opposent à l’ordre établi, ils vivent en marge de la société pour embrasser pleinement leur liberté. Grâce à leur idéologie et à leur refus de se perdre dans cette monotonie qui tend à standardiser tout individu, Renata trouve la pièce qui lui manque. Elle y trouve la force de se créer indépendamment des règles conventionnelles et fait la paix avec son côté violent et indomptable.
Cependant même les rêves les plus anarchistes ne peuvent pas résister au réveil, leur cambriolage se termine mal et le trio se voit contraint de se séparer. Hospitalisée à cause des complications de leur plan, elle apprend la vraie raison pour laquelle elle se sent spéciale et dotée d’un sixième sens si fort. Cette chute qui explique l’origine de sa révolution par une raison triviale montre peut-être au lecteur que les motifs ne comptent pas, seule l’action importe.
Marqué par un style percutant et original, cette bande dessinée propose au lecteur une autre vision des personnes qui ne se dissolvent pas dans la société. Ce ne sont pas de simples casseurs qui détruisent pour la violence gratuite de l’action, ce sont les précurseurs d’une révolution sociétale qui vise à s'affranchir de toutes les contraintes conformistes. C’est une lecture encourageante pour des lecteurs qui s’interrogeraient quant aux frontières entre ce qu’ils laissent apparaitre dans la société et ce qu’ils sont véritablement.
Nisan Goksel
«Au final, ce que je reproche aux parcs, c’est d’enlever l’essence même de la nature à la nature putain. La nature c’est sauvage. C’est dangereux. C’est le désordre !»
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Les Daronnes
de Yeong-shin Ma
Editions Atrabile
Bande dessinée
«J’ai passé à ma mère un cahier ainsi qu’un stylo et j’ai écrit sur la première page "Si vous souhaitez que votre fils réussisse, veuillez décrire honnêtement votre vie, vos amis et votre histoire d’amour dans ce cahier". » déclare Yeong-shin Ma dans l’épilogue pour expliquer la genèse de cette bande dessinée.
La mère de Yeong-shin Ma, So-yeon Lee rencontre très tôt les malheurs d’une relation amoureuse, son premier partenaire qui sera par la suite son mari plonge la famille dans un puits de dettes et la trompe avec plusieurs femmes. Suite à leur divorce, elle se lance dans une nouvelle aventure romantique mais son partenaire Jong-seok la trompera aussi pendant plusieurs années avec une fleuriste, les condamnant tous trois à vivre dans une sorte de relation de dépendance triangulaire. Bien que le lecteur assiste à de nombreuses scènes de séparation et de réconciliation entre So-yeon et Jong-seok, la bande dessinée ne se concentre pas uniquement sur cette relation. On y voit également les difficultés qu’une femme peut rencontrer dans le cadre professionnel, So-yeon et ses collègues sont mal vues par leurs collègues masculins et l'une d’elle se fait harceler sexuellement par le directeur. Sans compter des difficultés familiales qui se rajoutent : le fils ainé de So-yeon ne souhaite pas quitter le nid parental même s’il a trente ans et il refuse de trouver un travail.
Mais les Daronnes, c’est aussi l’histoire des amies de So-yeon. Souvent coincées dans des mariages qui ne fonctionnent pas bien, elles s’aventurent d’un amant à un autre en quête du bonheur. Chaque femme a sa propre histoire et contribue à sa façon à cette mosaïque des relations modernes et de détresses familiales. Grâce à cette pluralité de voix, Yeong-shin Ma propose une image assez complète des relations familiales et amoureuses coréennes. Il rend également hommage à toutes les «daronnes» qu’on méprise, qu’on considère vieilles, ennuyeuses, moches… Les «daronnes» qu’il dessine sont des femmes fortes, drôles et qui continuent à avoir des désirs sexuels. C’est une image très réaliste mais aussi libératrice qui vient revisiter l’image qu’on se fait par rapport à notre propre mère. Les souvenirs presque tragicomiques de So-yeon Lee viennent donc souligner l’idée que les mères ont le droit de vivre leur propre vie et leurs propres aventures sans que leur vie tourne autour de leurs enfants.
Dessiné d’un style proche d’animé et rédigé de manière assez fluide, les Daronnes est une lecture à la fois amusante et formatrice pour comprendre l’univers caché des mères.
«J’espère que ma maman va rire et s’amuser en lisant mon livre. Et si la mère de quelqu’un d’autre le voit de cette façon, je serai très heureux.»
Nisan Goksel

L'âge de détruire
de Pauline Peyrade
Editions de Minuit
«J’ai l’impression qu’on cherche injustement à m’effacer de l’histoire»
On suit Elsa, 7 ans, et sa mère, dont elle essaie de composer, tout en apnée, avec cette sur-présence faite d'envahissement et d'emprise. Une mère très portée sur elle-même qui n'a de cesse de demander à Elsa si elle l'aime. Et ce n'est pas la grand-mère qui semble pouvoir exercer une autre figure tutélaire, et la poupée sirène, même si elle protège un peu, n'est pas grand chose en la matière... La transmission sourde est à l'oeuvre («de génération en génération»), on ne se défait pas comme ça des bagues qui se transmettent («L'or luit, silencieux, entre nous. Les pierres nous observentde leurs prunelles froides»). Contrainte de se réfugier dans son monde («je commence à comprendre les mensonges. Ceux qu'on invente pour se protéger, se tenir à l'écart du monde»), dans son corps, d'investir en plein les perceptions sensorielles («les amplitudes en moi») de ce qui l'environne, à l'affût de chaque signe (perspective subjective renforcée par le recours à la première personne), de surinvestir sa petite camarde Issa, pour faire face à cette relation toxique, malaisante, voire incestuelle. C'est qu'Elsa subit, on ne lui demande guère son avis.
Le récit accorde une importance aux lieux: «le rebord de pierre froide de l'île au saule» qui est l'espace préservé où Elsa s'assoit aux cotés d'Issa, mais surtout l'appartement qui est acheté puis prêt à être revendu par sa mère - jamais totalement investi, qui est l'espace de l'arbitraire : le déménagement, l'emplacement de sa chambre où trône un lit superposé dont la jeune Elsa se demande bien qui occupera le second lit. Ce lieu qui définit la raison, «je tremble de tout mon coprs comme si la pièce pouvait me dévorer (…) Je vois le plafond se rapprocher, les murs se pencher sur moi».
Et quand advient l'âge adulte (Âge deux, dans le texte), la mise à distance ne va pas de soi ; se rejoue sans cesse cette fusion forcée, forcenée (et le geste tyrannique jamais éloigné, à l'instar des affaires d'enfance d'Elsa empaquetées prêts à être jetés lors d'une journée de grand débarras). Et l'émancipation paraît dès lors bien difficile. L'âge de comprendre ne succède pas à l'âge de détruire, c'est plutôt une boucle infinie (référence à Virginia Woolf en début de texte).
