Votre libraire vous partage chaque semaine ses conseils de lecture et coups de cœur. Face à l’ immensité de choix qui s’offre à vous, constituez votre P.A.L et trouvez votre prochain livre de chevet ou une idée de cadeau. Nous pensons également à toute la famille avec nos recommandations spéciales jeunesse.
Et pour ne pas les oublier, retrouvez en bas de la page les sélections des mois passés.
# printemps 23
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Des lendemains qui chantent
d'Alexia Stresi
Editions Flammarion
«Que fait une voix pareille enfermée dans un si petit rôle ? »
Elio Leone est orphelin et c'est dans la transmission, encouragé par les figures inspirantes que sont le médecin Giuseppe Tropeano, la Soeur Annamaria et le Padre Bizzo ou encore Eugénio le sorcier qu'il va faire son bonhomme de chemin. Mais surtout auprès de Mademoiselle Henriette Renoult, professeur de rôle («la prêtresse des coulisses», «la papesse des voix lyriques») puis d'Eugène Vanzo qu'il devient ce qu'il est, qu'il va persévérer et apprendre sur soi. Incarner un chanteur lyrique mais pas n'importe lequel, un ténor d'une grande virtuosité, qui chante avec nécessité, mu par un instinct de survie.
Mais déjà à l'observer, on comprend qu'il n'est pas à l'aise avec les hommages, le succès. Les révérences, les compliments, «les jeux de cirque de la carrière» l'indisposent. Il reste à part et vulnérable.
A peine est-il arrivé en France, qu'il se fait très vite remarquer lorsqu'il interprète à l'Opéra-Comique, avec un tel brio, le personnage de Borsa dans le Rigoletto de Verdi. «Sa justesse d'intention ébranle. Elle ne commente pas, elle vous creuse. Ça va bien au-delà de la beauté d'une couleur ou de la perfection du son».
Sauf que tout ceci n'est pas linéaire (les va-et-vient temporels du récit nous mettent en alerte), comment pourrait-il en être autrement quand on sait que Elio nait dans l'entre-deux guerres et que sa trajectoire de vie va forcément être ébranlée par les événements qui secouent l'Europe (l'Italie fasciste, la deuxième guerre mondiale). A son retour d'Allemagne, les places de chacun ont bougé et il n'est pas celui qu'on attend. Passé pour mort, il est pris de chagrin, comme «emmuré vivant» et cesse d'exercer pour un temps son métier-passion.
La prophétie de Mademoiselle Renoult d'aller chanter la Forza del destino à la Scalla de Milan n'est alors pas prête de se réaliser. La force du destin et Alvaro attendront.
Elio Leone est un personnage très romanesque -la galerie de personnages qui l'accompagne l'est tout autant- et le récit de sa vie prend toute son ampleur inscrit dans ce moment historique si particulier et en nous faisant dériver de Naples à Paris, de Normandie en Haïti puis jusqu'à Nantes et de nouveau en Italie.
Plus de quatre cent pages d'émotion. A conseiller même à celles et ceux qui n'aiment pas Verdi ou ne connaissent pas l'opéra.
«Il faudrait pouvoir vivre à l'intérieur de la musique, savoir s'y réfugier et y rester comme dans une bulle».

Bonne nuit mes doudous
de Nikitas M. Papakostas
Editions Do
«L’un se prit dans les branches, l’autre tomba dans les profondeurs et il roulait comme une balle, car les cinq âmes n’avaient pas de coins.»
Très court roman, presqu’une nouvelle, ce livre est surprenant. D’abord il y a le titre - doux, tendre même – qui contraste directement avec l’illustration - des tâches de couleurs qui dégoulinent, laissant présager quelque chose de moins rond, la prémonition d’une histoire certainement plus sombre. Et puis il y a le texte, ramassé sur une soixantaine de pages. En peu de mots, Nikitas M. Papakostas peint un décor âpre qui nous plonge littéralement dans un petit village grec. Rien ne manque : les acacias, le potager juste à côté et ses tomates rouges saignantes, les murets de pierres, l’église et la places où se rassemblent les habitants pour discuter et commérer, la montagne environnante. Mais surtout, l’auteur nous livre un texte tranchant où chaque moment vient se nouer au premier, créant une liane tendue, prête à céder. Alors forcément, on lit l’histoire de Mario et Fortis d’une traite, on en sort un peu secoué.e et embrumé.e. Mario, c’est cette jeune femme qui vit dans une étable avant son mariage, tue dès les premières pages des chatons à peine nés, sent la présence de Dieu mais aussi d’ombres menaçantes, ne cerne pas toujours la frontière entre réel et songe. Fortis, c’est ce jeune homme privé d’un index suite à un accident de moissonneuse-batteuse, devenu prêtre et époux de Mario. Tous deux, chargés de religion et mysticisme, transforment malgré eux et à jamais la vie du village.
Un conte cruel pour adulte qui vient nous déranger et nous trouble longtemps.
«La vérité se cache dans le cœur d’une fleur. Le bourgeon s’ouvre. C’est au tour des pétales. Tout s’ouvre tour à tour et repousse à son tour ce qui le précède au-dehors. La vérité est sur le point d’être dévoilée.»

Un an de plus
d'Ulrika Kestere
Editions L'étagère du bas
Album jeunesse
Quoi de plus plaisant que de fêter son anniversaire ?... Mais peut-être que tout le monde n’en pense pas autant ? Et d’ailleurs, comment aimez-vous le fêter ? Vous vous retrouverez très certainement sous les traits d’un des personnages de cet album aussi doux par ses couleurs que ses dessins. Être au centre de l’animation comme Léa la tigresse, danser à n’en plus pouvoir comme Ture ou plonger dans un bain moussant comme Vanja, et j’en passe.
Comme dans ses précédents albums (Une hérissonne bien sensible, Un pull pour Otto ou encore nos voisins sauvages), Ulrika Kestere nous offre un texte et des illustrations sensibles et poétiques où les animaux, humanisés et aux expressions pleines d’émotions, nous rappellent nos petites manies et grandes envies.
Un moyen de préparer sereinement et sans complexe l’anniversaire de ses enfants (et le nôtre), car il n’y a aucune mauvaise façon de le fêter (on est même autorisé à ne pas s’en soucier).
«Que ce soit pour toi un grand jour ou un tout petit, comment veux-tu le célébrer ? Avec des hip hip hip hourra ? En toute tranquillité ? Ou pas du tout ? »
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Mon musée imaginaire
de Claire Le Men
Editions La Découverte
BD
«C'est ça aussi un musée imaginaire : quans certaines œuvres, tissées ensemble, par le fil de notre histoire personnelle, nous racontent de façon singulière, on s'imagine qu'elles nous appartiennent un peu».
Voici une BD fort instructive que nous propose Claire Le Men. Cette dernière nous raconte les liens qu'elle entretient avec l'art, la connaissance intime qu'elle a de certains tableaux, ainsi le tableau de Félix Valloton intitulé Le Ballon qui se serait exilé de son «livre de naissance» pour s'établir au musée d'Orsay ou encore du choc esthétique qu'elle a connu lors de sa première rencontre avec un Kandinsky(« J'ai souvent ressenti cet étonnement en découvrant dans un autre contexte certaines de ces peintures si liées à mon enfance qu'elle en étaient devenues des icônes intimes. Ces affiches qui faisaient partie des murs de la maison au même titre que n'importe quelle photo de famille semblaient m'avoir été dérobées quand je les retrouvais dans une publicité ou sur la couverture d'un roman. J'ignorais que le propre des chefs d'oeuvre est d'appartenir à tout le monde»). Elle essaie de voir comment s'est constitué chez elle le goût, le discernement du beau, alors qu'au départ ce n'était pas gagné («Tout le monde savait toujours quel bâtiment admirer, sauf moi, qui me trompait tout le temps»). Ayant grandi auprès d'une mère historienne de l'art ("haltérobibliophile" qui n'aime rien tant que les dessins de Seurat), elle a longtemps hésité avant de trouver sa voie. Elle ne sera pas psychiatre malgré les 8 années d'études qu'elle a suivies, elle fera de la BD. Il reste d'ailleurs quelques traces de ses études, puisqu'elle n'hésite pas à évoquer la bipolarité de Courbet, le syndrome de Flaubert ou de Florence, le syndrome de l'imposteur (titre d'un de ses précédents ouvrages).
En mobilisant plusieurs références picturales qui cohabitent avec les dessins de son enfance mais aussi en piochant ici ou là des références issues de sociologues (Bourdieu, De Lagasnerie), écrivains (Malraux, Proust, Gide) et philosophes (Derrida, Heidegger), c'est un véritable itinéraire entre les œuvres qui se déploie sur plus de 200 pages.
De la controverse autour de la paire de chaussures d'un célèbre tableau de Van Gogh au monogramme et à la klecksographie en passant par le métier d'oeil-attributionniste, l'exploration proposée est multiple et passionnante.
Et surtout on prend le temps de s'arrêter sur quelques œuvres remarquables de Doumier, Chardin, Vermeer, Courbet, Le Caravage, Malevitch et sur quelques trajectoires, comme celles de Beltracchi, le faussaire de génie.
Il y aurait certainement à faire des liens avec le dernier essai de Mona Chollet, D'images et d'eau fraîche, ne serait-ce que sur le rapport à la beauté et nos tentatives d'appropriation.
En faisant de la BD, Claire Le Men ne fait pas comme sa mère (la seule discipline artistique «qui me restait, celle à laquelle ma mère ne connaissait pas grand chose»). A sa manière, dans les rapprochements qu'elle fait entre les artistes, entre les oeuvres, elle nous propose, sous forme métamorphosée, une histoire sensible de l'art. Une tentative réussie de sortie du processus d'énigmatisation de l'art.
«Certains tableaux ont tant à raconter qu'en se les appropriant, on finit par croire que c'est nous qu'ils racontent»

Design Design
de Marie-Christophe Ruata-Arn & Laurence Kubski
Editions La Joie de Lire
documentaire jeunesse
«Créateurs, inventeurs, fabricants, combien étaient-ils à occuper ma vie, jour après jour, alors que je ne les connaissais même pas ? »
Ce sont 36 objets de design qui émaillent les pages de ce documentaire et qui sont distribués selon 14 chapitres qui se présentent sous forme de petites nouvelles sur 2-3 pages introduisant les dits objets s'invitant dans le quotidien. Grille-pain, chaise, presse-agrumes, luminaire, verre en plastique, chaise improbable, l'ampoule de Livermore, chacun leur forme, leur utilité, leur détournement ou réutilisation, leur histoire, leur vie. L'objet «aussi simple qu'efficace, (qui) raconte combien notre monde est en train de changer, mais aussi comment certains objets et certains gestes nous survivront toujours».
Les objets sont repris en fin d’ouvrage avec le nom de leurs inventeurs. Si certains paraissent extravagants, d'autres sont plus ordinaires et nous invitent à une nouvelle lecture tant ils sont passés inaperçus.
Une belle entrée dans l'univers du design.
«Il y a aussi des objets qui s'amusent avec la réalité : ils jouent à en faire des copies qui nous font rire, mais parfois aussi réfléchir ».

