Votre libraire vous partage chaque semaine ses conseils de lecture et coups de cœur. Face à l’ immensité de choix qui s’offre à vous, constituez votre P.A.L et trouvez votre prochain livre de chevet ou une idée de cadeau. Nous pensons également à toute la famille avec nos recommandations spéciales jeunesse.
Et pour ne pas les oublier, retrouvez en bas de la page les sélections des mois passés.
#rentrée littéraire 2023
- All
- Gallery Item

Le silence des pères
de Rachid Benzine
Editions du Seuil
«Mon père devait se fondre dans un tel silence pour laisser les mots flotter et scintiller comme des étoiles lumineuses dans le ciel de notre nuit noire».
Le narrateur, Amine, pianiste hors pair s'est éloigné du giron familial. Rappelé par la mort de son père, il est de retour à Trappes où il compte ne rester que l'espace des funérailles. Il n'a jamais bien compris de quoi le silence de son père, enfoncé dans son fauteuil un chapelet à la main, est-il le nom. Peut-être d'une forme de lâcheté, de trahison : «Laisser à d'autres la parole, le bruit, le brouhaha, les ordres et les mots doux. Leur laisser les chants et les berceuses, car lui avait le silence et l'amertume. A lui, la possibilité de rester en retrait, à nous la nécessité des responsabilités». Mais cette intuition ne résiste pas à la force qui se dégage des comptes-rendus que son père adressait au Maroc à son père sur des cassettes audio, retrouvées planquées dans les carreaux de la baignoire. Comme s'il était spectateur du «cinéma muet de la vie de son père», il découvre ainsi plusieurs pans de l'existence et émotions de ce père qu'il ignorait jusqu'alors : «j'ai comme l'étrange sentiment d'avoir été trompé, que mon père était différent, que c'était un autre homme».
Reconstituant le récit de vie de son père, il va à la rencontre et rassemble les témoignages des amis qu'il lui restait, de sa petite amie de l'époque avec laquelle il n'avait pas pu se marier faute de l'assentiment du paternel. Aux quatre coins de France, Lens, Aubervilliers, Besançon, puis dans le Gard là où le travail l'amenait. Des mines, de la cimenterie, de l'usine Lip à la culture des melons en passant par des entreprises du bâtiment. L'expérience de l'exil, de la solidarité.
«Et si le silence était notre dernier espace de liberté ?»
L'auteur convoque Walter Benjamin, nous rappelant que «le silence est une réponse au chaos du monde, une sorte de défi lancé aux aventures de la vie». Réflexion qui se prolonge dans une formule ramassée qui résonne plus loin, «Du silence de nos vies dans le tremblement du monde».
Loin de constituer de l'indifférence, le silence soutenu du père du narrateur s'épaissit au fil du texte de toute une forme de pudeur et de lumière. Le narrateur apprend ô combien son père était fier de sa réussite, étant allé jusqu'à assister sans le signaler aux différentes représentations qu'il avait données à Paris. Comme si entre le silence, les mailles d'un filet protecteur se révélaient.
Si quelques sociologues (je pense notamment au regretté Abdemalek Sayad) ont analysé les différents âges de l'immigration en dépeignant l'expérience de l'exil, le rôle des pères, leur sentiment de honte vis-à-vis de leurs enfants, les frottements avec la société d'accueil, le roman que propose Rachid Benzine fait œuvre d'utilité en sondant avec une grande justesse ces liens interpersonnels souvent tus, et ici dévoilés par l'expression d'un fils qui réussit parfaitement son entreprise de réhabilitation de son père.
Un texte court, poignant dans son intensité comme sa portée.
«Mon père n'a jamais fait un excès, si ce n'est celui de ne jamais rien nous avoir dit».

Le temps est une mère
d'Ocean Vuong
traduit de l'anglais par Marguerite Capelle
Editions Gallimard
poèmes
«Parfois, quand je ne peux pas dormir, j'imagine Van Gogh chanter «Hallelujah» de Leonard Cohen au creux de son oreille coupée & se sentir en paix»
On a connu Ocean Vuong avec son premier roman, Un bref instant de splendeur, mais aussi avec un recueil de poésies publié chez Mémoires d'Encrier, Ciel de nuit blessé par balles qui l'avait précédé.
Le poète vietnamo-américain écrit ici un nouveau livre de poèmes à la force incroyable. Ce dernier s'inscrit en continuité avec le précédent recueil, on trouve notamment trace de cette balle qui troue les poèmes, ou encore trace du deuil, cette fois-ci pas celui de sa grand-mère, ni de son oncle mais celui de sa mère. Et ce besoin incessant de rembobiner le cours de l'histoire («Il marche à reculons – bien qu'il reste si peu de temps à détruire»).
Les poèmes se suivent et ne se ressemblent pas beaucoup, c'est certainement tout le charme de ce recueil. Ils se suivent plutôt comme une «bande de fourmis» pour reprendre l'expression de l'auteur.
Cela vaut aussi pour certains vers qui serpentent parfois avec plus de rupture que de continuité. Ainsi, si le titre, «le temps est une mère» est un extrait du poème intitulé «Même pas», il est suivi d'un percutant, «au cas où on l'oublierait, une morgue est aussi une maison de quartier», et plus loin encore de «Nique sa mère le temps, dis-je aux pierres tombales, vivant, absurde ».
Ocean Vuong sait faire éclater les ponctuations pour en remettre d'autres, ainsi les esperluettes toute en majesté.
L'auteur se colle aux grandes questions sur l'amour et ses éblouissements, les chagrins («la peau de mes peines»), les traumatismes, les fantômes, l'addiction, les migrations, les guerres, l'identité meurtrie, la nostalgie de l'enfance, la perte... «Ce qu'on aura toujours, c'est ce qu'on a perdu».
La négociation avec la mort est comme une obsession qui revient sans cesse («comme la mort entre en toute chose entièrement sans laisser traces»; «Ce que j'ai ressenti rendait la mort si vaste qu'elle devenait indissociable de l'air» ; «De la neige sur tes lèvres comme le sel sur une plaie, tu bondis d'une mort à l'autre, aussi noir que les règles de dieu»). Et ce, sans renoncer à la joie, en étant attentif au «soubresaut de printemps», «parce que je suis le dernier de mon espère au commencement de l'espoir». «J'ai craqué et décidé que dorénavant ce serait la joie. Alors tout s'est ouvert. Les lumières flamboyantes autour de moi ont dessiné un ciel tout blanc». Sans renoncer non plus à la vie, «Je me suis rappelé ma vie comme la poignée d'une hache, en plein vol, se rappelle l'arbre. & j'étais libre» ni à s'affirmer comme il est : «Parce que j'ai cessé de m'excuser pour me rendre visible. Parce que ce corps est ma dernière adresse».
Ces mêmes thèmes visités et poétisés par Jean D'Amérique, et singulièrement dans son dernier recueil chez Cheyne, Quelque pays parmi mes plaintes. Se connaissent-ils ces deux là...? ils auraient tant à faire ensemble, à commencer par le partage de leur rage poétique.
Une écriture poétique audacieuse
Tellement inspirante
«Parce que là d'où je viens les arbres sont comme une famille qui rit dans ma tête».

La Kahute
de Donatienne Ranc (texte) et Kam (illustration)
Editions du Pouquoi pas
Album jeunesse
« Depuis combien de temps Vick vit-il ici ? Lui-même ne s'en souvient plus.
Le pays d'où il vient est loin dans sa tête. Il a quitté les Hommes. Trop mesquins. Trop requins. Trop humains. »
La couverture de cet album nous capte et nous interpelle. L'illustration est belle, colorée... pourtant à regarder de plus près, ces perles multicolores sont en fait des billes de plastique que la mer a poli, il s'agit de déchets, entassés, amassés par le flot des vagues. « C'est parait-il le septième continent ». Et cette cabane sur pilotis ? C'est La Kahute d'un pêcheur. Pas n'importe quel pêcheur, un pêcheur de boîtes de conserve, bidons et autres objets échoués. Il est là parce qu'il ne supporte plus les hommes, il préfère être seul, avec pour seule compagnie Sara la sardine. Alors quand un petit être échoue sur son île, ça le déstabilise et le chamboule ! Et nous par la même occasion car on ne peut que faire le lien avec Lampedusa. Les illustrations prennent alors une autre force, nous laissent entrevoir l'horreur, les couleurs froides prenant le dessus. Mais l'histoire ne s'arrête pas là...
Un magnifique album pour parler d'écologie, de repli sur soi, de migrants, mais aussi d'espoir et d'amitié.
Comme dirait la maison d'édition, voici une nouvelle fois un album qui « emprunte les chemins de l'imaginaire pour aider les lecteurs à faire société. »
Troublant de beauté
« De tôles et de bouts de plastique, il s'est fait un toit pour dormir. De bois flotté et de métal gondolé, un ponton pour pêcher. C'est la Kahute. »
- All
- Gallery Item

Donato
d'Eléonore de Duve
Editions Corti
«Un jour, il faut une petite fille lacunaire pour restaurer un aïeul usagé»
De quoi Donato Antonello est-il le nom ?
C'est ce à quoi essaie de répondre, Clio, la petite fille de Donato, un italien au regard «en brin de tilleul», ayant vécu la première partie de sa vie dans les Pouilles, dans le beau village de Cisterino, et qui comme des milliers d'autres italiens du Sud, vient rejoindre en 1946 la Belgique et Charleroi, en mal de main d'oeuvre pour leurs mines.
A travers la convocation de différents visages, différents moments, différentes photos , en puisant dans sa «boite à souvenir», la narratrice Clio (muse grecque de l'Histoire, faut-il le rappeler) s'emploie à «reconstruire la mémoire » parcellaire, enchevêtrée de Donato, à déterrer ses ancrages, à tracer ses mouvements («négociations du destin et de la liberté»), à sonder les transmissions, «d'un bout au bout» de sa vie. . C'est que le grand-père, taiseux puis aux prises à la maladie de Parkinson, n'a pas aidé à combler les trous de mémoire, mais aussi «les nombreux creux laissés par les mots». Tentative de reconstitution de ce visage insaisissable : «j'essaie d'avancer vers Donato qui se tait, s'éclipse». Dans le respect de ces variations, de sa pluralité, de son absence aussi. «Fixer, c'est empoter, mentir, pire, négocier, réclamer, abîmer, main tenir, assujettir, ce n'est pas juste». Et, faute d'archives suffisantes, face à la béance des souvenirs, Clio en appelle à son imagination comme secours (le recours au conditionnel comme un indice de cette reconstruction), autre façon de faire exister son grand-père, tout comme elle se le représente.
Dans la partie intitulée «noir», on prend la mesure de ce que la mine fait faire, de la vue obturée, de cette inhalation des poussières de silice et de charbon. Le récit est alors ponctué de carrés noirs qui s'imposent, «aveuglants et douloureux».
«Très concrètement, au fin fond du trou, inlassablement, mon grand-père de chair façonnait son récit» ; «Je suis dans le noir et, dans le noir, il n’y a rien à faire, on perd ceux que l’on aime».
Tel un photomontage, l'écriture d'Eléonore de Duve est très inventive, labile, sensible. Tout en juxtaposition et en boucle, la vie comme une ritournelle. On pense dans cette façon de replacer une trajectoire individuelle, «ce que c'est qu'une vie», plus largement dans une parentèle, arrimer à des lieux, dans des époques (« l'emboitement du temps et des générations »), à Mississippi de Sophie G. Lucas, dernièrement paru à La Contre-Allée, on pense aussi à l'écriture qui serpente d'Antonio Tabucchi ou encore au livre Un voyage en Inde de Gonçalo M. Tavares. Mais l'autrice fait référence à plein de sources qu'elle énumère avec enthousiasme et en ordre aléatoire en fin d'ouvrage. Et où l'on s'aperçoit, ô combien, c'est finalement logique que ce texte soit publié aux éditions Corti.
Un premier roman particulièrement réjouissant.
«Les souvenirs sont cette confusion des événements, des épisodes, de notre perception de ceux-ci, et de nos sentiments et de nos illusions».

Tu la retrouveras
de Jean Hatzfeld
Editions Gallimard
Le début de ce nouveau roman de Jean Hatzfeld sonne presque comme un conte : deux fillettes, Sheindel -roumaine juive- et Izeta -tzigane de Yougoslavie- se rencontrent, au cœur de l'hiver 44-45, dans le zoo dévasté de Budapest et prennent soin des quelques animaux qui s'y trouvent encore. Entre biberons, choux écrasés et denrées apportées régulièrement par Dumitru – jeune soldat de l'armée rouge qui les aide comme il peut-, elles apprennent à se connaître. Leurs échanges, malgré leur jeune âge, sont empreints de la sagesse de ceux qui ont échappé à la mort. Eprises de vie et de liberté, elles organisent des convois d'évasion des animaux au bord du Danube. Il s'agit presque par moments d'une bulle hors du temps («Le temps des uns n'est pas celui des autres, il se plaît parfois à ralentir pour certains, tandis qu'il accélère pour leurs voisins.»). Mais les fracas des bombardements nous rappellent à l'ordre, c'est bel et bien un décor apocalyptique qui les entoure. La survie n'est possible que parce qu'elles se serrent les coudes et qu'une forme d'entraide se crée également avec les animaux (jamais humanisés). Ainsi la scène si saisissante des soldats allemands tenant en joug Izeta mais n'osant faire un pas, de peur de se faire attaqués par la meute de hyènes qui entourent la jeune fille prêtes à bondir.
La première partie se termine avec la séparation subie des deux amies. Après celle-ci, nous faisons un bond de 40 ans et rejoignons Vukovar puis Sarajevo en 1995. Encore la guerre et ses sièges, toujours des animaux, mais cette fois-ci il n'y que Sheindel, devenue chercheuse en zoologie. Et Dumitru. Tous deux se sont retrouvés et cherchent Izeta, encore et toujours.
Un roman tenu par une force de vie et qui vient nous empoigner par l'émotion.
« -C'est rare, d'aimer les hyènes, c'est même étrange.
-Je leur dois tout.
-C'est-à-dire ?
-Ma survie pendant la guerre, ce que je suis, ce que je cherche... »

Nuit de chance
de Sarah Cheveau
Editions La Partie
album jeunesse
« Un soir, à la nuit tombée, je suis entrée dans la forêt. »
Sarah Cheveau est une autrice illustratrice aux multiples talents. Ses albums sont donc très différents les uns des autres : jeux de doigts et découpages pour 3, 2, 1 marelle à doigts, pop up pour pop corn, jeux de mots pour Sissi et plongée dans la matière de la forêt pour nuit de chance.
Ici en effet, nous suivons une petite fille qui ose s'aventurer dans la forêt la nuit. Nous découvrons, à travers ses yeux, branches, feuilles petits et gros animaux. Alors la forêt s'éveille et prend vie : l'écureuil au pelage duveteux semble léger comme une plume, le lièvre lève fièrement ses oreilles, le renard est rapide et insaisissable, on se demande bien si c'est doux un blaireau, le chevreuil devance une harde de congénères qui tracent ni vus ni connus leur chemin silencieusement. Mais ce n'est pas tout... Un sanglier fait son apparition... Et, il ne reste plus qu'à cette petite fille de faire un vœu.
Comment Sarah Cheveau arrive-t-elle à nous faire toucher du doigt la matière de cette forêt, à nous donner cette envie irrépressible de caresser ces animaux ? C'est la magie des fusains obtenus à partir de bois d'essences différentes qui opère !
Comme elle adore partager ses savoir-faire (lors d'ateliers pour enfants par exemple), elle nous présente, dans les dernières pages de l'album, ses trouvailles et recettes de fabrication : morceaux de bois coupés et charbonnés, nuancier obtenu, feuilles de chaque arbre. Ça donne envie d'essayer.
Merci pour cette promenade nocturne encharbonnée.
« Un petit morceau de charbon est un très bon outil pour dessiner. C'est donc ce que j'ai fait pour te raconter ce rêve en forêt. »
- All
- Gallery Item

Dali tome1 – Avant Gala
de Julie Birmant (scénariste) et Clément Oubrerie (dessinateur)
Sandra Desmazières (couleur)
Editions Dargaud
«Aux beaux-Arts, comme en Catalogne, la jeunesse se cherchait un héros et elle la projetait sur moi. Accepter ces rôles avait un avantage fantastique, ça me donnait une ombre gigantesque».
Voilà une bien belle BD qui nous est proposée par le duo Julie Birmant et Clément Oubrerie qui avait signé auparavant Pablo, une série en quatre tomes consacrés au peintre avant qu'il ne soit reconnu. Avec ce premier tome sur Dali, c'est la même idée qui est reprise : donner à voir, pour ainsi dire, la fabrique de Dali. Comment s'est-il imprégné de son époque (et singulièrement de l'effervescence artistique et intellectuelle de la première moitié du XXième siècle), de ses fréquentations pour devenir ce qu'il sera ?
Si c'est Picasso et Eluard qui nous accueillent dans cet album avec pour centre d'intérêt Gala et les jalousies qu'elle suscite, c'est le Dali en train de se faire, le Dali qui n'a pas encore rencontré Gala, qui nous est détaillé.
Nous est ainsi présenté ce qui a et ceux qui ont environné Dali depuis sa jeunesse, à commencer par une triplette de joyeux lurons composée de Garcia Lorca, Bunuel et Pepin Bello. Mais leur fréquentation n'est pas suffisante pour qu'il trouve vraiment sa place (“seul – mon mot favori”), malgré ses efforts de transformation pour se fondre dans l'environnement (il essaie une nouvelle coupe, «peigné comme un disque phono», dress code).
On le suit dans différents lieux, attentifs à l'observation du monde, chez ses parents à Figueras, dans une vieille buanderie, la résidence des étudiants, au musée du Prado ou encore un bordel. Une double paire d'yeux nous scrute intensément sur les pages de garde, tout en rouge, dans une continuité avec la couverture.
On voit Dali, le facétieux, se faire remarquer, à commencer par l'examen d'entrée au concours des beaux arts de Madrid, jusqu'à déranger et être suspecté d'être semeur de troubles (passage préventif à la prison de Gérone). Et on perçoit tout autant ses attachements et sensibilités (admiration sans borne pour Vélasquez, fascination pour les surréalistes dès les premiers instants lors de sa venue à Paris, les phasmes également) que ses phobies (les sauterelles, et les mantes religieuses, cf. la sublime pleine page 79). On pressent déjà chez lui un accent de liberté formidable et une remarquable mégalomanie (p.74). Imagination débridée et névroses envahissantes se côtoient pour parfaire le formation de sa succulente excentricité.
On attend la suite avec une impatience certaine...

Au sol
de Charlotte Milandri
Editions Equateurs
«Se confronter aux autres demande trop d'énergie, devoir se contrôler, se conformer aux attentes. Être lisse quand on se sait sauvage».
Claire est avocate, mais ses collègues ne la connaissent pas trop, elle n'est pas du genre à s'épanouir dans l'entre-soi. Elle n'est pas non plus épanouie dans sa vie conjugale et parentale. Pas tout à fait là.
A défaut d'émancipation, elle collectionne les couleurs. Elle achète un tube de peinture tous les mercredis matins, c'est comme ça. Elle est en permanence en équilibre, ça peut rompre à chaque instant. Chaque jeudi, elle prend le train puis revient. «Elle cherche son dérivatif».
Elle voudrait bien que tout s'arrête, «il est où le bouton off ?», elle voudrait «qu'on lui laisse un territoire vierge des autres», «retourner la table», «ne plus se contenter» mais continue malgré tout à garder la face, à faire comme si. «Elle sourit un peu, hoche la tête». «Silence radio. Radar éteint. Encéphalogramme plat».
Jusqu'à décrocher de plus en plus, des discussions et les projets qui n'ont plus d'intérêt : «les heures passées à choisir une destination pour les vacances, les magasins à courir pour équiper la maison, la chambre du bébé à préparer. Pas une fois, Claire n'a aimé». Plus aucun enthousiasme dans cette domestication forcée. «La petite mécanique des jours» est en train de se dérégler.
Et puis, tout s'emballe, elle se souvient de sa première rencontre, lors d'une sortie scolaire, avec un tableau de Pollock (c'est une de ses œuvres qui constitue la première de couverture du livre, Number 7). De l'urgence à réitérer l'expérience, du désir, des «débordements intimes» que ça lui procure. Jusqu'à aller toucher l'oeuvre. Pollock et sa démesure, une possibilité de brèche pour Claire, la sauvagière.
Un premier roman comme on les aime, avec une grande intensité dans l'écriture, qui coule façon dripping, qui scrute de manière très personnelle ce que la dépression, ou le burn-out, c'est selon, puis une passion-folie font (dé)faire. Qui explore aussi les recommencements, la lente reconstruction de soi.
Un roman frontal, qui ose secouer.
«Parce qu'à force de les taire les mots, ils de durcissent, prennent des accents que la bienséance ne veut pas entendre, elle prend la langue de ceux à qui on n'a pas offert les codes et les ornements des mots».

Le Phenix
de Marie-Anne Legault
Editions Québec Amérique
« C'est le nouveau Graal, décrypter la toile des connexions neuronales, celles qui déclenchent la virtuosité ou la folie humaine. Mais un cerveau peut-il percer son propre mystère ? »
Intrigant, c'est peut-être le mot pour résumer l'effet du prologue, mais aussi pour décrire l'homme qui est au cœur de ce roman. Comment un homme, sans-abri, qui semble presque constamment affolé (quand il n'est pas pris de crises de panique) peut-il manier autant de langues, jouer aussi bien du piano, cuisiner de manière aussi raffinée, calculer avec autant de facilité,... et j'en passe ? Comment le génie peut-il cohabiter avec la peur et la folie ?
Cet homme, appelé le Phénix, parfois le soldat, ou encore Django, attire, questionne, fait peur.
Sarah, travailleuse sociale à la sensibilité exacerbée, et Régine, neuropsy qui étudie le pouvoir de guérison de la musique, partent toutes deux dans en quête, celle de mieux connaître le Phénix, d'en déceler les secrets. Et nous ne pouvons faire autre chose que de les suivre, captivés nous même par ce personnage.
C'est par une construction kaléidoscopique fort réussie que Marie-Anne Legault nous fait toucher du doigt le lien mystérieux qui unit génie et folie. Lien multiple et complexe, où beauté et horreur se côtoient souvent. On part ainsi par dans les tranchées de Gallipoli, pendant la 1ère guerre mondiale, pour vivre la terreur provoquée par les obus mais aussi écouter avec délectation des vers de De Nerval et d'autres poètes. D'autres lieux et époques, d'autres guerres et d'autres formes d'art, des hommes et des femmes de tous âges se répondent et viennent ainsi peindre à petites touches un tableau envoûtant.
Un roman d'une puissance entêtante
« Je dois trouver le griot. Celui qui a cumulé toutes ces voix depuis l'aube de l'humanité. Notre mémoire. On ne serait rien sans elle, on ne serait rien sans le griot. »
- All
- Gallery Item

Copeaux de Bois Carnets d'une apprentie bûcheronne
d'Anouk Lejczyk
Editions du Panseur
«(...) l'instant décisif
où rien d'autre n'existe
que la chute de l'arbre
son bruit opaque définitif
et mon plaisir inavouable de l'entendre»
Il y a dix-huit mois sortait Felis Silvestris, et l'on retrouve de nouveau pour cette rentrée Anouk Lejczyk. Le vert de son premier roman a laissé place à un orange, tout en originalité. D'une couleur à l'autre, d'une forêt à l'autre. D'une fiction au réel.
Ce livre s'apparente, comme le sous-titre le suggère, à un carnet d'observations professionnelles en vers livres. De la poésie documentaire façon journal ethnographique de ce à quoi on prend part quand on intègre une formation au Centre de formation professionnelles pour adultes, et que l'on aspire à décrocher un Brevet Professionnel Agricole en Travaux Forestiers. L'espace de 10 mois, de quatre saisons, totalement en immersion.
Avec cette exigence de la précision («se concentrer sur le moindre détail, le répercuter sur papier, dans toute la patience et la lenteur de l'arbre»), du mot juste («j'en ai marre de lire des trucs pas précis alors je voulais faire un peu de terrain, mettre les mains dans le cambouis, histoire de mieux savoir de quoi je parle»). Et c'est un vrai plaisir pour le lecteur non-expert de s'intéresser grâce à ce texte, à ce que peut bien être une cépée, une futaie, des rémanents, le dépressage, la lignine, un merlin, un arbre encroué. Comme si on avait l'impression d'apprendre un peu en sylviculture par-dessus l'épaule de l'autrice.
Et le moins que l'on puisse dire, c'est que cette entreprise-là est réussie.
La narratrice est tout entière prise dans la forêt (en témoigne les courbatures de son «corps d'ouvrière forestière stagiaire»), dans le travail qu'elle y accomplit (mais aussi des siestes auxquelles elle s'adonne - «le meilleur moyen de connaître un lieu» - des repas qu'elle partage), aux côtés de ses formateurs, des autres stagiaires, des techniciens, des garde-forestiers, une galerie de personnages attachants et pas si secondaires. L'autrice restitue fort bien leur franc-parler, leur dialogue (et au détour d'un entretien avec Aires Libres, s'en explique : «Si j’emprunte leurs paroles, c’est parce qu’il y a dans le lexique et la musicalité de leurs idiolectes et sociolectes des surplus de sens et des échos que seul un texte peut faire résonner». Ainsi, l'on se rend bien compte de ce qu'ils font en pratique ou ne font pas (l’accommodement aux règles et leur détournement), de combien est vacillante et malmenante l'institution qui les emploie (les lourdeurs administratives, les mobilités, l'absence de valorisation de «L'office»), des oscillations des politiques publiques (Plan de Relance). De quoi restituer et encapsuler admirablement bien «l'étoffe multicouches du réel». Ce n'est peut-être pas pour rien qu'une fois dans le texte, Anouk Lejczyk fait allusion à Joseph Ponthus, la démarche et le style peut-être également peuvent sembler relever d'un même mouvement que l'auteur de A la ligne.
L'autrice fait montre, dans cette communauté de travail (à coup de «tronço» et de «débrou»), d'une capacité d'observation («à la pince à épiler»), sans «princesserie», et sans se perdre dans une connivence forcée avec ses camarades («on se met à parler éducation santé ruralité, d'accord sur rien, pas un seul dénominateur commun, mais j'écoute») En dépit des formes de racisme ou sexisme ordinaire dont elle est la témoin rapprochée. Et tout en humilité («Il faut que je me fasse à l'idée : j'abats mal mais j'herborise bien et j'écris de belles légendes»). Et c'est là, sa force, son honnêteté en acte.
Une écriture incarnée pour écrire la forêt, à sa manière, «des copeaux plein le pull» et «une pousse de foyard entre les orteils». Bluffant !
«Une fois quelqu'un dit : Ecrivain-bûcheron c'est un peu comme faire de la boxe et des échecs»

Le seul endroit
de Séverine Vidal (scénario) et Marion Cluzel (dessin)
Editions Glénat
«Je ne passe pas d'un état à un autre. Même pas d'un genre à un autre. Je m'adapte. C'est tout».
Quel plaisir d'évoquer cette superbe BD.
On suit Léold, un garçon transgenre qui est née Léopoldine. «Ni complètement fille, ni complètement garçon. Je suis les deux. Je ne suis aucun des deux». En deux mots, non-binaire. «Il est en équilibre, pile au carrefour, là où il doit être».
Sa mère a bien du mal à se faire à son «histoire de fluidité», à le «genrer au masculin». Son père au contraire accompagne sa démarche de transition, se renseigne, il va jusqu'à participer à un groupe au Girofar, la même association dans laquelle est investit Léold et au sein de laquelle son identité «gender fluid» ne passe pas auprès de certains membres.
Léold est en mouvement, se réinvente : on assiste à son déménagement, il intègre sa première année de fac et ce moment correspond aussi à sa prise d'hormone. Les cartons entreposés, des carnets de note dans chaque pièce («les mots sont d'un grand secours. Parce que ce qui n'est pas nommé n'existe pas»). Il confie son journal intime à sa voisine Olivia, laquelle est très mal embarquée dans une relation toxique et violente.
Ces deux là s'attirent, tout en complicité. Une âme sœur qui a déjà tout compris (parlant de Léold, elle évoque «l'être humain le plus complet que je connaisse»).
Comme pour les Copeaux de bois, on ressent parfaitement la recherche de la justesse du mot et du dessin de la part des deux autrices. Dans leurs remerciements, elles donnent à voir aussi le temps passer auprès des personnes concernées, les relectures exigeantes, la dette qu'elle doive auprès de l'auteur inspirant Paul B. Preciado, le titre de la BD est extrait de son livre Un appartement sur Uranus.
Les dessins tout en sensibilité et de couleurs extra-douces, enveloppent magnifiquement cette histoire, qui est aussi une histoire d'amour ainsi que ce personnage attachant tout en bouillonnement qui peu à peu s'épanouit totalement. Certaines planches en pleine page ou en contre-plongée viennent habilement s'intercaler, à la façon d'un pas de côté, comme pour fixer l'instant, en saisir l'immanence.
Dans le prologue, la scénariste explique que lorsque le projet a été soumis pour la première fois en mai 2017 l'accueil était plutôt réservé côté éditeurs. Cette BD, à la croisée des genres, ayant désormais vu le jour chez Glénat, gageons qu'elle trouvera nécessairement son public. (Ce serait à tout le moins mérité).
«Je suis un humain fluide. Je me déconstruis pour me reconstruire, et je vais m'inventer un endroit à moi».