Le livre nous évoque dans cette inter-relation entre femmes, comme dans un huis-clos, mais aussi dans les quelques hallucinations/fabulations et non-dits qui surgissent Les maisons vides de Laurène Thizy, récemment paru en poche. On est aussi très proche de l'univers for(t)-clos de la première partie du roman Les trois maisons de Perrine Le Querrec. Des références qu'on aime.
Un puissant premier roman, d'une grande justesse.
«Nous vivons rangés, à moitié morts, à avaler tout ce qu'on nous met dans la gueule. Nous tuons les tueurs pour les soulager de tuer. Nous Nous tuons pour ne tuer personne».

Jamais dormir
de Baptiste Amann
Editions Actes Sud-Papiers
Pièce de théâtre à partir de 8ans
«Tu t'es jamais dit que si on te demande de fermer les yeux la nuit, c'est pour te cacher des choses ? »
Thalia, 8 ans, n'a jamais dormi (enfin, c'est ce qu'elle prétend) et décide de nous embarquer dans une odyssée que certains appellent rêve (mais pour elle ce n'est pas un rêve puisqu'elle ne dort pas). C'est qu'elle a le pouvoir (grâce à un entrainement d' «au moins trois cents nuits sans sommeil») d'aller de l'autre côté du monde, dans son bateau «lit-superposé» pour répondre chaque nuit à la question d'Isophane (on pense ici aux énigmes du sphinx) pour sauver sa petite sœur nuage Eléor.
Thalia, ça veut dire «fleurissante» ou «abondante», c'est M. Castel qui lui a dit, celui qui anime les séances collectives ou individuelles du mercredi. Elle est sans doute un peu «débordante», mais se verrait bien indienne appelée «fleur de peau» ou «tonnerre sanglant».
On est tout à tour, fasciné par son imagination débordante, amusé par sa répartie, embarqué par son énergie tourbillonnante. Et si parfois on prendrait bien sa place, on la prendrait bien aussi dans nos bras pour la bercer, qu'elle ne se sente jamais abandonnée.
Alors oui, cette pièce de théâtre se lit à partir de 8 ans, mais ce qu'il y a de bien c'est qu'il n'y a pas de limite d'âge : que vous ayez le double, le triple, le sextuple ou plus, vous prendrez plaisir à lire ce monologue. Tel un bonbon arlequin (les illustrations de RoseAubert y font penser) : sucré, acidulé, avec un goût de «trop peu» lorsqu'on l'a fini.
Les premières lignes dites par Thalia Otmanetelba (la comédienne qui a interprété le rôle de Thalia) sont ici à retrouver :
https://youtu.be/urYV28z9EZM
«Rester éveillé la nuit, c'est comme enfoncer sa tête dans la terre pour voir de l'autre côté du monde ! De l'autre côté hein, pas à l'autre bout ! »
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Client mystère
de Mathieu Lauverjat
Editions Scribes
«Au milieu des missions, je me revois le plus souvent comme un lapereau pris dans les phares d'un Chevrolet Suburban».
Nous avions pris un tel plaisir de lecture à découvrir Au moins nous aurons vu la nuit, premier roman d'Alexandre Valassidis et première publication des éditions Scribes, qu'on se devait de revenir vers cette jeune et prometteuse maison d'éditions. C'est chose faite avec Client mystère de Mathieu Lauverjat, là aussi un premier roman et là aussi, fort habile dans l'art d'écrire.
Bienvenue dans les arcanes des «boulots de merde», en référence à l'ouvrage d'Olivier Cyran et Julien Brygo, paru Chez La Découverte, et sous-titré, «Du cireur au trader, enquête sur l'utilité et la nuisance sociales des métiers». On suit le narrateur qui se démène dans ses boulots qu'il n'a jamais vraiment choisis, coursier à vélo, testeur de patchs, puis évaluateur-vérificateur en tant que «client mystère». L'invisibilité comme invariant.
Véritable satire de la junk food mais aussi et surtout du monde du travail qui rend fou, du tâcheron réinventé, du management dépersonnalisé. C'est que le narrateur est malmené de toute part, sans répit. Les runs qui se suivent, les shifts intenables, les missions et questionnaires à remplir s'enchainent. A l'instar du PPP, le pipipi, progress, plans, problems, le tableau de route hebdomadaire. Gouverné par des algorithmes, géolocalisé en permanence, il se fait un jour, pédalant à toute berzingue, percuter de plein fouet par une voiture. Le reste des jours, ce sont des dilemmes moraux qui le tiraillent, contraint de recourir aux benzodiazépines comme «bouclier du quotidien», de ce désenchantement qui le ronge et du logiciel malveillant qui le réveille. Malgré l'arrivée de Martha «cheffe-entrepreneuse» dans sa vie, subrepticement le «passage à l'ennemi» s'opère. Les morts d'Elio, de l'agent C puis de Baptiste Tairraz agissent comme des révélateurs, la culpabilité par ricochet. Et même loin, très loin, le narrateur finit par se faire rattraper par ce monde imparable de compilation de données informatiques, de micro-taches sous-traitées et du consulting offshore.
Oui, ce texte est «satisfaisant-conforme» à ce que son éditeur Clément Ribes en dit, à savoir qu'il a cette capacité à venir «briser la mer gelée» en nous. Une lecture engagée-engageante qu'on recommande.
«L'action, tel que nous le formulons dans notre jargon, était justifiée par la nature de la tâche à accomplir, et proportionnée au but recherché»

Devenir lionne
de Wendy Delorme
Editions JC Lattès, collection «Bestial».
«Oui j’ai toujours ce désir. Appartenir. C’est peut-être l’effet des siècles de domination patriarcale fossilisés dans ma moelle et ma psyché. L’imprégnation de la culture dans laquelle j’ai grandi.»
Devenir Lionne est la superposition de trois différents registres que Wendy Dellorme alterne avec virtuosité pour renforcer la gravité et la pluralité de son propos. Les informations de nature documentaire sur les lionnes se mêlent à la vie intime de l’autrice et à ses réflexions sur les relations intersexuelles. De signe astrologique Lion, Wendy Delorme raconte la relation toxique qui obscurcit son séjour à Berlin quand elle a 20 ans. Se comparant à la lionne qu’elle voit dans le zoo berlinois, elle met en exergue l’ambiguïté des forces qu’une femme possède en son être. Lionne est une fauve prédatrice, qui vit avec ses sœurs et ses cousines… Lionne est aussi soumise au lion, au changement climatique et à la captivité.
Cette alternance de registres met en évidence un réseau et attire l’attention non seulement sur l’influence que l’homme a sur la planète et par extension sur les animaux mais aussi sur la culture qui pousse les femmes à se considérer comme proie. Le féminisme vient épauler la planète et les droits des animaux, il vient soutenir tout être en quête de liberté.