Atteindre l'aube
de Diglee
Editions La ville brûle
« J'écoute cette capsule d'antan, cette parcelle de bruits volés à ton passé dans laquelle, redevenue mortelle, tu marches et vis et respires. »
Diglee, depuis toujours, voue une profonde admiration pour sa grand tante, Georgie. Elle lui a d'ailleurs dédié son premier livre A Renaud, racontant le premier grand amour de cette aïeule. A la mort de cette dernière, Diglee décide donc d'écrire sur sa vie, « sa » désignant tout à la fois Georgie et elle-même. Car écrire sur sa parente, c'est aller chercher à comprendre le parcours de cette femme, son excentricité, son apparente liberté. Pour cela, il faut partir plus loin dans l'arbre généalogique, aller du côté de femme de la fin du 19ème et début du 20ème, danseuses, chanteuses. C'est appréhender la relation de toutes ces femmes aux hommes, à la maternité (sauf pour Georgie qui n'aura jamais d'enfant), à la vie. Et forcément, chemin faisant l'autrice (re)lit sa propre vie, a comme des éclairs de lucidité qu'elle nous livre, sans phare, met en parallèle ses rencontres, ses passions, ses doutes avec ceux de Georgie, qui n'est finalement pas tout à fait celle qu'elle croyait connaître.
L'illustration (de Diglee) de la couverture nous livre avec finesse des éléments de la vie intime de Georgie et Diglee. La forme (l'utilisation du « je » et du « tu ») nous plonge littéralement dans une relation complice qui existait entre ces deux femmes. Enfin, les photos de la fin nous rapprochent encore de cette femme puissante et fragile à la fois.
Ou comment sonder la vie d'une aïeule pour mieux apprendre sur soi.
« Habituellement, les gens écrivent sur leur grand-mère. Leur mère. Moi j'écris sur toi, ma grand-tante. »
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Parfois le silence est une prière
de Billy O'Callaghan
traduit de l'anglais par Carine Chichereau
Editions Christian Bourgois
sortie le 11 mai 2023
«Je suppose que tout autant que nous sommes, nous sommes toujours plus d'une personne en même temps».
Trois chapitres composent ce roman, on suit tour à tour Jer (pour Jeremiah) dans les années 1920 puis Nancy une décennie avant, et enfin Nellie au début des années 1980. Trois membres d'une même famille irlandaise extraits de trois générations qui se suivent, à l'intersection des moments qui ont compté dans l'histoire irlandaise. De l'île de Clear Island à Douglas, localité toute proche de Cork.
Jer, encore hantée par la guerre, qui à l'heure de la mort de sa sœur Mamie en veut à mort à son beau-frère pour s'être mal comporté.
Nancy qui a dû se débrouiller seule avec ses deux enfants, composer avec le rationnement de l'asile pour pauvres, enchainer les petits boulots (du ravaudage des tissus à la filature du chanvre, en passant par bonne auprès de personnes âgées), avec l'énergie du désespoir («j'accepte de mener une vie aux désirs mal accordés, aux besoins à demi comblés») et toute l'ambivalence des sentiments à l'égard du père de ses enfants («Qu'il puisse se comporter ainsi sans en subir la moindre conséquence, c'était normal, ainsi allait le monde»).
Enfin, Nellie qui est sur la fin de sa vie, qui «finit par comprendre qu'on trouve la paix dans l'acceptation» et qui voit défiler tout son entourage familial à son chevet.
Ces personnages tantôt se débattent, tantôt se réclament de l'héritage familial qui est le leur, mais aussi de ces «souvenirs tranchants», de ces lieux «où s'entremêlent tant de passés». Marqués par le poids de ce qui les précède, ils sont surtout «prisonniers (aussi) des circonstances» qui les ont vu naitre. Tous tendent à se raccrocher au silence, peu enclins à s'en remettre aux prières, quitte à inventer leur propre rituel.
De ces éléments constituant un triptyque, on retrouve à chaque fois une inscription dans une parentèle, dans une fratrie mais plus encore une continuité dans certaines ambiances, ondulations, une mosaïque d'éléments aussi, ce sans quoi l'équilibre des choses viendrait à en être menacé. Une même simplicité matinée de courage dans le rapport à la vie et à ce qui les entoure. Ainsi les ajoncs sauvages, les murets de pierres sèches, le savon carbolique, la tourbe et le feu, le brouillard, les nuits sans sommeil, la même couleur des yeux («cette nuance exacte d'argent fourbi qu'a l'océan les jours d'hiver»), la même façon de porter la chemise en roulant ses manches au-dessus du coude, le crépuscule, les fantômes, le cimetière, les pintes dans le même pub, … tout ce qui fait territoire et famille à la fois.
Un récit servi par une remarquable traduction, Carine Chichereau a encore sévit !
Une écriture enracinée et qui recèlent des accents éclatants de justesse.
«C'est étrange, hein ? Ces choses qu'on transporte en nous. Par tous les anges du ciel, ce n'est pas étonnant que je sois voutée».

Mauvaises méthodes pour bonnes lecture
D’Eduardo Berti
Illustrations d’Etienne Lécroart
Editions de La Contre Allée
« Ouvrez un roman et lisez seulement les pages impaires, comme si les paires étaient vides. A la fin de cette lecture, ne lisez que les pages paires. Comparez les deux romans. »
Membre de l’Oulipo, Edouardo Berti nous livre ici 135 façons de lire, écrire, ranger sa bibliothèque, échanger avec des amis autour de nos lectures, prendre plaisir et (re)découvrir chaque livre qui croisera notre route.
Un texte peut se lire et se relire autant de fois qu’on le souhaite et à chaque fois nous y donnerons une signification un peu différente. Si nous suivons les propositions d’Edouardo Berti, nous découvrirons encore d’autres sens cachés. C’est que ses méthodes de lecture sont pour le moins insolites, en voici deux exemples : utiliser des dés pour savoir quelles pages lire ou ne pas lire (58.), lire un poème tel un saumon qui remonte la rivière – c’est-à-dire en commençant par le dernier vers (60.).
Parce qu’une œuvre prend de l’épaisseur par les liens que nous faisons avec d’autres ouvrages, il nous invite également à aller au-delà, allant jusqu’à mêler des textes en lisant par exemple un premier roman jusqu’à la page 130 et en terminant l’histoire par un autre roman lu à partir de la page 131 (1.). Puisque les livres dialoguent entre eux (mais pour cela il ne faut pas les enfermer dans des boites, comme nous l’explique livre arménie), nous pouvons prendre les répliques du roman A et y répondre à l’aide des répliques du roman B (84.). Il est aussi essentiel de réfléchir à leur disposition dans notre bibliothèque comme dans d’une bibliothèque l’autre. Que se passe-t-il si en plus de l’ordre alphabétique des auteurs, nous y ajoutons la chronologie historique (5.) ? Quels voisinages crée-t-on ? Plusieurs organisations nous sont également soufflées, comme suivre un « ordre qui ne peut pas être déduit à l’œil nu » : à partir l’année de publication, le nombre de pages, le nombre de fois qu’un mot apparait (23.)… Les combinaisons sont infinies.
Le plaisir de lire, c’est aussi un plaisir qui peut se partager entre amis. Et là, quoi de mieux que d’organiser de petits jeux, comme celui-ci : « choisissez un roman, un livre de poésie et un essai » et tenter de deviner qui lit quoi simplement en les observant (27.)
Enfin, entre deux lectures, Eduardo Berti nous encourage aussi à écrire. On retrouve alors des consignes très oulipiennes : utiliser un dictionnaire des synonymes pour modifier tous les noms, adjectifs et adverbes (68.), écrire une lettre d’amour ou de rupture en employant des phrases prises dans le livre que nous lisons (34.), enrichir un haïku de mots pris dans un poème plus long jusqu’à ce que les deux poèmes aient autant de mots (50.)… Les autres sont à découvrir en lisant le livre…
Chaque petit chapitre peut se lire seul, mais, tel un paquet de gourmandises aux multiples saveurs (drôle, poétique, studieuse, émouvante ou complètement loufoque), on préfère en lire plusieurs à la suite, dans l’ordre ou le désordre, et il y a fort à penser qu’on y replongera très rapidement, à peine la première poignée avalée.
« Placez-vous toujours à côté ou derrière quelqu’un qui est en train de lire un livre, un journal ou même une tablette. Cherchez des échos ou des continuités entre les « lectures volées ».

Kramp
De Maria José Ferrada
Traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Million
Quidam Editeur
« Les « insectes de la destinée » ne sont pas une espèce, mais un insecte qui se pose à l’endroit précis où la vie prend un tour différent. Cet espace de temps où l’on décide d’aller sur un trottoir ou un autre. »
M, la narratrice, vit au Chili sous le régime de Pinochet. Elle a à peine une dizaine d’années lorsqu’elle accompagne pour la première fois son père D, représentant en quincaillerie, dans sa tournée des villages. Elle découvre alors qu’il est possible d’organiser et comprendre le monde, même l’univers (les étoiles ne ressemblent-elles pas à des têtes de clou ?) à partir des vis, écrous, marteaux et autres articles du catalogue de la marque « Kramp ». On découvre alors une jeune fille débrouillarde et fière de suivre son père. Les visites de commerçants sont bien huilées : le père propose ses articles, la petite regarde intensément le vendeur - « l’ultime recours étant le regard au bord des larmes ».
Par petites touches et chapitres assez courts, Maria José Ferrada nous dresse le portrait d’un monde plein de non-dits et d’absents, fait de bric et de broc, où on survit plus qu’on ne vit. Car, même si M nous dépeint un système qui roule au début du roman, on sent rapidement que l’engrenage est fragile. Il y a d’abord cette mère, tout à la fois présente et absente (« une partie d’elle-même avait quitté son corps et se refusait à y revenir »). Il y a aussi ces autres représentants et leurs petites combines pour finir les fins de mois. Et puis E, le projectionniste du ciné-club universitaire, passionné de photos, pas n’importe lesquelles, celles de fantômes.
Le roman est justement comme « une photo en noir et blanc, avec toute la gamme intermédiaire de gris », ces nuances de tons que l’on retrouve au fil des pages, entre deux mots, dans les émotions qui traversent M notamment lorsque son univers bascule – parce que le monde change autour d’elle, mais aussi parce qu’elle grandit et regarde ce qui l’entoure avec d’autres yeux que ceux de la petite fille qu’elle était au début. Ce regard à la fois déterminé et nostalgique qu’on peut lire dans le portrait de la couverture.
L’autrice explique à un moment ce qu’elle appelle une « sensation d’un trou », c’est cette « tristesse que l’on ressent sans qu’elle soit la sienne », c’est un peu de cela qu’il nous reste lorsqu’on referme ce livre. Et M et les fantômes du Chili resteront, à n’en pas douter, encore longtemps dans notre esprit.
« Et quand il a eu fini sa phrase, j’ai éprouvé pour la première fois une sensation étrange, que j’ai définie comme la sensation d’un trou. »
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Virgule
de Samantha Barendson
Editions de l'Attente
«Où t'en es-tu allé promener ? »
Après la lecture mobilisante et passionnée que j'avais fait d'HKZ, le livre du revenir, je ne pensais pas revenir si vite à un récit qui s'adresse également à un Autre qui a sa vie en suspens. Issue incertaine.
La narratrice de Virgule (coma en espagnol) se rend au chevet de son meilleur ami Léonard qui se retrouve dans le coma suite à un stupide accident (ne jamais traverser la rue les yeux rivés sur son portable). Ami depuis plus de vingt ans, «tu as été la boîte de Pandore où j'ai rangé mon avortement, mon premier sex-toy, quelques histoires d'amour ratées et d'autres béguins ainsi qu'une dette ancienne».
Elle se résout à venir le voir chaque jour, à lui parler sans qu'il ne réponde. Elle se raconte donc mais se retient d'écrire sur lui : « Je veux que tu dures, je ne veux pas capturer ton âme ou ta vie avec une feuille de papier, je veux que tu vives » ; «l'écriture ne permet pas de consigner le réel, elle permet tout au plus de mettre quelques marqueurs, de laisser une petite trace de vécu». Le fait d'être en présence d'un absent l'angoisse, «j'essaie de dormir le moins possible, pour équilibrer notre monde, toi qui dors et moi qui veille».
Très vite, d'autres figures apparaissent par l'évocation de l'entourage de Léonard, ses parents Bob et Suzy «qui forment un tout», et puis Maxime, son amoureux avec qui il venait de s'embrouiller sérieusement. Maxime qui a peur d'un tête-à-tête avec Léonard, qui réclame la présence de la narratrice. Ainsi advient une triangulation relationnelle mais incomplète, en partie silencieuse. Et ce besoin pour la narratrice de bruit, de peau, pour parer à l'absence qui dure de Léonard. Comme pour contrer une sorte de pulsion de mort qui menacerait.
Un récit, qui ne tombe jamais dans la gravité et qui reste toujours attentif aux ponctuations (avec des commencements de chapitre singuliers, à l'instar de l'article d'un code de la route, d'une règle du scrabble, d'un extrait du très sérieux The Lancet Neurology, conditions de service de Facebook). Le propos excède de loin la seule question du lien d'amitié ou amoureux et ce qu'il en subsiste quand l'autre est en sommeil prolongé, il sort aussi de l'intime pour se souvenir en arrière fond de la manif pour tous, pour aussi se moquer malicieusement de certaines conventions.
«Tous les jours, je parle pour que ma voix devienne la corde à laquelle tu pourras t'accrocher pour remonter du puits. Oh hisse !»
«Y a-t-il une date d'expiration au coma ? »

Être heureux avec moins
de Corinne Morel-Darleux
Editions La Martinière Jeunesse
collection ALT
«C'est joli, ça brille, mais est-ce que ça en vaut la peine ?»
Cette nouvelle collection s'adresse aux 15-25 ans et invite différents auteurs (Bruno Patino, Blandine Rinkel, Camille Froidevaux-Metterie, Ovidie, Camille Aumont Carnel, Guillaume Meurice) à proposer des éléments de réflexion pour penser notre époque. C'est le tour de Corinne Morel-Darleux de se questionner «Être heureux avec moins ? ». Faisant sien l'adage selon lequel il n'y a pas de réponse qu'une bonne question ne sache résoudre, CMD nous agrippe pour explorer avec elle les différentes implications de ce questionnement.
Pour nous faire réagir, elle scrute les incohérences et autres «absurdités contemporaines» sorties de la cuisse de l'Anthropocène qui nous percutent. Ainsi, les ours qui fouillent les poubelles en Alaska, les sangliers qui prennent le métro à Hong-Kong, les dromadaires sauvages trop nombreux qui se rapprochent des habitations en Australie, les bébés de moins d'un an qui passent déjà 30 minutes par jour devant un écran, certaines grandes mégalopoles qui menacent de s'affaisser (phénomène appelé subsidence), ou encore la «reconnaissance faciale pour les distributeurs de croquettes pour chats». En tant que fan inconditionnelle de Jérémy Moreau, on ne sera pas surpris que CMD cite aussi l'exemple du pizzly, nouvelle espèce née du croisement entre le grizzly et l'ours polaire.
Elle plaide pour sortir de la pesanteur du monde, où «la réussite se mesure à l'aune des possessions matérielles. Des personnes qui pèsent (…) La réussite, aujourd'hui, s'évalue en quintaux – des quintaux dorés, qu'on nous a habitués à envier». Ou de l'intérêt de s'alléger par rapport aux consommations ostentatoires, à l'avidité technologique, l'essor déraisonné du numérique : «il y a un vrai plaisir à se délester du superflu». Et ce, pour mieux s'émerveiller du monde.
Certains passages écrits en rose agissent tels des trigger warning et retiennent ainsi toute l'attention du jeune lecteur.
A partir de données référencées (renvois en fin du document), CMD en appelle à une prise de conscience, sans être sur le registre de la donneuse de leçon ou de la moralisatrice. Bien au contraire, lucide, elle rappelle aussi la prégnance de la «dissonance cognitive», «entre ce qu'il faudrait faire, ce qu'on peut faire et ce qu'on veut faire».
Un écrit percutant et bienvenu qui pourrait permettre à la plus jeune génération (coucou les bénéficiaires du dispositif Jeunes en Librairie) mais aussi à ses aînés de porter intérêt à l'essai que CMD a écrit chez Libertalia en 2019, et qui porte ce titre tout en malice, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, un must have.
Une lecture utile et précieuse qui participe au renforcement de l'esprit critique, l'éthique et le discernement en bandoulière.
«Peut-être est-il le temps d'arrêter de produire. Ou du moins de ralentir».