Les chants d'amour de Wood Place
d'Honorée Fanonne Jeffers
traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson
(The Love Songs of W.E.B. Du Bois)
Editions Les Escales
«Nous sommes le sol, le territoire. La langue qui se délie et trébuche sur les noms des morts en osant les histoires de la lignée d'une femme. Son peuple et ses souillures, ses arbres, son eau.»
Honorée Fanonne Jeffers nous conte en quelques 900 pages (rien de moins!) l'histoire d'une lignée de femmes, des premières arrivées de blancs dans le sud des Etats-Unis à nos jours (pour nous aider, l'autrice a eu la bonne idée de présenter l'arbre généalogique). Au fil des chapitres de cette fiction historique, nous alternons entre plusieurs époques. Ainsi nous suivons la première rencontre entre Coromantee-Panther, jeune esclave venu d'Afrique, et Woman-of-the-Wind, jeune femme Creek, au 18ème siècle. Nila, leur fille, épousa un Ecossais, et ils eurent un fils, Mico. En deux générations, les sangs sont mêlés et ne cesseront de se mêler de nouveau par la suite, soit par le biais de mariages, soit par le biais de viols très fréquents sur les plantations. La lignée de femmes (et d'hommes, mais l'autrice s'intéresse tout particulièrement aux femmes -elle ne s'en cache d'ailleurs pas qualifiant son livre de «roman féministe noir») qui en sortira portera les signes de ce métissage : peau parfois très claire, parfois aussi sombre que l'ébène, cheveux lisses ou crépus. Semant ainsi parfois un réel trouble, par exemple lorsque, de nos jours, Maybelle (descendante de Mico), à la peau sombre, se promène avec l'une de ses filles Lydia, à la peau si blanche qu'on croit parfois que Maybelle est la nounou d'une famille blanche. Ce qui semble ici une simple anecdote est en réalité un sujet crucial de ce roman. L'importance de la couleur de peau dans la société américaine, le regard que portent les uns sur les autres, la ségrégation encore très présente dans le sud des Etats-Unis.
L'esclavage, la domination, la dépossession de terres, les violences diverses envers les autochtones et les Africains-Américains sont au cœur de cette histoire. Mais chaque fois, envers et malgré tout, des femmes tentent de survivre, faisant preuve d'une volonté inouïe de s'en sortir. Même si parfois cela ne suffit pas.
Les épisodes historiques alternent avec l'histoire actuelle d'Ailey, fille cadette de Maybelle. Elle passe ses étés dans la maison familiale puis entame des études universitaires qui vont la pousser à s'intéresser à l'histoire des Africains-Américains dans le Sud des Etats-Unis et à l'histoire de sa propre famille, paradigmatique de l'histoire complexe de la Georgie. Ses cours, véritables moments de débat sur la condition des Noirs, et ses discussions avec son oncle Root, historien passionné de William Edward Burghardt Du Bois (chaque partie, appelée chant, débute par une citation du sociologue Du Bois) sont passionnants : alternant références historiques, réflexion sur le poids de l'héritage et sur le devoir de mémoire, divergence de points de vue sur la lutte pour les droits de tous, sous fond de sentiment de fierté identitaire.
Un livre monumental qui se dévore.
«Lorsque le bonheur nous rend visite, le temps ne ralentit pas».
- All
- Gallery Item

L'enragé
de Sorj Chalandon
Editions Grasset
«Pour survivre ici, il faut être en granit. Pas une plante, pas une larme, pas un cri et aucun regret».
Jules Bonneau, né en 1923, porte le numéro de matricule 3462, mais est autrement appelé (nom de guerre «gagné à force de dents brisées») La Teigne. Il est accusé de complicité de vol de 3 oeufs, complicité d'incendie, de rébellion à agents. Après deux abandons successifs (parents, grands-parents) il est envoyé à la colonie pénitentiaire de Haute-Boulogne à Belle-Île-en-Mer, «une prison ancrée au milieu de l'eau».
Cette maison d'éducation surveillée, présentée comme étant une «seconde chance» où l'on retrouve des colons (dans les faits des bagnards), en formation de paysan dans une ferme des environs ou de marin (la plupart des manœuvres se font à partir d'un bateau ensablé dans une grande cour) s'inscrit dans la constellation des colonies pénitentiaires de Mettray, Eysses, Biribi et Cayenne. Jules Bonneau est le narrateur et il nous entraine auprès de ses camarades, Petit Malo, le caïd Soudars, son protégé Camille Loiseau, virilement encadrés par des matons, pudiquement qualifiés de «moniteurs», et aux prises à toute sorte de vexations, brimades, coups de nerfs de bœuf, privations, viols et autres passages à tabac. La brutalité faite cause commune.
La Teigne (narrateur de l'histoire) a la rage chevillée au corps, une hargne inextinguible. («Rester droit, sec, nuque raide. N'avoir que les poings [et un couteau] au bout de tes bras. Tant pis pour les coups, les punitions, les insultes. S'évader les yeux ouverts et marcher victorieux dans le sang des autres, mon tapis rouge. Toujours préférer le loup à l'agneau»).
Taiseux («depuis l'enfance, ne pas parler des choses était une façon pour moi de ne plus les faire exister»), résigné («Je vivais du pire. Tellement que lorsqu'il arrivait, j'y étais préparé»), il veille à s'isoler («je n'ai voulu aucun autre que moi dans mes pas. (…) Surtout ne pas me mêler de la souffrances des autres»). Mais surtout ne pas se complaindre en tant que victime : Jules Bonneau apprend à encaisser les coups pour mieux les rendre. Et, pour ne pas se prendre en permanence ce réel cinglant en pleine face, La Teigne n'aura de cesse d'avoir des visions, des rêves, antidote pour s'inventer des récits de vengeance («tuer pour de faux était ma respiration. Ma stratégie pour survivre») ou d'escapade («Seule mon ombre à moi sur le mur d'enceinte, qui essaye de grimper jusqu'aux tessons de bouteille pour rejoindre les goélands»), ou pour se forcer à réagir quand il en était empêché («j'avais eu l'impression de crier tout haut alors que j'avais seulement pensé tout bas»).
Le moment de bascule de ce roman survient avec la mutinerie d'août 1934 au cours de laquelle 56 gamins se rebellent et s'échappent de la colonie pénitentiaire. S'ensuit une répression à laquelle les habitants et touristes iliens participent, une véritable traque est organisée pour retrouver les évadés, avec en prime 20 francs pour tout enfant ramené. Cette battue a été immortalisée par le poème Chasse à l'enfant de Jacques Prévert dont il est question dans le livre.
55 seront finalement retrouvés, il en manque donc un seul dont on va suivre le destin, une forme de "renaissance" après ces 7 années emmurées. Sa réhabilitation ne consistera pas en un long fleuve tranquille.
Ce onzième roman de Sorj Chalandon paru chez Grasset se démarque des précédents, notamment de la figure du père régulièrement convoquée, tout en replaçant, inexorablement, au coeur du récit, les questions de trahison. Ce récit très bien documenté vient utilement rappeler ce douloureux épisode de l'Histoire somme toute récente (La colonie pénitentiaire de Belle-Ile en mer a accueilli des enfants de 1880 à 1977). L'écriture composée de phrases courtes et de dialogues ciselés renforce la puissance du texte. Chalandon excelle, tout en sensibilité, pour sonder, et donner à ses personnages, toute la complexité de l'âme humaine.
Saisissant.
A noter que Sorj Chalandon sera l'invité exceptionnel de la librairie Esperluette à l'occasion d'une rencontre qui prendra place le mardi 12 septembre à 19h30 au Cercle ST Irénée (Lyon5). -inscriptions requises.
«Les récifs, les courants, les tempêtes. On ne s'évade pas d'une île. On longe ses côtes à perte de vue en maudissant la mer»

A hauteur d'enfant
de Lisette Lombé & 10ème ARTE
Editions CotCotCot
«Qu'entends-tu
à hauteur d'enfant,
que je ne saisis plus
depuis que j'assiste au
défilé des injustices
sans me révolter ? »
Lisette Lombé s'exprimant au sujet d'Eunice, son roman paru au Seuil le 18/08 dernier, parle de «l'esthétique du collage et du fragment». Il y a aussi certainement beaucoup de cela, dans A hauteur d'enfant, un album délicieusement illustré par le binôme que forme le collectif de street art 10eme ARTE, à savoir Elisa Sartori (on se rappelle de son Je connais peu de mots, précédemment édité par CotCotCot) et Almudena Pano.
On connaissait la fulgurance poétique de la slameuse Lisette Lombé avec Brûler, brûler, brûler (chez l'Iconopop) et sa contribution au recueil Lettres aux jeunes poétesses (textes rassemblés par Aurélie Olivier et publiés chez l'Arche) ; on trouve là un texte plein d'incises poétiques, tout en espièglerie.
A l'intérieur du livret qui emprunte la même facture qu'un précédent album (Tous mes cailloux, ils appartiennent à la même collection, Les Carnets), des découpes agissent telles des fenêtres trompe-l'oeil, amenant une porosité entre l'intérieur et l'extérieur, que l'on retrouve aussi entre les pages, avec des motifs et textes qui se prolongent de l'une à l'autre. Et l'on se promène ainsi, l'attention capturée par des illustrations alternant les registres, tantôt stylisés, tantôt enfantins. Avec aussi des variations de police - - il fallait oser le Gridlite PE de David Březina - - et de style (en orange majuscule pour les questions à hauteur d'adulte, en italique et minuscule pour le récit à hauteur d'enfant).
Voilà un album qui brouille les catégories de public auxquelles il s'adresse, comme s'en est fait une spécialité CotCotCot, et le titre le suggère bien, s'adressant à la fois à l'adulte en devenir qu'est l'enfant, et à cet enfant qui se tapit en chacun de nous depuis que l'on «porte des chaussures d'adulte», constituant en cela, ce que Lisette Lombé qualifie en début d'album de «dialogue doux entre les générations».
Quand on sait que Lisette Lombé a été nommée en Belgique Poétesse nationale pour la période 2024-2025, que les deux illustratrices se sont rencontrées dans le cadre d'un atelier d'illustration d'Anne Quévy à l'Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles et que cette fabuleuse maison d'éditions qui porte cet amusant anacyclique comme nom est basée dans la région de Bruxelles, on peut se dire qu'on a affaire, avec cet album, à une bien belle belgitude toute en complémentarité artistique.
«Le fond du plat les jours de crêpes,
Le sang des croûtes aux genoux,
L'encre de la décalcomanie sur la langue».

La danse des damnées
de Kiran Millwood Hargrave
traduit de l'anglais par Sarah Tardy
Editions Robert Laffont
A Strasbourg, pendant l'été caniculaire de 1518, une «femme danse sur une musique que personne à part elle n'entend ; ses pieds sont deux comètes blanches dans la nuit qui marquent la poussière de profonds sillons.»
A cette évocation, on pense aussitôt à la chanson de Jacques Brel Sur la place, ou encore à la version de Barbara, plus grave, ou bien à celle de Birds on a Wire / Rosemary Standley & Dom La Nena - pour son clip si beau. Mais si la danseuse initiale, Frau Troffea, fait l'objet d'une attraction - répulsion comme dans la chanson, dans le roman, elle entre comme en transe et ne peut plus s'arrêter pendant des jours. Telle une «épidémie» (terme employé par les historiens lorsqu'ils décrivent ces épisodes véridiques de l'histoire médiévale), elle est rejointe par d'autres femmes, toujours plus nombreuses. Folie ? Maladie ? Sont-elles touchées par la grâce ou par le diable?
Kiran Millwood Hargrave tisse son roman autour de cet événement. Les 4 femmes que nous allons suivre de plus près auront à voir avec cette danse. Il s'agit de Lisbet, apicultrice, en paix uniquement lorsqu'elle s'occupe de ses abeilles («Cette osmose, quand Lisbet s'occupe des abeilles, a quelque chose de surnaturelv; tout semble se remettre en place à l'intérieur d'elle, comme des étoiles alignées en une constellation porte-bonheur.»). Elle souffre de ses multiples fausses-couches, pertes tues et incomprises, ainsi que d'un manque d'enfant. Pour se consoler et s'isoler du monde, elle a aménagé un arbre à danser. Il y a aussi Agnethe, sa belle-soeur, qui revient après 7 ans de pénitence. Lisbet n'en connait pas les raisons, cherche à comprendre, se lie d'amitié avec elle, semble trouver quelqu'un qui la comprend. Puis Ida, l'amie si jolie, aux multiples enfants, qui semble si épanouie ; pourtant le retour d'Agnethe vient briser sa quiétude. Enfin, pour mener la ferme familiale, Sophey, la belle-mère, dure comme un roc.
L'autrice place le lecteur aux côtés de Lisbet. Nous découvrons et comprenons le monde à travers ses yeux et croyances. Nous pouvons ressentir ses surprises, ses incompréhensions, ses souffrances, mais aussi ses désirs et plaisirs.
Un récit de femmes fortes, en butte à une société réfractaire à la liberté et la reconnaissance des femmes et régie par la religion et les superstitions.
Un roman tournoyant.
«Là, au centre, se dresse un tilleul au tronc massif dont les branches servent de support à une plateforme. Un arbre à danser.»
# printemps / été 23
- All
- Gallery Item

Box - Qu'y a-t-il dans la boîte ? -
Tome 1
de Daijirô Morohoshi
Editions Le Lézard Noir
manga
"Je suis déjà venu au parc Hakoyama, mais je n'y avais jamais fait attention, moi non plus. Ni portes, ni fenêtres... On dirait juste une grosse boite."
7 protagonistes d’âges et d’univers différents se retrouvent, malgré eux, devant un bâtiment cubique au milieu d’un parc. Ils ont tous reçu un casse-tête différent (boite à secret japonaise en marqueterie d’Hakone, rubik’s cube, mots croisés sans définition…) et il semblerait qu’à chaque résolution d’un d’entre eux un événement inattendu, plutôt inquiétant, se produise. Pourtant une fois entrés dans le cube, ils devront bel et bien tous les résoudre pour pouvoir en sortir.
Voici en quelques lignes le pitch de cette série en 3 tomes signée par Morohoshi Daijirô, célèbre mangaka japonais qui a notamment inspiré Miyazaki Hayao, mais qui reste méconnu en France (seule une autre de ses séries est traduite en français).
L’ambiance se tend au fur et à mesure et le climat étrange et inquiétant nous met aux aguets et nous pousse à avancer avec les personnages dans ce labyrinthe. Trouvera-t-on un minotaure au centre ? La jeune fille, à la fois mignonne et terrifiante, qui sert de guide semble en tous cas dire qu’une créature attend de chacun d’entre eux qu’ils donnent une part d’eux-mêmes… Et dès ce tome 1 nous rencontrons des sortes de yôkais, créatures surnaturelles du folklore japonais, qui ne laissent présager rien de bon…
Morohoshi Daijirô sait toutefois ne pas tomber dans trop de noirceur et ponctue son récit de touches loufoques et décalées, notamment grâce à la présence de Kyoko, jeune femme - simple invitée dans le cube - à la curiosité joyeuse, créant un contraste et une épaisseur supplémentaire à l’histoire.
Pas de déballage interminable sur les personnages, on les découvre par bribes, comprenant ainsi une partie de leur passé, de leur caractère, et par là-même la raison pour laquelle ils se trouvent embarqués dans cette énigmatique histoire.
Un manga intrigant et addictif
"Si je puis me permettre, je pense que vous êtes ici parce que vous avez un point commun, vous n'avez pas une petite idée de ce que ça peut être ?"

L'odeur des pierres mouillées
de Léa Rivière
Editions du commun
«Elles disent que les histoires et le monde c'est la même chose, ou que histoires est synonyme de relations et que c'est la matière du monde».
Ce livre inspirant pourrait s'apparenter à un petit guide de survie par temps difficile, pour qui n'a pas trouvé «l'option des poneys arc-en-ciel qui se pointent pour te sortir des mauvaises passes». Et il ne faudrait surtout pas que cet objet tombe dans certaines mains malintentionnées, certains passages hautement incandescents pourraient être instrumentalisés.
Ce dont il est question c'est d'une pensée critique déployée dans la nuance, qui se méfie des substantialisations identitaires («les identités c'est les rôles déchus, c'est ce qui reste du rôle quand il est impraticable ou impratiqué : un putain de désastre»). Une réflexion menée tambour battant, autour du milieu (rivière, rocher, «en immergeant leur corps», en «faisant partie»), des géologies ancestrales («elles disent que les histoires des sols sont des histoires des corps», «des partitions géologiques qui s'agencent et se réagencent dans le magma soyeux et fracassant qui opère juste en-dessous de la peau du monde»), du village («le village c'est le nom d'un milieu qui rend capable de penser des communs gorgés d'incommuns : c'est l'opposé du séparatisme et l'opposé de l'assimilationnisme en même temps») et du «prendre soin des traditions», d'une écologie des relations («ne plus se consacrer qu'à faire et refaire des manières de faire ensemble, avec les trucs, les oiseaux et les gens, les orties, les cailloux et les choses») préfiguratrice d'une «politique des endroits». Attentive aux narrations communes («fabriquer les histoires capables de soutenir nos propres existences, de les rendre possibles»), pensées comme des incantations («raconter une histoire ressemble au jardinage»).
Un questionnement serré sur comment l'Autre me perçoit : «Est-ce que je deviens ce qu'on voit de moi ?», «Est-ce que je suis fabriquée par la matière dont je suis perçue ?», ou encore «On devient incapable de distinguer ce qui est le plus fatiguant entre résister aux attentes qui viennent avec le label et passer son temps à quémander des appartenances». Mais aussi sur la continuité des générations : à l'instar de la thanadoula, «on prend soin des mortes en entretenant leur habileté à nous obliger, à faire de nous les obligées du monde».
Un texte courageux, qui assure poétiquement parlant, qui ne dévie pas politiquement parlant («c'est tellement ennuyeux cette tactique de se séparer pour dévier tranquilles entre nous, c'est tellement moins sexy, ça frotte pas. Ça fuit la friction pour surtout rien inventer. Ça se purifie pour mieux s'asphyxier»). Si la forme plurielle du texte ne permet pas, «comme dans les remous d'une rivière» de ranger ce texte dans telle ou telle catégorie, on s'en accommode parfaitement.
Un lexique, tout à fait bienvenu, figure à la fin du livre. Fin d'ouvrage où l'éditeur précise à juste titre que «l'ensemble du système graphique se veut porte-voix, massue ou caresse, c'est selon». C'est précisément ce qu'on ressent en effet à la lecture de ce texte.
En plus d'être drôle (on pense ici aux jeux de mots récurrents de Léo, ou encore aux paroles du groupe L5 «Est-ce que tu envisages ? » – «Peut-être que collectivement, on peut enfin - encore, déjà, à nouveau, toujours - envisager les villages? (…) à défaut d'envillager les visages» – ou de la revisite de celles de Britney Spears : «genre me baby one more time»), ce texte bouillonnant présente les subtils accords d'un mélange de Starhawk, Bérangère Cournut, Isabelle Stengers, Viviane Despret, Laure Vasquez, Monique Wittig. N'en jetons plus. Il faut lire de la littérature queer, il faut lire ce texte. «Juste en dessous du silence».
«Inscrire nos sciences-fictions dans les viscères du monde»

Une guêpe dans le k-way
de Thomas Lanfranchi
Editions Vanloo
«Comment parler de l'air, de l'eau, de rochers, du sable et des arbres, comme eux parleraient de nous...»
Procédons par étape.
1. Le titre n'a pas grand chose à voir avec le livre, c'est certainement là une coquetterie de l'auteur lorsqu'il a retravaillé ces formes écrites au jour le jour. Et l'on dispose encore de quelques mois pour se perdre en conjecture sur le pourquoi de son prochain titre à paraître en octobre, Le Fandango de Pamplemousse. Mais signalons à ce stade que ce sont des titres qui nous attrapent.
2. Mieux vaut s'intéresser un tant soit peu à Thomas Lanfranchi avant d'entamer ce livre. C'est un artiste-performeur qui réalise des sculptures gonflables, volantes. Il s'intéresse à l'art conceptuel (il a croisé Joseph Kosuth lors de sa formation, ça peut aider) et il a surtout fait l'expérience (il s'en explique lors d'une interview qu'il a accordé à la librairie Mollat) que le ciel béarnais (après des études à Marseille puis Hambourg, il s'établit, dans le Vic-Bihl, non loin de Tarbes) est fort cotonneux. C'est cet appel du ciel qui le mobilise et autour duquel il va travailler au «remodelage de cette matière gazeuse au-dessus de sa tête».
3. Les présentations étant faites, quelques mots sur ce livre. Le livre prend la forme d'un journal, dont seuls certains passages ont été retenus (version abrégée). La première partie est essentiellement un recueil de témoignages des voisins sur des «phénomènes célestes inhabituels» qu'ils auraient observés, ici un drôle d'engin, des formes sombres qui traversent le ciel, une boule de feu, trois disques brillants volants en ligne, là «une immense masse brune qui passe très lentement dans le ciel». Tel un ufologue, mais aussi «quêteur d'anti-miracle», Thomas Lanfranchi mène l'enquête.
Et puis sans crier gare, on glisse vers autre chose, peut-être plus vers ce qui serait un carnet de création (on pense un peu à Fond perdu le dernier petit livre de Marion Fayolle et Tony Côme chez Magnani), une sorte de work in progress qui tendrait à nous rapprocher des expériences-performances auxquelles s'essaie l'auteur. Ce dernier ne s'adresse pas vraiment à nous, mais c'est comme si on avait accès à des bouts de sa subjectivité artistique. Comme tout en étant attentif à son environnement immédiat, au moment présent, il se consacre, tout entier, à faire advenir des formes volantes. On assiste au balbutiement de cette œuvre si singulière.
Thomas Lanfranchi établit des formes de carré, de cube, parallélépipédiques, à l'aide de quatre piquets reliés, de la chaux ou de la craie. Cube de nuage, cube de ciel. En attente de l'élévation céleste : «Cette montée des circonstances me presse à faire de ce micro-événement [ici un feu], une action... Je trace rapidement un carré autour du feu, m'assois à l'intérieur et tente seul, pendant une heure un cube de fumée».
4. Un autre petit livre à lire pendant cet été, en rêvassant entouré de nuages. Poétique tout autant que loufoque.
«L'idée d'arriver à un quelconque résultat devient jour après jour lointaine».
- All
- Gallery Item

L'invitée
d'Emma Cline
traduit de l'anglais par Jean Esch
Editions de la Table Ronde
«Les gens acceptaient, pour la plupart, d'être pris pour cibles à petites doses. Ils semblaient même s'attendre à un certain niveau de duperie, et prévoyaient une marge tolérable de manipulation de leurs relations».
On ne connait pas grand chose du passé d'Alex, on se l'imagine. Contrairement à ce que semble indiquer le titre, elle est plutôt du genre à ne pas être invitée, mais qu'importe elle pousse les portes.
C'est qu'elle s'y connait en matière de comédie humaine, elle sait paraître, faire semblant (maîtrise parfaitement la fausse-gaieté de la girl scout). Elle raconte des histoires, elle se raconte des histoires. Elle excelle aussi le moment venu dans l'art de disparaître, faisant le tour du propriétaire en catimini, fauchant au passage quelques cachets ici, quelques dollars par là. Un peu mytho, un peu klepto. Elle enchaine les conquêtes comme les antalgiques, palliatifs à sa vie qui n'a plus beaucoup de sens. Elle s'incruste ici (dans telle fête) et là (dans tel club) comme un formidable terrain de jeu : «elle se représentait une enfilade nacrée de possibilités qui s'étirait à l'infini».
Emma Cline sait décrire à merveille les métiers de service (care?) qui font tenir l’organisation des ultra-riches. Les factotum, jardiniers, et autres «totems domestiques» sont certes des personnages secondaires mais ils ont toute leur place, font aussi à leur manière, tenir le récit. Tout comme la plage, espace de continuité de ces rencontres et de ces échappées. L'auteure s'amuse beaucoup de la superficialité des relations, mais aussi de l'apparente solidarité qui en découle.
Dans ce livre d'atmosphère (la lumière, les déplacements, les gestuelles, tout contribue à nous mettre, à l'instar d'Alex, sur le qui-vive), tout semble contenu, l'histoire défile superbement à pas lent, avec une force de suggestion très aboutie, à mi-chemin entre Lost in translation pour le côté au ralenti et mélancolique et, Au moins nous aurons vu la nuit, le premier roman d'Alexandre Valassidis que nous avions tant apprécié lors de la précédente rentrée littéraire pour l'aspect elliptique et le trouble qui s'instaure.
Un livre exquisément perturbant. A rajouter, sans aucun doute, à votre PAL de cet été.
«Soudain, il paraissait illusoire qu'elle puisse passer avec succès d'un monde à l'autre».

Quelque pays parmi mes plaintes
de Jean D'Amérique
Editions Cheyne
«Je garde de toi le seul poème qui vaut le coup : un flot humain qui court les rues sans marcher sous l'ordre des feux rouges»
On accueille avec une joie non dissimulée ce nouveau recueil de Jean D'Amérique. Trois parties composent ce livre publié dans la collection verte de Cheyne, la première, «tripes cordées», est en mémoire des émeutes de la faim en Haïti d'avril 2018, la seconde, «douleur-fleuve», en mémoire de l'épidémie de choléra survenue en Haïti en automne 2010, et la troisième, «avancer malgré». Peut-être est-ce cette dernière partie qui est la plus adressée «aux voix qui résistent» et «aux êtres qui espèrent».
Que la poésie se prête bien à ce langage châtié (rehaut ; émonder ; respir ; effranger pour ne citer que quelques mots que l'on n'utilise pas dans le prosaïque du quotidien), à cette rythmique toute jeandaméricaine (songeons à «si clair couché soleil» ; «herbe étendue sous l'or solaire»; «croisés les doigts lumière dedans» ; «pain moisi à force de cuire absence»), à cette langue pleine d'incise («avancer malgré») et brute et impertinente, un langage des organes, («l'espérance nous défèque» ; «à usiner hautes crises dans nos artères»). Il y a des habitudes qui sont bonnes à prendre et la lecture des poèmes de JDA nous invite à nous familiariser avec cette délicieuse et subtile déstructuration des phrases («fragmentée l'aurore écume derrière la montagne» ; «épine désormais langue soutenue pour effranger d'éloquence un azur»). Des interrogations qui restent en suspens, snobant les points d'interrogation («sans doute faut-il reléguer les places pour accueillir nos élans» ; «est-ce mur notre héritage, marteau corps-plein dans l'échine solaire, qui givre le poème et prolonge le cri jusqu'aux dernières craquelures» ; «sommes-nous des branches qui ne savent raconter le vent» ; «de quel droit la chorale rauque de nos dents pourrait espérer tendresse à mâcher»), la poésie n'attendant pas de réponse.
Quelque pays, en fait un seul et toujours le même, renvoie à Haïti, à cette géographie «des tripes», à cette géopolitique indécente («les zones franches du calvaire» ; «fracture : où mon peuple habite, le sang viré en lave acide» ; «un royaume de chair morte»), où les organisations internationales et leurs dérives sont décriées («les formulaires de peine du programme alimentaire mondial»; «l'eau nue sous les fesses sans retenue : le bien est fait, que la paix règne» ; l'Artibonite ou la douleur-fleuve où se sont soulagés les soldats onusiens) et désenchantée («ils verront la ville-violon désaccordé qui fut nôtre, opéra luisant de casseroles vides» ; «un pays enflé d'intentions potables» ; «nos pavillons abritent un seul plan d'action : augmenter la production locale de ténèbres» ; «la politique publique du bâillement continu devient virale» ; «nos révolutions avortent trois fois par jour»).
JDA s'agace de la réduction romantique de son pays à une «terre de poètes» : «il n'y a de poésie possible ni dans les cordons de police, ni dans les mitrailleuses officielles qui trouent nos soleils». Il invite plutôt à «reléguer les plaies pour accueillir nos élans» ; à convoiter l'envol, à «chercher issue dans l'arbre à ciels» ou à être attentif au «rêve-poisson» et à la «chanson-pluie qui arrose les clartés neuves».
On n'en finit pas d'être comblé par cette poésie des entrailles, toute en contraste, tout en fulgurance, toute en vibration, et dont l'origine semble tout entière située dans l'extrait du quatrième de couverture : «chez nous pourtant les arbres poussent drus qui tiennent avenir dans une racine nommée douleur». A lire et à apprendre par cœur !
«Et même blessés les ciels n'auront point compétence de mourir, ils enseigneront à nos étoiles des lendemains sans fêlure».