En se mettant à la place d’une lionne en captivité, Wendy Delorme explique à quel point une relation toxique peut être dangereuse et presque mortelle. Telle la lionne du zoo qui s’automutile, les femmes enfermées dans ce genre de relations s’effacent et perdent leur flamme. Cependant Wendy Delorme n’est pas pessimiste, elle est justement encourageante. La relation amoureuse dans laquelle elle se retrouve presque vingt ans après en est la preuve. Etant désormais consciente de ses penchants masochistes, elle apprend à gérer ses peurs et son mécanisme de défense pour pouvoir s’épanouir dans cette relation. Il ne s’agit pas de renoncer à l’amour, mais de ne pas se donner aux «dompteurs» … Ecrit dans un style fluide et ne refusant pas de choquer parfois, le roman invite toutes les lionnes à se libérer, à ne plus se soumettre à leur «dompteur». Embrassant pleinement les liens entre les humains et les animaux, Devenir Lionne est l’éloge des lionnes et des femmes qui parviennent à faire la paix avec leur côté bestial…
«La domestication du monde profite aux plus puissants, qui montent plus de niveaux. Et chacun ne voit que son propre niveau, se moquant de la suite.»
recension de Nisan Goksel

Hana et le vent
de Joëlle Veyrenc et Seng Soun Ratanavanh
Editions La Martinière Jeunesse
Album
«Il était une fois un petit village en haut d'une montagne». Par ces quelques mots Joëlle Veyrenc nous transporte à Washimura, «village de papier» magnifiquement illustré par Seng Soun Ratanavanh à l'aide de papiers découpés et kirigami. C'est l'histoire d'Hana, petite fille qui «pense à tout» comme elle aime à le dire aux adultes qui lui demandent ce qu'elle fait. La beauté de son village n'a d'égal que sa légèreté. De ce fait il est mis en péril lorsque, de l'autre côté de la montagne apparaissent des moulins à vent gigantesques accompagnés de bourrasques de vent. Hanah et l'ensemble des villageois cherchent donc une solution pour sauver leur village. Et si cela nécessitait de traverser le ravin pour atteindre le village de Vert Sylver ?
Un conte humaniste où la rencontre de l'autre et la coopération ouvrent de nouvelles perspectives.
Une fois l'histoire lue, prenez le temps de la relire pour vous attarder sur les illustrations et y savourer chaque détail, chaque découpe, de l'expression d'un visage, à la fleur de fushia, en passant par les motifs de tissus ou les petits oiseaux qui peuplent tout en délicatesse chaque page. Un album enchanteur.
«Hana écarquillait les yeux mais elle n'était pas au bout de ses surprises».
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Le roitelet
Jean-François Beauchemin
Editions Québec Amérique
«Mon frère devenait peu à peu un roitelet, un oiseau fragile dont l'or et la lumière de l'esprit s'échappaient par le haut de la tête».
On suit la narrateur, écrivain, sa vie ordinaire presque banale, avec sa femme Livia, son chien Pablo, son chat Lennon, sa Prius, leur potager qu'ils arrosent avec grand soin, leur feu de camp, leurs voisins coréens et la ferme de Madame et Monsieur Vermeulen. Et surtout son frère, à la chevelure indomptée, atteint de schizophrénie, imprévisible, inquiet (qui le somme de répondre à la question : «Pourquoi suis-je jamais heureux ?»), sensible au pépiement des oiseaux, adepte de poésie, travaillant un quart de temps dans une pépinière, qui pressent que sa voisine d'en face cherche à l’empoisonner et qu'un type le suit dans la rue. «Un homme à la tête pleine d'ombres et de secrets, mais au sommet de laquelle filtre un mince rai de lumière, un roitelet, qui plus douloureusement que les autres se trouble des transformations qui s'opèrent en lui». Ce frère dont le narrateur est «l'unique proche encore vivant». La seule personne surtout à pouvoir le comprendre et à le raisonner un peu. Ils partagent, sur un petit banc, des discussions métaphysiques, spirituelles, ce «débordement de l'âme qui (…) éclabousse (la) vie». Le narrateur essaie d'agrémenter la vie de son frère : «Je tente de mon mieux de faciliter cette joie entre mon frère et moi, de collaborer à cette fusion de deux esprits qui, malgré tout ce qui les sépare, s'étonnent au même moment de l'agitation du monde et s'émeuvent du bourdonnement de guêpe». Un plein de complicité et de tendresse fraternelles.
En lisant ce récit autobiographique, intime, structuré en 63 fragments, on pense, dans la façon des deux frères de se béquiller l'un l'autre à Jean-Luc et Jean-Claude de Laurence Potte-Bonville, dans la réhabilitation de la dignité du frère à Mes fragiles de Jérôme Garcin, à la modestie qui irriguent le journal de Charles Juliet, à la contemplation des oiseaux et la connivence entre les deux frères de Yoko Ogawa avec Petits oiseaux ou encore à certaines vignettes détonnantes de Schizogrammes d'Emmanuel Venet. C'est dire combien on aime Le Roitelet et à quel point on est pressé de se familiariser plus encore avec d'autres textes écrits par Jean-François Beauchemin.
Une écriture qui rend possible, puissamment, l'émerveillement. Un enchantement.
«Il n'est pas rare que les mirages débordent dans la sphère du monde physique. Le réel, c'est parfois un truc très imaginaire».

Le sorcier blanc
Mathieu Vivion
Editions du Panseur
«Dès le début, il ne demandait pas grand-chose. Être quelqu'un n'était pas grand chose. Mais ce peu était déjà tant pour lui».
On est au Burkina. Ils font du foot au centre du village, autour d'un arbre, deux bouteilles en guise de cage et des délimitations à la craie. Il y a surtout l'Espagnol, dribbleur hors pair et le Burkinabé gardien de but, comme deux frères, qui sortent du lot. Anonymes dans leur biographie, singuliers dans leur style, ensemble dans leur persévérance. Ils espèrent «ajouter (leur) nom à la liste des étoiles brodées d'or susceptibles un jour de briller». Invisibles restent-ils sauf quand les observer présente un intérêt financier à la clef. Le processus de détection des talents passe par l'entremise du roi Georges à la montre qui fait rêver et son affidé le Sorcier Blanc à la capuche blanche. Le test a lieu. Les deux frères sont séparés le temps d'un match dont les retombées attendues se confondent avec la promesse d'un passeport et d'un grand départ pour l'Europe, «leur propre quête de frontières à dépasser».