Mes p'tits doigts
d'Anne Crahay
Editions CotCotCot
album pour les tout-petits
«Chuuut !
Chuuut !
J’attrape un peu de silence.
Ecoute l’histoire
Au creux de ma main.»
Nous avions découvert le travail d’Anne Crahay chez CotCotCot Editions avec son magnifique album Le sourire de Suzie. Il s’agissait alors d’évoquer la perte du sourire d’une petite fille et la «nécessité» de s’en fabriquer un (et même plusieurs) en attendant de retrouver le sien.
Ici le sujet est bien plus léger mais les illustrations tout aussi belles! Et l’album s’adresse cette fois-ci aux enfants les plus jeunes. C’est qu’Anne Crahay aime naviguer dans la littérature jeunesse avec des styles bien différents, mais toujours empreints de poésie.
Ici donc, elle s’adresse aux tout-petits en traversant les moments-clés d’une journée à l’aide de mots-gestes tirés de la langue des signes. Elle nous propose même trois modes de lecture : du simple mot associé au signe («Bonjour ! Bonjour !»), auquel on ajoute quelques autres mots, pour finalement lire toute la page. Les signes sont expliqués également en fin d’ouvrage. Un album qui accompagne donc ses lecteurs pour une approche très progressive et en douceur de la communication avec les tout-jeunes enfants.
Venons-en à présent aux illustrations : une petite main noire et potelée, un index «capuchonnée» d’un petit visage, quelques traits de temps-temps pour une partie du visage et une petite chenille aux couleurs contrastée bien sympathique !
Tous les ingrédients sont là pour capter le regard, saisir les émotions, avec un brin d’humour et de tendresse.
Vous pouvez retrouvez un extrait de Mes p’tits doigts, par ici: https://issuu.com/cotcotcot-editions/docs/mes-petits-doigts_book_extraitissuuu2
Et lire un extrait de Le sourire de Suzie, par là : https://issuu.com/cotcotcot-editions/docs/le-sourire-de-suzie-extraits-issuu
«Mes p’tits doigts ont dit
On joue ?
On joue ! »
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HKZ, le livre du revenir
d'Antoine Mouton
Editions Ypsilon
«L'être humain puissance livre ne meurt jamais».
Antoine Mouton (AM) a rencontré Hermine Karagheuz (HKZ) -comédienne d'une grande liberté («la peur de l'ennui l'avait guidée mieux que le souci de sa carrière»)- à Saorge en 2008, il était son souffleur quand HKZ jouait les Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke («notre relation était née autour de ce texte»). Avec ce livre, AM se retrouve dans le prolongement de ce rôle plusieurs années après, se devant de «trouver des mots à ce qui manque» («HKZ rougeoie toujours. Je souffle. Nous flamboyons» ; «Et si tu perds un mot, je soufflerai : encore. Pas seulement pour que ça recommence. Mais pour que ça commence aussi. Car je crois qu'on a déjà vécu la fin»).
Même si plus de quarante ans les séparent, ils se sont liés d'amitié, et combien. Une amitié surnaturellement infinie, une amitié en acte. Il concède avoir contracté une dette auprès d'HKZ : «HKZ est celle qui dans ma vie a ouvert la possibilité d'un futur, quand je me démenais encore avec le passé et multipliais le présent pour ne jamais y être. Le passé s'est détaché, le présent s'est unifié - le futur peut advenir». A d'autre moment, il parle d'un don : «Par ce don que je fais, HKZ m'offre en retour la possibilité de voir ce que c'est que finir. Voir de près, dans les détails, ce qui se trame avant la mort».
Antoine Mouton sait que son amie est sur la fin de ses jours. En plus de l'accompagner vers cette fin, il va dresser alors le journal de ses observations du 10 septembre 2019 au 22 juillet 2021 qui constitue aussi un tressage des morceaux de vie d'HKZ. Plein d'attentions, il transcrit ce qui continue malgré tout à les relier, ce qui fait le quotidien, les changements à l'oeuvre, «la séparation d'avec le monde». «Ecrire pour suivre le mouvement de ce qui se dérobe au visible». Ecrire même si c'est trop tard.
C'est que très rapidement HKZ perd la mémoire, parle de moins en moins, devient incontinente, amaigrie, comme désarticulée après une répétition de chutes («C'est bien cela chuter : ne plus pouvoir répondre aux questions qui nous sont adressées»). Et puis, l'état de santé d'HKZ est passé «dans le gouffre des diagnostics rapides et des condamnations médicales» : sénilité («il suffit d'un peu de négligence, et le panache et l'insolence sont pris pour du gâtisme »), alzheimer, les mots sont lâchés («pourquoi utiliser des mots si rien ne peut les empêcher de nous aliéner ? »). Dès lors, leur «amitié s'est trouvée mêlée d'une dimension d'assistance». Pour en prendre soin, il devra aussi devenir son tuteur, vider son appartement («vider un appartement, c'est défaire un monde»).
Raconter l'histoire d'HKZ, c'est aussi une façon pour AM de se raconter. Plus encore, c'est l'histoire de tous ceux dont la vie a été entremêlée à celle d'HKZ. On y croise des personnages hauts en couleur, Antranik son père, ou encore Neptune (alias Michel Doss) son compagnon d'un moment de vie. On y croise aussi le confinement qui isole («une épidémie de silence», qui restreint, et quelques folies du monde moderne (les codes PIN et PUK qui empêchent quand on ne les a pas), la déshumanisation d'HKZ à laquelle il assiste médusé au Tribunal des tutelles : «On ne peut pas accepter de vivre dans un monde si mesquin, destructeur et froid. Ce qu'il faut, c'est rendre ce monde impossible et trouver l'issue». Et AM de prolonger la critique : «Notre goût pour le plein ne nous prépare pas à encaisser les surgissements du peu au bout des vies ».
Et Antoine Mouton n'oublie à aucun moment de donner une portée poétique à son texte (dimension qui nous l'avait fait connaître, on pense ici à Les chevals morts), en atteste des passages extrêmement puissants sur l'âme : «Nous avons le langage et dans le langage quelques mots qu'on a posés sur rien, mais qui illuminent les autres par le mystère de leur existence : âme est l'un d'entre eux.
Âme est tout, âme est rien -
âme nous préoccupe.
Amnésiques nous n'en disons rien».
La lecture passionnante que j'ai fait de ce livre m'a évoqué deux autres livres, Les corps vulnérables de Jean-Louis Baudry, même si la relation décrite y est d'une autre nature, il n’empêche que le journal tenu avec discipline fait revivre l'Autre, mais aussi un essai de Benoît Eyraud intitulé Protéger et rendre capable, La considération sociale et civile des personnes très vulnérables.
Un hommage vibrant à HKZ la traversante par AM le sismographe de l'âme. Une écriture tout en délicatesse, qui se méfie de l'illusion biographique, attentive au silence («sans silences, les vies ne seraient que des suites de faits»). Un livre tout en douceur. En amitié. Absolument bouleversant.
«Si peu à peu tu t'absentes de ce monde, je tâche de te rendre présente à force d'écrire».
«On peut rester près de ceux qu'on a perdus et s'y tenir parce que même leur absence nous plait».

Les débuts - Par où commencer ?
De Claire Marin
Editions Autrement
«On dit parfois qu'on écrit des histoires pour en maîtriser la fin. Peut-être qu'on les écrit pour en découvrir le début».
Après les succès remportés avec la parution de Rupture(s) en 2019 puis de Être à sa place, habiter sa vie, son corps, en 2022 (mais on gagnerait à découvrir tous les autres livres qui ont précédé, à commencer par Hors de moi, sur la maladie), Claire Marin revient avec un nouvel essai roboratif. Et si tout se jouait ou presque dès les débuts, se rejouait à chaque recommencement ? Et comment saisir cet instant si particulier ?
A partir d'évocations ou de références ici, de citations là, Claire Marin navigue dans les eaux philosophiques et dans ses expériences de vie (la naissance de sa fille et la première fois qu'elle parle) pour puiser de quoi nous guider dans cet arpentage sur les débuts. C'est en se situant dans une galaxie impressionnante de philosophes (Bergson, Jankélévitch, Ricoeur, Deleuze, Merleau-Ponty, Arendt, Bachelard, Tristan Garcia, Pontalis) et d'écrivains (Gary, , Calvino, Pessoa, Perrec, Toussaint, Ernaux, Fercak, Rosenthal) qu'elle nous accompagne dans cette variation kaléidoscopique sur les débuts.
C'est tout un continuum d'expériences qui est cartographié comme relevant de ce qui nous mobilise dans les débuts : le tout début et sa «puissance créatrice» et «explosive», les débuts «bondissants» qui reconfigurent («nouveau réseau de signes», «nouvel agencement du désir de soi»), les recommencements à zéro («la lumière neuve du recommencement»), la surprise des bifurcations, les commencements en matière de création littéraire («la littérature est le réservoir de l'inouï»), le langage des premières fois («la première fois balaye la passé et toutes les autres premières fois»), l'inédit des premiers instants et le plaisir de la nouveauté («face à l'inédit, on est soi-même comme neuf, rafraîchi par la nouveauté»), l'exaltation, la pulsation, la déflagration des débuts («les débuts sont chargés de cette excitation qu'on espère pouvoir revivre»), la grâce des débuts amoureux ou l'émotion des reprises (Summertime par Janis Joplin), le délice de faire «peau neuve».
«Si l'on peut parler d'une poétique des débuts, cela tient à l'émotion éprouvée devant l'éclosion, face au dévoilement de ce qui restait caché», nous dit encore Claire Marin.
Claire Marin manœuvre à merveille dans la spirale du temps pour sonder l'insaisissable, l'imperceptibilité («il y a un vertige dans ce jeu avec le temps»), et en profiter pour faire, avec élégance, un pied de nez à «l’implacable linéarité temporelle».
Avec l'approche tout en finesse que développe Claire Marin, on a l'impression tout à la fois de cheminer sans s'en apercevoir et de faire de la philosophie sans le savoir.
«Tourner sur soi, discrètement, d'un cran, et repartir pour une autre saison dans un gai renouvellement».