Ernesto Trémolo
de Fabienne Savarit et Louise de Contes
Editions A2MIMO
« Tu lui faisais peur, mais il avait envie de te retrouver chaque soir. Comment tu t’appelles ? »
Ernesto Trémolo, c’est le monstre du grand-père de Nicolas. C’était un grand monstre qui faisait peur il y a longtemps. Il faisait peur mais c’était aussi une sorte d’ami. Celui qu’on cherche, mais de pas trop près, qu’on attend mais qu’on appréhende de trouver caché derrière le placard, qui nous fait frissonner de peur mais aussi de plaisir. Celui qui fait qu’on n’est jamais tout à fait seul. Le grand-père de Nicolas ne le voit plus depuis longtemps mais lorsque son petit-fils vient passer quelques jours de vacances chez lui, il lui en parle. Alors Nicolas décide d’écrire au monstre pour savoir s’il existe vraiment et ce qu’il est devenu. Peut-être qu’il pourrait même revenir tenir compagnie à son grand-père, qui sait (« Tu lui manques beaucoup je crois… ») ? Peut-être même qu’il pourrait aussi devenir un ami de Nicolas (« Tu reviens bientôt pour les vacances ? ») ?
Les illustrations à l’aquarelle et au crayon sont douces et poétiques, Ernesto Trémolo reste ainsi un monstre sympathique, présent sans jamais être réellement menaçant.
Cet album épistolaire nous parle avec tendresse de nostalgie (« parfois, quand il me parle de toi, il est triste. »), de solitude, de la peur qu’on apprivoise, du besoin d’être reconnu pour exister (« Chaque souvenir chaque histoire évoquée me rend plus fort »), de la complicité et de la transmission entre un enfant et son grand-père. Un album-jeunesse plaisant à lire et à relire.
« Et grand-père, il était comment enfant ? »
- All
- Gallery Item

Les vagabonds du rail
de Jack London
traduction revisitée de Louis postif
Editions de la Lanterne
«Le vagabondage m'avait empoigné et ne voulait plus me lâcher».
Les éditions de la Lanterne qui fêtent cette année leurs cinq ans d'existence ont la bonne idée de re-publier Les vagabonds du rail. Certains passages qui avaient été escamotés lors de la traduction initiale de 1931 ont été exhumés et retraduits, certains termes rafraichis. Le texte est par ailleurs habilement augmenté par un avant-propos qui resitue bien dans quel contexte s'inscrit ce texte autobiographique publié à l'origine entre 1907 et 1908 et pour 8 chapitres sur 9 dans le mensuel The Cosmopolitan sous le titre My life in the Underworld, qui met aussi en perspective cette expérience très personnelle de Jack London avec un événement beaucoup plus massif à l'époque qu'est le vagabondage (ayant pu concerner jusqu'à 1,5 millions de personnes) ainsi que la crise économique de 1893 et la marche des chômeurs qui doit converger vers Washington le 1er mai 1894, événement qui est documenté au sein d'un portfolio de photographies en fin d'ouvrage. Plus encore, l'insert d'un article éclairant, How I Became A Socialist paru initialement dans la revue The Comrade est spécialement traduit pour l'occasion et vient rendre compte en quoi l'expérience du vagabondage a été fondatrice pour London dans sa conversion au socialisme. C'est donc l'addition de ces différents formats qui vient enrichir la nouvelle édition de ce texte qui s'inscrit parfaitement dans la collection «Eclairages» qui «regroupe des mémoires, des témoignages et des récits autobiographiques, d'expériences qui ont laissé une trace indélébile dans le parcours personnel, politique ou littéraire de celui ou celle qui les narre».
Ce vécu de trimard raconté par Jack London est en fait une expérience resserrée sur quelques mois, mais qui est tout à fait significative dans l'intensité même des événements vécus. Le récit est constitué de beaucoup plus qu'une suite d'anecdotes, de véritables tableaux réalistes de ces tas d'expériences de privation, de confrontation au froid, de prise de risque, de quémandage de la nourriture, de «grattes», de jugement expéditif, d'un emprisonnement durant deux mois. Il s'agit aussi de se cramponner au train de marchandise, de frauder («brûler le dur», «être sur le pont»), de fuir la police («les taureaux»), de se faire expulser de certaine ville, ou débarquer manu militari des trains, mais aussi de toute cette débauche d'énergie. C'est qu'après avoir été le prince des pilleurs d'huitres, le jeune London devient rapidement le «kid-de-Frisco» et est tout entier investit dans cette recherche permanente d'aventure qu'il veut «tâter» («Dans le pays du hobo, le visage de la vie est protéiforme, c'est une fantasmagorie toujours variée, où l'impossible arrive er où l'inattendu bondit des buissons à chaque tournant de la route»). C'est que rien n'étanche sa soif de liberté.
En bon cascadeur, il ne manque pas d'agilité et de robustesse pour se cramponner dessous un train en pleine marche et s'emploie aussi, en bonimenteur accompli, à nous narrer ses exploits, dans cet art aussi d'inventer des narratifs pour parvenir à ce qu'on lui cède quelque nourriture, ou mieux qu'il accède à un «gueuleton assis» («La maladie de cœur était ma façon habituelle de me débarrasser de ma mère, parfois, cependant, je la faisais disparaître en victime de la tuberculose, de la pneumonie ou de la fièvre typhoïde»).
L'expérience de Jack London se décline, parfois avec drôlerie, sur plusieurs registres : ou quand la survie individualiste se dispute avec une forme d'admiration pour le fonctionnement de ce qui est fait en collectif («la force du nombre nous rendait indifférents à beaucoup de dangers»), pour l'énergie de la débrouillardise de certains hobos («Le vagabond défie la société (…) Certains cherchent même à se faire prendre par la police, surtout en hiver. Ils choisissent naturellement les agglomérations où la prison n'impose pas de corvées aux prisonniers et fournit une nourriture substantielle»).
Une re-découverte passionnante.
«C'est que la vie qui débordait en moi, l'amour de l'aventure qui coulait dans mes veines, ne me laissaient aucun répit».

l'Eléphant
d'Isabelle Pralong
Editions Atrabile
«Je vais essayer d'être plus sereinement morte de trouille».
Cette BD était parue initialement en 2007 chez les éditionsVertige Graphic. C'est là aussi une excellente idée que de la ré-éditer tant elle se distingue des autres BD actuelles. Car depuis, on avait beaucoup aimé Polly, sa BD fait avec Fabrice Melquiot (ed. La Joie de Lire) et qui traitait d'une personne intersexe.
Peut-être ce coup de crayon singulier d'Isabelle Pralong qui fait des visages, des postures de ces personnages quelque chose de si particulier, onirique mais pas que. Plein de gaucherie («je me sens comme une grande carcasse pleine d'os que j'ai peine à transporter avec moi»). Ça leur donne une consistance incroyable, une façon d'accorder de l'attention au corps, à la pesanteur de soi, des autres, aux interactions. Avec des voix introspectives («cette petite voix de merde qui murmure par là-bas derrière») qui s'affolent, qui chamboulent.
Et que dire de l'histoire ? Celle du père de Claire, celui qu'elle n'a jamais connu et qui se manifeste alors qu'elle a 39 ans et que lui est en fin de vie. Suite à une hémorragie cérébrale, ce dernier est dans le coma, elle est appelée à prendre ce genre de décision auquel personne n'est jamais prêt. Et elle est bien seule face à cela, entre ses enfants qui l'accaparent et l'homme qu'elle aime à l'autre bout du globe en train de s'occuper d'un barrage. Cet événement fait effraction, la déborde totalement. Alors, elle n'ose pas mais prend tout de même la main de son père «Je la tiens comme un moineau dont on sent à travers les plumes l'ossature si fragile». Le rite funéraire des éléphants qui est raconté en fin de BD tient lieu d'explication du titre.
Qu'on aime ces auteurs de BD, à l'instar de Léa Murawiec qui se contrefiche des proportions et qui par leur trait donne une épaisseur aux histoires racontées.
D'une grande sensibilité et d'une poésie réparatrice.
« J'ai enfoui tout ça si loin... C'est comme un gouffre, ça me donne le vertige ».

Mini Golf
de Lisa Laubreaux
Editions Maison Georges
« Notre aventure commence au Minigolf des vagues bleues. Personne ne sait pourquoi on l’appelle comme ça, il n’y a même pas la mer… »
Voici un album dont tu es le héros. Ou plutôt voici un minigolf dont tu es la dernière balle qui doit rejoindre le château. A chaque page, une nouvelle action et un nouveau décor, que décideras-tu de faire ? Sauter sur le trampoline ou admirer la mare aux nénuphars ? Suivre un papillon ? Eviter des mouches ultra-énervées ? Vivre en communauté ou aller au grand bal ? Comme la balle qui rebondit, les prises de décisions nous font rebondir de page en page. Chaque nouvelle lecture permet un nouveau parcours. Bien sûr ce n'est pas sans encombre (qui eu cru qu’il y en avait tant sur un si petit terrain !) et chaque péripétie donne lieu à des illustrations pleines d'humour. Comme toujours avec les Editions Maison Georges, les illustrations sont très soignées et ont du caractère. Ici le dessin est à la fois graphique et épuré (on pense à Yahho Japon ! d’Eva Offredo ou encore à Qu’y a-t-il d’Isabel Minhós Martins & Madalena Matoso). En quelques courbes et juste trois couleurs (vert, rouge et bleu), voici un terrain de minigolf à hauteur de balle, cette petite balle au design sympathique, la bouche rouge et les yeux ronds si expressifs dans leur simplicité.
Pour sûr, on ne se lassera pas d’ouvrir ce livre chaque fois dans un nouvel ordre et cette petite balle de golf va vivre de nombreuses aventures !
« Tu viens de rencontrer Brice, un ver de terre rigolo qui part en week-end. Si tu as besoin de vacances, tu peux l’accompagner en tournant la page.»
- All
- Gallery Item

L'inexploré
de Baptiste Morizot
Editions Wildproject
«Chaque vivant est épais de temps»
Dans le prolongement de son premier ouvrage, Les diplomates, Baptiste Morizot nous revient avec un essai ambitieux qui donne une ossature théorique solide à qui veut penser nos relations au vivant.
La forme du livre n'est pas sans interpeler, mais la mise en garde en début d'ouvrage vaut accompagnement du parcours proposé, «ce livre n'est pas un livre, c'est une carte».
Il faut en effet aller butiner, par «petits pas errants» 729 aphorismes, organisés par chapitre qui sont autant de «missions de reconnaissance» et agissent tel un «périple d'exploration» sur la «terre des idées».
Ça pourrait passer pour ludique, mais je vous incite malgré tout à arpenter ce texte avec un peu plus qu'une «attention flottante». C'est que le philosophe s'en donne à cœur joie, il affectionne les problèmes ontologiques, la solastalgie ici, l'amphibiose là, convoque sans relâche Descola, Latour, Viveiros de Castro, Natassja Martin et bien d'autres encore (les 12 pages copieuses de bibliographie donnent le ton) et n'a toujours pas renoncé à l'utilisation déraisonnable de l'adverbe «conséquemment» (les occurrences de ce mot m'avaient déjà marqué dans ses précédents essais). Même Damasio n'est pas en reste et s'invite en note de bas de page pour proposer d'insérer un « y » à polytique (inter-espèces).
La question principale du philosophe, maitre de conférence à l'université d'Aix, est toute entière située dans la «transformation de l'espace des possibles de nos relations aux vivants non humains», ou autrement formulé, comment faire face dans cette «condition de vivants pris dans une vulnérabilité mutuelle avec les autres vivants» pour rendre le monde plus habitable ? Pour ne pas être seulement tétanisé face «à l'angoisse et l'urgence (…) de la crise écologique systémique qui nous met en danger», face «à une mère d'intensification des drames d'habitabilité».
Baptiste Morizot est d'abord et avant tout un passionné qui sait rendre sa connaissance (pratique, celle du pisteur, mais aussi et surtout philosophique) passionnante. Il se fait même le chantre des croisements d'approche disciplinaire, à grand renfort d'épistémologies chimériques. Il sait aussi mobiliser des exemples parlants, à l'instar de ces êtres qui échappent aux taxinomies admises, comme le coywolf, hybride de loups et de coyotes (pas étonnant que Jérémie Moreau le cite en postface de sa BD sur les pizzlies, autres «êtres de la métamorphose»), à l'instar du pied de maïs qui recrute les prédateurs en capacité de le défendre, à l'instar des castors comme «activateurs de dynamiques écologiques, hydroécologiques» et des «barrages castormimétiques», à l'instar de l'enquête du biologiste Heinrich qui prend au sérieux la légende selon laquelle «les corbeaux guident les chasseurs inuits jusqu'au gibier». Ou l'importance de prendre soin de son milieu et de nouer des alliances et des «égards ajustés» avec les «cohabitants».
«C'est assez revigorant, parce que devant la solitude et la responsabilité écrasante d'être le seul acteur sur Terre, qui aurait détruit la nature fragile, culpabilité mêlée d'orgueil et de honte prométhéens, on se retrouve tout à coup surpeuplés, on n'est plus orphelins, abandonnés».
L'auteur poursuit sa conception de ce qui fait diplomatie, «une théorie et une pratique des égards ajustés envers les non-humains». Il s'intéresse également aux «jeux du pliage du temps», aux «palimpsestes inventifs que sont les vivants», s'emploie à traiter du changement de la texture du temps, du passage au «temps mythique», de la concaténation de trois saisons dans le même paysage lorsqu'il observe en Haute-Savoie les feuilles de feuillus tombés au coeur de l'été. «L'humain éphémère est désormais plus stable que son milieu, moins périssable, alors qu'il était jusque-là le fugitif dans la minéralité impassible des paysages et l'éternel cycle des mêmes saisons». «Le présent est une nouvelle donne : il incite chaque vivant à interpréter autrement le passé disponible à la surface du corps, comme le héron ardoisé utilise ses ailes sélectionnées pour le vol pour faire de l'ombre sur les eaux limoneuses où il pêche».
Un livre touffu, pas toujours très facile d'accès, mais fort stimulant et surtout indispensable pour se repérer et prendre soin de l'habitabilité de notre monde. La boussole écologique de votre été.
«Qu'on nous donne du possible, une bouffée de possible, et c'est ce monde qu'on sent pouvoir changer».

L'animateur
de Juanungo
Editions Delcourt, collection Shampooing
BD
«Donner une âme. Anima ça veut dire âme, en latin. Les bonshommes quand tu les animes, tu dois leur donner une âme ».
Nazareno, ou bien Neno pour ses proches, souffre d'un cancer depuis plus d'un an, un cancer qu'il ne peut pas battre. Afin de faciliter ses derniers mois, sa famille engage un infirmier pour lui tenir compagnie et contrôler la pompe à morphine. La relation entre les deux hommes est le focus de cette histoire, c'est elle qui rythme le récit à travers les remarques blessantes de Neno et l'infirmier à la personnalité attachante malgré tout. Animateur, Neno se lance dans un dernier projet d'animation publicitaire pour une marque de lingette nettoyante. C'est ce projet qui va permettre à l'infirmier et l'animateur de se rapprocher et de tisser un lien : Neno et l'infirmier s'entraident et apprennent de l'un et de l'autre, à travers l'animation.
Tout au long de l'histoire, Neno nous plonge dans le métier d'animateur qui prend de plus en plus d'ampleur au fil de l'histoire. Le projet de Neno que l'on suit d'abord à travers ses paroles finit par prendre vie à travers les dessins et devient une part entière de l'identité visuelle de la bande dessinée sous la forme d'un clin d'oeil aux flipbook.
Ce récit poignant manie le sujet délicat qu'est la fin de vie avec justesse, une touche d'humour et une légèreté qui laisse le lecteur avec un sourire aux lèvres malgré la dureté du sujet.
Juanungo signe ici une bande dessinée prenant source dans sa propre histoire familiale. En effet, son propre père, également animateur, meurt d'un cancer peu après son dernier projet. Le récit en est d'autant plus touchant, l'auteur consacre d'ailleurs la postface de l'ouvrage au travail de son père, Rodolfo Sáenz Valiente.
Recension réalisée par Sarah Techer, stagiaire à l'Esperluette

Furieuse
de Geoffroy Monde et Mathieu Burniat
Editions Dargaud
BD
prix de Lyon BD Festival
«Qu’on lui coupe les mains!! […] Et quand on lui aura coupé les mains qu’on lui coupe les doigts!!!»
Connaissez-vous roi Arthur?
Et bien savez vous que pour refermer le portail des démons, il dû demander de l’aide au sorcier Merlin. Ce dernier lui céda une épée magique.
Nous suivons l’histoire d’Ysabelle, la seconde fille du roi. Pour retrouver sa sœur, éviter un mariage arrangé avec l’étrange baron de Cumbre et la folie de son père, elle va conclure un pacte avec l’épée et traverser le royaume de Pendragon.
Il lui faudra bien du courage pour affronter ce monde inconnu.
Le style de dessin, mélangeant dessin animé et cartoon, est en dissonance avec certains épisodes de la BD, plus à destination des adultes.
Certains événements sont tournés en ridicule ou avec une pointe d’humour.
Cette BD a obtenu le prix du Lyon BD Festival 2023.
«Vous avez toute la journée pour vous faire une beauté.
-Six heures pour faire apparaître des boutons d’herpès. Pas évidents»
Recension réalisée par Marie Rety, stagiaire à l'Esperluette
- All
- Gallery Item

Vövöl
de Bérengère Cournut
Editions du Tripode
«Je voulais expérimenter toutes les métamorphoses de la matière – du végétal au minéral, et aussi un peu celles de l'air».
Bérangère Cournut n'en finit pas de surprendre et l'on se laisse vite cueillir par ce nouveau texte alors que paradoxalement, à la lecture des premières pages, on se dit très vite qu'on ne saisit pas très bien où cette histoire peut nous mener, et c'est peut-être pour ça qu'on s'y accroche.
Un poisson et une coquille qui s'aiment, mais qui doivent en passer par plein de métamorphoses pour vivre cet amour. Ils incarnent, «par-delà le temps», différentes formes du vivant qui se succèdent et s'hybrident («j'ai vu que même animal, on pouvait être minéral»), telle une scansion de la vie, telle une succession d'images. Jusqu'à ce qu'advienne de cet entrelacement un enfant, Vövöl.
Comme toujours ou presque avec Bérangère Cournut on se situe à la frontière des styles, des genres (de la poésie écrite en prose mais avec une prégnance des dialogues, un nouveau mythe sur les origines qui s'amuse avec «celui par qui nous sommes»). On retrouve certaines obsessions (à l'instar de la source qui se met à couler qu'on avait laisser avec Zizi cabane). Cela pourra en déconcerter plus d'un, mais peut-être est-ce la réussite de cette écriture que d'inviter le lecteur à s'abandonner.
«Nous ne sommes encore qu'un curieux assemblage, fait de vieux os et d'organes en désordre, mais, nous aussi, on ne s'articule pas trop mal. On respire, on se désire, comme de vieux crabes».

Carole. Ce que nous laissons derrière nous.
de Clément C. Fabre
Editions Dargaud
BD
«J'ai l'impression qu'à devoir choisir entre Arménie et Turquie j'ai toujours refusé les deux. Comme si j'avais honte de mes origines. C'est horrible à dire».
Robin et Clément connaissent vaguement les origines arméniennes de leur famille, mais ils aimeraient en savoir plus et notamment sur Carole la première fille de leurs grands-parents qui est décédée à Istanbul quelques jours après sa naissance. Ils se rendent sur place pour essayer de retrouver sa tombe, histoire de se raccrocher à une trace. Pour essayer aussi de reconstituer l'histoire familiale sans se déprendre de la grande histoire. Ils font parler les dates, sondent les lieux, examinent les registres. Ils font aussi parler les souvenirs de leurs grands-parents pour «essayer de comprendre» ce qu'il n'arrive pas à percevoir dans leur voyage. C'est que le regard occidental ne leur permet pas toujours de bien saisir ce qu'il se passe à Istanbul, à l'instar des manifestations populaires qui y ont cours – cela n'est pas sans nous rappeler l'immersion dans Le Caire de la narratrice de Warda s'en va – Carnets du Caire de Pierrine Poget, paru aux éditions de La Baconnière, avec son lot d'étonnements et d'incompréhensions interculturelles.
L'écriture de la BD agit comme un besoin de laisser une empreinte de ce cheminement, mais aussi de «la tombe [qu' ils n'ont] pas trouvé».
Ce roman graphique aux couleurs douces n'hésite pas à faire des aller-retour entre passé et présent, entre images d'archives, photos de famille et déambulations dans Istanbul, comme pour mieux narrer cet ensemble à partir duquel se reconstruit l'identité des deux frères. Une histoire délicate.
«Je réalise que c'est l'histoire qui fait la famille, et qu'en conserver la trace, aussi infime soit-elle, est important».

Petits riens
de Marion Pédebernade *Waii-Waii*
Editions CotCotCot
Album jeunesse
«J’ai fait une découverte incroyable.»
Sur le site de CotCotCot éditions, on découvre ce livre dans l’onglet «hors-formats». Cette classification lui va particulièrement bien. Tout d’abord, il a un format carré peu ordinaire, et puis il a une reliure écolière – peu courante aussi, ou encore la double-page du milieu s’ouvre pour une illustration panoramique. Ensuite son contenu est hors-catégorie : à la fois pour les tout-jeunes et les adultes, entre poésie et très brève histoire, parfois sans texte. Un objet à part donc qui propose un moment de lecture-voyage immobile, un instant de silence plein.
C’est que Waii-Waii nous fait voir ce qu’on ne voit pas. La narratrice nous extrait du tumulte joyeux du bac à sable pour nous faire découvrir à travers ses yeux l’univers des grains de sable et ses «minuscules mondes : planètes infimes, trésors de fourmi, pépites insignifiantes, paillettes étincelantes.»
Mêlant crayon, aquarelle, tampons, chaque illustration nous amène à voir le réel autrement.
Un univers infiniment petit pour une poésie et un imaginaire infiniment grands. Encore une pépite qui se rajoute au catalogue de CotCotCot que nous aimons déjà tant...
«C’est alors que j’ai regardé les quelques grains collés au creux de ma paume de plus près.»
- All
- Gallery Item

Des lendemains qui chantent
d'Alexia Stresi
Editions Flammarion
«Que fait une voix pareille enfermée dans un si petit rôle ? »
Elio Leone est orphelin et c'est dans la transmission, encouragé par les figures inspirantes que sont le médecin Giuseppe Tropeano, la Soeur Annamaria et le Padre Bizzo ou encore Eugénio le sorcier qu'il va faire son bonhomme de chemin. Mais surtout auprès de Mademoiselle Henriette Renoult, professeur de rôle («la prêtresse des coulisses», «la papesse des voix lyriques») puis d'Eugène Vanzo qu'il devient ce qu'il est, qu'il va persévérer et apprendre sur soi. Incarner un chanteur lyrique mais pas n'importe lequel, un ténor d'une grande virtuosité, qui chante avec nécessité, mu par un instinct de survie.
Mais déjà à l'observer, on comprend qu'il n'est pas à l'aise avec les hommages, le succès. Les révérences, les compliments, «les jeux de cirque de la carrière» l'indisposent. Il reste à part et vulnérable.
A peine est-il arrivé en France, qu'il se fait très vite remarquer lorsqu'il interprète à l'Opéra-Comique, avec un tel brio, le personnage de Borsa dans le Rigoletto de Verdi. «Sa justesse d'intention ébranle. Elle ne commente pas, elle vous creuse. Ça va bien au-delà de la beauté d'une couleur ou de la perfection du son».
Sauf que tout ceci n'est pas linéaire (les va-et-vient temporels du récit nous mettent en alerte), comment pourrait-il en être autrement quand on sait que Elio nait dans l'entre-deux guerres et que sa trajectoire de vie va forcément être ébranlée par les événements qui secouent l'Europe (l'Italie fasciste, la deuxième guerre mondiale). A son retour d'Allemagne, les places de chacun ont bougé et il n'est pas celui qu'on attend. Passé pour mort, il est pris de chagrin, comme «emmuré vivant» et cesse d'exercer pour un temps son métier-passion.
La prophétie de Mademoiselle Renoult d'aller chanter la Forza del destino à la Scalla de Milan n'est alors pas prête de se réaliser. La force du destin et Alvaro attendront.
Elio Leone est un personnage très romanesque -la galerie de personnages qui l'accompagne l'est tout autant- et le récit de sa vie prend toute son ampleur inscrit dans ce moment historique si particulier et en nous faisant dériver de Naples à Paris, de Normandie en Haïti puis jusqu'à Nantes et de nouveau en Italie.
Plus de quatre cent pages d'émotion. A conseiller même à celles et ceux qui n'aiment pas Verdi ou ne connaissent pas l'opéra.
«Il faudrait pouvoir vivre à l'intérieur de la musique, savoir s'y réfugier et y rester comme dans une bulle».

Bonne nuit mes doudous
de Nikitas M. Papakostas
Editions Do
«L’un se prit dans les branches, l’autre tomba dans les profondeurs et il roulait comme une balle, car les cinq âmes n’avaient pas de coins.»
Très court roman, presqu’une nouvelle, ce livre est surprenant. D’abord il y a le titre - doux, tendre même – qui contraste directement avec l’illustration - des tâches de couleurs qui dégoulinent, laissant présager quelque chose de moins rond, la prémonition d’une histoire certainement plus sombre. Et puis il y a le texte, ramassé sur une soixantaine de pages. En peu de mots, Nikitas M. Papakostas peint un décor âpre qui nous plonge littéralement dans un petit village grec. Rien ne manque : les acacias, le potager juste à côté et ses tomates rouges saignantes, les murets de pierres, l’église et la places où se rassemblent les habitants pour discuter et commérer, la montagne environnante. Mais surtout, l’auteur nous livre un texte tranchant où chaque moment vient se nouer au premier, créant une liane tendue, prête à céder. Alors forcément, on lit l’histoire de Mario et Fortis d’une traite, on en sort un peu secoué.e et embrumé.e. Mario, c’est cette jeune femme qui vit dans une étable avant son mariage, tue dès les premières pages des chatons à peine nés, sent la présence de Dieu mais aussi d’ombres menaçantes, ne cerne pas toujours la frontière entre réel et songe. Fortis, c’est ce jeune homme privé d’un index suite à un accident de moissonneuse-batteuse, devenu prêtre et époux de Mario. Tous deux, chargés de religion et mysticisme, transforment malgré eux et à jamais la vie du village.
Un conte cruel pour adulte qui vient nous déranger et nous trouble longtemps.
«La vérité se cache dans le cœur d’une fleur. Le bourgeon s’ouvre. C’est au tour des pétales. Tout s’ouvre tour à tour et repousse à son tour ce qui le précède au-dehors. La vérité est sur le point d’être dévoilée.»

Un an de plus
d'Ulrika Kestere
Editions L'étagère du bas
Album jeunesse
Quoi de plus plaisant que de fêter son anniversaire ?... Mais peut-être que tout le monde n’en pense pas autant ? Et d’ailleurs, comment aimez-vous le fêter ? Vous vous retrouverez très certainement sous les traits d’un des personnages de cet album aussi doux par ses couleurs que ses dessins. Être au centre de l’animation comme Léa la tigresse, danser à n’en plus pouvoir comme Ture ou plonger dans un bain moussant comme Vanja, et j’en passe.
Comme dans ses précédents albums (Une hérissonne bien sensible, Un pull pour Otto ou encore nos voisins sauvages), Ulrika Kestere nous offre un texte et des illustrations sensibles et poétiques où les animaux, humanisés et aux expressions pleines d’émotions, nous rappellent nos petites manies et grandes envies.
Un moyen de préparer sereinement et sans complexe l’anniversaire de ses enfants (et le nôtre), car il n’y a aucune mauvaise façon de le fêter (on est même autorisé à ne pas s’en soucier).
«Que ce soit pour toi un grand jour ou un tout petit, comment veux-tu le célébrer ? Avec des hip hip hip hourra ? En toute tranquillité ? Ou pas du tout ? »
- All
- Gallery Item

Mon musée imaginaire
de Claire Le Men
Editions La Découverte
BD
«C'est ça aussi un musée imaginaire : quans certaines œuvres, tissées ensemble, par le fil de notre histoire personnelle, nous racontent de façon singulière, on s'imagine qu'elles nous appartiennent un peu».
Voici une BD fort instructive que nous propose Claire Le Men. Cette dernière nous raconte les liens qu'elle entretient avec l'art, la connaissance intime qu'elle a de certains tableaux, ainsi le tableau de Félix Valloton intitulé Le Ballon qui se serait exilé de son «livre de naissance» pour s'établir au musée d'Orsay ou encore du choc esthétique qu'elle a connu lors de sa première rencontre avec un Kandinsky(« J'ai souvent ressenti cet étonnement en découvrant dans un autre contexte certaines de ces peintures si liées à mon enfance qu'elle en étaient devenues des icônes intimes. Ces affiches qui faisaient partie des murs de la maison au même titre que n'importe quelle photo de famille semblaient m'avoir été dérobées quand je les retrouvais dans une publicité ou sur la couverture d'un roman. J'ignorais que le propre des chefs d'oeuvre est d'appartenir à tout le monde»). Elle essaie de voir comment s'est constitué chez elle le goût, le discernement du beau, alors qu'au départ ce n'était pas gagné («Tout le monde savait toujours quel bâtiment admirer, sauf moi, qui me trompait tout le temps»). Ayant grandi auprès d'une mère historienne de l'art ("haltérobibliophile" qui n'aime rien tant que les dessins de Seurat), elle a longtemps hésité avant de trouver sa voie. Elle ne sera pas psychiatre malgré les 8 années d'études qu'elle a suivies, elle fera de la BD. Il reste d'ailleurs quelques traces de ses études, puisqu'elle n'hésite pas à évoquer la bipolarité de Courbet, le syndrome de Flaubert ou de Florence, le syndrome de l'imposteur (titre d'un de ses précédents ouvrages).
En mobilisant plusieurs références picturales qui cohabitent avec les dessins de son enfance mais aussi en piochant ici ou là des références issues de sociologues (Bourdieu, De Lagasnerie), écrivains (Malraux, Proust, Gide) et philosophes (Derrida, Heidegger), c'est un véritable itinéraire entre les œuvres qui se déploie sur plus de 200 pages.
De la controverse autour de la paire de chaussures d'un célèbre tableau de Van Gogh au monogramme et à la klecksographie en passant par le métier d'oeil-attributionniste, l'exploration proposée est multiple et passionnante.
Et surtout on prend le temps de s'arrêter sur quelques œuvres remarquables de Doumier, Chardin, Vermeer, Courbet, Le Caravage, Malevitch et sur quelques trajectoires, comme celles de Beltracchi, le faussaire de génie.
Il y aurait certainement à faire des liens avec le dernier essai de Mona Chollet, D'images et d'eau fraîche, ne serait-ce que sur le rapport à la beauté et nos tentatives d'appropriation.
En faisant de la BD, Claire Le Men ne fait pas comme sa mère (la seule discipline artistique «qui me restait, celle à laquelle ma mère ne connaissait pas grand chose»). A sa manière, dans les rapprochements qu'elle fait entre les artistes, entre les oeuvres, elle nous propose, sous forme métamorphosée, une histoire sensible de l'art. Une tentative réussie de sortie du processus d'énigmatisation de l'art.
«Certains tableaux ont tant à raconter qu'en se les appropriant, on finit par croire que c'est nous qu'ils racontent»

Design Design
de Marie-Christophe Ruata-Arn & Laurence Kubski
Editions La Joie de Lire
documentaire jeunesse
«Créateurs, inventeurs, fabricants, combien étaient-ils à occuper ma vie, jour après jour, alors que je ne les connaissais même pas ? »
Ce sont 36 objets de design qui émaillent les pages de ce documentaire et qui sont distribués selon 14 chapitres qui se présentent sous forme de petites nouvelles sur 2-3 pages introduisant les dits objets s'invitant dans le quotidien. Grille-pain, chaise, presse-agrumes, luminaire, verre en plastique, chaise improbable, l'ampoule de Livermore, chacun leur forme, leur utilité, leur détournement ou réutilisation, leur histoire, leur vie. L'objet «aussi simple qu'efficace, (qui) raconte combien notre monde est en train de changer, mais aussi comment certains objets et certains gestes nous survivront toujours».
Les objets sont repris en fin d’ouvrage avec le nom de leurs inventeurs. Si certains paraissent extravagants, d'autres sont plus ordinaires et nous invitent à une nouvelle lecture tant ils sont passés inaperçus.
Une belle entrée dans l'univers du design.
«Il y a aussi des objets qui s'amusent avec la réalité : ils jouent à en faire des copies qui nous font rire, mais parfois aussi réfléchir ».