Le Sorcier Blanc incarne, et avec lui, le bruit de la semelle de ses chaussures, la domination et fait montre d'un redoutable mépris : «A dire vrai, lorsque vous parlez, c'est moi qui parle. Je parle. Je parle à votre place, car personne ne vous entend. Parce qu'il n'y a personne pour vous entendre. Personne pour se soucier. Et c'est tant mieux. Je vais vous dire : c'est tant mieux pour vous. Pour vous les ingrats». Et souhaiterait qu'on le respecte, lui qui sait, qui agit pour leur bien. C'est sans compter que les apprentis footballeurs savent faire équipe autrement que sur le terrain. Mais logique implacable oblige, si ce n'est pas eux, d'autres prendront leur place.
Il ne leur reste plus qu'à reprendre la route, encore et toujours, blessures en bandoulière : «C'était le soir et c'était le matin, c'était même toutes les minutes d'un jour quelconque et sans fin. C'était la route qu'ils empruntaient et qui, sans la moindre surprise, ne les mènerait nulle part» ; «L'important était de partir, de franchir la frontière à leur tour, qu'importe l'illusion, ils pensaient s'être joué des illusions». Les désillusions ne sont jamais très loin quand l'espoir tient au seul train d'atterrissage d'un avion.
Récit tragique et percutant, servi par une langue qui ricoche.
Une nouvelle fable, tissée sur le terrain du football et de ses dérives à l'instar des nouvelles formes de traite humaine, proposée par les éditions du Panseur, qui poursuivent avec dextérité leur petit bonhomme de chemin.
«Un arbre. Une mère
Un lampadaire. Un père
Un frère. Une famille
Un but. Une équipe
Un ballon de football. Un rêve»

Corps vivante
Julie Delporte
Editions Pow pow
roman graphique
«Un jour, j'aimerais également pouvoir revendiquer la lesbienne bancale que je suis».
Ce roman graphique retrace l’histoire de la sexualité de l’autrice, une «lesbienne tardive». Des relations sans désir, des rapports sans envie et pourtant avec orgasme, des rapports non consentis («violée par mégarde»). Puis vint un questionnement : une autre sexualité, non dictée par la société («je trouble la norme»), est-elle possible ? Et de multiples questions se déversent : suis-je devenue lesbienne ? L’ai-je toujours été ? Ai-je du désir pour les hommes ? Pour une femme ? Pour toutes sortes de femmes ? Suis-je légitime si je me considère et me revendique comme lesbienne alors que j’ai aimé des hommes ? («J'ai eu peur de devoir performer quelque chose pour être acceptée parmi elles»). Doit-on forcément avoir des envies sexuelles (on rappellera ici que Julie Delporte est aussi l’autrice de La décroissance sexuelle, aux éditions l'Oie de Cravan) ? Pour enfin se réconcilier avec elle-même.
Au fil des pages, Julie Delporte nous livre son cheminement, comment elle tente de prendre soin d’elle, de s’aimer telle qu’elle est, avec ses doutes et ses traumas. Elle nous parle aussi des figures qui l’ont aidée dans ce lent parcours (Chantal Akerman, Tove Jansson, Monique Wittig, Courtney Barnett).
Ses mots viennent toucher au sensible, aux sens, à la sensualité parfois, à l’organique souvent. Et ses illustrations démultiplient encore ces confessions de l’intime : quelques scènes de film, des portraits (souvent de femmes inspirantes), des objets épars, fragments de tissus, et surtout des plantes, animaux marins et minéraux. Tel un herbier (superbe reprise d'une peinture de Georgia O'Keeffe en quatrième de couverture) qui nous donne envie une fois lu de reprendre le livre au début pour prendre le temps cette fois-ci de détailler, s’enivrer des couleurs et senteurs qui semblent se dégager de chaque dessin. Pour ne rien gâcher, des notes en fin de livre nous permettent de mieux comprendre chaque illustration (« la libellule est morte dans ma voiture.», «scène de Jeanne Dielman», dessin inspiré de l’œuvre de Riva Lehrer», «Algues et roches photographiées à Maria»…)
Un livre qui se lit, se regarde, se savoure. D'une très grande honnêteté.
On ne saurait vous recommander, en guise de prolongement, d'écouter le podcast de Charlotte Bienaimé, cf.
https://www.arteradio.com/son/61675404/nos_desirs_font_desordre
«J’ai voulu être une lesbienne avant d’avoir du désir pour les femmes. Et avant de tomber amoureuse de l’une d’elles. La voilà, mon histoire.»
Elaine
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Les heures abolies
de Lou Darsan
Editions La Contre Allée
roman
«La nuit nos corps n'ont plus de frontières, peut-être que ce sont les heures qui sont abolies et que l'on ne distingue plus le corps des heures».
On se souvient, presque comme si nous l'avions relu hier, de l'Arrachée belle de Lou Darsan, un écrit qui reste donc. C'est peu dire qu'on avait hâte de lire son second roman.
Avec ce nouveau texte, on suit un couple qui trouve refuge dans le nord du Nord, dans la fixité du chalet que leur a confié Sacha, pas tout à fait au milieu de nulle part. On va suivre, au gré du changement de saisons (Estivales, Automnales, Hiémales, Vernales constituent les quatre parties du livre), au gré de «la transition si douce entre l'aurore et le crépuscule», la variation des paysages qui l'environnent et ceux, en surcouche, qui peuplent son imaginaire ou convoquent des souvenirs («les jours et les lieux s'emmêlent» ; «l'archipel des réminiscences»). C'est que la narratrice, à l'aide de petits carnets, consigne au quotidien les petits détails et brouillonne habilement cette «procession de paysages». Le tout avec énormément de poésie («j'orchestrerai la mutation de ce paysage en poèmes») : «Je me déploie en filaments de brume sur la cime des mélèzes centenaires».
C'est d'abord en couple qu'elle fait cette expérience de retrait, avec de magnifiques passages sur la cristallisation de leur complicité («le havre de nos corps m'a appris que nous pouvons être fauves sans nous déchiqueter, mélanger nos pelages et nos haleines sans nous battre pour nos territoires» ; «nos rires qui rebondissent sur les arbres illuminent le jour»). Avant de déployer l'expérience en solitaire ou presque : «La forêt habite mon corps et mes mots, mais quelque chose d'autre s'y mêle, qui n'est ni mémoire, ni brûlure, ni lumière, une force qui pulse et vibre, qui vrille les tympans quand elle s'extirpe de moi».
Sur le fil de la mélancolie et de la fragile dilatation du temps, elle nous décrit avec une grande acuité, les silences de la nuit et toute une série de «moments éphémères» et «gestes infimes» de ce quotidien fait de contemplation de la nature et de ré-oxygénation de soi.
Comme un prolongement incarné de l'Arrachée belle, ce récit poétique nous fait penser à La sauvagière de Corinne Morel-Darleux pour ses accents oniriques, à Encabanée de Gabrielle Filteau-Chiba pour l'exploration de soi et à S'enforester d'Andréa Olga Mantovani et Baptiste Morizot pour la dimension picturale de l'écriture et pour l'incrustation prolongée du blanc dans les paysages.