Eroica
de Pierre Ducrozet
Editions Actes Sud
« Elle voit les couleurs. Les traits vifs, les décharges multiples, les angles secs, tout ce crâne pelé lui fait mal. Elle pose sa main devant sa bouche. Ce garçon. Jay se retourne. Sarah secoue la tête. Ce garçon. Ce garçon est fou. »
D’accord ce roman ne vient pas de paraître, il date même de 2015 (et 2018 pour la version poche). Mais l’exposition Basquiat x Warhol à la Fondation Louis Vuitton nous invite à lire la vie de Jay – Jean-Michel Basquiat. Et plutôt qu’une simple biographie, autant lire le roman biographique écrit par Pierre Ducrozet. Il vous permet de vous immerger dans des fragments de sa vie, petits moments d’enfance décisifs, points de bascule, rencontres artistiques et amoureuses (dont Andy Warhol Keith Haring et Madonna, mais aussi Sarah et Leslie), et bien sûr de vous plonger dans l’acte de création. On pourrait alors voir les traits, mots et couleurs apparaitre progressivement sur les toiles et châssis en bois (il en peint souvent plusieurs en même temps), la dissection précise et répétée, comme au scalpel, des êtres qu’il aime peindre. Pourtant, une fois la toile finie, certains amateurs d’art diront qu’il en émane « une force un peu naïve, un peu enfantine, une force un peu bête pour tout dire, mais une force quand même ».
L’auteur n’oublie pas non plus tous les moments de souffrance et comment la drogue vient gangréner le corps et l’esprit de ce jeune artiste. C’est que Pierre Ducrozet vient scruter l’hyper sensibilité de Jay, son extrême porosité au monde, aux couleurs, aux formes, à la violence qui entoure, au chaos, qui donne sans doute cette force incroyable à ses œuvres. Il faut croire que cette qualité (mais les principaux concernés la considèrent-elle comme ça ?) intéresse tout particulièrement l’auteur car on la retrouve chez Paul (Les variations de Paul), cette fois-ci concernant les sons qu’il entend et n’oublie jamais. D’ailleurs ce n’est pas la seule similitude. De nombreux parallèles peuvent être faits entre les deux romans : un récit très documenté, une place importante donnée à l’histoire de l’art, la création, la drogue, la soif de vivre au point de se brûler les ailes.
Un récit incarné et rythmé, aux phrases souvent courtes, voire hachées, qui donne une lecture rapide et syncopée, presqu’essoufflée par moment puis qui ralentit pour donner des instants hors du temps, telle que semble avoir été la vie fulgurante de Jay.
Pour écouter / regarder Pierre Ducrozet qui en avait lu des extraits à la Fondation Louis Vuitton en 2018 (plus qu’une lecture on peut parler de performance), c’est par ici : https://www.youtube.com/watch?v=pQSE5s95bPk
Exposition Basquiat x Warhol à la Fondation Louis Vuitton du 5 avril au 28 août 23 : https://www.fondationlouisvuitton.fr/fr/evenements/basquiat-x-warhol-a-quatre-mains
« Le garçon capte. Il a des antennes spéciales, ou est-ce une sonde – il saisit le monde entier et il le jette en vrac comme ça sur son bout de bois. Tout absolument tout, rires peurs et cris visions insultes infamies flèches coyotes Casanova Nixon. »
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Les douleurs premières
de Julien Birban
Editions Héloïse d'Ormesson
«Peut-être que c'est comme ça qu'on vit, par inadvertance».
Le récit accompagne par alternance deux sœurs malmenées par leurs parents, lesquels auraient préféré qu'elles soient nées au masculin. Ecorchées vives, le cou brisé par cette vie d'avant, désabusées («je crois pas aux matins. Je crois que les belles choses ça résiste pas au réveil»), insatiables («le désir, cette tannée, bourgeonne toujours d'un côté ou de l'autre»), elles se construisent «une vie rafistolée», bancale, à distance des gens et décisions raisonnables. Avec «un peu de colère et beaucoup de tristesse», «les nerfs tendus et les dents qui grincent», «la mâchoire serrée» et «la contre-culture en bandoulière». Le reste se passe dans leurs relations, leurs impatiences, leur révolte, leur sororité («les bras de ma sœur ça a toujours été un vaccin» ; «je voudrais la protéger ma petite sœur, devenir la garde du corps de ses états d'âme»). Leur fuite aussi «Après tout une histoire c'est toujours une ode aux absents, à ceux qui ont su faire du boucan, brûler les barricades et quitter les lieux». Parfois les personnages et les lieux se confondent : Paris («la cité qui toupille, hurle et bascule»), Santiago, l'océan, une ville de Ligurie (possiblement Bergame et sa Città Alta?). Ce texte ne fait pas mentir Joëlle Zask qui déploie toute une réflexion sur l'importance des lieux dans un essai récemment paru, Se tenir quelque part sur la terre (éditions Premier Parallèle).
Avec l'énergie du désespoir («faire tout très vite et avant le prochain matin, parce qu'on sait pas s'il viendra»), d'un «désespoir heureux», «forcées à traverser le monde fissurées», elles se promettent l'une l'autre d' «inverser le sens de la douleur». A l'instar du climat pré-insurrectionnel, de l'appel au désordre qui prévaut dans le livre de Lola Lafon, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s'annonce. Cette quête sera semée d'embuches, de deuil, de «douleur en circuit fermé», de «long rêves à faire avec des revanches en bouquets de douze».
Le texte est incisif constitué de phrases façon punchlines, émaillées de «petits bouts de poésie» (ainsi les supernova à effondrement de cœur) qui viennent, comme l'une des protagonistes, faire tourner la tête du lecteur, «balance(nt) des frissons dans la colonne vertébrale». Le tout enserré dans des séquences très cinématographiques, ce dont on ne pourra s'étonner, l'auteur étant scénariste et réalisateur.
Un premier roman, comme on les aime, qui dépote à souhait. Très recommandable.
«Il faut mater l'ordre établi, parce que l'ordre établi c'est de l'injustice et de la tristesse en wagon».

Mort d'une montagne
de Jérôme Cochet et François Hien
Editions Libel
pièce de théâtre
« Ici, on est comme branchés sur les éléments, en permanence. On ressent physiquement les craquements de la montagne, la nature du vent… »
Dans un massif imaginaire, les Hautes Aigues, nous allons vivre au fil des pages l’éboulement d’une montagne, la Grande Reine, les tensions et incompréhensions entre habitants, exploitants et guides, les aspirations et démons qui hantent une famille, les Blottier. Le tout amenant à réfléchir sur la place et le rôle de l’homme dans la montagne alors que le réchauffement climatique la met en péril.
En haut, au refuge du Vautour, s’active Fanny. Elle restaure les alpinistes, prépare leurs courses vers les sommets. Elle qui ne jure pas que par l’exploit, donnait jusqu’à il y a peu le courage nécessaire « depuis que c’est vous qui gardez le Vautour, on ose monter, on ne se sent pas nuls. » Pourtant, depuis peu, elle a peur, est usée par les morts, trop fréquents. Elle fait partie de ces femmes, encore peu présentes dans le monde de l’alpinisme, qui vivent la montagne dans leur chair.
En bas, il y a le jeune frère, Benjamin, qui aurait bien voulu s’extirper le plus loin possible de la montagne, mais qui est happé malgré lui par elle. Il voudrait que ce soit un lieu paisible, où les gens se comprennent, aussi bien la bergère que le chasseur ou le protecteur des loups, l’exploitant de station de ski, le défenseur de la nature ou l’élu local, l’alpiniste et l’escaladeur qui voudrait que toutes les voies soient accessibles au plus grand nombre.
Et puis, il y a Pierre, le guide, qui sillonne les sommets et voudrait préserver la montagne. Un peu bourru, pas facile d’accès, comme la Grande Reine. Nous le suivons avec Françoise, qui tient coute que coute à escalader ce sommet mythique.
La forme théâtrale, nous embarque au plus près de l’instant. Par les paroles incisives de Fanny, nous vivons et sentons les vibrations causées par l’éboulement des roches, nous sommes tenus en haleine lorsque des alpinistes sont en danger, les dialogues entre Pierre et Françoise nous donnent l’urgence de vivre. Le récit est tendu, tel un fil qui menace de rompre, celui de l’écosystème de la montagne.
« Ce n’est pas seulement un sommet, c’est une aventure à part entière, un cheminement en haute montagne, entre ciel et terre. »

Ici, les lions
de Katerina Poladjan
traduit de l'allemand par Corinna Gepner
Editions Rivages
« Parfois, je perds quelque chose et, plus tard, je me souviens que je me suis regardée le perdre. »
Helen, restauratrice de livres anciens, part à Erevan pour restaurer une bible « guérisseuse ». Sa mère, Sara, lui a également demandé de retrouver les traces de leur famille, originaire d’Arménie. Voici le point de départ de ce roman. A cette histoire actuelle se mêle, presque sous forme de conte, celle de deux enfants, Anahid et Hrant chassés de leur village au début du XXe siècle, et qui auraient possédé la petite bible. Plus que deux histoires, ce sont des sensations, des images, par moments palpables, parfois au contraire qui ne se laissent pas saisir, au même titre que la complexité de ce pays. A commencer par les couleurs et textures si bien décrites lors de la restauration du livre « un peu de jaune, un peu de rouge, gratter le reste au scalpel. » Des geste, précis, chargés d’histoire, qui font de la reliure arménienne une technique spécifique. Des photos aussi : celles composées par Sara à partir de portraits d’enfants arméniens décédés et d’objets éparses, celles qu’on pourrait prendre du mont Ararat que nous découvrons au fil des pages sous tous les angles. Enfin, il y a l’amour, l’attirance entre Helen et Levon, qui ne s’explique pas, se vit dans l’instant, à la fois simple et qui fait peur.
Un roman au carrefour de l’histoire, de l’objet livre, de paysages qui dessine en creux une Arménie loin d’être repliée sur elle-même mais qui ouvre des perspectives.
Fatih Akin, pour qui l’autrice a joué dans plusieurs de ses films (Soul Kitchen, Goodbye Berlin, The Cut) a acquis les droits d’adaptation du roman.
Katerina Poladjan sera au Musée des Beaux Arts de Lyon le 13 mai, en compagnie de Valentine Goby pour une rencontre intitulée « voir le monde avec d’autres yeux » : https://www.villagillet.net/evenement/voir-le-monde-avec-dautres-yeux/
« S’ils étaient tous enveloppés ou rangés dans des boites, ils ne pourraient pas se parler, ils ne pourraient pas respirer. Une boite, c’est comme une tombe, le livre dépérit et meurt, vous comprenez ? »
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Nitrate
de Céline Zufferey
Editions Gallimard
«Si un film montre Alice Guy monter au mont Blanc, c'est qu'elle y est montée.»
Céline Zufferey nous propose une exploration de l'histoire des débuts du cinéma autour d'Alice Guy dont la narratrice s'efforce de suivre les pas. Constance est comme en retrait de ce monde («elle se barricade à l'intérieur d'elle-même»), elle est monteuse de documentaire et est envahie dans son quotidien par quelques obsessions (TOC) qui se concrétisent par des tas de vérifications. Et une nouvelle obsession voit le jour : au hasard d'une recherche sur wikipédia, elle se prend de passion pour Alice Guy, la première femme réalisatrice qui a passé la moitié de sa vie à faire du cinéma, l'autre moitié à retrouver les films qu'elle avait fait et qui ont disparu. Ainsi prend place une superposition d'histoires, celle des débuts du cinéma, celle d'Alice Guy, celle de Constance.
La narratrice réalise notamment, en lisant ses mémoires publiées huit ans après sa mort, que si cette dernière ne s'était pas mariée, elle aurait fait l'ascension du Mont Blanc pour répondre à l'invitation d'un astrologue ayant installé son observatoire au sommet. Constance souhaite faire advenir cet épisode empêché, au moyen d'un montage, elle se fixe comme projet de montrer Alice Guy faire le Mont Blanc. «(Constance) ne peut plus résister pour elle, refuser pour elle, alors elle résiste pour une autre, dit non pour une autre» ; « Son "et si" (la porte est bien fermée...), qui l'aliène et l'enferme, qui rend possibles incendie et invasion, maintenant le "et si" qui permet l'espoir, l'entêtement d'une entreprise un peu folle, le parti pris des idéalistes». Et prend ainsi place une sorte de réhabilitation («elle n'a que son nom face à l'absence de générique, elle n'a que ses souvenirs face à l'absence d'Histoire»), ce qui n'est pas loin de nous faire penser au travail mené par Perrine Le Querrec autour de la figure d'Hannah Hoch («Si notre histoire n'a pas été racontée, d'autres devront le faire après nous»). Pour finaliser ce court-métrage, Constance essaie de retrouver un film de 1900 perdu, Bataille de boules de neige. Cela l’emmène, «entre exaltation et déception», dans une course en avant, tour à tour au Centre National du Cinéma, à la Cinémathèque, la Cité Elgé, dans le box d'un descendant de forain, dans les greniers de collectionneurs, «à se débattre avec les traces» comme pour esquisser une archéologie du cinéma. «Les lieux se souviennent-ils ?» ; «Les histoires s'accrochent aux lieux». Une préoccupation pour les «lieux avant d'aller vers les objets», la géographie comme «lien entre passé et présent».
Le récit nous emmène aussi à nous familiariser avec toute une série d'objets (les pellicules, le kinétoscope d'Edinson), de propriétés (le nitrate de cellulose et sa haute inflammabilité, l'acétate et le syndrome du vinaigre) et de techniques (chronophotographie), cette dernière dimension, façon leçon de chose littéraire n'étant pas sans nous rappeler, le livre de Raphaël Meltz, 24 fois la vérité publié aux éditions du Tripode et dont nous avions ici recommandé la lecture.
Suivre Céline Zufferey, c'est aussi chemin faisant, s'engager dans une réflexion sur la mémoire (fragile et brûlante?), sur «les objets [qui] nous survivent», sur l'archive. Une façon de mobiliser le récit fictionnel pour, en écho à Gilles Deleuze, «démêler la part de l'archive et celle de l'actuel» et partant, «agir contre le temps et ainsi sur le temps».
Une histoire vraiment prenante et admirablement bien écrite.
«S'approprier le mot archive, l'adoucir, tout est archive, avec d'autres traces raconter d'autres récits, non pour l'histoire des statues mais les histoires, violentes, contradictoires, vivantes, laisser la place pour d'autres témoins, donner leur chance à toutes les mémoires».

Océan express
de François Ayroles
Editions L'Association
«Comment vais-je faire sans mes affaires ? »
Ces deux là ont tout pour se rencontrer. Elle (Adèle) et lui (Julien) ne se connaissent pas, ils s'octroient l'un et l'autre un week-end à l'océan. Tous deux en passe de rater leur train, ils se percutent et intervertissent leurs bagages. On va suivre, l'espace de ce week-end, leurs expériences et voir se développer leurs maladresses ici sur la page de gauche pour elle, là sur celle de droite pour lui. Ils sont toujours sur le point de se retrouver, font la rencontre en décalé des mêmes personnes (Catherine et son grand-père Gérard, le Baron interdit de Casino), se rendent au même spot ; il faut dire que l'un est hébergé au 10 boulevard de l'océan quand l'autre est au 10 bis boulevard de l'océan.
Tout le dispositif (et notamment les coordonnées du narratif tout à la fois en simultané et en miroir) fonctionne à merveille. On espère tellement, et tant pis si ce romantisme revêt un caractère quelque peu suranné, qu'ils finissent par se rencontrer.
Une attachante comédie.
«Elle était là il n'y a pas longtemps alors...»