Atteindre l'aube
de Diglee
Editions La ville brûle
« J'écoute cette capsule d'antan, cette parcelle de bruits volés à ton passé dans laquelle, redevenue mortelle, tu marches et vis et respires. »
Diglee, depuis toujours, voue une profonde admiration pour sa grand tante, Georgie. Elle lui a d'ailleurs dédié son premier livre A Renaud, racontant le premier grand amour de cette aïeule. A la mort de cette dernière, Diglee décide donc d'écrire sur sa vie, « sa » désignant tout à la fois Georgie et elle-même. Car écrire sur sa parente, c'est aller chercher à comprendre le parcours de cette femme, son excentricité, son apparente liberté. Pour cela, il faut partir plus loin dans l'arbre généalogique, aller du côté de femme de la fin du 19ème et début du 20ème, danseuses, chanteuses. C'est appréhender la relation de toutes ces femmes aux hommes, à la maternité (sauf pour Georgie qui n'aura jamais d'enfant), à la vie. Et forcément, chemin faisant l'autrice (re)lit sa propre vie, a comme des éclairs de lucidité qu'elle nous livre, sans phare, met en parallèle ses rencontres, ses passions, ses doutes avec ceux de Georgie, qui n'est finalement pas tout à fait celle qu'elle croyait connaître.
L'illustration (de Diglee) de la couverture nous livre avec finesse des éléments de la vie intime de Georgie et Diglee. La forme (l'utilisation du « je » et du « tu ») nous plonge littéralement dans une relation complice qui existait entre ces deux femmes. Enfin, les photos de la fin nous rapprochent encore de cette femme puissante et fragile à la fois.
Ou comment sonder la vie d'une aïeule pour mieux apprendre sur soi.
« Habituellement, les gens écrivent sur leur grand-mère. Leur mère. Moi j'écris sur toi, ma grand-tante. »
- All
- Gallery Item

Parfois le silence est une prière
de Billy O'Callaghan
traduit de l'anglais par Carine Chichereau
Editions Christian Bourgois
sortie le 11 mai 2023
«Je suppose que tout autant que nous sommes, nous sommes toujours plus d'une personne en même temps».
Trois chapitres composent ce roman, on suit tour à tour Jer (pour Jeremiah) dans les années 1920 puis Nancy une décennie avant, et enfin Nellie au début des années 1980. Trois membres d'une même famille irlandaise extraits de trois générations qui se suivent, à l'intersection des moments qui ont compté dans l'histoire irlandaise. De l'île de Clear Island à Douglas, localité toute proche de Cork.
Jer, encore hantée par la guerre, qui à l'heure de la mort de sa sœur Mamie en veut à mort à son beau-frère pour s'être mal comporté.
Nancy qui a dû se débrouiller seule avec ses deux enfants, composer avec le rationnement de l'asile pour pauvres, enchainer les petits boulots (du ravaudage des tissus à la filature du chanvre, en passant par bonne auprès de personnes âgées), avec l'énergie du désespoir («j'accepte de mener une vie aux désirs mal accordés, aux besoins à demi comblés») et toute l'ambivalence des sentiments à l'égard du père de ses enfants («Qu'il puisse se comporter ainsi sans en subir la moindre conséquence, c'était normal, ainsi allait le monde»).
Enfin, Nellie qui est sur la fin de sa vie, qui «finit par comprendre qu'on trouve la paix dans l'acceptation» et qui voit défiler tout son entourage familial à son chevet.
Ces personnages tantôt se débattent, tantôt se réclament de l'héritage familial qui est le leur, mais aussi de ces «souvenirs tranchants», de ces lieux «où s'entremêlent tant de passés». Marqués par le poids de ce qui les précède, ils sont surtout «prisonniers (aussi) des circonstances» qui les ont vu naitre. Tous tendent à se raccrocher au silence, peu enclins à s'en remettre aux prières, quitte à inventer leur propre rituel.
De ces éléments constituant un triptyque, on retrouve à chaque fois une inscription dans une parentèle, dans une fratrie mais plus encore une continuité dans certaines ambiances, ondulations, une mosaïque d'éléments aussi, ce sans quoi l'équilibre des choses viendrait à en être menacé. Une même simplicité matinée de courage dans le rapport à la vie et à ce qui les entoure. Ainsi les ajoncs sauvages, les murets de pierres sèches, le savon carbolique, la tourbe et le feu, le brouillard, les nuits sans sommeil, la même couleur des yeux («cette nuance exacte d'argent fourbi qu'a l'océan les jours d'hiver»), la même façon de porter la chemise en roulant ses manches au-dessus du coude, le crépuscule, les fantômes, le cimetière, les pintes dans le même pub, … tout ce qui fait territoire et famille à la fois.
Un récit servi par une remarquable traduction, Carine Chichereau a encore sévit !
Une écriture enracinée et qui recèlent des accents éclatants de justesse.
«C'est étrange, hein ? Ces choses qu'on transporte en nous. Par tous les anges du ciel, ce n'est pas étonnant que je sois voutée».

Mauvaises méthodes pour bonnes lecture
D’Eduardo Berti
Illustrations d’Etienne Lécroart
Editions de La Contre Allée
« Ouvrez un roman et lisez seulement les pages impaires, comme si les paires étaient vides. A la fin de cette lecture, ne lisez que les pages paires. Comparez les deux romans. »
Membre de l’Oulipo, Edouardo Berti nous livre ici 135 façons de lire, écrire, ranger sa bibliothèque, échanger avec des amis autour de nos lectures, prendre plaisir et (re)découvrir chaque livre qui croisera notre route.
Un texte peut se lire et se relire autant de fois qu’on le souhaite et à chaque fois nous y donnerons une signification un peu différente. Si nous suivons les propositions d’Edouardo Berti, nous découvrirons encore d’autres sens cachés. C’est que ses méthodes de lecture sont pour le moins insolites, en voici deux exemples : utiliser des dés pour savoir quelles pages lire ou ne pas lire (58.), lire un poème tel un saumon qui remonte la rivière – c’est-à-dire en commençant par le dernier vers (60.).
Parce qu’une œuvre prend de l’épaisseur par les liens que nous faisons avec d’autres ouvrages, il nous invite également à aller au-delà, allant jusqu’à mêler des textes en lisant par exemple un premier roman jusqu’à la page 130 et en terminant l’histoire par un autre roman lu à partir de la page 131 (1.). Puisque les livres dialoguent entre eux (mais pour cela il ne faut pas les enfermer dans des boites, comme nous l’explique livre arménie), nous pouvons prendre les répliques du roman A et y répondre à l’aide des répliques du roman B (84.). Il est aussi essentiel de réfléchir à leur disposition dans notre bibliothèque comme dans d’une bibliothèque l’autre. Que se passe-t-il si en plus de l’ordre alphabétique des auteurs, nous y ajoutons la chronologie historique (5.) ? Quels voisinages crée-t-on ? Plusieurs organisations nous sont également soufflées, comme suivre un « ordre qui ne peut pas être déduit à l’œil nu » : à partir l’année de publication, le nombre de pages, le nombre de fois qu’un mot apparait (23.)… Les combinaisons sont infinies.
Le plaisir de lire, c’est aussi un plaisir qui peut se partager entre amis. Et là, quoi de mieux que d’organiser de petits jeux, comme celui-ci : « choisissez un roman, un livre de poésie et un essai » et tenter de deviner qui lit quoi simplement en les observant (27.)
Enfin, entre deux lectures, Eduardo Berti nous encourage aussi à écrire. On retrouve alors des consignes très oulipiennes : utiliser un dictionnaire des synonymes pour modifier tous les noms, adjectifs et adverbes (68.), écrire une lettre d’amour ou de rupture en employant des phrases prises dans le livre que nous lisons (34.), enrichir un haïku de mots pris dans un poème plus long jusqu’à ce que les deux poèmes aient autant de mots (50.)… Les autres sont à découvrir en lisant le livre…
Chaque petit chapitre peut se lire seul, mais, tel un paquet de gourmandises aux multiples saveurs (drôle, poétique, studieuse, émouvante ou complètement loufoque), on préfère en lire plusieurs à la suite, dans l’ordre ou le désordre, et il y a fort à penser qu’on y replongera très rapidement, à peine la première poignée avalée.
« Placez-vous toujours à côté ou derrière quelqu’un qui est en train de lire un livre, un journal ou même une tablette. Cherchez des échos ou des continuités entre les « lectures volées ».

Kramp
De Maria José Ferrada
Traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Million
Quidam Editeur
« Les « insectes de la destinée » ne sont pas une espèce, mais un insecte qui se pose à l’endroit précis où la vie prend un tour différent. Cet espace de temps où l’on décide d’aller sur un trottoir ou un autre. »
M, la narratrice, vit au Chili sous le régime de Pinochet. Elle a à peine une dizaine d’années lorsqu’elle accompagne pour la première fois son père D, représentant en quincaillerie, dans sa tournée des villages. Elle découvre alors qu’il est possible d’organiser et comprendre le monde, même l’univers (les étoiles ne ressemblent-elles pas à des têtes de clou ?) à partir des vis, écrous, marteaux et autres articles du catalogue de la marque « Kramp ». On découvre alors une jeune fille débrouillarde et fière de suivre son père. Les visites de commerçants sont bien huilées : le père propose ses articles, la petite regarde intensément le vendeur - « l’ultime recours étant le regard au bord des larmes ».
Par petites touches et chapitres assez courts, Maria José Ferrada nous dresse le portrait d’un monde plein de non-dits et d’absents, fait de bric et de broc, où on survit plus qu’on ne vit. Car, même si M nous dépeint un système qui roule au début du roman, on sent rapidement que l’engrenage est fragile. Il y a d’abord cette mère, tout à la fois présente et absente (« une partie d’elle-même avait quitté son corps et se refusait à y revenir »). Il y a aussi ces autres représentants et leurs petites combines pour finir les fins de mois. Et puis E, le projectionniste du ciné-club universitaire, passionné de photos, pas n’importe lesquelles, celles de fantômes.
Le roman est justement comme « une photo en noir et blanc, avec toute la gamme intermédiaire de gris », ces nuances de tons que l’on retrouve au fil des pages, entre deux mots, dans les émotions qui traversent M notamment lorsque son univers bascule – parce que le monde change autour d’elle, mais aussi parce qu’elle grandit et regarde ce qui l’entoure avec d’autres yeux que ceux de la petite fille qu’elle était au début. Ce regard à la fois déterminé et nostalgique qu’on peut lire dans le portrait de la couverture.
L’autrice explique à un moment ce qu’elle appelle une « sensation d’un trou », c’est cette « tristesse que l’on ressent sans qu’elle soit la sienne », c’est un peu de cela qu’il nous reste lorsqu’on referme ce livre. Et M et les fantômes du Chili resteront, à n’en pas douter, encore longtemps dans notre esprit.
« Et quand il a eu fini sa phrase, j’ai éprouvé pour la première fois une sensation étrange, que j’ai définie comme la sensation d’un trou. »
- All
- Gallery Item

Virgule
de Samantha Barendson
Editions de l'Attente
«Où t'en es-tu allé promener ? »
Après la lecture mobilisante et passionnée que j'avais fait d'HKZ, le livre du revenir, je ne pensais pas revenir si vite à un récit qui s'adresse également à un Autre qui a sa vie en suspens. Issue incertaine.
La narratrice de Virgule (coma en espagnol) se rend au chevet de son meilleur ami Léonard qui se retrouve dans le coma suite à un stupide accident (ne jamais traverser la rue les yeux rivés sur son portable). Ami depuis plus de vingt ans, «tu as été la boîte de Pandore où j'ai rangé mon avortement, mon premier sex-toy, quelques histoires d'amour ratées et d'autres béguins ainsi qu'une dette ancienne».
Elle se résout à venir le voir chaque jour, à lui parler sans qu'il ne réponde. Elle se raconte donc mais se retient d'écrire sur lui : « Je veux que tu dures, je ne veux pas capturer ton âme ou ta vie avec une feuille de papier, je veux que tu vives » ; «l'écriture ne permet pas de consigner le réel, elle permet tout au plus de mettre quelques marqueurs, de laisser une petite trace de vécu». Le fait d'être en présence d'un absent l'angoisse, «j'essaie de dormir le moins possible, pour équilibrer notre monde, toi qui dors et moi qui veille».
Très vite, d'autres figures apparaissent par l'évocation de l'entourage de Léonard, ses parents Bob et Suzy «qui forment un tout», et puis Maxime, son amoureux avec qui il venait de s'embrouiller sérieusement. Maxime qui a peur d'un tête-à-tête avec Léonard, qui réclame la présence de la narratrice. Ainsi advient une triangulation relationnelle mais incomplète, en partie silencieuse. Et ce besoin pour la narratrice de bruit, de peau, pour parer à l'absence qui dure de Léonard. Comme pour contrer une sorte de pulsion de mort qui menacerait.
Un récit, qui ne tombe jamais dans la gravité et qui reste toujours attentif aux ponctuations (avec des commencements de chapitre singuliers, à l'instar de l'article d'un code de la route, d'une règle du scrabble, d'un extrait du très sérieux The Lancet Neurology, conditions de service de Facebook). Le propos excède de loin la seule question du lien d'amitié ou amoureux et ce qu'il en subsiste quand l'autre est en sommeil prolongé, il sort aussi de l'intime pour se souvenir en arrière fond de la manif pour tous, pour aussi se moquer malicieusement de certaines conventions.
«Tous les jours, je parle pour que ma voix devienne la corde à laquelle tu pourras t'accrocher pour remonter du puits. Oh hisse !»
«Y a-t-il une date d'expiration au coma ? »

Être heureux avec moins
de Corinne Morel-Darleux
Editions La Martinière Jeunesse
collection ALT
«C'est joli, ça brille, mais est-ce que ça en vaut la peine ?»
Cette nouvelle collection s'adresse aux 15-25 ans et invite différents auteurs (Bruno Patino, Blandine Rinkel, Camille Froidevaux-Metterie, Ovidie, Camille Aumont Carnel, Guillaume Meurice) à proposer des éléments de réflexion pour penser notre époque. C'est le tour de Corinne Morel-Darleux de se questionner «Être heureux avec moins ? ». Faisant sien l'adage selon lequel il n'y a pas de réponse qu'une bonne question ne sache résoudre, CMD nous agrippe pour explorer avec elle les différentes implications de ce questionnement.
Pour nous faire réagir, elle scrute les incohérences et autres «absurdités contemporaines» sorties de la cuisse de l'Anthropocène qui nous percutent. Ainsi, les ours qui fouillent les poubelles en Alaska, les sangliers qui prennent le métro à Hong-Kong, les dromadaires sauvages trop nombreux qui se rapprochent des habitations en Australie, les bébés de moins d'un an qui passent déjà 30 minutes par jour devant un écran, certaines grandes mégalopoles qui menacent de s'affaisser (phénomène appelé subsidence), ou encore la «reconnaissance faciale pour les distributeurs de croquettes pour chats». En tant que fan inconditionnelle de Jérémy Moreau, on ne sera pas surpris que CMD cite aussi l'exemple du pizzly, nouvelle espèce née du croisement entre le grizzly et l'ours polaire.
Elle plaide pour sortir de la pesanteur du monde, où «la réussite se mesure à l'aune des possessions matérielles. Des personnes qui pèsent (…) La réussite, aujourd'hui, s'évalue en quintaux – des quintaux dorés, qu'on nous a habitués à envier». Ou de l'intérêt de s'alléger par rapport aux consommations ostentatoires, à l'avidité technologique, l'essor déraisonné du numérique : «il y a un vrai plaisir à se délester du superflu». Et ce, pour mieux s'émerveiller du monde.
Certains passages écrits en rose agissent tels des trigger warning et retiennent ainsi toute l'attention du jeune lecteur.
A partir de données référencées (renvois en fin du document), CMD en appelle à une prise de conscience, sans être sur le registre de la donneuse de leçon ou de la moralisatrice. Bien au contraire, lucide, elle rappelle aussi la prégnance de la «dissonance cognitive», «entre ce qu'il faudrait faire, ce qu'on peut faire et ce qu'on veut faire».
Un écrit percutant et bienvenu qui pourrait permettre à la plus jeune génération (coucou les bénéficiaires du dispositif Jeunes en Librairie) mais aussi à ses aînés de porter intérêt à l'essai que CMD a écrit chez Libertalia en 2019, et qui porte ce titre tout en malice, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, un must have.
Une lecture utile et précieuse qui participe au renforcement de l'esprit critique, l'éthique et le discernement en bandoulière.
«Peut-être est-il le temps d'arrêter de produire. Ou du moins de ralentir».

Mes p'tits doigts
d'Anne Crahay
Editions CotCotCot
album pour les tout-petits
«Chuuut !
Chuuut !
J’attrape un peu de silence.
Ecoute l’histoire
Au creux de ma main.»
Nous avions découvert le travail d’Anne Crahay chez CotCotCot Editions avec son magnifique album Le sourire de Suzie. Il s’agissait alors d’évoquer la perte du sourire d’une petite fille et la «nécessité» de s’en fabriquer un (et même plusieurs) en attendant de retrouver le sien.
Ici le sujet est bien plus léger mais les illustrations tout aussi belles! Et l’album s’adresse cette fois-ci aux enfants les plus jeunes. C’est qu’Anne Crahay aime naviguer dans la littérature jeunesse avec des styles bien différents, mais toujours empreints de poésie.
Ici donc, elle s’adresse aux tout-petits en traversant les moments-clés d’une journée à l’aide de mots-gestes tirés de la langue des signes. Elle nous propose même trois modes de lecture : du simple mot associé au signe («Bonjour ! Bonjour !»), auquel on ajoute quelques autres mots, pour finalement lire toute la page. Les signes sont expliqués également en fin d’ouvrage. Un album qui accompagne donc ses lecteurs pour une approche très progressive et en douceur de la communication avec les tout-jeunes enfants.
Venons-en à présent aux illustrations : une petite main noire et potelée, un index «capuchonnée» d’un petit visage, quelques traits de temps-temps pour une partie du visage et une petite chenille aux couleurs contrastée bien sympathique !
Tous les ingrédients sont là pour capter le regard, saisir les émotions, avec un brin d’humour et de tendresse.
Vous pouvez retrouvez un extrait de Mes p’tits doigts, par ici: https://issuu.com/cotcotcot-editions/docs/mes-petits-doigts_book_extraitissuuu2
Et lire un extrait de Le sourire de Suzie, par là : https://issuu.com/cotcotcot-editions/docs/le-sourire-de-suzie-extraits-issuu
«Mes p’tits doigts ont dit
On joue ?
On joue ! »
- All
- Gallery Item

HKZ, le livre du revenir
d'Antoine Mouton
Editions Ypsilon
«L'être humain puissance livre ne meurt jamais».
Antoine Mouton (AM) a rencontré Hermine Karagheuz (HKZ) -comédienne d'une grande liberté («la peur de l'ennui l'avait guidée mieux que le souci de sa carrière»)- à Saorge en 2008, il était son souffleur quand HKZ jouait les Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke («notre relation était née autour de ce texte»). Avec ce livre, AM se retrouve dans le prolongement de ce rôle plusieurs années après, se devant de «trouver des mots à ce qui manque» («HKZ rougeoie toujours. Je souffle. Nous flamboyons» ; «Et si tu perds un mot, je soufflerai : encore. Pas seulement pour que ça recommence. Mais pour que ça commence aussi. Car je crois qu'on a déjà vécu la fin»).
Même si plus de quarante ans les séparent, ils se sont liés d'amitié, et combien. Une amitié surnaturellement infinie, une amitié en acte. Il concède avoir contracté une dette auprès d'HKZ : «HKZ est celle qui dans ma vie a ouvert la possibilité d'un futur, quand je me démenais encore avec le passé et multipliais le présent pour ne jamais y être. Le passé s'est détaché, le présent s'est unifié - le futur peut advenir». A d'autre moment, il parle d'un don : «Par ce don que je fais, HKZ m'offre en retour la possibilité de voir ce que c'est que finir. Voir de près, dans les détails, ce qui se trame avant la mort».
Antoine Mouton sait que son amie est sur la fin de ses jours. En plus de l'accompagner vers cette fin, il va dresser alors le journal de ses observations du 10 septembre 2019 au 22 juillet 2021 qui constitue aussi un tressage des morceaux de vie d'HKZ. Plein d'attentions, il transcrit ce qui continue malgré tout à les relier, ce qui fait le quotidien, les changements à l'oeuvre, «la séparation d'avec le monde». «Ecrire pour suivre le mouvement de ce qui se dérobe au visible». Ecrire même si c'est trop tard.
C'est que très rapidement HKZ perd la mémoire, parle de moins en moins, devient incontinente, amaigrie, comme désarticulée après une répétition de chutes («C'est bien cela chuter : ne plus pouvoir répondre aux questions qui nous sont adressées»). Et puis, l'état de santé d'HKZ est passé «dans le gouffre des diagnostics rapides et des condamnations médicales» : sénilité («il suffit d'un peu de négligence, et le panache et l'insolence sont pris pour du gâtisme »), alzheimer, les mots sont lâchés («pourquoi utiliser des mots si rien ne peut les empêcher de nous aliéner ? »). Dès lors, leur «amitié s'est trouvée mêlée d'une dimension d'assistance». Pour en prendre soin, il devra aussi devenir son tuteur, vider son appartement («vider un appartement, c'est défaire un monde»).
Raconter l'histoire d'HKZ, c'est aussi une façon pour AM de se raconter. Plus encore, c'est l'histoire de tous ceux dont la vie a été entremêlée à celle d'HKZ. On y croise des personnages hauts en couleur, Antranik son père, ou encore Neptune (alias Michel Doss) son compagnon d'un moment de vie. On y croise aussi le confinement qui isole («une épidémie de silence», qui restreint, et quelques folies du monde moderne (les codes PIN et PUK qui empêchent quand on ne les a pas), la déshumanisation d'HKZ à laquelle il assiste médusé au Tribunal des tutelles : «On ne peut pas accepter de vivre dans un monde si mesquin, destructeur et froid. Ce qu'il faut, c'est rendre ce monde impossible et trouver l'issue». Et AM de prolonger la critique : «Notre goût pour le plein ne nous prépare pas à encaisser les surgissements du peu au bout des vies ».
Et Antoine Mouton n'oublie à aucun moment de donner une portée poétique à son texte (dimension qui nous l'avait fait connaître, on pense ici à Les chevals morts), en atteste des passages extrêmement puissants sur l'âme : «Nous avons le langage et dans le langage quelques mots qu'on a posés sur rien, mais qui illuminent les autres par le mystère de leur existence : âme est l'un d'entre eux.
Âme est tout, âme est rien -
âme nous préoccupe.
Amnésiques nous n'en disons rien».
La lecture passionnante que j'ai fait de ce livre m'a évoqué deux autres livres, Les corps vulnérables de Jean-Louis Baudry, même si la relation décrite y est d'une autre nature, il n’empêche que le journal tenu avec discipline fait revivre l'Autre, mais aussi un essai de Benoît Eyraud intitulé Protéger et rendre capable, La considération sociale et civile des personnes très vulnérables.
Un hommage vibrant à HKZ la traversante par AM le sismographe de l'âme. Une écriture tout en délicatesse, qui se méfie de l'illusion biographique, attentive au silence («sans silences, les vies ne seraient que des suites de faits»). Un livre tout en douceur. En amitié. Absolument bouleversant.
«Si peu à peu tu t'absentes de ce monde, je tâche de te rendre présente à force d'écrire».
«On peut rester près de ceux qu'on a perdus et s'y tenir parce que même leur absence nous plait».

Les débuts - Par où commencer ?
De Claire Marin
Editions Autrement
«On dit parfois qu'on écrit des histoires pour en maîtriser la fin. Peut-être qu'on les écrit pour en découvrir le début».
Après les succès remportés avec la parution de Rupture(s) en 2019 puis de Être à sa place, habiter sa vie, son corps, en 2022 (mais on gagnerait à découvrir tous les autres livres qui ont précédé, à commencer par Hors de moi, sur la maladie), Claire Marin revient avec un nouvel essai roboratif. Et si tout se jouait ou presque dès les débuts, se rejouait à chaque recommencement ? Et comment saisir cet instant si particulier ?
A partir d'évocations ou de références ici, de citations là, Claire Marin navigue dans les eaux philosophiques et dans ses expériences de vie (la naissance de sa fille et la première fois qu'elle parle) pour puiser de quoi nous guider dans cet arpentage sur les débuts. C'est en se situant dans une galaxie impressionnante de philosophes (Bergson, Jankélévitch, Ricoeur, Deleuze, Merleau-Ponty, Arendt, Bachelard, Tristan Garcia, Pontalis) et d'écrivains (Gary, , Calvino, Pessoa, Perrec, Toussaint, Ernaux, Fercak, Rosenthal) qu'elle nous accompagne dans cette variation kaléidoscopique sur les débuts.
C'est tout un continuum d'expériences qui est cartographié comme relevant de ce qui nous mobilise dans les débuts : le tout début et sa «puissance créatrice» et «explosive», les débuts «bondissants» qui reconfigurent («nouveau réseau de signes», «nouvel agencement du désir de soi»), les recommencements à zéro («la lumière neuve du recommencement»), la surprise des bifurcations, les commencements en matière de création littéraire («la littérature est le réservoir de l'inouï»), le langage des premières fois («la première fois balaye la passé et toutes les autres premières fois»), l'inédit des premiers instants et le plaisir de la nouveauté («face à l'inédit, on est soi-même comme neuf, rafraîchi par la nouveauté»), l'exaltation, la pulsation, la déflagration des débuts («les débuts sont chargés de cette excitation qu'on espère pouvoir revivre»), la grâce des débuts amoureux ou l'émotion des reprises (Summertime par Janis Joplin), le délice de faire «peau neuve».
«Si l'on peut parler d'une poétique des débuts, cela tient à l'émotion éprouvée devant l'éclosion, face au dévoilement de ce qui restait caché», nous dit encore Claire Marin.
Claire Marin manœuvre à merveille dans la spirale du temps pour sonder l'insaisissable, l'imperceptibilité («il y a un vertige dans ce jeu avec le temps»), et en profiter pour faire, avec élégance, un pied de nez à «l’implacable linéarité temporelle».
Avec l'approche tout en finesse que développe Claire Marin, on a l'impression tout à la fois de cheminer sans s'en apercevoir et de faire de la philosophie sans le savoir.
«Tourner sur soi, discrètement, d'un cran, et repartir pour une autre saison dans un gai renouvellement».