Une écriture très visuelle, tout en augure, comme le vol de profil des pélicans. Avec quelques judicieuses esperluettes et parenthèses (loge du ressenti) disséminées ici et là.
Un livre paysage. On adore !
«Je suis éphémère et je ris, car je sais que je pourrais vieillir ici, entre la forêt et le sel, être refuge et réfugiée sans me perdre ou me dissoudre».

La fille du chien
de Perrine Le Querrec
Linogravure de Laëtitia Gaudefroy Colombot
Editions Les lisières
poésie
«le chien saisit
au vol les mots
court les enfouir
au chaud humus».
Perrine Le Querrec s'est fait connaître avec des textes engagés, enragés parfois, on pense ici aux Alouettes (éditions d'En-bas), Feux (Eds Buno Ducey), mais aussi Le prénom a été modifié et Rouge Pute (La Contre-Allée). On avait aussi beaucoup aimé (et chroniqué) Les trois maisons (éditions d'En bas). Elle sort en ce début d'année trois publications, Warglyphes (aux éditions Bruno Doucey) et Les mains d'Hannah (Tinbad). C'est La fille du chien, recueil de poésies sorti le 6 janvier qui va nous intéresser ici.
Les mots inscrits en toute fin «trouver l'écriture canine, donner sa langue au chien» laisse imaginer de quoi il est question. On suit le compagnonnage entre la fille et le chien Bali et l'exploration d'un ils («elle et le chien»), telle une communauté de présence, («seuls et ensemble, la fille et le chien étendus sous les palmes monumentales de la fougère»), d'expérience («Au retour sur leurs épaules, la pluie pèse des kilos») et de silence («elle qui parlait souvent, avec de vastes gestes d'air de lumière de chair, rétrécit le mot, jusqu'à la trace, seul os, maigre, du dialogue»). C'est en suivant «le fanion canin», qu'on se rend compte que lorsqu'elle «ignore les recoins du monde», «se garde de donner des réponses», le canidé «éclaire» et «guide».
La présentation du texte fait ressortir, à la suite de chaque fragment, quelques mots clés, non point un résumé, juste des mots qui musicalement accolés dessineraient presque l'esquisse d'un haïku.
Le recours à une forme poétique épurée permet de débusquer, «un pied dans le paysage», ce qui rassemble, ce qui se ressent en commun hors de toute phraséologie écrasante («tout ici est extrait de la caverne de l'imagination»). Ce qui nous relie, ou autrement formulé et pour paraphraser Baptiste Morizot, nos manières d'être vivants, et comment cela nous ressert.
Et les lignes de partage de se brouiller : «par mimétisme (elle) se transforme», «elle respire comme le chien». «Qui modèle qui ? », «question marteau, jappements de la raison».
La thérianthropie est aussi une poétique.
A noter que Perrine Le Querrec est invitée par l'Esperluette le 10 février prochain.
«De son bâton,
elle zèbre zèbrure l'ordre du monde
la parole arrive jamais ne parlera
elle – bâton zèbre zèbrure».

Mademoiselle Else
de Manuele Fior
Editions de Futuropolis
BD
Superbe réédition (la première datait de 2009)
«Je sens le regard de Dorsday sur ma nuque, à travers le châle».
Il y a d’abord ce joueur de tennis, prenant toute la page, puis apparait une jeune femme, puis une autre. Quelques paroles policées échangées et seulement ensuite le décor. Plongée dans le milieu bourgeois de la fin du 19ème siècle, dans un palace du nord de l’Italie. Dans cet univers empli de convenances et de conventions, Mademoiselle Else tranche. Surtout lorsque l’auteur reprend le monologue intérieur déjà si bien écrit dans le court roman d’Arthur Schnitzler (1924) et l’étoffe de ses dessins. Cette jeune femme de 19 ans, à la chevelure de feu (telle de nombreuses effigies de l’Art Nouveau), a conscience des regards lascifs des hommes sur elle et ne sait qu’en faire. Elle perce l’hypocrisie de ce monde tout en en étant prisonnière. C’est que sa mère lui réclame de l’argent pour son père et Mademoiselle Else se voit contrainte d'en faire la demande à Dorsday. Celui-ci en profite pour réclamer de la voir nue. Pour représenter l’ambiance tendue et la séduction toujours présentes, Manuele Fior s’inspire des peintures de Klimt : les silhouettes allongées, le port altier, la coiffe vaporeuse. On peut aussi y voir du Schiele dans les mains noueuses et certains visages déformés, du Toulouse Lautrec et ses femmes nues du Moulin Rouge, du Millais et son Ophélie flottant sur l’eau. Du côté des auteurs, nous faisons des ponts avec les récits de Stefan Zweig. Nous voyageons ainsi au cœur de cette fin de siècle. Mais surtout, dans les pensées de Mademoiselle Else et c’est bien cela le plus important. Comment sauver son père, trouver sa place, garder la face, sans devenir folle ?
Une grande BD qui donne envie de lire la nouvelle, la tête déjà peuplée du personnage de Mademoiselle Else.
«Je suis née pour une vie insouciante».
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La fête à venir
de Sylvain Levey,
Editions Rue de l'échiquier
Collection Le don des Nues
«Nous sommes des oiseaux de passage»
Un trio d'ado nous entraine dans leur fougue en plein cœur de l'Auvergne.
Une sorte d'illustration frondeuse de l'essai de Benoit Coquard, Ceux qui restent, faire sa vie dans les campagnes en déclin.
Il y a Chloé bien seule au milieu de ses camarades au masculin du lycée agricole, sans grand intérêt, hormis Arès le nouveau, à l' «allure d'oiseau tombé du nid» et Donavan le souffre-douleur. Ils n'ont que 17 ans mais attendent si impatiemment leurs 18 ans. Ce monde d'après qui ne leur appartient pas encore. Et dans cette attente, un bouillonnement : «Il faut que je réchauffe la sève des arbres. Il faut que je dévore le ciel».
Tous trois à leur manière ne veulent pas se conformer aux trajectoires toutes tracées qui les assignent. L'espace d'une virée, ils s'autorisent ainsi à mettre entre parenthèses le cours normal des choses («soyons anormaux»), à s'arracher de ce sérieux du quotidien qui les contient, de cette pesanteur du carcan familial et scolaire et de ces jugements des «autres (qui) décident à ta place». D'où le surgissement de cette exhortation rageuse «Soyons ce que les autres pensent qu'on ne peut pas être».
La fête éphémère ne tient pas à grand chose, un scooter, une enceinte Bluetooth, une course à travers champ et c'est peut-être pour ça qu'elle est sublime. Audacieux et fiévreux instants de célébration de la vie.
«Il me faut inventer des rivières et plonger dedans.
Il me faut tendre un fil entre le monde et moi.
Il faut que je bascule dans mes rêves.
Il me faut la vie et bien plus».