Le Renard
de Pauline Harmange
Editions Jean-Claude Lattès
«Une jeune fille ou bien une jeune femme, il y a un âge où on ne sait pas très bien dans quelles eaux troubles on se trouve.»
Après Devenir Lionne de Wendy Delorme, la collection Bestial de JC Lattès propose cette fois-ci un focus sur Le Renard. Le quatrième livre de la collection est un récit sur l’adolescence, sur ses chemins serpentins et parfois périlleux. Pauline Harmange y narre doucement le deuil d’une sœur quittant le foyer familial qui se mêle à la célébration de la liberté qui arrive avec l’adolescence.
Pendant une promenade habituelle du dimanche, la cadette de la famille se révolte face à la monotonie de ce rituel et va s’aventurer dans la forêt. Son exploration ne tarde pas à prendre une tournure moins bucolique : la nuit tombe et elle s’égare du chemin. Un fond noir et silencieux se détachent deux yeux jaunes et brillants qui l’observent. Après une courte poursuite, elle se rend compte qu’il s’agit d’un renard. Viennent à l’esprit de la jeune fille, plusieurs créatures légendaires qui s’en inspirent telles que le kumiho, le renard à neuf queues. Comme le kumiho qui possède souvent des femmes en leur donnant un pouvoir surnaturel nécessaire à leur vengeance, le renard l’aide à retrouver la parc où sa famille l’attend. Leur courte promenade suffit à les lier l’un et l’autre, la fille sort de la forêt différente. Est-ce une initiation ? Une allégorie du passage de l’enfance à l’adolescence? Une rencontre fantastique ? Le lecteur est libre de faire son choix. Une chose est certaine, la famille n’est jamais aussi simple que telle qu'on la perçoit de l’extérieur.
Pauline Harmange marie l’exploration de la forêt à des «flashback» de la jeune fille pour nourrir une réflexion sur la famille. Elle souligne la difficulté d’y trouver sa propre place, les peurs et insécurités qui lui sont rattachées. Métaphorisé par une rencontre quasi fantastique avec le renard, le passage à l’adolescence devient donc initiatique, le début d’une quête de soi et de bonheur. Le renard vient ainsi encourager les humains à s’accepter, être courageux et confiants.
«Dans les plis de ses neuf queues qui se déploient sur moi pour protéger mon repos, je trouve l’odeur des cauchemars qui s’effacent et laissent place au sommeil sans rêve, le sommeil serein de qui ne tremble plus.»
Nisan Goksel
# automne hiver 22/23
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Caisse 19
de Claire-Louise Bennett, traduit de l’anglais par Thierry Decottignies
Editions Scribes
«Et le dessin d'un visage à l'arrière de notre cahier d'exercices rapidement devenu une horrible boule de fils emmêlés qui en se démêlant et par une impulsion embryonnaire avaient pris la forme d'un enchaînement de mot bien précis. Et les mots donnant naissance à une histoire.»
Dernièrement, deux livres ne passaient pas inaperçus, tant ils nous revigoraient quant à la force de la littérature (on pense à Croire. Sur les pouvoirs de la littérature de Justine Augier et à Comment devenir vivant, manuel pour lecteurs sauvages de Giuseppe Montesano). Le livre de Claire-Louise Bennett s'inscrit dans cette lignée réjouissante, en rendant justice aux livres qui ont environné le parcours de vie de l'autrice, à leur puissance d'évocation.
«Nous lisions afin de naître à la vie» : le ton est donné. On suit donc une narration kaléidoscopique empruntant parfois au «je», parfois au «nous» ou encore au «elle», comme pour asseoir une pluralité de points de vue sur soi, comme pour défier les effets du temps qui passe, «Nous avions l'impression d'avoir à nouveau et simultanément tous les âges que nous avions jamais eus».
Le livre est fait d'une succession d'instants, autour de l'attrait de phrases, de livres, d'auteurs qui ont jalonné la vie de la narratrice depuis son adolescence et avec une focale portée sur ses années étudiantes à Londres. Peu sujette à l'aphantasie, la narratrice excelle, pour peu qu'elle soit chez elle, les coudes sur un parapet, à regarder les conduites qui traversent les murs, à boire un lapsang souchong, ou encore assise sur la balançoire, à «embrasser et quitter le monde», dans l'art de se souvenir des contextes de ses lectures, de ses rêveries, «le bord frangé de mes imaginations enchevêtrées» («Mais comment peut-on désirer avoir toujours les pieds sur terre ?»). Les anecdotes ou digressions ne sont là que pour servir une réflexion sur ce que fait faire le livre : ainsi, la force d'attraction de la page de gauche d'un livre, la difficulté des profs à récupérer les livres confiés en début d'année, les rapports différenciés au livre qu'elle entretenait avec ses petits amis, les débuts d'histoire griffonnées sur les dernières pages des cahiers d'exercice, les livres dissimulés dans un meuble d'angle dans sa maison d'enfance (quelle finesse dans la description des décors intérieurs), ses livres qui plus tard seront empilés par terre ou sur les bras du canapé et contre les murs. Sans parler de la quasi fétichisation de quelques-uns, à l'instar de Avec vue sur l'Arno ou La cloche de détresse et de la quasi sacralisation de quelques auteurs, à l'instar d'Ann Quin ou Anaïs Nin et de beaucoup d'autres autrices qui l'ont précédée. De la littérature en acte et en élan, toujours située dans des contextes de vie.
Les sept parties que constituent le livre se font habillement écho au moyen d'habiles interfaces, ainsi les arabesques de fin de cahier qui se transforment en récit, les ramettes de feuilles A4 ramenées par le père, la jupe en lamé argent, l'homme russe aux longues boucles blanches et soyeuses, le feu qui vient ponctuer l'histoire de Tarquin Superbus et sa bibliothèque remplie de livres aux pages maculées de blanc ou celle de la petite fille qui raccommode les robes de ses sœurs. Certains textes écrits plus jeune par l'autrice, tels des mises en abime sont repris et prolongés, à la recherche de nouvelles variations possibles.
L'écriture se déploie parfois au moyen de répétitions, toute en subtilité, à la manière de la prose d'un António Lobo Antunes ou d'une Virginia Woolf, comme pour esquisser une figure en surimpression.
En lisant ce livre, puis en reprenant mes notes pour écrire cette "notice", j'ai juste envie de dire un grand oui !
«Certaines phrases ne donnent pas du tout l'impression d'être étrangères à soi au moment de la lecture. On a l'impression qu'elles n'existeraient pas si l'on ne les voyait pas. Qu'elles n'existeraient pas sans nous».

La vie secrète des émotions
De Tina Oziewicz et Aleksandra Zajac, traduit du polonais par Lydia Waleryszak
Editions La partie
Album jeunesse
« La reconnaissance aime retrouver les bons moments. Mais ce n’est pas facile. Il faut savoir où les chercher. »
Et si on entrait dans la vie secrète des émotions ? Tina Oziewicz part du principe que chaque émotion peut être liée à un état, un trait de caractère, ou encore à ce qu’on appelle parfois des qualités ou défauts. De ces liens, l’autrice tire de courtes histoires pour mieux expliquer ce qui peut se passer dans notre tête, dans notre corps, dans notre âme. On découvre ainsi la générosité de la patience, lorsqu’en plein été celle-ci prépare des confitures qui nous donnent l’eau à la bouche. On comprend tout le courage qu’il faut pour avoir confiance et comme celle-ci permet de grandes choses telle la construction de ponts et passerelles solides et durables. En ouvrant une vieille boite de patins un jour de décembre, on trouve entremêlés nostalgie, tristesse et tendresse. Sous une armoire, la crainte et la curiosité énumèrent leurs points communs, nait ainsi une belle amitié pleine d’aventures… D’autres histoires encore nous disent la richesse et la complexité des émotions.
Ces textes tout en nuances et douceur sont délicatement accompagnés d’illustrations toutes plus poétiques les unes que les autres. De petits êtres expressifs peuplent les pages. Ils semblent nous regarder dans les yeux. Ils viennent tout simplement nous cueillir, générant chez nous de belles émotions.
Un album à lire et relire, qu’on soit petit ou grand, et surtout à partager.
« L’entêtement adore se coller à des endroits totalement improbables, par exemple au plafond ou à un ventilateur. »

L'enfant rivière
D’Isabelle Amonou
Editions Dalva
« Il était orphelin, oui, et aussi… Il ne trouva pas. Il n’y avait pas de mot comme celui-là pour dire la perte d’un enfant. Ni en anglais ni en français. »
Imaginez un futur tout proche (2030), où la crise climatique s’est accélérée plus vite encore que prévu, où une guerre a semé le chaos aux Etats-Unis provoquant un exode massif vers le Canada, où des bandes de mineurs survivent en forêt. Prenez un homme, Tom, Canadien anglophone, et une femme, Zoé, Algonquine par sa mère et Canadienne par son père, francophone. Tous deux ont eu un fils, Nathan, qui a disparu alors qu’il n’avait que quatre ans. Zoé reste persuadée que son fils n’est pas mort ; s’engage ainsi une traque. Voici le décor de ce roman noir et haletant qui nous amène à réfléchir à plusieurs questions entremêlées : comment se construire lorsque sa propre mère, autochtone, a subi des sévices au sein d’un pensionnat canadien ? Comment rester liés face à la perte d’un enfant ? Comment (ré)inventer une société qui s’adapterait à un monde où la nature aurait repris ses droits ?
L’ambiance de menace quasi permanente nous met dans un état d’urgence et fait de ce livre un véritable page-turner.
« Qu’est-ce que je vais leur laisser ? L’optimisme. Il faut leur laisser l’optimisme. Et l’amour. »
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Astrologie
de Liv Strömquist
Editions Rackham, 2023
«Mais QUE DIRE des Pringles ? Ils sont fins. Ils sont légers. Vides de tout contenu. Toujours au centre à l’apéro.»
Autrice de nombreuses bandes dessinées très originales, esthétiques et féministes telles que Les sentiments du prince Charles et L’origine du monde (2016), I’m every woman (2018), La Rose la plus rouge s’épanouit (2019) et Dans le palais des miroirs (2021) publiées notamment chez les Editions Rackham, Liv Strömquist signe encore une fois une bande dessinée intelligemment créée, dotée de sa signature esthétique et de son humour.
Liv Strömquist travaille souvent en tant qu’archiviste et essayiste pour dresser des catalogues érudits, drôles et très signifiants pour comprendre le sujet qu’elle traite. La Rose la plus rouge s’épanouit est par exemple le catalogue de différents comportements amoureux à travers les siècles, I’m every woman dresse les différents rapports de domination au sein d’un couple, et Dans le palais des miroirs, elle expose les diverses représentations du corps féminin qui changent en fonction de l’époque. Toujours situés dans la grande chronologie allant de l’Antiquité jusqu’à nos jours, les exemples de Liv Stromquist ne manquent pas d’étonner. Elle passe avec une grande aisance de Thésée à Beyoncé pour montrer au lecteur que même si les modes d’interprétations évoluent, certains aspects de l’humanité restent les mêmes.
Bien qu’elle s’éloigne de ses analyses sociales et féministes habituelles dans sa dernière bande dessinée, l’Astrologie, ses procédés demeurent reconnaissables. Elle catalogue chaque signe astrologique, représenté par certains personnages importants de l’histoire. Ce qui différencie cette bande dessinée d’autres livres d’astrologie, ce sont son humour et la pertinence des exemples choisis pour illustrer les caractéristiques des signes. Liv Stromquist ne vise pas à couvrir tous les aspects de l'astrologie, elle essaie d’en faire quelque chose de drôle, une parodie. Elle fait voler en éclat le côté écrasant de cette discipline cosmique qui est parfois « trop prise au sérieux ».
Allant de Jane Goodall (de signe Bélier) qui quitte la société pour vivre au sein des chimpanzés pendant vingt trois ans à Hölderlin (de signe Poisson) qui s’enferme dans une tour pendant trente six ans à la suite d’un refus amoureux, les grandes figures de l’histoire prennent leur place dans cette bande dessinée pour montrer au lecteur que malgré les supposés défauts de son signe on peut marquer l’histoire ! D’un ton très humoristique, les grandes avancées sont considérées en fonction des signes et non pas du mérite personnel, comme pour moquer le côté superficiel de ce genre d’interprétations.
Le catalogue est suivi par un petit chapitre sur les meilleures combinations de signes pour avoir un couple épanoui et puis par un chapitre analytique des plus sérieux sur les raisons pour lesquelles on apprécie tant l’astrologie, intitulé « Ok Maman ! ».
L’Astrologie est donc une lecture très agréable et très drôle, à partager absolument avec votre entourage ! Agrémentée de dessins très esthétiques et caricaturaux, cette bande dessinée vous permettra de passer un bon moment tout en apprenant de nouvelles choses sur les signes et sur l’importance qu’on leur confère dans notre société actuelle. Savoureusement déjanté !
Nisan Goksel
«Les prévisions aléatoires, chaotiques et fallacieuses fournies par l’astrologie apparaissent comme la seule réponse crédible à une époque de radicale incertitude».