Eroica
de Pierre Ducrozet
Editions Actes Sud
« Elle voit les couleurs. Les traits vifs, les décharges multiples, les angles secs, tout ce crâne pelé lui fait mal. Elle pose sa main devant sa bouche. Ce garçon. Jay se retourne. Sarah secoue la tête. Ce garçon. Ce garçon est fou. »
D’accord ce roman ne vient pas de paraître, il date même de 2015 (et 2018 pour la version poche). Mais l’exposition Basquiat x Warhol à la Fondation Louis Vuitton nous invite à lire la vie de Jay – Jean-Michel Basquiat. Et plutôt qu’une simple biographie, autant lire le roman biographique écrit par Pierre Ducrozet. Il vous permet de vous immerger dans des fragments de sa vie, petits moments d’enfance décisifs, points de bascule, rencontres artistiques et amoureuses (dont Andy Warhol Keith Haring et Madonna, mais aussi Sarah et Leslie), et bien sûr de vous plonger dans l’acte de création. On pourrait alors voir les traits, mots et couleurs apparaitre progressivement sur les toiles et châssis en bois (il en peint souvent plusieurs en même temps), la dissection précise et répétée, comme au scalpel, des êtres qu’il aime peindre. Pourtant, une fois la toile finie, certains amateurs d’art diront qu’il en émane « une force un peu naïve, un peu enfantine, une force un peu bête pour tout dire, mais une force quand même ».
L’auteur n’oublie pas non plus tous les moments de souffrance et comment la drogue vient gangréner le corps et l’esprit de ce jeune artiste. C’est que Pierre Ducrozet vient scruter l’hyper sensibilité de Jay, son extrême porosité au monde, aux couleurs, aux formes, à la violence qui entoure, au chaos, qui donne sans doute cette force incroyable à ses œuvres. Il faut croire que cette qualité (mais les principaux concernés la considèrent-elle comme ça ?) intéresse tout particulièrement l’auteur car on la retrouve chez Paul (Les variations de Paul), cette fois-ci concernant les sons qu’il entend et n’oublie jamais. D’ailleurs ce n’est pas la seule similitude. De nombreux parallèles peuvent être faits entre les deux romans : un récit très documenté, une place importante donnée à l’histoire de l’art, la création, la drogue, la soif de vivre au point de se brûler les ailes.
Un récit incarné et rythmé, aux phrases souvent courtes, voire hachées, qui donne une lecture rapide et syncopée, presqu’essoufflée par moment puis qui ralentit pour donner des instants hors du temps, telle que semble avoir été la vie fulgurante de Jay.
Pour écouter / regarder Pierre Ducrozet qui en avait lu des extraits à la Fondation Louis Vuitton en 2018 (plus qu’une lecture on peut parler de performance), c’est par ici : https://www.youtube.com/watch?v=pQSE5s95bPk
Exposition Basquiat x Warhol à la Fondation Louis Vuitton du 5 avril au 28 août 23 : https://www.fondationlouisvuitton.fr/fr/evenements/basquiat-x-warhol-a-quatre-mains
« Le garçon capte. Il a des antennes spéciales, ou est-ce une sonde – il saisit le monde entier et il le jette en vrac comme ça sur son bout de bois. Tout absolument tout, rires peurs et cris visions insultes infamies flèches coyotes Casanova Nixon. »
- All
- Gallery Item

Les douleurs premières
de Julien Birban
Editions Héloïse d'Ormesson
«Peut-être que c'est comme ça qu'on vit, par inadvertance».
Le récit accompagne par alternance deux sœurs malmenées par leurs parents, lesquels auraient préféré qu'elles soient nées au masculin. Ecorchées vives, le cou brisé par cette vie d'avant, désabusées («je crois pas aux matins. Je crois que les belles choses ça résiste pas au réveil»), insatiables («le désir, cette tannée, bourgeonne toujours d'un côté ou de l'autre»), elles se construisent «une vie rafistolée», bancale, à distance des gens et décisions raisonnables. Avec «un peu de colère et beaucoup de tristesse», «les nerfs tendus et les dents qui grincent», «la mâchoire serrée» et «la contre-culture en bandoulière». Le reste se passe dans leurs relations, leurs impatiences, leur révolte, leur sororité («les bras de ma sœur ça a toujours été un vaccin» ; «je voudrais la protéger ma petite sœur, devenir la garde du corps de ses états d'âme»). Leur fuite aussi «Après tout une histoire c'est toujours une ode aux absents, à ceux qui ont su faire du boucan, brûler les barricades et quitter les lieux». Parfois les personnages et les lieux se confondent : Paris («la cité qui toupille, hurle et bascule»), Santiago, l'océan, une ville de Ligurie (possiblement Bergame et sa Città Alta?). Ce texte ne fait pas mentir Joëlle Zask qui déploie toute une réflexion sur l'importance des lieux dans un essai récemment paru, Se tenir quelque part sur la terre (éditions Premier Parallèle).
Avec l'énergie du désespoir («faire tout très vite et avant le prochain matin, parce qu'on sait pas s'il viendra»), d'un «désespoir heureux», «forcées à traverser le monde fissurées», elles se promettent l'une l'autre d' «inverser le sens de la douleur». A l'instar du climat pré-insurrectionnel, de l'appel au désordre qui prévaut dans le livre de Lola Lafon, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s'annonce. Cette quête sera semée d'embuches, de deuil, de «douleur en circuit fermé», de «long rêves à faire avec des revanches en bouquets de douze».
Le texte est incisif constitué de phrases façon punchlines, émaillées de «petits bouts de poésie» (ainsi les supernova à effondrement de cœur) qui viennent, comme l'une des protagonistes, faire tourner la tête du lecteur, «balance(nt) des frissons dans la colonne vertébrale». Le tout enserré dans des séquences très cinématographiques, ce dont on ne pourra s'étonner, l'auteur étant scénariste et réalisateur.
Un premier roman, comme on les aime, qui dépote à souhait. Très recommandable.
«Il faut mater l'ordre établi, parce que l'ordre établi c'est de l'injustice et de la tristesse en wagon».

Mort d'une montagne
de Jérôme Cochet et François Hien
Editions Libel
pièce de théâtre
« Ici, on est comme branchés sur les éléments, en permanence. On ressent physiquement les craquements de la montagne, la nature du vent… »
Dans un massif imaginaire, les Hautes Aigues, nous allons vivre au fil des pages l’éboulement d’une montagne, la Grande Reine, les tensions et incompréhensions entre habitants, exploitants et guides, les aspirations et démons qui hantent une famille, les Blottier. Le tout amenant à réfléchir sur la place et le rôle de l’homme dans la montagne alors que le réchauffement climatique la met en péril.
En haut, au refuge du Vautour, s’active Fanny. Elle restaure les alpinistes, prépare leurs courses vers les sommets. Elle qui ne jure pas que par l’exploit, donnait jusqu’à il y a peu le courage nécessaire « depuis que c’est vous qui gardez le Vautour, on ose monter, on ne se sent pas nuls. » Pourtant, depuis peu, elle a peur, est usée par les morts, trop fréquents. Elle fait partie de ces femmes, encore peu présentes dans le monde de l’alpinisme, qui vivent la montagne dans leur chair.
En bas, il y a le jeune frère, Benjamin, qui aurait bien voulu s’extirper le plus loin possible de la montagne, mais qui est happé malgré lui par elle. Il voudrait que ce soit un lieu paisible, où les gens se comprennent, aussi bien la bergère que le chasseur ou le protecteur des loups, l’exploitant de station de ski, le défenseur de la nature ou l’élu local, l’alpiniste et l’escaladeur qui voudrait que toutes les voies soient accessibles au plus grand nombre.
Et puis, il y a Pierre, le guide, qui sillonne les sommets et voudrait préserver la montagne. Un peu bourru, pas facile d’accès, comme la Grande Reine. Nous le suivons avec Françoise, qui tient coute que coute à escalader ce sommet mythique.
La forme théâtrale, nous embarque au plus près de l’instant. Par les paroles incisives de Fanny, nous vivons et sentons les vibrations causées par l’éboulement des roches, nous sommes tenus en haleine lorsque des alpinistes sont en danger, les dialogues entre Pierre et Françoise nous donnent l’urgence de vivre. Le récit est tendu, tel un fil qui menace de rompre, celui de l’écosystème de la montagne.
« Ce n’est pas seulement un sommet, c’est une aventure à part entière, un cheminement en haute montagne, entre ciel et terre. »

Ici, les lions
de Katerina Poladjan
traduit de l'allemand par Corinna Gepner
Editions Rivages
« Parfois, je perds quelque chose et, plus tard, je me souviens que je me suis regardée le perdre. »
Helen, restauratrice de livres anciens, part à Erevan pour restaurer une bible « guérisseuse ». Sa mère, Sara, lui a également demandé de retrouver les traces de leur famille, originaire d’Arménie. Voici le point de départ de ce roman. A cette histoire actuelle se mêle, presque sous forme de conte, celle de deux enfants, Anahid et Hrant chassés de leur village au début du XXe siècle, et qui auraient possédé la petite bible. Plus que deux histoires, ce sont des sensations, des images, par moments palpables, parfois au contraire qui ne se laissent pas saisir, au même titre que la complexité de ce pays. A commencer par les couleurs et textures si bien décrites lors de la restauration du livre « un peu de jaune, un peu de rouge, gratter le reste au scalpel. » Des geste, précis, chargés d’histoire, qui font de la reliure arménienne une technique spécifique. Des photos aussi : celles composées par Sara à partir de portraits d’enfants arméniens décédés et d’objets éparses, celles qu’on pourrait prendre du mont Ararat que nous découvrons au fil des pages sous tous les angles. Enfin, il y a l’amour, l’attirance entre Helen et Levon, qui ne s’explique pas, se vit dans l’instant, à la fois simple et qui fait peur.
Un roman au carrefour de l’histoire, de l’objet livre, de paysages qui dessine en creux une Arménie loin d’être repliée sur elle-même mais qui ouvre des perspectives.
Fatih Akin, pour qui l’autrice a joué dans plusieurs de ses films (Soul Kitchen, Goodbye Berlin, The Cut) a acquis les droits d’adaptation du roman.
Katerina Poladjan sera au Musée des Beaux Arts de Lyon le 13 mai, en compagnie de Valentine Goby pour une rencontre intitulée « voir le monde avec d’autres yeux » : https://www.villagillet.net/evenement/voir-le-monde-avec-dautres-yeux/
« S’ils étaient tous enveloppés ou rangés dans des boites, ils ne pourraient pas se parler, ils ne pourraient pas respirer. Une boite, c’est comme une tombe, le livre dépérit et meurt, vous comprenez ? »
- All
- Gallery Item

Nitrate
de Céline Zufferey
Editions Gallimard
«Si un film montre Alice Guy monter au mont Blanc, c'est qu'elle y est montée.»
Céline Zufferey nous propose une exploration de l'histoire des débuts du cinéma autour d'Alice Guy dont la narratrice s'efforce de suivre les pas. Constance est comme en retrait de ce monde («elle se barricade à l'intérieur d'elle-même»), elle est monteuse de documentaire et est envahie dans son quotidien par quelques obsessions (TOC) qui se concrétisent par des tas de vérifications. Et une nouvelle obsession voit le jour : au hasard d'une recherche sur wikipédia, elle se prend de passion pour Alice Guy, la première femme réalisatrice qui a passé la moitié de sa vie à faire du cinéma, l'autre moitié à retrouver les films qu'elle avait fait et qui ont disparu. Ainsi prend place une superposition d'histoires, celle des débuts du cinéma, celle d'Alice Guy, celle de Constance.
La narratrice réalise notamment, en lisant ses mémoires publiées huit ans après sa mort, que si cette dernière ne s'était pas mariée, elle aurait fait l'ascension du Mont Blanc pour répondre à l'invitation d'un astrologue ayant installé son observatoire au sommet. Constance souhaite faire advenir cet épisode empêché, au moyen d'un montage, elle se fixe comme projet de montrer Alice Guy faire le Mont Blanc. «(Constance) ne peut plus résister pour elle, refuser pour elle, alors elle résiste pour une autre, dit non pour une autre» ; « Son "et si" (la porte est bien fermée...), qui l'aliène et l'enferme, qui rend possibles incendie et invasion, maintenant le "et si" qui permet l'espoir, l'entêtement d'une entreprise un peu folle, le parti pris des idéalistes». Et prend ainsi place une sorte de réhabilitation («elle n'a que son nom face à l'absence de générique, elle n'a que ses souvenirs face à l'absence d'Histoire»), ce qui n'est pas loin de nous faire penser au travail mené par Perrine Le Querrec autour de la figure d'Hannah Hoch («Si notre histoire n'a pas été racontée, d'autres devront le faire après nous»). Pour finaliser ce court-métrage, Constance essaie de retrouver un film de 1900 perdu, Bataille de boules de neige. Cela l’emmène, «entre exaltation et déception», dans une course en avant, tour à tour au Centre National du Cinéma, à la Cinémathèque, la Cité Elgé, dans le box d'un descendant de forain, dans les greniers de collectionneurs, «à se débattre avec les traces» comme pour esquisser une archéologie du cinéma. «Les lieux se souviennent-ils ?» ; «Les histoires s'accrochent aux lieux». Une préoccupation pour les «lieux avant d'aller vers les objets», la géographie comme «lien entre passé et présent».
Le récit nous emmène aussi à nous familiariser avec toute une série d'objets (les pellicules, le kinétoscope d'Edinson), de propriétés (le nitrate de cellulose et sa haute inflammabilité, l'acétate et le syndrome du vinaigre) et de techniques (chronophotographie), cette dernière dimension, façon leçon de chose littéraire n'étant pas sans nous rappeler, le livre de Raphaël Meltz, 24 fois la vérité publié aux éditions du Tripode et dont nous avions ici recommandé la lecture.
Suivre Céline Zufferey, c'est aussi chemin faisant, s'engager dans une réflexion sur la mémoire (fragile et brûlante?), sur «les objets [qui] nous survivent», sur l'archive. Une façon de mobiliser le récit fictionnel pour, en écho à Gilles Deleuze, «démêler la part de l'archive et celle de l'actuel» et partant, «agir contre le temps et ainsi sur le temps».
Une histoire vraiment prenante et admirablement bien écrite.
«S'approprier le mot archive, l'adoucir, tout est archive, avec d'autres traces raconter d'autres récits, non pour l'histoire des statues mais les histoires, violentes, contradictoires, vivantes, laisser la place pour d'autres témoins, donner leur chance à toutes les mémoires».

Océan express
de François Ayroles
Editions L'Association
«Comment vais-je faire sans mes affaires ? »
Ces deux là ont tout pour se rencontrer. Elle (Adèle) et lui (Julien) ne se connaissent pas, ils s'octroient l'un et l'autre un week-end à l'océan. Tous deux en passe de rater leur train, ils se percutent et intervertissent leurs bagages. On va suivre, l'espace de ce week-end, leurs expériences et voir se développer leurs maladresses ici sur la page de gauche pour elle, là sur celle de droite pour lui. Ils sont toujours sur le point de se retrouver, font la rencontre en décalé des mêmes personnes (Catherine et son grand-père Gérard, le Baron interdit de Casino), se rendent au même spot ; il faut dire que l'un est hébergé au 10 boulevard de l'océan quand l'autre est au 10 bis boulevard de l'océan.
Tout le dispositif (et notamment les coordonnées du narratif tout à la fois en simultané et en miroir) fonctionne à merveille. On espère tellement, et tant pis si ce romantisme revêt un caractère quelque peu suranné, qu'ils finissent par se rencontrer.
Une attachante comédie.
«Elle était là il n'y a pas longtemps alors...»

Le Renard
de Pauline Harmange
Editions Jean-Claude Lattès
«Une jeune fille ou bien une jeune femme, il y a un âge où on ne sait pas très bien dans quelles eaux troubles on se trouve.»
Après Devenir Lionne de Wendy Delorme, la collection Bestial de JC Lattès propose cette fois-ci un focus sur Le Renard. Le quatrième livre de la collection est un récit sur l’adolescence, sur ses chemins serpentins et parfois périlleux. Pauline Harmange y narre doucement le deuil d’une sœur quittant le foyer familial qui se mêle à la célébration de la liberté qui arrive avec l’adolescence.
Pendant une promenade habituelle du dimanche, la cadette de la famille se révolte face à la monotonie de ce rituel et va s’aventurer dans la forêt. Son exploration ne tarde pas à prendre une tournure moins bucolique : la nuit tombe et elle s’égare du chemin. Un fond noir et silencieux se détachent deux yeux jaunes et brillants qui l’observent. Après une courte poursuite, elle se rend compte qu’il s’agit d’un renard. Viennent à l’esprit de la jeune fille, plusieurs créatures légendaires qui s’en inspirent telles que le kumiho, le renard à neuf queues. Comme le kumiho qui possède souvent des femmes en leur donnant un pouvoir surnaturel nécessaire à leur vengeance, le renard l’aide à retrouver la parc où sa famille l’attend. Leur courte promenade suffit à les lier l’un et l’autre, la fille sort de la forêt différente. Est-ce une initiation ? Une allégorie du passage de l’enfance à l’adolescence? Une rencontre fantastique ? Le lecteur est libre de faire son choix. Une chose est certaine, la famille n’est jamais aussi simple que telle qu'on la perçoit de l’extérieur.
Pauline Harmange marie l’exploration de la forêt à des «flashback» de la jeune fille pour nourrir une réflexion sur la famille. Elle souligne la difficulté d’y trouver sa propre place, les peurs et insécurités qui lui sont rattachées. Métaphorisé par une rencontre quasi fantastique avec le renard, le passage à l’adolescence devient donc initiatique, le début d’une quête de soi et de bonheur. Le renard vient ainsi encourager les humains à s’accepter, être courageux et confiants.
«Dans les plis de ses neuf queues qui se déploient sur moi pour protéger mon repos, je trouve l’odeur des cauchemars qui s’effacent et laissent place au sommeil sans rêve, le sommeil serein de qui ne tremble plus.»
Nisan Goksel
# automne hiver 22/23
- All
- Gallery Item

Caisse 19
de Claire-Louise Bennett, traduit de l’anglais par Thierry Decottignies
Editions Scribes
«Et le dessin d'un visage à l'arrière de notre cahier d'exercices rapidement devenu une horrible boule de fils emmêlés qui en se démêlant et par une impulsion embryonnaire avaient pris la forme d'un enchaînement de mot bien précis. Et les mots donnant naissance à une histoire.»
Dernièrement, deux livres ne passaient pas inaperçus, tant ils nous revigoraient quant à la force de la littérature (on pense à Croire. Sur les pouvoirs de la littérature de Justine Augier et à Comment devenir vivant, manuel pour lecteurs sauvages de Giuseppe Montesano). Le livre de Claire-Louise Bennett s'inscrit dans cette lignée réjouissante, en rendant justice aux livres qui ont environné le parcours de vie de l'autrice, à leur puissance d'évocation.
«Nous lisions afin de naître à la vie» : le ton est donné. On suit donc une narration kaléidoscopique empruntant parfois au «je», parfois au «nous» ou encore au «elle», comme pour asseoir une pluralité de points de vue sur soi, comme pour défier les effets du temps qui passe, «Nous avions l'impression d'avoir à nouveau et simultanément tous les âges que nous avions jamais eus».
Le livre est fait d'une succession d'instants, autour de l'attrait de phrases, de livres, d'auteurs qui ont jalonné la vie de la narratrice depuis son adolescence et avec une focale portée sur ses années étudiantes à Londres. Peu sujette à l'aphantasie, la narratrice excelle, pour peu qu'elle soit chez elle, les coudes sur un parapet, à regarder les conduites qui traversent les murs, à boire un lapsang souchong, ou encore assise sur la balançoire, à «embrasser et quitter le monde», dans l'art de se souvenir des contextes de ses lectures, de ses rêveries, «le bord frangé de mes imaginations enchevêtrées» («Mais comment peut-on désirer avoir toujours les pieds sur terre ?»). Les anecdotes ou digressions ne sont là que pour servir une réflexion sur ce que fait faire le livre : ainsi, la force d'attraction de la page de gauche d'un livre, la difficulté des profs à récupérer les livres confiés en début d'année, les rapports différenciés au livre qu'elle entretenait avec ses petits amis, les débuts d'histoire griffonnées sur les dernières pages des cahiers d'exercice, les livres dissimulés dans un meuble d'angle dans sa maison d'enfance (quelle finesse dans la description des décors intérieurs), ses livres qui plus tard seront empilés par terre ou sur les bras du canapé et contre les murs. Sans parler de la quasi fétichisation de quelques-uns, à l'instar de Avec vue sur l'Arno ou La cloche de détresse et de la quasi sacralisation de quelques auteurs, à l'instar d'Ann Quin ou Anaïs Nin et de beaucoup d'autres autrices qui l'ont précédée. De la littérature en acte et en élan, toujours située dans des contextes de vie.
Les sept parties que constituent le livre se font habillement écho au moyen d'habiles interfaces, ainsi les arabesques de fin de cahier qui se transforment en récit, les ramettes de feuilles A4 ramenées par le père, la jupe en lamé argent, l'homme russe aux longues boucles blanches et soyeuses, le feu qui vient ponctuer l'histoire de Tarquin Superbus et sa bibliothèque remplie de livres aux pages maculées de blanc ou celle de la petite fille qui raccommode les robes de ses sœurs. Certains textes écrits plus jeune par l'autrice, tels des mises en abime sont repris et prolongés, à la recherche de nouvelles variations possibles.
L'écriture se déploie parfois au moyen de répétitions, toute en subtilité, à la manière de la prose d'un António Lobo Antunes ou d'une Virginia Woolf, comme pour esquisser une figure en surimpression.
En lisant ce livre, puis en reprenant mes notes pour écrire cette "notice", j'ai juste envie de dire un grand oui !
«Certaines phrases ne donnent pas du tout l'impression d'être étrangères à soi au moment de la lecture. On a l'impression qu'elles n'existeraient pas si l'on ne les voyait pas. Qu'elles n'existeraient pas sans nous».

La vie secrète des émotions
De Tina Oziewicz et Aleksandra Zajac, traduit du polonais par Lydia Waleryszak
Editions La partie
Album jeunesse
« La reconnaissance aime retrouver les bons moments. Mais ce n’est pas facile. Il faut savoir où les chercher. »
Et si on entrait dans la vie secrète des émotions ? Tina Oziewicz part du principe que chaque émotion peut être liée à un état, un trait de caractère, ou encore à ce qu’on appelle parfois des qualités ou défauts. De ces liens, l’autrice tire de courtes histoires pour mieux expliquer ce qui peut se passer dans notre tête, dans notre corps, dans notre âme. On découvre ainsi la générosité de la patience, lorsqu’en plein été celle-ci prépare des confitures qui nous donnent l’eau à la bouche. On comprend tout le courage qu’il faut pour avoir confiance et comme celle-ci permet de grandes choses telle la construction de ponts et passerelles solides et durables. En ouvrant une vieille boite de patins un jour de décembre, on trouve entremêlés nostalgie, tristesse et tendresse. Sous une armoire, la crainte et la curiosité énumèrent leurs points communs, nait ainsi une belle amitié pleine d’aventures… D’autres histoires encore nous disent la richesse et la complexité des émotions.
Ces textes tout en nuances et douceur sont délicatement accompagnés d’illustrations toutes plus poétiques les unes que les autres. De petits êtres expressifs peuplent les pages. Ils semblent nous regarder dans les yeux. Ils viennent tout simplement nous cueillir, générant chez nous de belles émotions.
Un album à lire et relire, qu’on soit petit ou grand, et surtout à partager.
« L’entêtement adore se coller à des endroits totalement improbables, par exemple au plafond ou à un ventilateur. »

L'enfant rivière
D’Isabelle Amonou
Editions Dalva
« Il était orphelin, oui, et aussi… Il ne trouva pas. Il n’y avait pas de mot comme celui-là pour dire la perte d’un enfant. Ni en anglais ni en français. »
Imaginez un futur tout proche (2030), où la crise climatique s’est accélérée plus vite encore que prévu, où une guerre a semé le chaos aux Etats-Unis provoquant un exode massif vers le Canada, où des bandes de mineurs survivent en forêt. Prenez un homme, Tom, Canadien anglophone, et une femme, Zoé, Algonquine par sa mère et Canadienne par son père, francophone. Tous deux ont eu un fils, Nathan, qui a disparu alors qu’il n’avait que quatre ans. Zoé reste persuadée que son fils n’est pas mort ; s’engage ainsi une traque. Voici le décor de ce roman noir et haletant qui nous amène à réfléchir à plusieurs questions entremêlées : comment se construire lorsque sa propre mère, autochtone, a subi des sévices au sein d’un pensionnat canadien ? Comment rester liés face à la perte d’un enfant ? Comment (ré)inventer une société qui s’adapterait à un monde où la nature aurait repris ses droits ?
L’ambiance de menace quasi permanente nous met dans un état d’urgence et fait de ce livre un véritable page-turner.
« Qu’est-ce que je vais leur laisser ? L’optimisme. Il faut leur laisser l’optimisme. Et l’amour. »
- All
- Gallery Item

Astrologie
de Liv Strömquist
Editions Rackham, 2023
«Mais QUE DIRE des Pringles ? Ils sont fins. Ils sont légers. Vides de tout contenu. Toujours au centre à l’apéro.»
Autrice de nombreuses bandes dessinées très originales, esthétiques et féministes telles que Les sentiments du prince Charles et L’origine du monde (2016), I’m every woman (2018), La Rose la plus rouge s’épanouit (2019) et Dans le palais des miroirs (2021) publiées notamment chez les Editions Rackham, Liv Strömquist signe encore une fois une bande dessinée intelligemment créée, dotée de sa signature esthétique et de son humour.
Liv Strömquist travaille souvent en tant qu’archiviste et essayiste pour dresser des catalogues érudits, drôles et très signifiants pour comprendre le sujet qu’elle traite. La Rose la plus rouge s’épanouit est par exemple le catalogue de différents comportements amoureux à travers les siècles, I’m every woman dresse les différents rapports de domination au sein d’un couple, et Dans le palais des miroirs, elle expose les diverses représentations du corps féminin qui changent en fonction de l’époque. Toujours situés dans la grande chronologie allant de l’Antiquité jusqu’à nos jours, les exemples de Liv Stromquist ne manquent pas d’étonner. Elle passe avec une grande aisance de Thésée à Beyoncé pour montrer au lecteur que même si les modes d’interprétations évoluent, certains aspects de l’humanité restent les mêmes.
Bien qu’elle s’éloigne de ses analyses sociales et féministes habituelles dans sa dernière bande dessinée, l’Astrologie, ses procédés demeurent reconnaissables. Elle catalogue chaque signe astrologique, représenté par certains personnages importants de l’histoire. Ce qui différencie cette bande dessinée d’autres livres d’astrologie, ce sont son humour et la pertinence des exemples choisis pour illustrer les caractéristiques des signes. Liv Stromquist ne vise pas à couvrir tous les aspects de l'astrologie, elle essaie d’en faire quelque chose de drôle, une parodie. Elle fait voler en éclat le côté écrasant de cette discipline cosmique qui est parfois « trop prise au sérieux ».
Allant de Jane Goodall (de signe Bélier) qui quitte la société pour vivre au sein des chimpanzés pendant vingt trois ans à Hölderlin (de signe Poisson) qui s’enferme dans une tour pendant trente six ans à la suite d’un refus amoureux, les grandes figures de l’histoire prennent leur place dans cette bande dessinée pour montrer au lecteur que malgré les supposés défauts de son signe on peut marquer l’histoire ! D’un ton très humoristique, les grandes avancées sont considérées en fonction des signes et non pas du mérite personnel, comme pour moquer le côté superficiel de ce genre d’interprétations.
Le catalogue est suivi par un petit chapitre sur les meilleures combinations de signes pour avoir un couple épanoui et puis par un chapitre analytique des plus sérieux sur les raisons pour lesquelles on apprécie tant l’astrologie, intitulé « Ok Maman ! ».
L’Astrologie est donc une lecture très agréable et très drôle, à partager absolument avec votre entourage ! Agrémentée de dessins très esthétiques et caricaturaux, cette bande dessinée vous permettra de passer un bon moment tout en apprenant de nouvelles choses sur les signes et sur l’importance qu’on leur confère dans notre société actuelle. Savoureusement déjanté !
Nisan Goksel
«Les prévisions aléatoires, chaotiques et fallacieuses fournies par l’astrologie apparaissent comme la seule réponse crédible à une époque de radicale incertitude».