Les mangeurs de nuit
de Marie Charrel,
Editions de l'Observatoire
«Si elle survit, si les flots sauvages n’engloutissent pas son corps, la fille qui se relèvera de cette attaque ne sera plus complètement humaine. Un peu de l’ours sera entré en elle : une créature à mi-chemin, ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes.»
Les danseurs de l’aube, de la même autrice, nous avaient transportés de la seconde guerre mondiale à nos jours à travers l’Europe, tenus par le duende des danseurs de flamenco. Les mangeurs de nuits nous font voyager cette fois-ci en Colombie Britannique des années 20 au lendemain de la 2de guerre pour nous raconter l’histoire des immigrés japonais et des Amérindiens. Deux livres, deux lieux, une même force d’écriture qui fait de Marie Charrel une magnifique romancière.
Cette fois-ci nous sommes donc au Canada, où l’histoire d’Hannah et Jack se mêle à la grande histoire.
Hannah, jeune Nisei (2ème génération d’immigrés japonais) née dans les bois, se sent canadienne et prend de plein fouet le racisme antijaponais qui se répand en particulier pendant la seconde guerre. Son père, Kuma, lui a appris les légendes nippones. Comme Nastassja Martin, depuis sa rencontre avec l’ours esprit, le Moksgm’ol, cet ours blanc des légendes Tsimshian (qui n’est pas sans nous rappeler Les Pizzlys de Jérémie Moreau), elle porte sur son visage la trace du monde de l’au-delà.
Jack, «l’Indien blanc» élevé par Ellen – amérindienne Tsimshian-, creekwalker de son métier (il compte les saumons dans la rivière pour le gouvernement), est plus proche de la nature que des hommes de la ville. Lui qui a évité les pensionnats pour autochtones (on pense ici à Jeu blanc de Richard Wagamese), est broyé par une culpabilité vis-à-vis de Mark, son demi-frère qui n’a pas pu échapper aux sévices des pensionnats et qui finira par s’engager dans l’armée.
La nature est là, puissante, vibrante. Hannah et Jack se rencontrent dans cette forêt, ils font corps avec elle et vivent au rythme des saisons qui prennent vie sous la plume de Marie Charrel. «Le printemps gronde, il rue comme un taureau courroucé prêt à bondir dans l’arène pour réclamer sa place. L‘hiver anormalement froid va enfanter d’un printemps brutal et joyeux. »
Les mots manquent pour décrire leur relation, tout en rugosité et attachement.
Émouvant et dépaysant à la fois. Poignant surtout.
« Des années plus tard, lorsqu’elle repensera à cet épisode de leur existence, Hannah peinera à comprendre la docilité insensée avec laquelle les Japonais ont accepté leur sort.»

Anna Thalberg
d'Eduardo Sangarcia
traduit de l'espagnol par Marianne Millon
Editions La Peuplade
«La rousse, l'étrangère aux yeux de miel comme ceux d'un loup,
à la peau saupoudrée de tâches de rousseur comme un serpent venimeux»
Voici un premier roman d'un auteur prometteur. Un de ces textes où dès les premières lignes, dès les premières pages, vous savez que vous ne le lâcherez pas, qui ne vous lâchera pas. Où il est question, dans le détail, de chasse aux sorcières. L'auteur a beau être mexicain, il nous transporte sans peine en Allemagne du XVI/XVIIème siècle. Ambiance superstitions, cabale, instruments de torture, bûcher et pilori.
Anna Thalberg, tout juste un peu plus de vingt ans, rousse aux yeux de miel, installée dans le village d'Eisingen depuis peu de temps, est condamnée pour sorcellerie, selon les témoignages de ses voisins au premier rang desquels sa voisine Gerda Bauer qui ne manque pas d'imagination pour la faire châtier. Penser donc, on la rend imputable de provoquer la sécheresse, de faire tourner le lait et d'inciter les hommes à la fornication. C'est qu'on l'aurait vu «chevaucher une chèvre pour danser avec le diable». L'affaire est entendue, le juge, l'instigateur de la cause et le féroce et sadique examinateur Melchior Vogel («un nain, un elfe et un ogre») se chargent du reste.
Son mari Klaus, simple journalier cultivateur, est désemparé, voit le village entier le traiter comme un pestiféré, condamné à s'échapper en forêt et à remettre tous ses espoirs auprès du curé du village, le Père Friedrich lequel intercède auprès de l’évêque à la recherche d'une plus grande clémence. En vain, car si Anna, enfermée dans la tour aux sorcières à Wurtzbourg fait plus que résister à tout un concert de tortures, jusqu'à épuiser le bourreau et tenir tête à Vogel, l'acharnement reste total.
Et la folie meurtrière subsiste, «l'aura d'invulnérabilité émanant de l'exercice continu du pouvoir» vacille et les persécuteurs d'un jour seront à leur tour persécutés.
Le tout est servi par une trame et disposition narratives aussi novatrices que polyphoniques et qui va jusqu'à bousculer, et c'est tant mieux, le lecteur. Un récit preneur et une écriture pleine de style.
«Personne n'entrait dans la tour sinon pour en sortir et monter sur le bucher».
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La Revanche des Bibliothécaires
de Tom Gauld
Editions 2024
Bande dessinée
«En se réveillant un matin, Gregor Samsa se retrouva métamorphosé en un monstrueux insecte, mais en raison du confinement, sa vie fut pratiquement inchangée.»
Grâce à cette bande dessinée, Tom Gauld rend hommage à tous les bibliothécaires qui sont souvent négligés ou oubliés dans le monde littéraire. Les bibliothécaires règnent dans les rayons poussiéreux et approfondissent leurs connaissances dans le silence. Cependant comme Gauld l'affirme, leur discrétion n’est pas une excuse pour les oublier !
En proposant une référence littéraire à chaque page, le livre défie donc le lecteur de les reconnaitre et montre à quel point le travail d’un bibliothécaire est immense.
Bien que chaque page s'annonce comme un nouveau défi littéraire, les références sont insérées dans des saynètes bien réfléchies et amusantes. Le style des dessins changent également pour pimenter d’avantage cette aventure littéraire et humoristique. On ne se lasse pas de tourner les pages et voir les observations absurdes, philosophiques et tout à fait justes de l’auteur à l'endroit du monde littéraire, le tout avec dérision.
En vous montrant tous les aspects du monde littéraire (blocage de l’auteur, rivalités entre auteurs, les clichés…) en trois ou quatre cases, La Revanche des Bibliothécaires devient la parfaite lecture pour les bibliophiles qui veulent se défier ou pour les débutants qui veulent comprendre comment ce petit monde fonctionne sans s’ennuyer. Vous pouvez éventuellement le considérer comme une liste de lecture à faire pour avoir un bagage culturel digne du parfait bibliothécaire.