Gueule demi
de Benoît Reiss,
Editions Fugue
«Personne ne veut laisser échapper la possibilité du miracle».
Des visages comme des paysages, des couleurs comme de la poésie, des personnages tout en fêlure : il y a de cela et beaucoup plus dans ce roman magnétique de Benoît Reiss. Un peintre recueille un petit être pour en faire son assistant, son «bâton de vieillesse». Au décès de son Maître, il est inexorablement attiré vers le Sud («ce désir bestiole en lui»), vers le souvenir de ses premiers émois avec Agnès la serveuse, vers le souvenir de cette tache bleu apparue entre les pins lors de son premier voyage dans le Sud. Il s'y trouve une cabane, au-dessus du sentier de mer. «Ici, près du bleu», il fait des observations sur «l'éclat des matins, les mains d'ombre des heures, le rouge des soirs, la rondeur du temps». Une vilaine chute le défigure et son «visage crevé», «à moitié enfoncé» lui vaut son surnom de Gueule demi.
Autodidacte (il a en fait appris en regardant par dessus l’épaule de son maître), il se met à son tour à peindre, à faire se rencontrer les couleurs, à «donner des couleurs à la mer» («le creusement de bleus»). Il compose ainsi des petits médaillons, «des paysages étranges, à l'extérieur desquels se dissimulaient -vibrations fragiles, rythmes d'un chant- les visages». Cette fulgurance de ton n'est pas sans faire penser à Déluge d'Henri Bauchau.
Il croise sur sa route, semblable à une consolation, semblable à sa propre histoire, Bleu un petit-être dont le visage est «une pleine lune de conte». En mobilisant son regard qui «arpente» les visages, il tire les portraits de quelques personnes alités qui reprennent goût à la vie, à commencer par l'Envolée dont les paroles qui «se déroulent claires, volent jusqu'à lui, se replient proprement au creux de ses oreilles» lui indiquent les traits à suivre pour son dessin, «sa main emportée par la voix».
On retrouve dans ces coins reculés où le récit se niche (si l'on ne connait pas les localités de Barzacq, St Timon, de Vizam ou de Maindon, c'est comme si, au croisement du pouvoir de l'écriture et de la force de l'imagination, l'on connaissait malgré tout cette géographie des lieux), dans l'image aussi du Maître et de son assistant et des réactions qu'elle suscite (la mise à l'index de l'étranger), l'atmosphère si singulière et énigmatique qui prévaut dans Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel.
Un récit aux élégantes trouées de poésie. Onirique et captivant.
«le bleu grand, bras ouverts»

Nuits de noces
de Violaine Bérot
Editions La Contre-Allée
«Dès le premier moment convaincue
moi
que lui serait
l'homme de ma vie».
On avait apprécié les deux derniers livres de Violaine Bérot, Comme des bêtes et C'est plus beau là-bas (tous deux parus chez Buchet-Chastel). On la retrouve avec plaisir du côté de la Contre-Allée, cette maison d'édition qui ne nous laisse jamais indifférent (avec comme auteurs publiés, dans sa collection La sentinelle, Guillaume Aubin, Amandine Dhée, Perrine Le Querrec, Lou Darsan, Eva Kavian, excusez nous du peu). Et, cette fois-ci Violaine Bérot endosse le rôle de sa mère follement éprise d'un homme qu'elle avait arraché à l'Eglise. «Ecrire depuis à sa place à elle», tel est donc l'intention. Et non seulement ça marche, mais c'est très touchant.
Tomber amoureuse d'un prêtre voilà ce qui est arrive à la mère de l'autrice : «Lui, l'homme interdit, l'homme de messe pour moi, rien que pour moi ». L'exact contraire de ce à quoi pensait son père - «qu'elle aille à la messe, là au moins, elle ne rencontrera pas de garçon» - «pris à son propre piège».
C'est tout en pudeur qu'est décrite cette relation «entre l'homme qui ne connaissait pas les femmes et la femme qui ne connaissait pas les hommes, la timidité de ces choses-là». «Il suffit de sa main, ses doigts sur ma joue pour que je frémisse, comme à la toute première de toutes les nuits de noces».
Violaine Bérot arrive à rendre compte dans un subtil nuancier, de la somme des différents états d'esprit, et autres tourments, qui traverse la protagoniste principale au fil de sa relation, caractérisée très vite par la peur que leur amour «se rapetisse» ou de la peur de perdre l'être aimé («cette mort rapace qui lui tournait autour»), celui qu'elle désigne tour à tour comme l'homme-rocher, l'homme-courage, l'homme-vieillard, l'homme-souvenir.
L'écriture est originale : une forme narrative constituée d'une prose poétique, de sorte d'instantanés, écriture à l'os (et en l'énonçant comme tel, on pense au récit, lui aussi pris dans les liens familiaux, de Gilles Farcet, L'omission), expurgée de l'inutile. Des vers libres pour dire la honte «des mâles de ma famille, de leur folie furieuse» («j'ai ce putain de sang de mon père et du père de mon père, ce putain de sang» ; «les torgnoles du père»), pour nommer l'abnégation, les obstacles aussi et l'attente qui s'éternise : «les jours avaient beau passer et les années, moi, inébranlable, je l'attendais» ou comme tentative pour rattraper le temps, celui accaparé par les enfants puis la vieillesse.
Un récit poignant qui parlera notamment à toute une génération marquée par la figure du «curé défroqué».
«Lui
que tous avant appelaient
mon père
cela me mettait les larmes aux yeux
qu'il soit maintenant
seulement pour nos enfants
leur père»
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Une année en caboulotte
de Fabienne Swiatly
Editions La fosse aux ours
Sortie le 3 mars 2023
«Ecrire, c'est peut-être cela, chercher ce qui ne peut pas».
Faire le récit de l'année passée dans un nouveau chez soi, entre roulotte et cabane, dans huit mètres carrés, sur les hauteurs d'un village drômois, au milieu des pins, des oiseaux, des ânes, d'un lièvre. Une sorte de tiny house en plus roots mais avec une vaste étendue autour.
Voici ce que nous propose Fabienne Swiatly. Encaboulottée, telle est donc sa situation (condition?), c'est aussi une sorte de sas qui lui permet de passer de son cent-vingt mètres carrés à Lyon à un espace plus réduit encore qui l'attend au terme de cette expérience, puisque son nouveau défi est de prendre la route et vivre à bord d'un Volswagen Crafter (baptisé Mon chéri).
Fabienne Swiatly rend compte de cet itinéraire qu'elle a choisi, ce choix de vie qui exige d'elle qu'elle se débarrasse de quelques « encombrants », qu'elle tende vers l'essentiel. Une sobriété amplifiée dans un nouveau rapport au monde (« J'apprends à être là, au présent, car souvent j'ai eu le sentiment de vivre dans l'attente du jour d'après »). Les objets matériels ne sont rien par rapport à la relation amoureuse dont elle tente de faire le deuil.
Fabienne Swiatly fait l'expérience du doute, cette « méduse qui englue mon cerveau », de la solitude, seule face aux oscillations de la vie, à la fluctuation des humeurs, aux fantômes de l'enfance et aux désirs qui se télescopent.
Seule mais jamais totalement. Il y a bien toujours une bergeronnette ou une mésange qui rôde autour de Rouge-Gorge (petit nom donné à la Caboulotte), une conversation ininterrompue avec la nature (« Entre pins et chênes, la nature et moi, nous prenons soin de nos abris »). Il y a aussi le dentiste, l'ostéo, le collectif de travail (IMP, CMP, Conservatoire), les enfants, les retrouvailles avec le collectif de l'aire naturelle. Le collectif comme un « quelque part » pour «poser sa joie».
Sédentaire mais toujours en mouvement, même dans sa Caboulotte.
On suit son quotidien, « les petits riens d'une vie solitaire » : son sommeil en dentelle, ses routines du matin, ses escapades, ses danses, nages, les musiques écoutées. Apprendre à siffler entre ses doigts, ériger un muret, écrire chaque jour comme une discipline, apprendre à lâcher-prise aussi («Assise sur les marches de la Caboulotte, j'observe ou plutôt je hume mon environnement en poussant un profond soupir de volupté»), la bouillotte jamais loin, ni même «une magnifique paire de chaussettes vert épinard en laine de mérinos pour me réconcilier avec la vie». On voit aussi l'autrice égrener, en contre-champ les actualités et «le difficile de notre monde», son rapport aux livres, ceux des autres, les siens aussi (et ceux à venir sur Violaine Leduc, sur Etretat), et les réflexions que cela suscite, sans jamais se faire donneuse de leçon.
Comme ce fut le cas avec Je serai jamais morte le recueil de Fabien Drouet, le fait d'avoir déjà eu à connaître l'essentiel de ce texte par fragments (Fabienne Swiatly a publié plusieurs chroniques sur son blog latracebleue.net ou encore sur les réseaux sociaux) ne génère pas de déception. Au contraire, le fait que les chroniques soient ici dépliées au fil du temps qui passe, de septembre à août, donne une cohérence d'ensemble et cette reprise juxtaposée, au fil des saisons, de ses chroniques renforce le sentiment de continuité de l'expérience.
Ce texte nous fait penser à d'autres livres que nous avons particulièrement appréciés : on trouvera ici des résonances avec Les heures abolies de Lou Darsan, ou encore avec Le roitelet de Jean-François Beauchemin, et, on le soupçonne déjà avec Une sédentarité heureuse, titre à paraître de Patrick Cloux.
Ecriture d'une subtile vitalité.
«Ecrire est la seule certitude. Mon enracinement dans la vie. Depuis longtemps. Depuis toujours. Bonne qu’à ça ! »

Nos jours suspendus
de Coralie Bru
Editions des Equateurs
«Elle voudrait que notre secret soit si ramassé sur lui-même qu’il disparaisse. Le secret du secret.»
Nos jours suspendus est un roman qui se déroule sur quelques jours, le temps pour Julia mère de deux adolescents, Lucie sa fille, et Rose son amie, de partager un moment fort de la vie de Lucie et d’échanger sur la vie et la mort, l’amour, les relations familiales et la place des femmes. Julia se cherche, ne trouve pas toujours sa place ou comment communiquer avec ses deux ados. «Il n’y a pas grand-chose que j’aime davantage que discuter avec mes enfants, mais ils m’y autorisent de moins en moins.» On apprend ainsi quelques codes des messages téléphoniques actuels, par exemple «on ne met pas de point dans un message en général. C’est agressif.» A quoi répond Julia «Sommes-nous devenus si fragiles qu’un minuscule point nous blesse ?» Pourtant, si cette communication n’est pas simple et si Julia aimerait tellement mieux connaitre ses enfants (elle qui n’a jamais cerné sa mère, faute de dialogue entre elles), lorsque Lucie va soudainement mal, elle le sent immédiatement, dans ses tripes. C’est là que débutent ces quelques jours arrachés au quotidien, alors que la fille demande à sa mère de ne rien dire des raisons de son mal-être à son père et qu’elles partent chez Rose, ancienne professeur de français de Julia, lien refuge pendant son adolescence devenue au fil du temps sa meilleure amie. Trois femmes, trois générations, se trouvent alors réunies, veillant les unes sur les autres avec pudeur et délicatesse. On les écoute, sourit avec elles, on réfléchit, réagit, on se révolte aussi à l’unisson, trouvant, tout comme elles, notre nuance en fonction de nos parcours. Mais la lecture serait lacunaire si on mettait Sébastien de côté. Sébastien est le mari de Julia et le père de Lucie. Dans ce huis-clos féminin, il n’a pas de place physiquement. Pourtant, à distance, dans la retenue et l’écoute, il est bel et bien là, par son écoute de Julia par messages téléphoniques interposés, par son intuition qui lui permet de comprendre les non-dits de sa fille et sa femme. Sans jamais juger leurs choix de ne pas dire, de s’isoler. Pour autant, en refermant ce livre, nous restons surtout avec l’image de trois femmes liées, fortes et fragiles à la fois. La force de la sororité en somme.
«Certaines personnes saisissent presque tout, et c’est un tel réconfort de pouvoir les côtoyer»