Gueule demi
de Benoît Reiss,
Editions Fugue
«Personne ne veut laisser échapper la possibilité du miracle».
Des visages comme des paysages, des couleurs comme de la poésie, des personnages tout en fêlure : il y a de cela et beaucoup plus dans ce roman magnétique de Benoît Reiss. Un peintre recueille un petit être pour en faire son assistant, son «bâton de vieillesse». Au décès de son Maître, il est inexorablement attiré vers le Sud («ce désir bestiole en lui»), vers le souvenir de ses premiers émois avec Agnès la serveuse, vers le souvenir de cette tache bleu apparue entre les pins lors de son premier voyage dans le Sud. Il s'y trouve une cabane, au-dessus du sentier de mer. «Ici, près du bleu», il fait des observations sur «l'éclat des matins, les mains d'ombre des heures, le rouge des soirs, la rondeur du temps». Une vilaine chute le défigure et son «visage crevé», «à moitié enfoncé» lui vaut son surnom de Gueule demi.
Autodidacte (il a en fait appris en regardant par dessus l’épaule de son maître), il se met à son tour à peindre, à faire se rencontrer les couleurs, à «donner des couleurs à la mer» («le creusement de bleus»). Il compose ainsi des petits médaillons, «des paysages étranges, à l'extérieur desquels se dissimulaient -vibrations fragiles, rythmes d'un chant- les visages». Cette fulgurance de ton n'est pas sans faire penser à Déluge d'Henri Bauchau.
Il croise sur sa route, semblable à une consolation, semblable à sa propre histoire, Bleu un petit-être dont le visage est «une pleine lune de conte». En mobilisant son regard qui «arpente» les visages, il tire les portraits de quelques personnes alités qui reprennent goût à la vie, à commencer par l'Envolée dont les paroles qui «se déroulent claires, volent jusqu'à lui, se replient proprement au creux de ses oreilles» lui indiquent les traits à suivre pour son dessin, «sa main emportée par la voix».
On retrouve dans ces coins reculés où le récit se niche (si l'on ne connait pas les localités de Barzacq, St Timon, de Vizam ou de Maindon, c'est comme si, au croisement du pouvoir de l'écriture et de la force de l'imagination, l'on connaissait malgré tout cette géographie des lieux), dans l'image aussi du Maître et de son assistant et des réactions qu'elle suscite (la mise à l'index de l'étranger), l'atmosphère si singulière et énigmatique qui prévaut dans Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel.
Un récit aux élégantes trouées de poésie. Onirique et captivant.
«le bleu grand, bras ouverts»

Nuits de noces
de Violaine Bérot
Editions La Contre-Allée
«Dès le premier moment convaincue
moi
que lui serait
l'homme de ma vie».
On avait apprécié les deux derniers livres de Violaine Bérot, Comme des bêtes et C'est plus beau là-bas (tous deux parus chez Buchet-Chastel). On la retrouve avec plaisir du côté de la Contre-Allée, cette maison d'édition qui ne nous laisse jamais indifférent (avec comme auteurs publiés, dans sa collection La sentinelle, Guillaume Aubin, Amandine Dhée, Perrine Le Querrec, Lou Darsan, Eva Kavian, excusez nous du peu). Et, cette fois-ci Violaine Bérot endosse le rôle de sa mère follement éprise d'un homme qu'elle avait arraché à l'Eglise. «Ecrire depuis à sa place à elle», tel est donc l'intention. Et non seulement ça marche, mais c'est très touchant.
Tomber amoureuse d'un prêtre voilà ce qui est arrive à la mère de l'autrice : «Lui, l'homme interdit, l'homme de messe pour moi, rien que pour moi ». L'exact contraire de ce à quoi pensait son père - «qu'elle aille à la messe, là au moins, elle ne rencontrera pas de garçon» - «pris à son propre piège».
C'est tout en pudeur qu'est décrite cette relation «entre l'homme qui ne connaissait pas les femmes et la femme qui ne connaissait pas les hommes, la timidité de ces choses-là». «Il suffit de sa main, ses doigts sur ma joue pour que je frémisse, comme à la toute première de toutes les nuits de noces».
Violaine Bérot arrive à rendre compte dans un subtil nuancier, de la somme des différents états d'esprit, et autres tourments, qui traverse la protagoniste principale au fil de sa relation, caractérisée très vite par la peur que leur amour «se rapetisse» ou de la peur de perdre l'être aimé («cette mort rapace qui lui tournait autour»), celui qu'elle désigne tour à tour comme l'homme-rocher, l'homme-courage, l'homme-vieillard, l'homme-souvenir.
L'écriture est originale : une forme narrative constituée d'une prose poétique, de sorte d'instantanés, écriture à l'os (et en l'énonçant comme tel, on pense au récit, lui aussi pris dans les liens familiaux, de Gilles Farcet, L'omission), expurgée de l'inutile. Des vers libres pour dire la honte «des mâles de ma famille, de leur folie furieuse» («j'ai ce putain de sang de mon père et du père de mon père, ce putain de sang» ; «les torgnoles du père»), pour nommer l'abnégation, les obstacles aussi et l'attente qui s'éternise : «les jours avaient beau passer et les années, moi, inébranlable, je l'attendais» ou comme tentative pour rattraper le temps, celui accaparé par les enfants puis la vieillesse.
Un récit poignant qui parlera notamment à toute une génération marquée par la figure du «curé défroqué».
«Lui
que tous avant appelaient
mon père
cela me mettait les larmes aux yeux
qu'il soit maintenant
seulement pour nos enfants
leur père»
- All
- Gallery Item

Une année en caboulotte
de Fabienne Swiatly
Editions La fosse aux ours
Sortie le 3 mars 2023
«Ecrire, c'est peut-être cela, chercher ce qui ne peut pas».
Faire le récit de l'année passée dans un nouveau chez soi, entre roulotte et cabane, dans huit mètres carrés, sur les hauteurs d'un village drômois, au milieu des pins, des oiseaux, des ânes, d'un lièvre. Une sorte de tiny house en plus roots mais avec une vaste étendue autour.
Voici ce que nous propose Fabienne Swiatly. Encaboulottée, telle est donc sa situation (condition?), c'est aussi une sorte de sas qui lui permet de passer de son cent-vingt mètres carrés à Lyon à un espace plus réduit encore qui l'attend au terme de cette expérience, puisque son nouveau défi est de prendre la route et vivre à bord d'un Volswagen Crafter (baptisé Mon chéri).
Fabienne Swiatly rend compte de cet itinéraire qu'elle a choisi, ce choix de vie qui exige d'elle qu'elle se débarrasse de quelques « encombrants », qu'elle tende vers l'essentiel. Une sobriété amplifiée dans un nouveau rapport au monde (« J'apprends à être là, au présent, car souvent j'ai eu le sentiment de vivre dans l'attente du jour d'après »). Les objets matériels ne sont rien par rapport à la relation amoureuse dont elle tente de faire le deuil.
Fabienne Swiatly fait l'expérience du doute, cette « méduse qui englue mon cerveau », de la solitude, seule face aux oscillations de la vie, à la fluctuation des humeurs, aux fantômes de l'enfance et aux désirs qui se télescopent.
Seule mais jamais totalement. Il y a bien toujours une bergeronnette ou une mésange qui rôde autour de Rouge-Gorge (petit nom donné à la Caboulotte), une conversation ininterrompue avec la nature (« Entre pins et chênes, la nature et moi, nous prenons soin de nos abris »). Il y a aussi le dentiste, l'ostéo, le collectif de travail (IMP, CMP, Conservatoire), les enfants, les retrouvailles avec le collectif de l'aire naturelle. Le collectif comme un « quelque part » pour «poser sa joie».
Sédentaire mais toujours en mouvement, même dans sa Caboulotte.
On suit son quotidien, « les petits riens d'une vie solitaire » : son sommeil en dentelle, ses routines du matin, ses escapades, ses danses, nages, les musiques écoutées. Apprendre à siffler entre ses doigts, ériger un muret, écrire chaque jour comme une discipline, apprendre à lâcher-prise aussi («Assise sur les marches de la Caboulotte, j'observe ou plutôt je hume mon environnement en poussant un profond soupir de volupté»), la bouillotte jamais loin, ni même «une magnifique paire de chaussettes vert épinard en laine de mérinos pour me réconcilier avec la vie». On voit aussi l'autrice égrener, en contre-champ les actualités et «le difficile de notre monde», son rapport aux livres, ceux des autres, les siens aussi (et ceux à venir sur Violaine Leduc, sur Etretat), et les réflexions que cela suscite, sans jamais se faire donneuse de leçon.
Comme ce fut le cas avec Je serai jamais morte le recueil de Fabien Drouet, le fait d'avoir déjà eu à connaître l'essentiel de ce texte par fragments (Fabienne Swiatly a publié plusieurs chroniques sur son blog latracebleue.net ou encore sur les réseaux sociaux) ne génère pas de déception. Au contraire, le fait que les chroniques soient ici dépliées au fil du temps qui passe, de septembre à août, donne une cohérence d'ensemble et cette reprise juxtaposée, au fil des saisons, de ses chroniques renforce le sentiment de continuité de l'expérience.
Ce texte nous fait penser à d'autres livres que nous avons particulièrement appréciés : on trouvera ici des résonances avec Les heures abolies de Lou Darsan, ou encore avec Le roitelet de Jean-François Beauchemin, et, on le soupçonne déjà avec Une sédentarité heureuse, titre à paraître de Patrick Cloux.
Ecriture d'une subtile vitalité.
«Ecrire est la seule certitude. Mon enracinement dans la vie. Depuis longtemps. Depuis toujours. Bonne qu’à ça ! »

Nos jours suspendus
de Coralie Bru
Editions des Equateurs
«Elle voudrait que notre secret soit si ramassé sur lui-même qu’il disparaisse. Le secret du secret.»
Nos jours suspendus est un roman qui se déroule sur quelques jours, le temps pour Julia mère de deux adolescents, Lucie sa fille, et Rose son amie, de partager un moment fort de la vie de Lucie et d’échanger sur la vie et la mort, l’amour, les relations familiales et la place des femmes. Julia se cherche, ne trouve pas toujours sa place ou comment communiquer avec ses deux ados. «Il n’y a pas grand-chose que j’aime davantage que discuter avec mes enfants, mais ils m’y autorisent de moins en moins.» On apprend ainsi quelques codes des messages téléphoniques actuels, par exemple «on ne met pas de point dans un message en général. C’est agressif.» A quoi répond Julia «Sommes-nous devenus si fragiles qu’un minuscule point nous blesse ?» Pourtant, si cette communication n’est pas simple et si Julia aimerait tellement mieux connaitre ses enfants (elle qui n’a jamais cerné sa mère, faute de dialogue entre elles), lorsque Lucie va soudainement mal, elle le sent immédiatement, dans ses tripes. C’est là que débutent ces quelques jours arrachés au quotidien, alors que la fille demande à sa mère de ne rien dire des raisons de son mal-être à son père et qu’elles partent chez Rose, ancienne professeur de français de Julia, lien refuge pendant son adolescence devenue au fil du temps sa meilleure amie. Trois femmes, trois générations, se trouvent alors réunies, veillant les unes sur les autres avec pudeur et délicatesse. On les écoute, sourit avec elles, on réfléchit, réagit, on se révolte aussi à l’unisson, trouvant, tout comme elles, notre nuance en fonction de nos parcours. Mais la lecture serait lacunaire si on mettait Sébastien de côté. Sébastien est le mari de Julia et le père de Lucie. Dans ce huis-clos féminin, il n’a pas de place physiquement. Pourtant, à distance, dans la retenue et l’écoute, il est bel et bien là, par son écoute de Julia par messages téléphoniques interposés, par son intuition qui lui permet de comprendre les non-dits de sa fille et sa femme. Sans jamais juger leurs choix de ne pas dire, de s’isoler. Pour autant, en refermant ce livre, nous restons surtout avec l’image de trois femmes liées, fortes et fragiles à la fois. La force de la sororité en somme.
«Certaines personnes saisissent presque tout, et c’est un tel réconfort de pouvoir les côtoyer»

Comme un frisson
Comme un frisson
d'Aniss el Hamouri,
Editions 6 pieds sous terre
«Tu sens cette sourde clameur ? C’est mon sang qui bat dans les veines de milliers d’inconnus. Et viendra un jour où cette voix sera plus fort que toute autre.»
Comme un frisson est une bande dessinée en bichromie qui raconte l’histoire d’une révolution intime. Renata est spéciale : son sixième sens lui permet de voir le monde différemment, d’en percevoir l’essence même. Elle ne mène pourtant pas une vie heureuse. Solitaire et émotionnellement fatiguée par sa récente séparation, Renata est l’opposée de sa sœur épanouie dans son mariage. Elle est également affectée par l'écriture de son roman dont elle n'est pas entièrement satisfaite. Fille déchue et auteure sans talent, elle se trouve dans une sorte de purgatoire où rien n’importe.
Tout change avec une rencontre inopportune quand elle se fait voler l’ordinateur qui contient le seul exemplaire de son livre. Mais la vie a une drôle de manière de faire tourner les roues. Elle tombe sur les mêmes voleurs à la pendaison de crémaillère de son ex et sa nouvelle copine. Un arrangement se dessine : si Renata accepte de passer la soirée avec les voleurs surnommés Beluga et Corbeau, ces derniers lui rendront son ordinateur. C’est le début d’une aventure anarchiste, sauvage, rebelle. Beluga et Corbeau font partie d’un groupe de casseurs qui s’opposent à l’ordre établi, ils vivent en marge de la société pour embrasser pleinement leur liberté. Grâce à leur idéologie et à leur refus de se perdre dans cette monotonie qui tend à standardiser tout individu, Renata trouve la pièce qui lui manque. Elle y trouve la force de se créer indépendamment des règles conventionnelles et fait la paix avec son côté violent et indomptable.
Cependant même les rêves les plus anarchistes ne peuvent pas résister au réveil, leur cambriolage se termine mal et le trio se voit contraint de se séparer. Hospitalisée à cause des complications de leur plan, elle apprend la vraie raison pour laquelle elle se sent spéciale et dotée d’un sixième sens si fort. Cette chute qui explique l’origine de sa révolution par une raison triviale montre peut-être au lecteur que les motifs ne comptent pas, seule l’action importe.
Marqué par un style percutant et original, cette bande dessinée propose au lecteur une autre vision des personnes qui ne se dissolvent pas dans la société. Ce ne sont pas de simples casseurs qui détruisent pour la violence gratuite de l’action, ce sont les précurseurs d’une révolution sociétale qui vise à s'affranchir de toutes les contraintes conformistes. C’est une lecture encourageante pour des lecteurs qui s’interrogeraient quant aux frontières entre ce qu’ils laissent apparaitre dans la société et ce qu’ils sont véritablement.
Nisan Goksel
«Au final, ce que je reproche aux parcs, c’est d’enlever l’essence même de la nature à la nature putain. La nature c’est sauvage. C’est dangereux. C’est le désordre !»
- All
- Gallery Item

Les Daronnes
de Yeong-shin Ma
Editions Atrabile
Bande dessinée
«J’ai passé à ma mère un cahier ainsi qu’un stylo et j’ai écrit sur la première page "Si vous souhaitez que votre fils réussisse, veuillez décrire honnêtement votre vie, vos amis et votre histoire d’amour dans ce cahier". » déclare Yeong-shin Ma dans l’épilogue pour expliquer la genèse de cette bande dessinée.
La mère de Yeong-shin Ma, So-yeon Lee rencontre très tôt les malheurs d’une relation amoureuse, son premier partenaire qui sera par la suite son mari plonge la famille dans un puits de dettes et la trompe avec plusieurs femmes. Suite à leur divorce, elle se lance dans une nouvelle aventure romantique mais son partenaire Jong-seok la trompera aussi pendant plusieurs années avec une fleuriste, les condamnant tous trois à vivre dans une sorte de relation de dépendance triangulaire. Bien que le lecteur assiste à de nombreuses scènes de séparation et de réconciliation entre So-yeon et Jong-seok, la bande dessinée ne se concentre pas uniquement sur cette relation. On y voit également les difficultés qu’une femme peut rencontrer dans le cadre professionnel, So-yeon et ses collègues sont mal vues par leurs collègues masculins et l'une d’elle se fait harceler sexuellement par le directeur. Sans compter des difficultés familiales qui se rajoutent : le fils ainé de So-yeon ne souhaite pas quitter le nid parental même s’il a trente ans et il refuse de trouver un travail.
Mais les Daronnes, c’est aussi l’histoire des amies de So-yeon. Souvent coincées dans des mariages qui ne fonctionnent pas bien, elles s’aventurent d’un amant à un autre en quête du bonheur. Chaque femme a sa propre histoire et contribue à sa façon à cette mosaïque des relations modernes et de détresses familiales. Grâce à cette pluralité de voix, Yeong-shin Ma propose une image assez complète des relations familiales et amoureuses coréennes. Il rend également hommage à toutes les «daronnes» qu’on méprise, qu’on considère vieilles, ennuyeuses, moches… Les «daronnes» qu’il dessine sont des femmes fortes, drôles et qui continuent à avoir des désirs sexuels. C’est une image très réaliste mais aussi libératrice qui vient revisiter l’image qu’on se fait par rapport à notre propre mère. Les souvenirs presque tragicomiques de So-yeon Lee viennent donc souligner l’idée que les mères ont le droit de vivre leur propre vie et leurs propres aventures sans que leur vie tourne autour de leurs enfants.
Dessiné d’un style proche d’animé et rédigé de manière assez fluide, les Daronnes est une lecture à la fois amusante et formatrice pour comprendre l’univers caché des mères.
«J’espère que ma maman va rire et s’amuser en lisant mon livre. Et si la mère de quelqu’un d’autre le voit de cette façon, je serai très heureux.»
Nisan Goksel

L'âge de détruire
de Pauline Peyrade
Editions de Minuit
«J’ai l’impression qu’on cherche injustement à m’effacer de l’histoire»
On suit Elsa, 7 ans, et sa mère, dont elle essaie de composer, tout en apnée, avec cette sur-présence faite d'envahissement et d'emprise. Une mère très portée sur elle-même qui n'a de cesse de demander à Elsa si elle l'aime. Et ce n'est pas la grand-mère qui semble pouvoir exercer une autre figure tutélaire, et la poupée sirène, même si elle protège un peu, n'est pas grand chose en la matière... La transmission sourde est à l'oeuvre («de génération en génération»), on ne se défait pas comme ça des bagues qui se transmettent («L'or luit, silencieux, entre nous. Les pierres nous observentde leurs prunelles froides»). Contrainte de se réfugier dans son monde («je commence à comprendre les mensonges. Ceux qu'on invente pour se protéger, se tenir à l'écart du monde»), dans son corps, d'investir en plein les perceptions sensorielles («les amplitudes en moi») de ce qui l'environne, à l'affût de chaque signe (perspective subjective renforcée par le recours à la première personne), de surinvestir sa petite camarde Issa, pour faire face à cette relation toxique, malaisante, voire incestuelle. C'est qu'Elsa subit, on ne lui demande guère son avis.
Le récit accorde une importance aux lieux: «le rebord de pierre froide de l'île au saule» qui est l'espace préservé où Elsa s'assoit aux cotés d'Issa, mais surtout l'appartement qui est acheté puis prêt à être revendu par sa mère - jamais totalement investi, qui est l'espace de l'arbitraire : le déménagement, l'emplacement de sa chambre où trône un lit superposé dont la jeune Elsa se demande bien qui occupera le second lit. Ce lieu qui définit la raison, «je tremble de tout mon coprs comme si la pièce pouvait me dévorer (…) Je vois le plafond se rapprocher, les murs se pencher sur moi».
Et quand advient l'âge adulte (Âge deux, dans le texte), la mise à distance ne va pas de soi ; se rejoue sans cesse cette fusion forcée, forcenée (et le geste tyrannique jamais éloigné, à l'instar des affaires d'enfance d'Elsa empaquetées prêts à être jetés lors d'une journée de grand débarras). Et l'émancipation paraît dès lors bien difficile. L'âge de comprendre ne succède pas à l'âge de détruire, c'est plutôt une boucle infinie (référence à Virginia Woolf en début de texte).
Le livre nous évoque dans cette inter-relation entre femmes, comme dans un huis-clos, mais aussi dans les quelques hallucinations/fabulations et non-dits qui surgissent Les maisons vides de Laurène Thizy, récemment paru en poche. On est aussi très proche de l'univers for(t)-clos de la première partie du roman Les trois maisons de Perrine Le Querrec. Des références qu'on aime.
Un puissant premier roman, d'une grande justesse.
«Nous vivons rangés, à moitié morts, à avaler tout ce qu'on nous met dans la gueule. Nous tuons les tueurs pour les soulager de tuer. Nous Nous tuons pour ne tuer personne».

Jamais dormir
de Baptiste Amann
Editions Actes Sud-Papiers
Pièce de théâtre à partir de 8ans
«Tu t'es jamais dit que si on te demande de fermer les yeux la nuit, c'est pour te cacher des choses ? »
Thalia, 8 ans, n'a jamais dormi (enfin, c'est ce qu'elle prétend) et décide de nous embarquer dans une odyssée que certains appellent rêve (mais pour elle ce n'est pas un rêve puisqu'elle ne dort pas). C'est qu'elle a le pouvoir (grâce à un entrainement d' «au moins trois cents nuits sans sommeil») d'aller de l'autre côté du monde, dans son bateau «lit-superposé» pour répondre chaque nuit à la question d'Isophane (on pense ici aux énigmes du sphinx) pour sauver sa petite sœur nuage Eléor.
Thalia, ça veut dire «fleurissante» ou «abondante», c'est M. Castel qui lui a dit, celui qui anime les séances collectives ou individuelles du mercredi. Elle est sans doute un peu «débordante», mais se verrait bien indienne appelée «fleur de peau» ou «tonnerre sanglant».
On est tout à tour, fasciné par son imagination débordante, amusé par sa répartie, embarqué par son énergie tourbillonnante. Et si parfois on prendrait bien sa place, on la prendrait bien aussi dans nos bras pour la bercer, qu'elle ne se sente jamais abandonnée.
Alors oui, cette pièce de théâtre se lit à partir de 8 ans, mais ce qu'il y a de bien c'est qu'il n'y a pas de limite d'âge : que vous ayez le double, le triple, le sextuple ou plus, vous prendrez plaisir à lire ce monologue. Tel un bonbon arlequin (les illustrations de RoseAubert y font penser) : sucré, acidulé, avec un goût de «trop peu» lorsqu'on l'a fini.
Les premières lignes dites par Thalia Otmanetelba (la comédienne qui a interprété le rôle de Thalia) sont ici à retrouver :
https://youtu.be/urYV28z9EZM
«Rester éveillé la nuit, c'est comme enfoncer sa tête dans la terre pour voir de l'autre côté du monde ! De l'autre côté hein, pas à l'autre bout ! »
- All
- Gallery Item

Client mystère
de Mathieu Lauverjat
Editions Scribes
«Au milieu des missions, je me revois le plus souvent comme un lapereau pris dans les phares d'un Chevrolet Suburban».
Nous avions pris un tel plaisir de lecture à découvrir Au moins nous aurons vu la nuit, premier roman d'Alexandre Valassidis et première publication des éditions Scribes, qu'on se devait de revenir vers cette jeune et prometteuse maison d'éditions. C'est chose faite avec Client mystère de Mathieu Lauverjat, là aussi un premier roman et là aussi, fort habile dans l'art d'écrire.
Bienvenue dans les arcanes des «boulots de merde», en référence à l'ouvrage d'Olivier Cyran et Julien Brygo, paru Chez La Découverte, et sous-titré, «Du cireur au trader, enquête sur l'utilité et la nuisance sociales des métiers». On suit le narrateur qui se démène dans ses boulots qu'il n'a jamais vraiment choisis, coursier à vélo, testeur de patchs, puis évaluateur-vérificateur en tant que «client mystère». L'invisibilité comme invariant.
Véritable satire de la junk food mais aussi et surtout du monde du travail qui rend fou, du tâcheron réinventé, du management dépersonnalisé. C'est que le narrateur est malmené de toute part, sans répit. Les runs qui se suivent, les shifts intenables, les missions et questionnaires à remplir s'enchainent. A l'instar du PPP, le pipipi, progress, plans, problems, le tableau de route hebdomadaire. Gouverné par des algorithmes, géolocalisé en permanence, il se fait un jour, pédalant à toute berzingue, percuter de plein fouet par une voiture. Le reste des jours, ce sont des dilemmes moraux qui le tiraillent, contraint de recourir aux benzodiazépines comme «bouclier du quotidien», de ce désenchantement qui le ronge et du logiciel malveillant qui le réveille. Malgré l'arrivée de Martha «cheffe-entrepreneuse» dans sa vie, subrepticement le «passage à l'ennemi» s'opère. Les morts d'Elio, de l'agent C puis de Baptiste Tairraz agissent comme des révélateurs, la culpabilité par ricochet. Et même loin, très loin, le narrateur finit par se faire rattraper par ce monde imparable de compilation de données informatiques, de micro-taches sous-traitées et du consulting offshore.
Oui, ce texte est «satisfaisant-conforme» à ce que son éditeur Clément Ribes en dit, à savoir qu'il a cette capacité à venir «briser la mer gelée» en nous. Une lecture engagée-engageante qu'on recommande.
«L'action, tel que nous le formulons dans notre jargon, était justifiée par la nature de la tâche à accomplir, et proportionnée au but recherché»

Devenir lionne
de Wendy Delorme
Editions JC Lattès, collection «Bestial».
«Oui j’ai toujours ce désir. Appartenir. C’est peut-être l’effet des siècles de domination patriarcale fossilisés dans ma moelle et ma psyché. L’imprégnation de la culture dans laquelle j’ai grandi.»
Devenir Lionne est la superposition de trois différents registres que Wendy Dellorme alterne avec virtuosité pour renforcer la gravité et la pluralité de son propos. Les informations de nature documentaire sur les lionnes se mêlent à la vie intime de l’autrice et à ses réflexions sur les relations intersexuelles. De signe astrologique Lion, Wendy Delorme raconte la relation toxique qui obscurcit son séjour à Berlin quand elle a 20 ans. Se comparant à la lionne qu’elle voit dans le zoo berlinois, elle met en exergue l’ambiguïté des forces qu’une femme possède en son être. Lionne est une fauve prédatrice, qui vit avec ses sœurs et ses cousines… Lionne est aussi soumise au lion, au changement climatique et à la captivité.
Cette alternance de registres met en évidence un réseau et attire l’attention non seulement sur l’influence que l’homme a sur la planète et par extension sur les animaux mais aussi sur la culture qui pousse les femmes à se considérer comme proie. Le féminisme vient épauler la planète et les droits des animaux, il vient soutenir tout être en quête de liberté.
En se mettant à la place d’une lionne en captivité, Wendy Delorme explique à quel point une relation toxique peut être dangereuse et presque mortelle. Telle la lionne du zoo qui s’automutile, les femmes enfermées dans ce genre de relations s’effacent et perdent leur flamme. Cependant Wendy Delorme n’est pas pessimiste, elle est justement encourageante. La relation amoureuse dans laquelle elle se retrouve presque vingt ans après en est la preuve. Etant désormais consciente de ses penchants masochistes, elle apprend à gérer ses peurs et son mécanisme de défense pour pouvoir s’épanouir dans cette relation. Il ne s’agit pas de renoncer à l’amour, mais de ne pas se donner aux «dompteurs» … Ecrit dans un style fluide et ne refusant pas de choquer parfois, le roman invite toutes les lionnes à se libérer, à ne plus se soumettre à leur «dompteur». Embrassant pleinement les liens entre les humains et les animaux, Devenir Lionne est l’éloge des lionnes et des femmes qui parviennent à faire la paix avec leur côté bestial…
«La domestication du monde profite aux plus puissants, qui montent plus de niveaux. Et chacun ne voit que son propre niveau, se moquant de la suite.»
recension de Nisan Goksel

Hana et le vent
de Joëlle Veyrenc et Seng Soun Ratanavanh
Editions La Martinière Jeunesse
Album
«Il était une fois un petit village en haut d'une montagne». Par ces quelques mots Joëlle Veyrenc nous transporte à Washimura, «village de papier» magnifiquement illustré par Seng Soun Ratanavanh à l'aide de papiers découpés et kirigami. C'est l'histoire d'Hana, petite fille qui «pense à tout» comme elle aime à le dire aux adultes qui lui demandent ce qu'elle fait. La beauté de son village n'a d'égal que sa légèreté. De ce fait il est mis en péril lorsque, de l'autre côté de la montagne apparaissent des moulins à vent gigantesques accompagnés de bourrasques de vent. Hanah et l'ensemble des villageois cherchent donc une solution pour sauver leur village. Et si cela nécessitait de traverser le ravin pour atteindre le village de Vert Sylver ?
Un conte humaniste où la rencontre de l'autre et la coopération ouvrent de nouvelles perspectives.
Une fois l'histoire lue, prenez le temps de la relire pour vous attarder sur les illustrations et y savourer chaque détail, chaque découpe, de l'expression d'un visage, à la fleur de fushia, en passant par les motifs de tissus ou les petits oiseaux qui peuplent tout en délicatesse chaque page. Un album enchanteur.
«Hana écarquillait les yeux mais elle n'était pas au bout de ses surprises».
- All
- Gallery Item

Le roitelet
Jean-François Beauchemin
Editions Québec Amérique
«Mon frère devenait peu à peu un roitelet, un oiseau fragile dont l'or et la lumière de l'esprit s'échappaient par le haut de la tête».
On suit la narrateur, écrivain, sa vie ordinaire presque banale, avec sa femme Livia, son chien Pablo, son chat Lennon, sa Prius, leur potager qu'ils arrosent avec grand soin, leur feu de camp, leurs voisins coréens et la ferme de Madame et Monsieur Vermeulen. Et surtout son frère, à la chevelure indomptée, atteint de schizophrénie, imprévisible, inquiet (qui le somme de répondre à la question : «Pourquoi suis-je jamais heureux ?»), sensible au pépiement des oiseaux, adepte de poésie, travaillant un quart de temps dans une pépinière, qui pressent que sa voisine d'en face cherche à l’empoisonner et qu'un type le suit dans la rue. «Un homme à la tête pleine d'ombres et de secrets, mais au sommet de laquelle filtre un mince rai de lumière, un roitelet, qui plus douloureusement que les autres se trouble des transformations qui s'opèrent en lui». Ce frère dont le narrateur est «l'unique proche encore vivant». La seule personne surtout à pouvoir le comprendre et à le raisonner un peu. Ils partagent, sur un petit banc, des discussions métaphysiques, spirituelles, ce «débordement de l'âme qui (…) éclabousse (la) vie». Le narrateur essaie d'agrémenter la vie de son frère : «Je tente de mon mieux de faciliter cette joie entre mon frère et moi, de collaborer à cette fusion de deux esprits qui, malgré tout ce qui les sépare, s'étonnent au même moment de l'agitation du monde et s'émeuvent du bourdonnement de guêpe». Un plein de complicité et de tendresse fraternelles.
En lisant ce récit autobiographique, intime, structuré en 63 fragments, on pense, dans la façon des deux frères de se béquiller l'un l'autre à Jean-Luc et Jean-Claude de Laurence Potte-Bonville, dans la réhabilitation de la dignité du frère à Mes fragiles de Jérôme Garcin, à la modestie qui irriguent le journal de Charles Juliet, à la contemplation des oiseaux et la connivence entre les deux frères de Yoko Ogawa avec Petits oiseaux ou encore à certaines vignettes détonnantes de Schizogrammes d'Emmanuel Venet. C'est dire combien on aime Le Roitelet et à quel point on est pressé de se familiariser plus encore avec d'autres textes écrits par Jean-François Beauchemin.
Une écriture qui rend possible, puissamment, l'émerveillement. Un enchantement.
«Il n'est pas rare que les mirages débordent dans la sphère du monde physique. Le réel, c'est parfois un truc très imaginaire».