«Le cachalot et le calamar géant ne furent jamais des mais proches, mais lorsque la London Review of Books publia la critique virulente du calamar à propos du deuxième volume de poésie de la baleine, ils devinrent des ennemis mortels.»
Nisan Goksel

Capitaine Vertu
de Lucie Taïeb
Editions de l'Ogre
«On ne réécrit pas impunément sa propre histoire »
C'est un vrai plaisir que de retrouver Lucie Taïeb, notamment après Freshskills recycler la terre paru aux éditions de la Contre-Allée (et depuis passé en poche).
Avec Capitaine Vertu, on s'embarque dans ce qui pourrait s'apparenter à une enquête policière mais qui n'en a que l'air. On suit donc Capitaine Vertu, capitaine au sein de la brigade anti-fraude. Elle est impressionnante d'efficacité («un bloc inaltérable de probité, d'acharnement, de professionnalisme»), presque zélée (comme pour mieux oublier dans le travail son histoire familiale, «toute sa boue» qu'elle a fui au point d'adopter une nouvelle identité d'emprunt, une «vie à double fond»). Jusqu'à intriguer ses collègues tant elle semble être faite du même bois que les bandits en col blanc et autres arnaqueurs qu'elle débusque. Lucie Taïeb se méfie des explications trop bien faites, et c'est peut-être en cela que le récit s'éloigne de l'enquête policière et son récit fictionnel peut ressembler en cela au texte que nous avions tant apprécié d'Alexandre Valassidis, Au moins nous aurons vu la nuit (ed. Scribes).
Sauf qu'un jour, son passé se rappelle à elle, et l'habit ne fait plus le moine. Tout s'arrête, et la première partie du livre aussi : elle démissionne. Plus encore, habitée par une pulsion de mort, elle prend la tangente, organise sa disparition. Intransigeante et tenace : «elle persiste, c'est là le propre de la vertu» ; «Persister quand tout contredit votre existence».
Entre en scène alors une sorte de récit tout en errances oniriques («On est, dans un rêve, partout, et tout est "soi"»), en allégories troublantes, peuplées d'ombres, de voix, de fantômes, profusion de délire, de confusion, d'angoisses, de visions fugitives... de cette «matière visqueuse et compliquée des désirs secrets». C'est que ça s'agite dans la psyché de la narratrice. Ou ce que «la poix du réel» fait faire à l'imagination ou inversement et les effets d'engrenage qui s'ensuivent. L'introspection n'en finit plus («Sa quête est immobile et ne concerne qu'elle, la brigade n'est qu'un moyen pour travailler au corps un réel qui se dérobe, un ennemi fuyant, omniprésent, imperceptible»).
Lucie Taïeb excelle dans l'art de faire se côtoyer l'intime et le politique (avec une critique en creux des violences policières notamment). Avec cette écriture "nomade" qui suggère plus qu'elle ne dévoile, les significations sont plurielles ou floues comme les photos scrutées à la loupe des cinq hommes exécutés. Ainsi il en va des contestations (desquelles au juste, on ne saura rien) dont on comprend qu'elles sont sévèrement réprimées. A l'instar aussi de l'apparition de ce sac Adidas compromettant car rempli de billets. Certaines scènes sont revisitées, en boucle, comme le ferait avec maestria Antonio Lubes Antunes, ainsi il en va des versions en boucle de la scène à Marseille avec son père, son oncle Livio, l'homme qui l'accompagnait et sa petite au petit polo blanc à la sortie du tennis club ou encore de la similitude des récits des deux victimes dans l'affaire Cavalcanti.
C'est que derrière tous ces errements, derrière cette mauvaise conscience et cette impuissance qui la taraude («c'est de notre peine qu'est faite la trame de votre monde»), cette ironie qui sourde, c'est aussi son père qu'elle recherche envers et contre tout et l'impossible exercice de ce deuil qui se déploie.
Superbe lecture.

Les magiciens
de Blexbolex
Editions La Partie
dès 6 ans
« Et maintenant, où chercher ? À travers le miroir ou bien au fond du lavabo ?, demande le mâchefer. »
« Il était une fois, encore... » une maison endormie depuis quelques temps dans laquelle surgirent l'un après l'autre 3 magiciens un brin malicieux, à la fois attirants et inquiétants : un éléphant bien gourmand et sans scrupule, une oiseau bien gourmand et naïf et une petite fille qui semble surtout intéressée par son jardin. Traqués par une chasseresse et un mâchefer (sorte d'immense dragon que l'on peut voir au défilé du nouvel an chinois), ils se retrouvent obligés de traverser le miroir (ou la page?)...
Voilà en quelques lignes une partie de l'histoire de ces magiciens. Mais tenter de raconter en quelques mots cet ovni est tellement réducteur ! Blexbolex nous fait voyager dans un monde imaginaire et fantastique qui pourrait tout aussi bien rappeler des contes traditionnels, de vieux albums quelque peu désuets que le script de jeux vidéos. S'il s'adresse aux enfants, les adultes qui leur liront retourneront avec délectation en enfance. Les illustrations sont foisonnantes de détails, le texte soutenu.
« Il sera une fois, encore » un régal pour petits et grands.
« La maison ainsi accordée à leurs désirs, les magiciens y mènent une bonne vie. Chaque moment qui passe est un jeu, une découverte, une fête, et à l'extérieur fleurit un désordre exubérant. »
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Malavalle
de Josselin Facon et Ugo Bienvenu,
Editions Réalistes
Bande dessinée
«Mais l’univers est facétieux, et lorsque nous pensons que plus rien n’arrivera, il nous envoie un os que l’on rongera ».
Composées d’une équipe d’illustrateurs et d’animateurs de courts-métrages les Editions Réalistes proposent non seulement ce qu’ils appellent un « roman graphique » mais aussi des animations et des chansons qui accompagnent leurs productions littéraires. Le clip et l’album de Malavalle sont donc disponibles sur le site internet des éditeurs.
C’est l’histoire du chevalier Malavalle, qui se voit injustement excommunié à cause des crimes qui nous sont inconnus. Quelques mystérieuses scènes de bataille semées dans la narration comme des flashback indiquent que ses crimes sont probablement liés à une certaine guerre. Ne pouvant plus rester dans son propre pays, Malavalle devient un chevalier errant, aliéné de plus en plus à sa condition humaine. Ce processus de déshumanisation autour de sa solitude mais aussi de sa culpabilité vis-à-vis de cette guerre mystérieuse arrive à son terme avec l’arrivée d’un chien qui appartient à la Dame Dégricourt. Il ramène le chien à sa maitresse qui lui propose de séjourner quelques jours dans son château pour le remercier. Cependant notre chevalier ne sait pas que cette proposition n’est que le début d’une malédiction qui le hantera toute sa vie…
Doté d’une très jolie poéticité et d’une esthétique marquante, Malavalle ouvre une petite fenêtre sur une période lointaine et féerique qu’est le Moyen Age. On suit l’errance d’un chevalier perdu et on se laisse errer nous même dans sa mélancolie et sa solitude. La mystification de la Dame Dégricourt prépare la fin et l’exalte en même temps. Etant un roman graphique d’une centaine de pages avec peu de texte, Malavalle est parfait pour une lecture de dimanche si vous avez envie de visiter une époque obscure où les sorcières hantent encore les châteaux déserts.