Comme un frisson
Comme un frisson
d'Aniss el Hamouri,
Editions 6 pieds sous terre
«Tu sens cette sourde clameur ? C’est mon sang qui bat dans les veines de milliers d’inconnus. Et viendra un jour où cette voix sera plus fort que toute autre.»
Comme un frisson est une bande dessinée en bichromie qui raconte l’histoire d’une révolution intime. Renata est spéciale : son sixième sens lui permet de voir le monde différemment, d’en percevoir l’essence même. Elle ne mène pourtant pas une vie heureuse. Solitaire et émotionnellement fatiguée par sa récente séparation, Renata est l’opposée de sa sœur épanouie dans son mariage. Elle est également affectée par l'écriture de son roman dont elle n'est pas entièrement satisfaite. Fille déchue et auteure sans talent, elle se trouve dans une sorte de purgatoire où rien n’importe.
Tout change avec une rencontre inopportune quand elle se fait voler l’ordinateur qui contient le seul exemplaire de son livre. Mais la vie a une drôle de manière de faire tourner les roues. Elle tombe sur les mêmes voleurs à la pendaison de crémaillère de son ex et sa nouvelle copine. Un arrangement se dessine : si Renata accepte de passer la soirée avec les voleurs surnommés Beluga et Corbeau, ces derniers lui rendront son ordinateur. C’est le début d’une aventure anarchiste, sauvage, rebelle. Beluga et Corbeau font partie d’un groupe de casseurs qui s’opposent à l’ordre établi, ils vivent en marge de la société pour embrasser pleinement leur liberté. Grâce à leur idéologie et à leur refus de se perdre dans cette monotonie qui tend à standardiser tout individu, Renata trouve la pièce qui lui manque. Elle y trouve la force de se créer indépendamment des règles conventionnelles et fait la paix avec son côté violent et indomptable.
Cependant même les rêves les plus anarchistes ne peuvent pas résister au réveil, leur cambriolage se termine mal et le trio se voit contraint de se séparer. Hospitalisée à cause des complications de leur plan, elle apprend la vraie raison pour laquelle elle se sent spéciale et dotée d’un sixième sens si fort. Cette chute qui explique l’origine de sa révolution par une raison triviale montre peut-être au lecteur que les motifs ne comptent pas, seule l’action importe.
Marqué par un style percutant et original, cette bande dessinée propose au lecteur une autre vision des personnes qui ne se dissolvent pas dans la société. Ce ne sont pas de simples casseurs qui détruisent pour la violence gratuite de l’action, ce sont les précurseurs d’une révolution sociétale qui vise à s'affranchir de toutes les contraintes conformistes. C’est une lecture encourageante pour des lecteurs qui s’interrogeraient quant aux frontières entre ce qu’ils laissent apparaitre dans la société et ce qu’ils sont véritablement.
Nisan Goksel
«Au final, ce que je reproche aux parcs, c’est d’enlever l’essence même de la nature à la nature putain. La nature c’est sauvage. C’est dangereux. C’est le désordre !»
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Les Daronnes
de Yeong-shin Ma
Editions Atrabile
Bande dessinée
«J’ai passé à ma mère un cahier ainsi qu’un stylo et j’ai écrit sur la première page "Si vous souhaitez que votre fils réussisse, veuillez décrire honnêtement votre vie, vos amis et votre histoire d’amour dans ce cahier". » déclare Yeong-shin Ma dans l’épilogue pour expliquer la genèse de cette bande dessinée.
La mère de Yeong-shin Ma, So-yeon Lee rencontre très tôt les malheurs d’une relation amoureuse, son premier partenaire qui sera par la suite son mari plonge la famille dans un puits de dettes et la trompe avec plusieurs femmes. Suite à leur divorce, elle se lance dans une nouvelle aventure romantique mais son partenaire Jong-seok la trompera aussi pendant plusieurs années avec une fleuriste, les condamnant tous trois à vivre dans une sorte de relation de dépendance triangulaire. Bien que le lecteur assiste à de nombreuses scènes de séparation et de réconciliation entre So-yeon et Jong-seok, la bande dessinée ne se concentre pas uniquement sur cette relation. On y voit également les difficultés qu’une femme peut rencontrer dans le cadre professionnel, So-yeon et ses collègues sont mal vues par leurs collègues masculins et l'une d’elle se fait harceler sexuellement par le directeur. Sans compter des difficultés familiales qui se rajoutent : le fils ainé de So-yeon ne souhaite pas quitter le nid parental même s’il a trente ans et il refuse de trouver un travail.
Mais les Daronnes, c’est aussi l’histoire des amies de So-yeon. Souvent coincées dans des mariages qui ne fonctionnent pas bien, elles s’aventurent d’un amant à un autre en quête du bonheur. Chaque femme a sa propre histoire et contribue à sa façon à cette mosaïque des relations modernes et de détresses familiales. Grâce à cette pluralité de voix, Yeong-shin Ma propose une image assez complète des relations familiales et amoureuses coréennes. Il rend également hommage à toutes les «daronnes» qu’on méprise, qu’on considère vieilles, ennuyeuses, moches… Les «daronnes» qu’il dessine sont des femmes fortes, drôles et qui continuent à avoir des désirs sexuels. C’est une image très réaliste mais aussi libératrice qui vient revisiter l’image qu’on se fait par rapport à notre propre mère. Les souvenirs presque tragicomiques de So-yeon Lee viennent donc souligner l’idée que les mères ont le droit de vivre leur propre vie et leurs propres aventures sans que leur vie tourne autour de leurs enfants.
Dessiné d’un style proche d’animé et rédigé de manière assez fluide, les Daronnes est une lecture à la fois amusante et formatrice pour comprendre l’univers caché des mères.
«J’espère que ma maman va rire et s’amuser en lisant mon livre. Et si la mère de quelqu’un d’autre le voit de cette façon, je serai très heureux.»
Nisan Goksel

L'âge de détruire
de Pauline Peyrade
Editions de Minuit
«J’ai l’impression qu’on cherche injustement à m’effacer de l’histoire»
On suit Elsa, 7 ans, et sa mère, dont elle essaie de composer, tout en apnée, avec cette sur-présence faite d'envahissement et d'emprise. Une mère très portée sur elle-même qui n'a de cesse de demander à Elsa si elle l'aime. Et ce n'est pas la grand-mère qui semble pouvoir exercer une autre figure tutélaire, et la poupée sirène, même si elle protège un peu, n'est pas grand chose en la matière... La transmission sourde est à l'oeuvre («de génération en génération»), on ne se défait pas comme ça des bagues qui se transmettent («L'or luit, silencieux, entre nous. Les pierres nous observentde leurs prunelles froides»). Contrainte de se réfugier dans son monde («je commence à comprendre les mensonges. Ceux qu'on invente pour se protéger, se tenir à l'écart du monde»), dans son corps, d'investir en plein les perceptions sensorielles («les amplitudes en moi») de ce qui l'environne, à l'affût de chaque signe (perspective subjective renforcée par le recours à la première personne), de surinvestir sa petite camarde Issa, pour faire face à cette relation toxique, malaisante, voire incestuelle. C'est qu'Elsa subit, on ne lui demande guère son avis.
Le récit accorde une importance aux lieux: «le rebord de pierre froide de l'île au saule» qui est l'espace préservé où Elsa s'assoit aux cotés d'Issa, mais surtout l'appartement qui est acheté puis prêt à être revendu par sa mère - jamais totalement investi, qui est l'espace de l'arbitraire : le déménagement, l'emplacement de sa chambre où trône un lit superposé dont la jeune Elsa se demande bien qui occupera le second lit. Ce lieu qui définit la raison, «je tremble de tout mon coprs comme si la pièce pouvait me dévorer (…) Je vois le plafond se rapprocher, les murs se pencher sur moi».
Et quand advient l'âge adulte (Âge deux, dans le texte), la mise à distance ne va pas de soi ; se rejoue sans cesse cette fusion forcée, forcenée (et le geste tyrannique jamais éloigné, à l'instar des affaires d'enfance d'Elsa empaquetées prêts à être jetés lors d'une journée de grand débarras). Et l'émancipation paraît dès lors bien difficile. L'âge de comprendre ne succède pas à l'âge de détruire, c'est plutôt une boucle infinie (référence à Virginia Woolf en début de texte).
Le livre nous évoque dans cette inter-relation entre femmes, comme dans un huis-clos, mais aussi dans les quelques hallucinations/fabulations et non-dits qui surgissent Les maisons vides de Laurène Thizy, récemment paru en poche. On est aussi très proche de l'univers for(t)-clos de la première partie du roman Les trois maisons de Perrine Le Querrec. Des références qu'on aime.
Un puissant premier roman, d'une grande justesse.
«Nous vivons rangés, à moitié morts, à avaler tout ce qu'on nous met dans la gueule. Nous tuons les tueurs pour les soulager de tuer. Nous Nous tuons pour ne tuer personne».

Jamais dormir
de Baptiste Amann
Editions Actes Sud-Papiers
Pièce de théâtre à partir de 8ans
«Tu t'es jamais dit que si on te demande de fermer les yeux la nuit, c'est pour te cacher des choses ? »
Thalia, 8 ans, n'a jamais dormi (enfin, c'est ce qu'elle prétend) et décide de nous embarquer dans une odyssée que certains appellent rêve (mais pour elle ce n'est pas un rêve puisqu'elle ne dort pas). C'est qu'elle a le pouvoir (grâce à un entrainement d' «au moins trois cents nuits sans sommeil») d'aller de l'autre côté du monde, dans son bateau «lit-superposé» pour répondre chaque nuit à la question d'Isophane (on pense ici aux énigmes du sphinx) pour sauver sa petite sœur nuage Eléor.
Thalia, ça veut dire «fleurissante» ou «abondante», c'est M. Castel qui lui a dit, celui qui anime les séances collectives ou individuelles du mercredi. Elle est sans doute un peu «débordante», mais se verrait bien indienne appelée «fleur de peau» ou «tonnerre sanglant».
On est tout à tour, fasciné par son imagination débordante, amusé par sa répartie, embarqué par son énergie tourbillonnante. Et si parfois on prendrait bien sa place, on la prendrait bien aussi dans nos bras pour la bercer, qu'elle ne se sente jamais abandonnée.
Alors oui, cette pièce de théâtre se lit à partir de 8 ans, mais ce qu'il y a de bien c'est qu'il n'y a pas de limite d'âge : que vous ayez le double, le triple, le sextuple ou plus, vous prendrez plaisir à lire ce monologue. Tel un bonbon arlequin (les illustrations de RoseAubert y font penser) : sucré, acidulé, avec un goût de «trop peu» lorsqu'on l'a fini.
Les premières lignes dites par Thalia Otmanetelba (la comédienne qui a interprété le rôle de Thalia) sont ici à retrouver :
https://youtu.be/urYV28z9EZM
«Rester éveillé la nuit, c'est comme enfoncer sa tête dans la terre pour voir de l'autre côté du monde ! De l'autre côté hein, pas à l'autre bout ! »
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Client mystère
de Mathieu Lauverjat
Editions Scribes
«Au milieu des missions, je me revois le plus souvent comme un lapereau pris dans les phares d'un Chevrolet Suburban».
Nous avions pris un tel plaisir de lecture à découvrir Au moins nous aurons vu la nuit, premier roman d'Alexandre Valassidis et première publication des éditions Scribes, qu'on se devait de revenir vers cette jeune et prometteuse maison d'éditions. C'est chose faite avec Client mystère de Mathieu Lauverjat, là aussi un premier roman et là aussi, fort habile dans l'art d'écrire.
Bienvenue dans les arcanes des «boulots de merde», en référence à l'ouvrage d'Olivier Cyran et Julien Brygo, paru Chez La Découverte, et sous-titré, «Du cireur au trader, enquête sur l'utilité et la nuisance sociales des métiers». On suit le narrateur qui se démène dans ses boulots qu'il n'a jamais vraiment choisis, coursier à vélo, testeur de patchs, puis évaluateur-vérificateur en tant que «client mystère». L'invisibilité comme invariant.
Véritable satire de la junk food mais aussi et surtout du monde du travail qui rend fou, du tâcheron réinventé, du management dépersonnalisé. C'est que le narrateur est malmené de toute part, sans répit. Les runs qui se suivent, les shifts intenables, les missions et questionnaires à remplir s'enchainent. A l'instar du PPP, le pipipi, progress, plans, problems, le tableau de route hebdomadaire. Gouverné par des algorithmes, géolocalisé en permanence, il se fait un jour, pédalant à toute berzingue, percuter de plein fouet par une voiture. Le reste des jours, ce sont des dilemmes moraux qui le tiraillent, contraint de recourir aux benzodiazépines comme «bouclier du quotidien», de ce désenchantement qui le ronge et du logiciel malveillant qui le réveille. Malgré l'arrivée de Martha «cheffe-entrepreneuse» dans sa vie, subrepticement le «passage à l'ennemi» s'opère. Les morts d'Elio, de l'agent C puis de Baptiste Tairraz agissent comme des révélateurs, la culpabilité par ricochet. Et même loin, très loin, le narrateur finit par se faire rattraper par ce monde imparable de compilation de données informatiques, de micro-taches sous-traitées et du consulting offshore.
Oui, ce texte est «satisfaisant-conforme» à ce que son éditeur Clément Ribes en dit, à savoir qu'il a cette capacité à venir «briser la mer gelée» en nous. Une lecture engagée-engageante qu'on recommande.
«L'action, tel que nous le formulons dans notre jargon, était justifiée par la nature de la tâche à accomplir, et proportionnée au but recherché»

Devenir lionne
de Wendy Delorme
Editions JC Lattès, collection «Bestial».
«Oui j’ai toujours ce désir. Appartenir. C’est peut-être l’effet des siècles de domination patriarcale fossilisés dans ma moelle et ma psyché. L’imprégnation de la culture dans laquelle j’ai grandi.»
Devenir Lionne est la superposition de trois différents registres que Wendy Dellorme alterne avec virtuosité pour renforcer la gravité et la pluralité de son propos. Les informations de nature documentaire sur les lionnes se mêlent à la vie intime de l’autrice et à ses réflexions sur les relations intersexuelles. De signe astrologique Lion, Wendy Delorme raconte la relation toxique qui obscurcit son séjour à Berlin quand elle a 20 ans. Se comparant à la lionne qu’elle voit dans le zoo berlinois, elle met en exergue l’ambiguïté des forces qu’une femme possède en son être. Lionne est une fauve prédatrice, qui vit avec ses sœurs et ses cousines… Lionne est aussi soumise au lion, au changement climatique et à la captivité.
Cette alternance de registres met en évidence un réseau et attire l’attention non seulement sur l’influence que l’homme a sur la planète et par extension sur les animaux mais aussi sur la culture qui pousse les femmes à se considérer comme proie. Le féminisme vient épauler la planète et les droits des animaux, il vient soutenir tout être en quête de liberté.
En se mettant à la place d’une lionne en captivité, Wendy Delorme explique à quel point une relation toxique peut être dangereuse et presque mortelle. Telle la lionne du zoo qui s’automutile, les femmes enfermées dans ce genre de relations s’effacent et perdent leur flamme. Cependant Wendy Delorme n’est pas pessimiste, elle est justement encourageante. La relation amoureuse dans laquelle elle se retrouve presque vingt ans après en est la preuve. Etant désormais consciente de ses penchants masochistes, elle apprend à gérer ses peurs et son mécanisme de défense pour pouvoir s’épanouir dans cette relation. Il ne s’agit pas de renoncer à l’amour, mais de ne pas se donner aux «dompteurs» … Ecrit dans un style fluide et ne refusant pas de choquer parfois, le roman invite toutes les lionnes à se libérer, à ne plus se soumettre à leur «dompteur». Embrassant pleinement les liens entre les humains et les animaux, Devenir Lionne est l’éloge des lionnes et des femmes qui parviennent à faire la paix avec leur côté bestial…
«La domestication du monde profite aux plus puissants, qui montent plus de niveaux. Et chacun ne voit que son propre niveau, se moquant de la suite.»
recension de Nisan Goksel