Le sorcier blanc
Mathieu Vivion
Editions du Panseur
«Dès le début, il ne demandait pas grand-chose. Être quelqu'un n'était pas grand chose. Mais ce peu était déjà tant pour lui».
On est au Burkina. Ils font du foot au centre du village, autour d'un arbre, deux bouteilles en guise de cage et des délimitations à la craie. Il y a surtout l'Espagnol, dribbleur hors pair et le Burkinabé gardien de but, comme deux frères, qui sortent du lot. Anonymes dans leur biographie, singuliers dans leur style, ensemble dans leur persévérance. Ils espèrent «ajouter (leur) nom à la liste des étoiles brodées d'or susceptibles un jour de briller». Invisibles restent-ils sauf quand les observer présente un intérêt financier à la clef. Le processus de détection des talents passe par l'entremise du roi Georges à la montre qui fait rêver et son affidé le Sorcier Blanc à la capuche blanche. Le test a lieu. Les deux frères sont séparés le temps d'un match dont les retombées attendues se confondent avec la promesse d'un passeport et d'un grand départ pour l'Europe, «leur propre quête de frontières à dépasser».
Le Sorcier Blanc incarne, et avec lui, le bruit de la semelle de ses chaussures, la domination et fait montre d'un redoutable mépris : «A dire vrai, lorsque vous parlez, c'est moi qui parle. Je parle. Je parle à votre place, car personne ne vous entend. Parce qu'il n'y a personne pour vous entendre. Personne pour se soucier. Et c'est tant mieux. Je vais vous dire : c'est tant mieux pour vous. Pour vous les ingrats». Et souhaiterait qu'on le respecte, lui qui sait, qui agit pour leur bien. C'est sans compter que les apprentis footballeurs savent faire équipe autrement que sur le terrain. Mais logique implacable oblige, si ce n'est pas eux, d'autres prendront leur place.
Il ne leur reste plus qu'à reprendre la route, encore et toujours, blessures en bandoulière : «C'était le soir et c'était le matin, c'était même toutes les minutes d'un jour quelconque et sans fin. C'était la route qu'ils empruntaient et qui, sans la moindre surprise, ne les mènerait nulle part» ; «L'important était de partir, de franchir la frontière à leur tour, qu'importe l'illusion, ils pensaient s'être joué des illusions». Les désillusions ne sont jamais très loin quand l'espoir tient au seul train d'atterrissage d'un avion.
Récit tragique et percutant, servi par une langue qui ricoche.
Une nouvelle fable, tissée sur le terrain du football et de ses dérives à l'instar des nouvelles formes de traite humaine, proposée par les éditions du Panseur, qui poursuivent avec dextérité leur petit bonhomme de chemin.
«Un arbre. Une mère
Un lampadaire. Un père
Un frère. Une famille
Un but. Une équipe
Un ballon de football. Un rêve»

Corps vivante
Julie Delporte
Editions Pow pow
roman graphique
«Un jour, j'aimerais également pouvoir revendiquer la lesbienne bancale que je suis».
Ce roman graphique retrace l’histoire de la sexualité de l’autrice, une «lesbienne tardive». Des relations sans désir, des rapports sans envie et pourtant avec orgasme, des rapports non consentis («violée par mégarde»). Puis vint un questionnement : une autre sexualité, non dictée par la société («je trouble la norme»), est-elle possible ? Et de multiples questions se déversent : suis-je devenue lesbienne ? L’ai-je toujours été ? Ai-je du désir pour les hommes ? Pour une femme ? Pour toutes sortes de femmes ? Suis-je légitime si je me considère et me revendique comme lesbienne alors que j’ai aimé des hommes ? («J'ai eu peur de devoir performer quelque chose pour être acceptée parmi elles»). Doit-on forcément avoir des envies sexuelles (on rappellera ici que Julie Delporte est aussi l’autrice de La décroissance sexuelle, aux éditions l'Oie de Cravan) ? Pour enfin se réconcilier avec elle-même.
Au fil des pages, Julie Delporte nous livre son cheminement, comment elle tente de prendre soin d’elle, de s’aimer telle qu’elle est, avec ses doutes et ses traumas. Elle nous parle aussi des figures qui l’ont aidée dans ce lent parcours (Chantal Akerman, Tove Jansson, Monique Wittig, Courtney Barnett).
Ses mots viennent toucher au sensible, aux sens, à la sensualité parfois, à l’organique souvent. Et ses illustrations démultiplient encore ces confessions de l’intime : quelques scènes de film, des portraits (souvent de femmes inspirantes), des objets épars, fragments de tissus, et surtout des plantes, animaux marins et minéraux. Tel un herbier (superbe reprise d'une peinture de Georgia O'Keeffe en quatrième de couverture) qui nous donne envie une fois lu de reprendre le livre au début pour prendre le temps cette fois-ci de détailler, s’enivrer des couleurs et senteurs qui semblent se dégager de chaque dessin. Pour ne rien gâcher, des notes en fin de livre nous permettent de mieux comprendre chaque illustration (« la libellule est morte dans ma voiture.», «scène de Jeanne Dielman», dessin inspiré de l’œuvre de Riva Lehrer», «Algues et roches photographiées à Maria»…)
Un livre qui se lit, se regarde, se savoure. D'une très grande honnêteté.
On ne saurait vous recommander, en guise de prolongement, d'écouter le podcast de Charlotte Bienaimé, cf.
https://www.arteradio.com/son/61675404/nos_desirs_font_desordre
«J’ai voulu être une lesbienne avant d’avoir du désir pour les femmes. Et avant de tomber amoureuse de l’une d’elles. La voilà, mon histoire.»
Elaine
- All
- Gallery Item

Les heures abolies
de Lou Darsan
Editions La Contre Allée
roman
«La nuit nos corps n'ont plus de frontières, peut-être que ce sont les heures qui sont abolies et que l'on ne distingue plus le corps des heures».
On se souvient, presque comme si nous l'avions relu hier, de l'Arrachée belle de Lou Darsan, un écrit qui reste donc. C'est peu dire qu'on avait hâte de lire son second roman.
Avec ce nouveau texte, on suit un couple qui trouve refuge dans le nord du Nord, dans la fixité du chalet que leur a confié Sacha, pas tout à fait au milieu de nulle part. On va suivre, au gré du changement de saisons (Estivales, Automnales, Hiémales, Vernales constituent les quatre parties du livre), au gré de «la transition si douce entre l'aurore et le crépuscule», la variation des paysages qui l'environnent et ceux, en surcouche, qui peuplent son imaginaire ou convoquent des souvenirs («les jours et les lieux s'emmêlent» ; «l'archipel des réminiscences»). C'est que la narratrice, à l'aide de petits carnets, consigne au quotidien les petits détails et brouillonne habilement cette «procession de paysages». Le tout avec énormément de poésie («j'orchestrerai la mutation de ce paysage en poèmes») : «Je me déploie en filaments de brume sur la cime des mélèzes centenaires».
C'est d'abord en couple qu'elle fait cette expérience de retrait, avec de magnifiques passages sur la cristallisation de leur complicité («le havre de nos corps m'a appris que nous pouvons être fauves sans nous déchiqueter, mélanger nos pelages et nos haleines sans nous battre pour nos territoires» ; «nos rires qui rebondissent sur les arbres illuminent le jour»). Avant de déployer l'expérience en solitaire ou presque : «La forêt habite mon corps et mes mots, mais quelque chose d'autre s'y mêle, qui n'est ni mémoire, ni brûlure, ni lumière, une force qui pulse et vibre, qui vrille les tympans quand elle s'extirpe de moi».
Sur le fil de la mélancolie et de la fragile dilatation du temps, elle nous décrit avec une grande acuité, les silences de la nuit et toute une série de «moments éphémères» et «gestes infimes» de ce quotidien fait de contemplation de la nature et de ré-oxygénation de soi.
Comme un prolongement incarné de l'Arrachée belle, ce récit poétique nous fait penser à La sauvagière de Corinne Morel-Darleux pour ses accents oniriques, à Encabanée de Gabrielle Filteau-Chiba pour l'exploration de soi et à S'enforester d'Andréa Olga Mantovani et Baptiste Morizot pour la dimension picturale de l'écriture et pour l'incrustation prolongée du blanc dans les paysages.
Une écriture très visuelle, tout en augure, comme le vol de profil des pélicans. Avec quelques judicieuses esperluettes et parenthèses (loge du ressenti) disséminées ici et là.
Un livre paysage. On adore !
«Je suis éphémère et je ris, car je sais que je pourrais vieillir ici, entre la forêt et le sel, être refuge et réfugiée sans me perdre ou me dissoudre».

La fille du chien
de Perrine Le Querrec
Linogravure de Laëtitia Gaudefroy Colombot
Editions Les lisières
poésie
«le chien saisit
au vol les mots
court les enfouir
au chaud humus».
Perrine Le Querrec s'est fait connaître avec des textes engagés, enragés parfois, on pense ici aux Alouettes (éditions d'En-bas), Feux (Eds Buno Ducey), mais aussi Le prénom a été modifié et Rouge Pute (La Contre-Allée). On avait aussi beaucoup aimé (et chroniqué) Les trois maisons (éditions d'En bas). Elle sort en ce début d'année trois publications, Warglyphes (aux éditions Bruno Doucey) et Les mains d'Hannah (Tinbad). C'est La fille du chien, recueil de poésies sorti le 6 janvier qui va nous intéresser ici.
Les mots inscrits en toute fin «trouver l'écriture canine, donner sa langue au chien» laisse imaginer de quoi il est question. On suit le compagnonnage entre la fille et le chien Bali et l'exploration d'un ils («elle et le chien»), telle une communauté de présence, («seuls et ensemble, la fille et le chien étendus sous les palmes monumentales de la fougère»), d'expérience («Au retour sur leurs épaules, la pluie pèse des kilos») et de silence («elle qui parlait souvent, avec de vastes gestes d'air de lumière de chair, rétrécit le mot, jusqu'à la trace, seul os, maigre, du dialogue»). C'est en suivant «le fanion canin», qu'on se rend compte que lorsqu'elle «ignore les recoins du monde», «se garde de donner des réponses», le canidé «éclaire» et «guide».
La présentation du texte fait ressortir, à la suite de chaque fragment, quelques mots clés, non point un résumé, juste des mots qui musicalement accolés dessineraient presque l'esquisse d'un haïku.
Le recours à une forme poétique épurée permet de débusquer, «un pied dans le paysage», ce qui rassemble, ce qui se ressent en commun hors de toute phraséologie écrasante («tout ici est extrait de la caverne de l'imagination»). Ce qui nous relie, ou autrement formulé et pour paraphraser Baptiste Morizot, nos manières d'être vivants, et comment cela nous ressert.
Et les lignes de partage de se brouiller : «par mimétisme (elle) se transforme», «elle respire comme le chien». «Qui modèle qui ? », «question marteau, jappements de la raison».
La thérianthropie est aussi une poétique.
A noter que Perrine Le Querrec est invitée par l'Esperluette le 10 février prochain.
«De son bâton,
elle zèbre zèbrure l'ordre du monde
la parole arrive jamais ne parlera
elle – bâton zèbre zèbrure».

Mademoiselle Else
de Manuele Fior
Editions de Futuropolis
BD
Superbe réédition (la première datait de 2009)
«Je sens le regard de Dorsday sur ma nuque, à travers le châle».
Il y a d’abord ce joueur de tennis, prenant toute la page, puis apparait une jeune femme, puis une autre. Quelques paroles policées échangées et seulement ensuite le décor. Plongée dans le milieu bourgeois de la fin du 19ème siècle, dans un palace du nord de l’Italie. Dans cet univers empli de convenances et de conventions, Mademoiselle Else tranche. Surtout lorsque l’auteur reprend le monologue intérieur déjà si bien écrit dans le court roman d’Arthur Schnitzler (1924) et l’étoffe de ses dessins. Cette jeune femme de 19 ans, à la chevelure de feu (telle de nombreuses effigies de l’Art Nouveau), a conscience des regards lascifs des hommes sur elle et ne sait qu’en faire. Elle perce l’hypocrisie de ce monde tout en en étant prisonnière. C’est que sa mère lui réclame de l’argent pour son père et Mademoiselle Else se voit contrainte d'en faire la demande à Dorsday. Celui-ci en profite pour réclamer de la voir nue. Pour représenter l’ambiance tendue et la séduction toujours présentes, Manuele Fior s’inspire des peintures de Klimt : les silhouettes allongées, le port altier, la coiffe vaporeuse. On peut aussi y voir du Schiele dans les mains noueuses et certains visages déformés, du Toulouse Lautrec et ses femmes nues du Moulin Rouge, du Millais et son Ophélie flottant sur l’eau. Du côté des auteurs, nous faisons des ponts avec les récits de Stefan Zweig. Nous voyageons ainsi au cœur de cette fin de siècle. Mais surtout, dans les pensées de Mademoiselle Else et c’est bien cela le plus important. Comment sauver son père, trouver sa place, garder la face, sans devenir folle ?
Une grande BD qui donne envie de lire la nouvelle, la tête déjà peuplée du personnage de Mademoiselle Else.
«Je suis née pour une vie insouciante».
- All
- Gallery Item

La fête à venir
de Sylvain Levey,
Editions Rue de l'échiquier
Collection Le don des Nues
«Nous sommes des oiseaux de passage»
Un trio d'ado nous entraine dans leur fougue en plein cœur de l'Auvergne.
Une sorte d'illustration frondeuse de l'essai de Benoit Coquard, Ceux qui restent, faire sa vie dans les campagnes en déclin.
Il y a Chloé bien seule au milieu de ses camarades au masculin du lycée agricole, sans grand intérêt, hormis Arès le nouveau, à l' «allure d'oiseau tombé du nid» et Donavan le souffre-douleur. Ils n'ont que 17 ans mais attendent si impatiemment leurs 18 ans. Ce monde d'après qui ne leur appartient pas encore. Et dans cette attente, un bouillonnement : «Il faut que je réchauffe la sève des arbres. Il faut que je dévore le ciel».
Tous trois à leur manière ne veulent pas se conformer aux trajectoires toutes tracées qui les assignent. L'espace d'une virée, ils s'autorisent ainsi à mettre entre parenthèses le cours normal des choses («soyons anormaux»), à s'arracher de ce sérieux du quotidien qui les contient, de cette pesanteur du carcan familial et scolaire et de ces jugements des «autres (qui) décident à ta place». D'où le surgissement de cette exhortation rageuse «Soyons ce que les autres pensent qu'on ne peut pas être».
La fête éphémère ne tient pas à grand chose, un scooter, une enceinte Bluetooth, une course à travers champ et c'est peut-être pour ça qu'elle est sublime. Audacieux et fiévreux instants de célébration de la vie.
«Il me faut inventer des rivières et plonger dedans.
Il me faut tendre un fil entre le monde et moi.
Il faut que je bascule dans mes rêves.
Il me faut la vie et bien plus».

Les mangeurs de nuit
de Marie Charrel,
Editions de l'Observatoire
«Si elle survit, si les flots sauvages n’engloutissent pas son corps, la fille qui se relèvera de cette attaque ne sera plus complètement humaine. Un peu de l’ours sera entré en elle : une créature à mi-chemin, ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes.»
Les danseurs de l’aube, de la même autrice, nous avaient transportés de la seconde guerre mondiale à nos jours à travers l’Europe, tenus par le duende des danseurs de flamenco. Les mangeurs de nuits nous font voyager cette fois-ci en Colombie Britannique des années 20 au lendemain de la 2de guerre pour nous raconter l’histoire des immigrés japonais et des Amérindiens. Deux livres, deux lieux, une même force d’écriture qui fait de Marie Charrel une magnifique romancière.
Cette fois-ci nous sommes donc au Canada, où l’histoire d’Hannah et Jack se mêle à la grande histoire.
Hannah, jeune Nisei (2ème génération d’immigrés japonais) née dans les bois, se sent canadienne et prend de plein fouet le racisme antijaponais qui se répand en particulier pendant la seconde guerre. Son père, Kuma, lui a appris les légendes nippones. Comme Nastassja Martin, depuis sa rencontre avec l’ours esprit, le Moksgm’ol, cet ours blanc des légendes Tsimshian (qui n’est pas sans nous rappeler Les Pizzlys de Jérémie Moreau), elle porte sur son visage la trace du monde de l’au-delà.
Jack, «l’Indien blanc» élevé par Ellen – amérindienne Tsimshian-, creekwalker de son métier (il compte les saumons dans la rivière pour le gouvernement), est plus proche de la nature que des hommes de la ville. Lui qui a évité les pensionnats pour autochtones (on pense ici à Jeu blanc de Richard Wagamese), est broyé par une culpabilité vis-à-vis de Mark, son demi-frère qui n’a pas pu échapper aux sévices des pensionnats et qui finira par s’engager dans l’armée.
La nature est là, puissante, vibrante. Hannah et Jack se rencontrent dans cette forêt, ils font corps avec elle et vivent au rythme des saisons qui prennent vie sous la plume de Marie Charrel. «Le printemps gronde, il rue comme un taureau courroucé prêt à bondir dans l’arène pour réclamer sa place. L‘hiver anormalement froid va enfanter d’un printemps brutal et joyeux. »
Les mots manquent pour décrire leur relation, tout en rugosité et attachement.
Émouvant et dépaysant à la fois. Poignant surtout.
« Des années plus tard, lorsqu’elle repensera à cet épisode de leur existence, Hannah peinera à comprendre la docilité insensée avec laquelle les Japonais ont accepté leur sort.»

Anna Thalberg
d'Eduardo Sangarcia
traduit de l'espagnol par Marianne Millon
Editions La Peuplade
«La rousse, l'étrangère aux yeux de miel comme ceux d'un loup,
à la peau saupoudrée de tâches de rousseur comme un serpent venimeux»
Voici un premier roman d'un auteur prometteur. Un de ces textes où dès les premières lignes, dès les premières pages, vous savez que vous ne le lâcherez pas, qui ne vous lâchera pas. Où il est question, dans le détail, de chasse aux sorcières. L'auteur a beau être mexicain, il nous transporte sans peine en Allemagne du XVI/XVIIème siècle. Ambiance superstitions, cabale, instruments de torture, bûcher et pilori.
Anna Thalberg, tout juste un peu plus de vingt ans, rousse aux yeux de miel, installée dans le village d'Eisingen depuis peu de temps, est condamnée pour sorcellerie, selon les témoignages de ses voisins au premier rang desquels sa voisine Gerda Bauer qui ne manque pas d'imagination pour la faire châtier. Penser donc, on la rend imputable de provoquer la sécheresse, de faire tourner le lait et d'inciter les hommes à la fornication. C'est qu'on l'aurait vu «chevaucher une chèvre pour danser avec le diable». L'affaire est entendue, le juge, l'instigateur de la cause et le féroce et sadique examinateur Melchior Vogel («un nain, un elfe et un ogre») se chargent du reste.
Son mari Klaus, simple journalier cultivateur, est désemparé, voit le village entier le traiter comme un pestiféré, condamné à s'échapper en forêt et à remettre tous ses espoirs auprès du curé du village, le Père Friedrich lequel intercède auprès de l’évêque à la recherche d'une plus grande clémence. En vain, car si Anna, enfermée dans la tour aux sorcières à Wurtzbourg fait plus que résister à tout un concert de tortures, jusqu'à épuiser le bourreau et tenir tête à Vogel, l'acharnement reste total.
Et la folie meurtrière subsiste, «l'aura d'invulnérabilité émanant de l'exercice continu du pouvoir» vacille et les persécuteurs d'un jour seront à leur tour persécutés.
Le tout est servi par une trame et disposition narratives aussi novatrices que polyphoniques et qui va jusqu'à bousculer, et c'est tant mieux, le lecteur. Un récit preneur et une écriture pleine de style.
«Personne n'entrait dans la tour sinon pour en sortir et monter sur le bucher».
- All
- Gallery Item

La Revanche des Bibliothécaires
de Tom Gauld
Editions 2024
Bande dessinée
«En se réveillant un matin, Gregor Samsa se retrouva métamorphosé en un monstrueux insecte, mais en raison du confinement, sa vie fut pratiquement inchangée.»
Grâce à cette bande dessinée, Tom Gauld rend hommage à tous les bibliothécaires qui sont souvent négligés ou oubliés dans le monde littéraire. Les bibliothécaires règnent dans les rayons poussiéreux et approfondissent leurs connaissances dans le silence. Cependant comme Gauld l'affirme, leur discrétion n’est pas une excuse pour les oublier !
En proposant une référence littéraire à chaque page, le livre défie donc le lecteur de les reconnaitre et montre à quel point le travail d’un bibliothécaire est immense.
Bien que chaque page s'annonce comme un nouveau défi littéraire, les références sont insérées dans des saynètes bien réfléchies et amusantes. Le style des dessins changent également pour pimenter d’avantage cette aventure littéraire et humoristique. On ne se lasse pas de tourner les pages et voir les observations absurdes, philosophiques et tout à fait justes de l’auteur à l'endroit du monde littéraire, le tout avec dérision.
En vous montrant tous les aspects du monde littéraire (blocage de l’auteur, rivalités entre auteurs, les clichés…) en trois ou quatre cases, La Revanche des Bibliothécaires devient la parfaite lecture pour les bibliophiles qui veulent se défier ou pour les débutants qui veulent comprendre comment ce petit monde fonctionne sans s’ennuyer. Vous pouvez éventuellement le considérer comme une liste de lecture à faire pour avoir un bagage culturel digne du parfait bibliothécaire.
«Le cachalot et le calamar géant ne furent jamais des mais proches, mais lorsque la London Review of Books publia la critique virulente du calamar à propos du deuxième volume de poésie de la baleine, ils devinrent des ennemis mortels.»
Nisan Goksel

Capitaine Vertu
de Lucie Taïeb
Editions de l'Ogre
«On ne réécrit pas impunément sa propre histoire »
C'est un vrai plaisir que de retrouver Lucie Taïeb, notamment après Freshskills recycler la terre paru aux éditions de la Contre-Allée (et depuis passé en poche).
Avec Capitaine Vertu, on s'embarque dans ce qui pourrait s'apparenter à une enquête policière mais qui n'en a que l'air. On suit donc Capitaine Vertu, capitaine au sein de la brigade anti-fraude. Elle est impressionnante d'efficacité («un bloc inaltérable de probité, d'acharnement, de professionnalisme»), presque zélée (comme pour mieux oublier dans le travail son histoire familiale, «toute sa boue» qu'elle a fui au point d'adopter une nouvelle identité d'emprunt, une «vie à double fond»). Jusqu'à intriguer ses collègues tant elle semble être faite du même bois que les bandits en col blanc et autres arnaqueurs qu'elle débusque. Lucie Taïeb se méfie des explications trop bien faites, et c'est peut-être en cela que le récit s'éloigne de l'enquête policière et son récit fictionnel peut ressembler en cela au texte que nous avions tant apprécié d'Alexandre Valassidis, Au moins nous aurons vu la nuit (ed. Scribes).
Sauf qu'un jour, son passé se rappelle à elle, et l'habit ne fait plus le moine. Tout s'arrête, et la première partie du livre aussi : elle démissionne. Plus encore, habitée par une pulsion de mort, elle prend la tangente, organise sa disparition. Intransigeante et tenace : «elle persiste, c'est là le propre de la vertu» ; «Persister quand tout contredit votre existence».
Entre en scène alors une sorte de récit tout en errances oniriques («On est, dans un rêve, partout, et tout est "soi"»), en allégories troublantes, peuplées d'ombres, de voix, de fantômes, profusion de délire, de confusion, d'angoisses, de visions fugitives... de cette «matière visqueuse et compliquée des désirs secrets». C'est que ça s'agite dans la psyché de la narratrice. Ou ce que «la poix du réel» fait faire à l'imagination ou inversement et les effets d'engrenage qui s'ensuivent. L'introspection n'en finit plus («Sa quête est immobile et ne concerne qu'elle, la brigade n'est qu'un moyen pour travailler au corps un réel qui se dérobe, un ennemi fuyant, omniprésent, imperceptible»).
Lucie Taïeb excelle dans l'art de faire se côtoyer l'intime et le politique (avec une critique en creux des violences policières notamment). Avec cette écriture "nomade" qui suggère plus qu'elle ne dévoile, les significations sont plurielles ou floues comme les photos scrutées à la loupe des cinq hommes exécutés. Ainsi il en va des contestations (desquelles au juste, on ne saura rien) dont on comprend qu'elles sont sévèrement réprimées. A l'instar aussi de l'apparition de ce sac Adidas compromettant car rempli de billets. Certaines scènes sont revisitées, en boucle, comme le ferait avec maestria Antonio Lubes Antunes, ainsi il en va des versions en boucle de la scène à Marseille avec son père, son oncle Livio, l'homme qui l'accompagnait et sa petite au petit polo blanc à la sortie du tennis club ou encore de la similitude des récits des deux victimes dans l'affaire Cavalcanti.
C'est que derrière tous ces errements, derrière cette mauvaise conscience et cette impuissance qui la taraude («c'est de notre peine qu'est faite la trame de votre monde»), cette ironie qui sourde, c'est aussi son père qu'elle recherche envers et contre tout et l'impossible exercice de ce deuil qui se déploie.
Superbe lecture.

Les magiciens
de Blexbolex
Editions La Partie
dès 6 ans
« Et maintenant, où chercher ? À travers le miroir ou bien au fond du lavabo ?, demande le mâchefer. »
« Il était une fois, encore... » une maison endormie depuis quelques temps dans laquelle surgirent l'un après l'autre 3 magiciens un brin malicieux, à la fois attirants et inquiétants : un éléphant bien gourmand et sans scrupule, une oiseau bien gourmand et naïf et une petite fille qui semble surtout intéressée par son jardin. Traqués par une chasseresse et un mâchefer (sorte d'immense dragon que l'on peut voir au défilé du nouvel an chinois), ils se retrouvent obligés de traverser le miroir (ou la page?)...
Voilà en quelques lignes une partie de l'histoire de ces magiciens. Mais tenter de raconter en quelques mots cet ovni est tellement réducteur ! Blexbolex nous fait voyager dans un monde imaginaire et fantastique qui pourrait tout aussi bien rappeler des contes traditionnels, de vieux albums quelque peu désuets que le script de jeux vidéos. S'il s'adresse aux enfants, les adultes qui leur liront retourneront avec délectation en enfance. Les illustrations sont foisonnantes de détails, le texte soutenu.
« Il sera une fois, encore » un régal pour petits et grands.
« La maison ainsi accordée à leurs désirs, les magiciens y mènent une bonne vie. Chaque moment qui passe est un jeu, une découverte, une fête, et à l'extérieur fleurit un désordre exubérant. »
- All
- Gallery Item

Malavalle
de Josselin Facon et Ugo Bienvenu,
Editions Réalistes
Bande dessinée
«Mais l’univers est facétieux, et lorsque nous pensons que plus rien n’arrivera, il nous envoie un os que l’on rongera ».
Composées d’une équipe d’illustrateurs et d’animateurs de courts-métrages les Editions Réalistes proposent non seulement ce qu’ils appellent un « roman graphique » mais aussi des animations et des chansons qui accompagnent leurs productions littéraires. Le clip et l’album de Malavalle sont donc disponibles sur le site internet des éditeurs.
C’est l’histoire du chevalier Malavalle, qui se voit injustement excommunié à cause des crimes qui nous sont inconnus. Quelques mystérieuses scènes de bataille semées dans la narration comme des flashback indiquent que ses crimes sont probablement liés à une certaine guerre. Ne pouvant plus rester dans son propre pays, Malavalle devient un chevalier errant, aliéné de plus en plus à sa condition humaine. Ce processus de déshumanisation autour de sa solitude mais aussi de sa culpabilité vis-à-vis de cette guerre mystérieuse arrive à son terme avec l’arrivée d’un chien qui appartient à la Dame Dégricourt. Il ramène le chien à sa maitresse qui lui propose de séjourner quelques jours dans son château pour le remercier. Cependant notre chevalier ne sait pas que cette proposition n’est que le début d’une malédiction qui le hantera toute sa vie…
Doté d’une très jolie poéticité et d’une esthétique marquante, Malavalle ouvre une petite fenêtre sur une période lointaine et féerique qu’est le Moyen Age. On suit l’errance d’un chevalier perdu et on se laisse errer nous même dans sa mélancolie et sa solitude. La mystification de la Dame Dégricourt prépare la fin et l’exalte en même temps. Etant un roman graphique d’une centaine de pages avec peu de texte, Malavalle est parfait pour une lecture de dimanche si vous avez envie de visiter une époque obscure où les sorcières hantent encore les châteaux déserts.
Retrouver la bande musicale originale de ce livre composée par World Brain& Musique Chienne, à partir du lien suivant : https://malavalle.bandcamp.com/releases
«Donner un sens à des impressions, munir le réel de ce qu’il n’a pas, nourrir d’espoir une vision, et s’en faire tout de suite une mission.»
Nisan GOKSEL (stagiaire à l'&)

Les poumons pleins d'eau
de Jeanne Beltane
Editions Des Equateurs
«D'une manière ou d'une autre, il ets vivant quelque part».
Jeanne Beltane avait signé en 2020 un premier livre, Une forêt (en auto-édition), accompagné des photographies de Marion Bornaz, dans lequel elle revenait sur son trauma suite à l’attentat du Bataclan, où elle était présente. Les poumons pleins d'eau s'attaque à un second traumatisme, celui du suicide de son père, survenu six mois plus tard. Ce livre est le prolongement d'un concours d'écriture que l'autrice a gagné dans le cadre du podcast «Bookmakers» d'Arte-Radio avec Richard Gaitet. Jeanne Beltane a brillamment répondu à la consigne énoncée par Nicolas Mathieu de « Faire exister un personnage sans le décrire et en mille mots».
Ce roman regorge de trouvailles narratives pour appréhender un sujet difficile et sans jamais tomber dans la gravité. Il est construit comme une forme de fable alternant des passages où l'on suit Claire et son impossibilité à faire son deuil rationnellement («Cela lui paraît irréel. Elle est anesthésiée par le choc» ; «Le manque est un acouphène : un sifflement presque audible mais soudain omniprésent et assourdissant dès qu'elle y prête attention»), d'autres où surgissent les réflexions du père écrites «de chez les morts», et le tout entremêlé, aux rêves et hallucinations de Claire.
Les reliques et carnets laissés, les reliques, les souvenirs qui remontent ne suffisant pas, Jeanne Beltane a recours à une pluralité d'imaginaire, à des croyances (métempsycose, transmigration), à des figures chimériques, parce qu'elle ne trouve pas de réponse dans le réel implacable («Le réel, lui, s'impose comme une fiction contraignante, vulgaire et violente, loin de toute vérité») pour s'inventer du vraisemblable et mieux comprendre le geste de son père. Son père, chercheur en biologie moléculaire, n'avait «aucune indulgence avec son corps», cigarette, alcool, cannabis. Mort à 62 ans. Son père dont elle ne soupçonnait qu'à peine le niveau d'alcoolisme. Son père qui n'avait pas de mot assez dur pour juger «la sauvagerie anthropienne envers les non-humains» dont faisait montre son espèce («cette espèce d'une intelligence admirable, mise au service, au mieux de la bêtise, au pire de la monstruosité»). Son père devenu épinoche («Mes restes ingérés par un poisson et me voilà ne faisant qu'un avec cet être à branchies. Comme si mon cerveau avait pris possession de son corps»).
Les «questions informulées» sur «son passage sur Terre» demeurant, son personnage recherche «des états de conscience loin de toute réalité», «d'absence de pesanteur», d'où les recours à des substances psychoactives (les psilos) lors de fêtes débridées, ou des concerts où elle aime rien tant que slamer («elle domine tout et nage au-dessus de la foule (…) En apesanteur au-dessus de sa conscience. Se voir d'en haut et en rire») comme pour mieux halluciner («repousser les limites de ta perception») et tenter de s'expliquer ce passage vers la mort, s'immerger (beaucoup de vision s'observe en milieu aquatique) à d'autres temporalités («Un temps infini. Un temps liquide. Un temps qui goutte. Et s'étale en flaques»).
L'écriture est d'une grande richesse et se dilate en permanence pour rendre possible la perméabilité entre les mondes : la réalité et le rêve, les humains et les non humains, les vivants et les morts. Comme pour mieux imaginer ce qu'il y aurait après cette fin tragique et en faire quelque chose d'heureux, d'une telle puissance onirique qu'elle rendrait capable de «vivre avec ses morts».
Un univers empreint d'absurde et d'humour noir, tout à la fois poétique et résolument loufoque.
«Ferme les yeux, prends une grande inspiration puis vide ses poumons».