Retrouver la bande musicale originale de ce livre composée par World Brain& Musique Chienne, à partir du lien suivant : https://malavalle.bandcamp.com/releases
«Donner un sens à des impressions, munir le réel de ce qu’il n’a pas, nourrir d’espoir une vision, et s’en faire tout de suite une mission.»
Nisan GOKSEL (stagiaire à l'&)

Les poumons pleins d'eau
de Jeanne Beltane
Editions Des Equateurs
«D'une manière ou d'une autre, il ets vivant quelque part».
Jeanne Beltane avait signé en 2020 un premier livre, Une forêt (en auto-édition), accompagné des photographies de Marion Bornaz, dans lequel elle revenait sur son trauma suite à l’attentat du Bataclan, où elle était présente. Les poumons pleins d'eau s'attaque à un second traumatisme, celui du suicide de son père, survenu six mois plus tard. Ce livre est le prolongement d'un concours d'écriture que l'autrice a gagné dans le cadre du podcast «Bookmakers» d'Arte-Radio avec Richard Gaitet. Jeanne Beltane a brillamment répondu à la consigne énoncée par Nicolas Mathieu de « Faire exister un personnage sans le décrire et en mille mots».
Ce roman regorge de trouvailles narratives pour appréhender un sujet difficile et sans jamais tomber dans la gravité. Il est construit comme une forme de fable alternant des passages où l'on suit Claire et son impossibilité à faire son deuil rationnellement («Cela lui paraît irréel. Elle est anesthésiée par le choc» ; «Le manque est un acouphène : un sifflement presque audible mais soudain omniprésent et assourdissant dès qu'elle y prête attention»), d'autres où surgissent les réflexions du père écrites «de chez les morts», et le tout entremêlé, aux rêves et hallucinations de Claire.
Les reliques et carnets laissés, les reliques, les souvenirs qui remontent ne suffisant pas, Jeanne Beltane a recours à une pluralité d'imaginaire, à des croyances (métempsycose, transmigration), à des figures chimériques, parce qu'elle ne trouve pas de réponse dans le réel implacable («Le réel, lui, s'impose comme une fiction contraignante, vulgaire et violente, loin de toute vérité») pour s'inventer du vraisemblable et mieux comprendre le geste de son père. Son père, chercheur en biologie moléculaire, n'avait «aucune indulgence avec son corps», cigarette, alcool, cannabis. Mort à 62 ans. Son père dont elle ne soupçonnait qu'à peine le niveau d'alcoolisme. Son père qui n'avait pas de mot assez dur pour juger «la sauvagerie anthropienne envers les non-humains» dont faisait montre son espèce («cette espèce d'une intelligence admirable, mise au service, au mieux de la bêtise, au pire de la monstruosité»). Son père devenu épinoche («Mes restes ingérés par un poisson et me voilà ne faisant qu'un avec cet être à branchies. Comme si mon cerveau avait pris possession de son corps»).
Les «questions informulées» sur «son passage sur Terre» demeurant, son personnage recherche «des états de conscience loin de toute réalité», «d'absence de pesanteur», d'où les recours à des substances psychoactives (les psilos) lors de fêtes débridées, ou des concerts où elle aime rien tant que slamer («elle domine tout et nage au-dessus de la foule (…) En apesanteur au-dessus de sa conscience. Se voir d'en haut et en rire») comme pour mieux halluciner («repousser les limites de ta perception») et tenter de s'expliquer ce passage vers la mort, s'immerger (beaucoup de vision s'observe en milieu aquatique) à d'autres temporalités («Un temps infini. Un temps liquide. Un temps qui goutte. Et s'étale en flaques»).
L'écriture est d'une grande richesse et se dilate en permanence pour rendre possible la perméabilité entre les mondes : la réalité et le rêve, les humains et les non humains, les vivants et les morts. Comme pour mieux imaginer ce qu'il y aurait après cette fin tragique et en faire quelque chose d'heureux, d'une telle puissance onirique qu'elle rendrait capable de «vivre avec ses morts».
Un univers empreint d'absurde et d'humour noir, tout à la fois poétique et résolument loufoque.
«Ferme les yeux, prends une grande inspiration puis vide ses poumons».

Bisbille
de Nani Brunini
Editions La joie de lire
album jeunesse à partir de 4 ans
Dans cet album sur l'importance de trouver les bons mots pour sortir des conflits, Nani Brunini choisit de n'utiliser aucun mot. Paradoxal ? Non. La puissance des images suffit à elle seule pour porter cette idée de bout en bout et la rendre accessible à tout âge.
L'histoire commence alors qu'une femme parle tranquillement. Sa bulle est petite et bleue. Un homme lui répond en rouge. Mais dès la page suivante tous deux se mettent à parler ensemble, l'un en face de l'autre, les mains sur les hanches. On comprend déjà qu'ils ne sont pas d'accord. Leurs bulles grossissent et des passants s'en mêlent (certains en bleu, d'autres en rouge). Ce qui semble au départ un simple désaccord, une bisbille, enfle. Le rouge et le bleu se mêlent, sans jamais se fondre l'un dans l'autre, s'opposent pourrait-on dire. On sent la matière, la texture de cette discorde. Les personnages, quant à eux, même petits, sont tout aussi expressifs : des sourcils froncés, des bouches grandes ouvertes, des doigts pointés et menaçants. Voilà la force de l'illustratrice. Sans mot, nous y sommes, nous ressentons les émotions de chacun. Et cela ne s'arrête pas là. Cette dispute grossit tellement qu'elle se métamorphose en monstre et engloutit tous les protagonistes.
Ici, si on a eu la chance de lire il y a une dizaine d'années Colère noire, bonsoir ! de Richard Marnier et Gaëtan Dorémus, on ne peut que faire le parallèle et se demander comment la dispute va se résoudre. On se rappelle que dans cet album, la colère, boule noire pleine de matière, grossissait et dévorait toute personne essayant de la calmer. Il avait fallu que la maman du petit garçon en colère trouve patiemment le chemin pour se faire entendre et que la colère disparaisse.
Dans Bisbille, Nani Brunini trouve une voie de passage à l'intérieur même du monstre. A présent les personnages et leurs paroles sont blancs sur fond noir. Ce noir opaque amène une pesanteur. Pourtant, un homme a une idée...
Comment va-t-il permettre à tous de sortir de cette situation ? A vous de le découvrir !
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