Bisbille
de Nani Brunini
Editions La joie de lire
album jeunesse à partir de 4 ans
Dans cet album sur l'importance de trouver les bons mots pour sortir des conflits, Nani Brunini choisit de n'utiliser aucun mot. Paradoxal ? Non. La puissance des images suffit à elle seule pour porter cette idée de bout en bout et la rendre accessible à tout âge.
L'histoire commence alors qu'une femme parle tranquillement. Sa bulle est petite et bleue. Un homme lui répond en rouge. Mais dès la page suivante tous deux se mettent à parler ensemble, l'un en face de l'autre, les mains sur les hanches. On comprend déjà qu'ils ne sont pas d'accord. Leurs bulles grossissent et des passants s'en mêlent (certains en bleu, d'autres en rouge). Ce qui semble au départ un simple désaccord, une bisbille, enfle. Le rouge et le bleu se mêlent, sans jamais se fondre l'un dans l'autre, s'opposent pourrait-on dire. On sent la matière, la texture de cette discorde. Les personnages, quant à eux, même petits, sont tout aussi expressifs : des sourcils froncés, des bouches grandes ouvertes, des doigts pointés et menaçants. Voilà la force de l'illustratrice. Sans mot, nous y sommes, nous ressentons les émotions de chacun. Et cela ne s'arrête pas là. Cette dispute grossit tellement qu'elle se métamorphose en monstre et engloutit tous les protagonistes.
Ici, si on a eu la chance de lire il y a une dizaine d'années Colère noire, bonsoir ! de Richard Marnier et Gaëtan Dorémus, on ne peut que faire le parallèle et se demander comment la dispute va se résoudre. On se rappelle que dans cet album, la colère, boule noire pleine de matière, grossissait et dévorait toute personne essayant de la calmer. Il avait fallu que la maman du petit garçon en colère trouve patiemment le chemin pour se faire entendre et que la colère disparaisse.
Dans Bisbille, Nani Brunini trouve une voie de passage à l'intérieur même du monstre. A présent les personnages et leurs paroles sont blancs sur fond noir. Ce noir opaque amène une pesanteur. Pourtant, un homme a une idée...
Comment va-t-il permettre à tous de sortir de cette situation ? A vous de le découvrir !
- All
- Gallery Item

Hypericon
de Manuele Fior (auteur et illustration)
Editions Dargaud
Bande Dessinée
«Si nous avions une destination à atteindre, nous n'y arriverions jamais en ligne droite».
On avait apprécié la BD Celestia que Manuele Fior avait signée chez l'éditeur Atrabile. Hypericon signe le retour de cet auteur italien.
On suit Teresa, qui étudie l'archéologie et qui a décroché une bourse pour être assistante scientifique pour préparer l'exposition qui se tient à Berlin sur le trésor de Toutankhamon. Elle souffre d'insomnie chronique et en profite pour s'imprégner du journal d'Howard Carter («quand toute la ville dort, je vais chercher refuge dans un passé très lointain où tout est encore tel qu'on l'a laissé il y a des milliers d'année»). Très vite, elle fait la rencontre de Ruben, avec son manteau d'Albator, un jeune italien venu prendre du bon temps à Berlin et travaille, quand cela lui arrive, pour des magazines people à retoucher les rides des célébrités. Ils ont vingt ans à la veille d'un nouveau millénaire.
On est en permanence pris entre deux époques, deux lieux qui s'entremêlent, les espace-temps se télescopent : celui de la découverte de la tombe de Toutankhamon à Louxor en novembre 1922 (dont on fête le centenaire) et celui de la fin du XXième siècle où Berlin se présente comme un immense terrain de jeu.
A l'interface entre ces deux temporalités, l'hypericon, ces sublimes fleurs de millepertuis, aux mille vertus. Il est rappelé avec intérêt les autres conceptions du rapport au temps qu'avaient les Egyptiens de l'époque, «étant par définition inconnu, le futur se trouve derrière, là où il ne peut être vu. A l'inverse, le passé est connu donc toujours visible car déjà vécu. Il se dévoile dès lors dans son intégralité devant l'observateur».
Les illustrations de cette BD sont juste remarquables avec un dessin très fin et une colorisation qui se déploie dans un camaïeu de brun (l'événement du 11 septembre faisant exception avec ses bleus tranchants). Lorsque l'on est en Egypte, les phylactères sont tels des papiers lignés, comme autant d'extraits d'un journal de bord.
Une BD toute en harmonie qui fait habilement se rapprocher le lointain.

La mémoire amputée
de Werewere-Liking
Editions Les Prouesses
«C’est réellement vrai que le courage,
C’est d’avoir peur et d’avancer quand même.»
Inédit en France, Werewere-Liking a écrit ce chant-roman (en effet le roman est ponctué de chants, tels des choeurs qui viennent annoncer la suite) en 2002. Publié initialement par les éditions NEI en Côté d'Ivoire, il reçoit le prix Norma en 2005. En choisissant de rééditer ce texte, les éditions Les Prouesses nous permettent de découvrir un texte sensible et puissant sur l’histoire de l’Afrique (post)coloniale et le destin des femmes de ce continent.
L'illustratrice de la couverture, Magali Atiogbé, explique: «On façonne son identité et on tisse sa vie dans le moule de nos ancêtres en se débarrassant des mauvaises herbes et en gardant le bon terreau. Ainsi j'ai cherché à représenter la superposition et l'enchevêtrement ainsi que l'énergie vitale d'une plante qui traverserait les âges et les souvenirs, pour refleurir le moment venu.» Elle ne pouvait pas mieux retranscrire l'idée qui se dégage à la lecture de ce roman. On pourrait croire qu'Halla, l’héroïne et narratrice, a entendu cette phrase et s'en soit fait sa philosophie de vie.
C’est parce qu’à 75 ans, Halla Njokè souhaite écrire sur sa Tante Roz et que celle-ci lui demande d’aller chercher en elle sa propre histoire qu’elle accepte de faire ce chemin introspectif et d’aller puiser dans sa «mémoire amputée», cette mémoire qui se nourrit de « ses transformations et de ses métamorphoses, dans son double jeu d'émergence et de replis ». On découvre alors une petite fille déjà forte, au regard tantôt incisif tantôt naïf (ce qui lui permettra lors de moments traumatisants de passer «au travers», en se préservant) et pleine de volonté et de créativité. On la suit au fil de ses changements de vie, lorsque déplacée de force ou de gré elle passe par différents foyers (celui de ses grands-parents, de sa mère, de son père et sa nouvelle femme, de futur époux, d’amis de fortune…), différentes villes, et se réinvente chaque fois. Devenue femme trop jeune, elle exerce malgré elle très tôt une fascination chez les hommes (y compris son père) qui souhaitent tous ou presque la posséder. Alors, elle fait du proverbe «à quelque chose malheur est bon» son talisman et continue perpétuellement d’avancer. Elle se met à chanter et à écrire et trouve sa voix.
Mais ce roman n’est pas que l’histoire d’Halla, double de l’autrice. A travers elle, nous découvrons des portraits de femmes parfois malmenées, souvent fortes (sa grand-mère, sa mère, ses tantes), elle leur donne une voix, une place dans cette histoire d’Afrique où elle sont trop souvent oubliées et tues. Et elle nous livre le visage d’hommes (tels son père) souvent violents, obsédés par le pouvoir et le besoin de paraître, malgré quelques très belles exceptions, à l'instar de son grand-père Grand Pa Helly, de maître Ndiffo et de son grand amour Albass. L'espoir est permis.
Un récit initiatique qui célèbre la puissance créatrice des femmes.

Une mère éphémère
d'Emma Marsantes
Editions Verdier
«Il y a des familles où l'on apprend à mourir. C'est aussi fort qu'autre chose, le désir de mourir, et cela se transmet très bien. ».
Mia a tout pour être heureuse, enfin presque. Elle grandit à Neuilly dans une famille qui ne manque de rien, enfin presque. Jeune, un voisin l'a violée, son frère a abusé d'elle et sa mère s'est suicidée : trois atteintes absolues («j'avais treize ans. J'avais quinze ans. J'avais dix-huit ans »), ça fait beaucoup. Beaucoup trop. Reste l'écriture, et l’instauration d'une langue à soi, magnifique, bouleversante, pour nommer l'indicible («l'incompréhensibilité du réel») et faire face. Avec cette double nécessité : faire sortir la douleur («la douleur piétine derrière ma porte. La mort tambourine contre mes fenêtres») et la culpabilité d'un silence continu («Chez nous, il ne se dit rien. Tout est lisse. Mur d'os»).
Emma Marsantes a recours, toujours sur le fil du dédoublement, à la première personne du singulier pour tenter de convoquer et de rassembler des éclats de souvenirs («je ne sais pas ce qui s'est passé mais je sais que cela s'est passé» ; «une mémoire en écume»), à la prose empruntant la coulée syncopée de ses pensées («ma pensée est une petite fille qui joue à la marelle, deux nattes de mémoire lui tombent sur les épaules en cadence), pour les relier entre eux (les emprunts au religieux sont omniprésents, à l'universalité du conte aussi), les superposer dans son for intérieur. Toujours sur le qui-vive de la narration qui essaie de rassembler («La plupart du temps je pense ailleurs» ; «Je m'égare à angles vifs, je trace une ligne discontinue qui revient en chemin, se recoupe et trace des angles irréversibles, des gribouillis, ratages»). Une écriture fragmentaire, à l'instar des trente chapitres petits et incisifs, et à l'énoncé direct : «La souffrance est une sémantique», «Danser ma mort avant qu'elle ne me danse», «please, try not to die». Il y a dans la précision métaphorique des ambiances décrites (des parties de chasse entre pairs où il n'y a de place pour personne d'autre), dans les injonctions à l'oeuvre (les fixations sur le corps et les habillements, «mon père me dresse pour les paddocks de sa caste, les yeux braqués sur mon corps»), dans la vulgarité exprimée par une masculinité outrancière et dans la brutalité des frasques du pater familias (l’épisode de la traversée d'une mer tempétueuse pour relier Calvi ; «l'élégance et l’obscénité tiennent chacune mon père par un bras et forment avec lui un trio de pochards»), tous les ingrédients contenus d'une atmosphère très "malaisante" et la promesse d'une déflagration mortifère de ce qui fait famille («En vérité le suicide de ma mère n'est que l'apothéose recomposée, domptée, d'un acte impensé et beaucoup plus ancien. L'énigme et l'aube sont ailleurs, morcelées. J'en possède les éclats diffractés»). Un récit qui se diffracte en permanence autour de la figure de la mère, Elsa, «la déambulante». Tout en distance, tout en retrait, tout en mélancolie («ma mère s'absente. Ma mère s'imprécise»).
Glacial et puissamment dérangeant.
«J'occupe le vague à l'âme du texte sous un soleil de dynamite»
- All
- Gallery Item

Au départ, nous étions quatre
de P.E. Cayral
Editions Anne Carrière
«Trois quarts de vie, un quart de mort».
On retrouve avec plaisir un premier roman. Un roman choral, mais sans que ce soit une modalité obligée de la creative writing contemporaine : la succession et la variation des points de vue, pareils à des «faisceaux (tressés) de varechs» (l'histoire se déroule en Bretagne) servent tout à fait l'histoire, à la tension dramatique du récit, mais aussi à «habiter le trouble».
Le roman est structuré en cinq parties qui forment des titres en alexandrin et qui sont autant d'emprunts à une chanson de Léo Ferré, «Tu penses à quoi ?». On suit des triplés, Gus, Gil, PS (comme premier Sorti) pour leurs diminutifs dont on apprend très vite qu'ils avaient un quatrième frère mort-né, Gabriel et surnommé «Point G». On suit également leurs parents, Luc qui s'occupe des champs et Léa le nez dans les Pléiade, mais aussi les pièces rapportées, Fleur/Fuedo et Jéromine, et leurs fidèles copains, Cheyenne, Marc. Chacun se fait le sujet narratif de l'histoire familiale qui se déroule au gré des orientations professionnelles, des amours, séparations, cohabitations et décohabitations, des imprévus et autres accidents de vie («cette vie distillée, remplie de temps vécus») mais aussi autour de cette mort de Gabriel, cette absence et douleur originelles (mais quelle force de description de cette scène inaugurale, «dans le fracas des contractions» !) aux conséquences qui n'en finissent pas de se déployer. Ainsi, une forme de pulsion de mort envahit les composantes de cette famille et plusieurs scènes d’enterrement scandent l'histoire. Et c'est à travers ses personnages que survient une cavalcade d'événements se faisant l'écho les uns aux autres. Pour autant, malgré ce traumatisme initial, cette «douleur funèbre», un épanouissement contrarié, malgré le fait que les triplés soient coincés et décalés dans l'étroitesse de leur existence, de survie, de désir et de renaissance, chacun à sa manière, il en est aussi furieusement question.
Une polyphonie maitrisée. Encore une très bonne surprise. Chanceux nous sommes ! Chapeau !
«Je suis le mort-né de la famille.
Malléable et mou. Mort-jumeau. Mort-ami. Mort-trou».

Les pizzlys
de Jérémie Moreau
Editions Delcourt
Roman graphique
«- C'était quoi cet ours ? Ce pelage, j'ai jamais vu ça. - Je crois qu'ils appellent ça un pizzly. C'est un mélange entre un ours polaire et un grizzly.»
Le pizzly est un ours qui existe réellement. C’est une des conséquences du réchauffement climatique : avec la fonte des glaciers, l'ours polaire cherche de nouveaux territoires et en vient à côtoyer les grizzlys. Nathan, Etienne et Zoé vont d’ailleurs être accueilli par l'un d'entre eux alors qu’ils débarquent en Alaska en compagnie d’Annie partie depuis 40 ans et de retour sur sa terre natale. Mais avant cela nous rencontrons Nathan, chauffeur Uber à Paris. Depuis que sa mère est morte et qu’il a la charge de son frère, Etienne, et de sa sœur, Zoé, il ne touche plus terre (au sens propre comme au sens figuré), il ne s’arrête jamais, ne sait plus où il est. Il ne se repère qu’à travers les cartes de son GPS. Jérémie Moreau transcrit parfaitement cette sensation à travers des illustrations où le corps de Nathan semble en apesanteur, volant au-dessus de la ville. Alors quand le GPS tombe en panne, Nathan est totalement perdu. C’est là qu’il rencontre Annie et qu’ils partent en Alaska pour tenter de se reconnecter avec le réel, avec la terre, avec les autres, avec soi-même. Chacun chemine à sa manière dans ce nouvel environnement. Etienne, véritable geek, découvre les joies de la chasse, Zoé rencontre une amérindienne et entre en relation avec les animaux par le biais de ses rêves, Nathan tente par tous les moyens de se repérer (jusqu’à planter des balises autour de lui), enfin, Annie renoue avec ses amis et voisins d’enfance mais découvre aussi avec stupéfaction à quel point son pays a été transformé par le réchauffement climatique. «QU'EST-CE QU'IL SE PASSE ?! Tout est sens dessus dessous ! Si les oies migrent avec deux mois d'avance, alors quoi ? Il nous reste plus qu'à aller pêcher le saumon en février ?! Avant il y avait un ordre, un rythme. Il y avait le temps de la chasse à l'élan, puis le caribou, le piégeage, les oies et enfin les saumons, puis retour à la case départ.»
Les dessins peuvent surprendre au départ, les visages semblent froids, presque inanimés (les yeux et bouches sont de simples formes noires, tels des trous béants). Mais au fil de l’histoire, ce tracé donne finalement une intensité aux personnages. Et surtout, Jérémie choisit des couleurs acidulées, voire fluo qui nous transportent dans un monde onirique et l'on plonge avec délectation dans les grandes illustrations de paysages ou de rêves.
Un conte éco-philosophique à lire et relire.
«Cette nuit, je crois que j'ai rêvé de ce que tu nous as raconté hier soir. Et puis à la fin du rêve, j'ai eu l'impression que l'ours essayait de me parler…»

Passer l'hiver
de Kateri Lemmens et Romain Renard
Editions Les impressions Nouvelles
Beau-livre
«Je serai là
comme si le dernier oiseau du monde allait chanter
au bout de la lumière
dans la suture entre la lumière et le temps
c'est de là que je t'écris»
Prendre la mesure de la durée de l'hiver tout en poésie et en image. Voilà la traversée à laquelle nous invite ce beau-livre.
Une géographie de l'extrême, au-dessus du 70ème parallèle Nord, entre Russie et Québec, Salluit, Kuujjuaq, Iakoutsk, Ellis Fjord, Alaska, la Nouvelle Zemble, la Kolyma. Bienvenue en terres inhospitalières, «la tempête a dévoré l'air avec le ciel et la terre». On est «dans la froidure», il fait très froid («des jours de froid humide jusqu'au creux des os» ; «du givre au ventre»). Mais le blizzard et les courants d'air ne sont pas solubles dans la météorologie, la poésie demeure : «la glace noire du ciel», «flocons, d'une insoutenable lenteur, engorgeant le ciel», «il tombe des peaux de lièvres», «il neige des étoiles mortes». Et quand il n'y a pas de neige, «il y a le rêve de la neige dans un essaim qui tourbillonne».
Le crépuscule et l'obscurité sont là («une montagne de sombre», «vers la fin des soleils»), il fait très noir. Mais c'est un noir soulagésien, incandescent («de la lumière éparpillée»), l'effet tyndall perce, le (dark)blueshift menace («les heures bleues de janvier», «le goût froid d'un ciel bleu pour le désir» ; «tout ira vers le bleu de plus en plus noir»).
«Le monde (est) à l'agonie» et la désillusion guette sévèrement, «les bras baissés à se dire adieu» ; «je ne sais plus rire dans le palais des miroirs» ; «les os brisés des rêves» ; «la scintigraphie du monde ne laisse rien présager de bon» ; «l'air du temps était au cataclysme». Avec pour compagnons de solitude, Nick Cave et Marilyn Manson, en sourdine.
Et le temps ne passe pas vite, «il tombe du temps sans temps», «le décompte d'un temps qui se jette à la nuit».
Il y a malgré tout des «filets de lueurs zodiacales», une voie de passage, un «fendillement», une «béance où se faufiler», «entre trace et regret», «entre la brulure et la vérité», «dans la suture entre la lumière et le temps». De quoi s'«enrouler autour du dernier espoir», se «coudre un abri» et se «blottir dans les rembourrures» pendant le passage de l'hiver.
Un très beau-livre vigoureusement admirable, d'un lustre immensément noir et magique.
«Vivre, ce n'est jamais qu'une crispation d'éternité»
- All
- Gallery Item

Une présence idéale
d'Eduardo Berti
Editions La Contre Allée
«Elle me posait des questions : c'est quoi pour moi la douleur, c'est quoi accompagner un patient. Et, surtout, pourquoi cette unité. "Je ne veux pas travailler sans mes valeurs, sans tenir compte de l'humain" lui ai-je dit de but en blanc.»
Eduardo Berti est argentin, pourtant c'est en français qu'il a écrit ce roman choral. C'est qu'il a puisé dans les interviews qu'il a faites auprès d'aides-soignantes, infirmières, médecins, brancardiers, bénévoles de l'unité de soins palliatifs du CHU de Rouen. Alors rester en français lui semblait plus juste (peut-être même que le fait que ce ne soit pas sa langue maternelle l'a poussé à aller à la recherche du mot le plus précis). Et de justesse il y en a. Ce livre en est même truffé. Chaque propos vient toucher dans le mille. Pas de fioriture, pas de mélo, simplement l'essence de ce qui se joue dans ce service. Et cela touche forcément le lecteur. Il s'agit bien ici d'une fiction et non d'une retranscription des entretiens. Les noms ont changé, l'auteur a agencé ces prises de paroles, les a romancées si besoin pour qu'elle forment un tout cohérent, et qu'elles nous livrent ce qui se joue dans ce service si particulier.
Il ne s'agit pas d'embellir la réalité, ni de la noircir. La première aide-soignante du livre parle justement de cette crainte, que le roman ne reflète pas la réalité car, selon elle, les romans ou films se passant dans des hôpitaux déforment toujours ce qui s'y passe «ou bien c'est excessif : un catalogue de coups bas. Ou bien c'est rose, embelli.» C'est pourquoi elle prévient l'écrivain qu'elle ne lira pas le livre. Le ton est donné. Mais on ne peut que souhaiter que l'aide-soignante dont s'inspire ce texte le lira finalement
Ce sont tantôt des anecdotes, leur première expérience dans cette unité, tantôt un sentiment, une réflexion sur la vie et la fin de vie, sur les patients, leurs proches et les professionnels. Il est également question de place, de présence et d'absence.
Bien sûr la mort est présente, mais finalement, ce roman nous parle surtout d'humanité.
Si les soignants doivent trouver la présence idéale, Eduardo Berti a trouvé la plume idoine.
«Ma fille de 30 ans est médecin. Cela nous rapproche toutes les deux. Je lui dis souvent que les autres se trompent quand ils assurent qu'un bon soignant doit trouver la distance idéale face aux patients. Je lui dis que ce que nous devons trouver c'est la présence idéale. Et que c'est loin d'être un simple jeu de mots. Je lui dis aussi que, dès que j'ai compris ça, je suis devenue un médecin digne de ce nom.»

La vie gourmande
d'Aurélia Aurita
Editions Casterman
Roman graphique
«Ce que je fabrique, dans mes cuisines, c'est de la nostalgie.» (Pierre Gagnaire)
Et ce que fabrique Aurélia Aurita, dans ce livre, ce sont des saveurs et des sensations. Partant du décès de sa grand-mère cambodgienne, elle nous embarque dans une autobiographie culinaire où chaque touche d'aquarelle fait saliver et voyager. Ce sont des souvenirs d'enfance, des plats familiaux et familiers. Mais aussi des plats raffinés découverts dans les cuisines de l'hôtel Balzac (dont le restaurant est tenu par Pierre Gagnaire) lorsqu'elle vient croquer tous les petits gestes des cuisiniers (ces gestes qu'elle décrit avec sensualité «la douceur de Désiré, tournant des mottes de beurre», «la grâce de Jérémy passant une betterave à la mandoline, l’effleurant amoureusement avec ses doigts enduits d’huile d’olive»). Les mets découverts au Japon alors qu’elle y vivait. Ou encore ceux que ses compagnons lui concoctent.
Ce voyage culinaire permet à Aurélia de nous parler d’elle, de sa gourmandise et de son goût pour la vie. Des gens qu’elle aime aussi (l’amoureux des Vosges, François I et François II, David, Maëlle, Jeanne Cherhal, Mona Cholet, Annie Ernaux…).
Mais, sans crier gare, l’histoire prend un nouveau tournant, lorsqu’elle apprend qu’elle a un cancer. Alors, sans apitoiement, ni tentation de devenir une wonder woman, elle nous livre son parcours tout en continuant à explorer la question des goûts et saveurs.
Des dessins en noir et blancs avec seulement quelques touches de couleurs qui mettent en avant des ingrédients, des mets, des émotions fortes, la vie en somme telle que souhaite la vivre Aurélia Aurita.
Une ode à la gourmandise et à l'épicurisme.
Si vous voulez écouter le texte et voir les dessins apparaître au fil de la lecture, une présentation en a été faite à la Maison de la Poésie, cf. https://www.youtube.com/watch?v=daioF1kagEw&t=180s

Les gens de Bilbao naissent où ils veulent
de Maria Larrea
Editions Grasset
«On ne se souvient pas du moment de sa naissance. Mais on peut l'imaginer.»
Cette rentrée littéraire nous a vraiment gâtés en matière de premier roman. Maria Larrea incarne ces bonnes surprises. Elle est d'ailleurs récipiendaire du Prix du premier roman 2022, en lice pour celui des Inrockuptibles 2022 ou encore le prix Summer adossé à la Fête du livre de Bron (petite digression : à propos de prix littéraires et pour les considérer avec la bonne distance, il nous faudra scruter de près la publication du très prometteur livre d'Arnaud Vivant, Station Goncourt, 120 ans de prix littéraires, à paraître en mars 2023 aux éditions La fabrique).
J'ai pourtant tardé, presque trop tardé à me saisir de ce livre. C'est une cliente qui me l'a chaudement conseillé, une fois, deux fois. L'insistance a payé - je n'aime rien tant que les recommandations qui s'énoncent dans ce sens là : le libraire conseillé !
On lit d'une traite et avec délice ce récit autobiographique vertigineux («coincée entre deux réalités, mythe et réel, hors sol, j'avais le vertige»), aux allures de puzzle, sur la quête des origines, sur l' «épicentre secret de ma souffrance».
On procède de ce qui nous précède disait Hans-Georg Gadamer, oui mais encore. L'autrice a beau reconstituer les contextes de naissance de ses parents, ici l'orphelin Julian, là, l'orpheline Victoria, devenant bientôt immigrés espagnols à Paris, ça ne dit rien à Maria, la narratrice, sur les conditions liées à [sa] propre naissance. Avant qu'une tarologue s'en mêle (tu es «la hija de nadie, (…) quatre mots, treize lettres»), une seule chose est sûre, «le premier enfant d'une famille basque doit naitre au pays», Maria ne fait pas exception à cette tradition, elle est donc née un 2 novembre à Bilbao.
Bilbao, cette ville qui prend quasiment la place d'un personnage dans ce récit, cette «ville austère», à la «lumière blanche», «avec son ciel hâve», «ses immeubles ocres», ce «perpétuel crachin», «ce Sud qui est un Nord», avec les évocations du quartier de la Palanca sur les hauteurs de la ville, du mythique stade de Sam Mames, etc.
Dans cette grappe humaine que Maria compose avec Victoria et Julian, elle partage une commune condition, le fait d'être orpheline.
Au même moment qu'elle intègre le département réalisation de la Femis, elle n'arrive pas à réaliser la chose, à «fixer le cannage de (sa) chaise généalogique».
Le récit prend la forme parfois d'une socio-analyse au plus près du ressenti d'une autrice qui ne trouve pas sa place, donnant lieu à des passages d'une grande lucidité sur cette dissonance et le trouble qui l'habite («mon origine est trouble»), avec une forme de complexe d'infériorité et de honte sociale qu'elle se traine (sa langue maternelle qu'elle dit être celle des concierges et des femmes de ménage), sur l'orgueil bafoué de ses parents métèques. Puis, découvrant l'identité sociale de sa mère biologique (une famille puissante, de patrimoine), Maria se trouve en bute à une forme de névrose de classe, eu égard à la condition de ses parents adoptifs, et vis-à-vis desquels elle n'aura de cesse de se démarquer tout en cherchant sur le tard à les réhabiliter.
A travers cette enquête sur soi, cette quête de vérité biologique, Maria Larrea se fait l'«historienne du vide» et ses déambulations dans son «royaume fracturé» font se côtoyer les question des origines («une équation familiale à une inconnue») avec le trafic d'enfants volés et les adoptions illégales dans un contexte postfranquiste. Comment détricoter le récit de ses origines, «savant point de croix de mensonges»?
Une matière extraordinairement riche pour l'écriture : «L'écriture a eu cette vertu insoupçonnée de provoquer une réaction dans la réalité».
Un récit magistral.
«Je ne savais pas ce qu'il convenait de faire quand on apprend qu'on a été adopté».
- All
- Gallery Item