Hana et le vent
de Joëlle Veyrenc et Seng Soun Ratanavanh
Editions La Martinière Jeunesse
Album
«Il était une fois un petit village en haut d'une montagne». Par ces quelques mots Joëlle Veyrenc nous transporte à Washimura, «village de papier» magnifiquement illustré par Seng Soun Ratanavanh à l'aide de papiers découpés et kirigami. C'est l'histoire d'Hana, petite fille qui «pense à tout» comme elle aime à le dire aux adultes qui lui demandent ce qu'elle fait. La beauté de son village n'a d'égal que sa légèreté. De ce fait il est mis en péril lorsque, de l'autre côté de la montagne apparaissent des moulins à vent gigantesques accompagnés de bourrasques de vent. Hanah et l'ensemble des villageois cherchent donc une solution pour sauver leur village. Et si cela nécessitait de traverser le ravin pour atteindre le village de Vert Sylver ?
Un conte humaniste où la rencontre de l'autre et la coopération ouvrent de nouvelles perspectives.
Une fois l'histoire lue, prenez le temps de la relire pour vous attarder sur les illustrations et y savourer chaque détail, chaque découpe, de l'expression d'un visage, à la fleur de fushia, en passant par les motifs de tissus ou les petits oiseaux qui peuplent tout en délicatesse chaque page. Un album enchanteur.
«Hana écarquillait les yeux mais elle n'était pas au bout de ses surprises».
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Le roitelet
Jean-François Beauchemin
Editions Québec Amérique
«Mon frère devenait peu à peu un roitelet, un oiseau fragile dont l'or et la lumière de l'esprit s'échappaient par le haut de la tête».
On suit la narrateur, écrivain, sa vie ordinaire presque banale, avec sa femme Livia, son chien Pablo, son chat Lennon, sa Prius, leur potager qu'ils arrosent avec grand soin, leur feu de camp, leurs voisins coréens et la ferme de Madame et Monsieur Vermeulen. Et surtout son frère, à la chevelure indomptée, atteint de schizophrénie, imprévisible, inquiet (qui le somme de répondre à la question : «Pourquoi suis-je jamais heureux ?»), sensible au pépiement des oiseaux, adepte de poésie, travaillant un quart de temps dans une pépinière, qui pressent que sa voisine d'en face cherche à l’empoisonner et qu'un type le suit dans la rue. «Un homme à la tête pleine d'ombres et de secrets, mais au sommet de laquelle filtre un mince rai de lumière, un roitelet, qui plus douloureusement que les autres se trouble des transformations qui s'opèrent en lui». Ce frère dont le narrateur est «l'unique proche encore vivant». La seule personne surtout à pouvoir le comprendre et à le raisonner un peu. Ils partagent, sur un petit banc, des discussions métaphysiques, spirituelles, ce «débordement de l'âme qui (…) éclabousse (la) vie». Le narrateur essaie d'agrémenter la vie de son frère : «Je tente de mon mieux de faciliter cette joie entre mon frère et moi, de collaborer à cette fusion de deux esprits qui, malgré tout ce qui les sépare, s'étonnent au même moment de l'agitation du monde et s'émeuvent du bourdonnement de guêpe». Un plein de complicité et de tendresse fraternelles.
En lisant ce récit autobiographique, intime, structuré en 63 fragments, on pense, dans la façon des deux frères de se béquiller l'un l'autre à Jean-Luc et Jean-Claude de Laurence Potte-Bonville, dans la réhabilitation de la dignité du frère à Mes fragiles de Jérôme Garcin, à la modestie qui irriguent le journal de Charles Juliet, à la contemplation des oiseaux et la connivence entre les deux frères de Yoko Ogawa avec Petits oiseaux ou encore à certaines vignettes détonnantes de Schizogrammes d'Emmanuel Venet. C'est dire combien on aime Le Roitelet et à quel point on est pressé de se familiariser plus encore avec d'autres textes écrits par Jean-François Beauchemin.
Une écriture qui rend possible, puissamment, l'émerveillement. Un enchantement.
«Il n'est pas rare que les mirages débordent dans la sphère du monde physique. Le réel, c'est parfois un truc très imaginaire».

Le sorcier blanc
Mathieu Vivion
Editions du Panseur
«Dès le début, il ne demandait pas grand-chose. Être quelqu'un n'était pas grand chose. Mais ce peu était déjà tant pour lui».
On est au Burkina. Ils font du foot au centre du village, autour d'un arbre, deux bouteilles en guise de cage et des délimitations à la craie. Il y a surtout l'Espagnol, dribbleur hors pair et le Burkinabé gardien de but, comme deux frères, qui sortent du lot. Anonymes dans leur biographie, singuliers dans leur style, ensemble dans leur persévérance. Ils espèrent «ajouter (leur) nom à la liste des étoiles brodées d'or susceptibles un jour de briller». Invisibles restent-ils sauf quand les observer présente un intérêt financier à la clef. Le processus de détection des talents passe par l'entremise du roi Georges à la montre qui fait rêver et son affidé le Sorcier Blanc à la capuche blanche. Le test a lieu. Les deux frères sont séparés le temps d'un match dont les retombées attendues se confondent avec la promesse d'un passeport et d'un grand départ pour l'Europe, «leur propre quête de frontières à dépasser».
Le Sorcier Blanc incarne, et avec lui, le bruit de la semelle de ses chaussures, la domination et fait montre d'un redoutable mépris : «A dire vrai, lorsque vous parlez, c'est moi qui parle. Je parle. Je parle à votre place, car personne ne vous entend. Parce qu'il n'y a personne pour vous entendre. Personne pour se soucier. Et c'est tant mieux. Je vais vous dire : c'est tant mieux pour vous. Pour vous les ingrats». Et souhaiterait qu'on le respecte, lui qui sait, qui agit pour leur bien. C'est sans compter que les apprentis footballeurs savent faire équipe autrement que sur le terrain. Mais logique implacable oblige, si ce n'est pas eux, d'autres prendront leur place.
Il ne leur reste plus qu'à reprendre la route, encore et toujours, blessures en bandoulière : «C'était le soir et c'était le matin, c'était même toutes les minutes d'un jour quelconque et sans fin. C'était la route qu'ils empruntaient et qui, sans la moindre surprise, ne les mènerait nulle part» ; «L'important était de partir, de franchir la frontière à leur tour, qu'importe l'illusion, ils pensaient s'être joué des illusions». Les désillusions ne sont jamais très loin quand l'espoir tient au seul train d'atterrissage d'un avion.
Récit tragique et percutant, servi par une langue qui ricoche.
Une nouvelle fable, tissée sur le terrain du football et de ses dérives à l'instar des nouvelles formes de traite humaine, proposée par les éditions du Panseur, qui poursuivent avec dextérité leur petit bonhomme de chemin.
«Un arbre. Une mère
Un lampadaire. Un père
Un frère. Une famille
Un but. Une équipe
Un ballon de football. Un rêve»

Corps vivante
Julie Delporte
Editions Pow pow
roman graphique
«Un jour, j'aimerais également pouvoir revendiquer la lesbienne bancale que je suis».
Ce roman graphique retrace l’histoire de la sexualité de l’autrice, une «lesbienne tardive». Des relations sans désir, des rapports sans envie et pourtant avec orgasme, des rapports non consentis («violée par mégarde»). Puis vint un questionnement : une autre sexualité, non dictée par la société («je trouble la norme»), est-elle possible ? Et de multiples questions se déversent : suis-je devenue lesbienne ? L’ai-je toujours été ? Ai-je du désir pour les hommes ? Pour une femme ? Pour toutes sortes de femmes ? Suis-je légitime si je me considère et me revendique comme lesbienne alors que j’ai aimé des hommes ? («J'ai eu peur de devoir performer quelque chose pour être acceptée parmi elles»). Doit-on forcément avoir des envies sexuelles (on rappellera ici que Julie Delporte est aussi l’autrice de La décroissance sexuelle, aux éditions l'Oie de Cravan) ? Pour enfin se réconcilier avec elle-même.
Au fil des pages, Julie Delporte nous livre son cheminement, comment elle tente de prendre soin d’elle, de s’aimer telle qu’elle est, avec ses doutes et ses traumas. Elle nous parle aussi des figures qui l’ont aidée dans ce lent parcours (Chantal Akerman, Tove Jansson, Monique Wittig, Courtney Barnett).
Ses mots viennent toucher au sensible, aux sens, à la sensualité parfois, à l’organique souvent. Et ses illustrations démultiplient encore ces confessions de l’intime : quelques scènes de film, des portraits (souvent de femmes inspirantes), des objets épars, fragments de tissus, et surtout des plantes, animaux marins et minéraux. Tel un herbier (superbe reprise d'une peinture de Georgia O'Keeffe en quatrième de couverture) qui nous donne envie une fois lu de reprendre le livre au début pour prendre le temps cette fois-ci de détailler, s’enivrer des couleurs et senteurs qui semblent se dégager de chaque dessin. Pour ne rien gâcher, des notes en fin de livre nous permettent de mieux comprendre chaque illustration (« la libellule est morte dans ma voiture.», «scène de Jeanne Dielman», dessin inspiré de l’œuvre de Riva Lehrer», «Algues et roches photographiées à Maria»…)
Un livre qui se lit, se regarde, se savoure. D'une très grande honnêteté.
On ne saurait vous recommander, en guise de prolongement, d'écouter le podcast de Charlotte Bienaimé, cf.
https://www.arteradio.com/son/61675404/nos_desirs_font_desordre
«J’ai voulu être une lesbienne avant d’avoir du désir pour les femmes. Et avant de tomber amoureuse de l’une d’elles. La voilà, mon histoire.»
Elaine
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Les heures abolies
de Lou Darsan
Editions La Contre Allée
roman
«La nuit nos corps n'ont plus de frontières, peut-être que ce sont les heures qui sont abolies et que l'on ne distingue plus le corps des heures».
On se souvient, presque comme si nous l'avions relu hier, de l'Arrachée belle de Lou Darsan, un écrit qui reste donc. C'est peu dire qu'on avait hâte de lire son second roman.
Avec ce nouveau texte, on suit un couple qui trouve refuge dans le nord du Nord, dans la fixité du chalet que leur a confié Sacha, pas tout à fait au milieu de nulle part. On va suivre, au gré du changement de saisons (Estivales, Automnales, Hiémales, Vernales constituent les quatre parties du livre), au gré de «la transition si douce entre l'aurore et le crépuscule», la variation des paysages qui l'environnent et ceux, en surcouche, qui peuplent son imaginaire ou convoquent des souvenirs («les jours et les lieux s'emmêlent» ; «l'archipel des réminiscences»). C'est que la narratrice, à l'aide de petits carnets, consigne au quotidien les petits détails et brouillonne habilement cette «procession de paysages». Le tout avec énormément de poésie («j'orchestrerai la mutation de ce paysage en poèmes») : «Je me déploie en filaments de brume sur la cime des mélèzes centenaires».
C'est d'abord en couple qu'elle fait cette expérience de retrait, avec de magnifiques passages sur la cristallisation de leur complicité («le havre de nos corps m'a appris que nous pouvons être fauves sans nous déchiqueter, mélanger nos pelages et nos haleines sans nous battre pour nos territoires» ; «nos rires qui rebondissent sur les arbres illuminent le jour»). Avant de déployer l'expérience en solitaire ou presque : «La forêt habite mon corps et mes mots, mais quelque chose d'autre s'y mêle, qui n'est ni mémoire, ni brûlure, ni lumière, une force qui pulse et vibre, qui vrille les tympans quand elle s'extirpe de moi».
Sur le fil de la mélancolie et de la fragile dilatation du temps, elle nous décrit avec une grande acuité, les silences de la nuit et toute une série de «moments éphémères» et «gestes infimes» de ce quotidien fait de contemplation de la nature et de ré-oxygénation de soi.
Comme un prolongement incarné de l'Arrachée belle, ce récit poétique nous fait penser à La sauvagière de Corinne Morel-Darleux pour ses accents oniriques, à Encabanée de Gabrielle Filteau-Chiba pour l'exploration de soi et à S'enforester d'Andréa Olga Mantovani et Baptiste Morizot pour la dimension picturale de l'écriture et pour l'incrustation prolongée du blanc dans les paysages.
Une écriture très visuelle, tout en augure, comme le vol de profil des pélicans. Avec quelques judicieuses esperluettes et parenthèses (loge du ressenti) disséminées ici et là.
Un livre paysage. On adore !
«Je suis éphémère et je ris, car je sais que je pourrais vieillir ici, entre la forêt et le sel, être refuge et réfugiée sans me perdre ou me dissoudre».

La fille du chien
de Perrine Le Querrec
Linogravure de Laëtitia Gaudefroy Colombot
Editions Les lisières
poésie
«le chien saisit
au vol les mots
court les enfouir
au chaud humus».
Perrine Le Querrec s'est fait connaître avec des textes engagés, enragés parfois, on pense ici aux Alouettes (éditions d'En-bas), Feux (Eds Buno Ducey), mais aussi Le prénom a été modifié et Rouge Pute (La Contre-Allée). On avait aussi beaucoup aimé (et chroniqué) Les trois maisons (éditions d'En bas). Elle sort en ce début d'année trois publications, Warglyphes (aux éditions Bruno Doucey) et Les mains d'Hannah (Tinbad). C'est La fille du chien, recueil de poésies sorti le 6 janvier qui va nous intéresser ici.
Les mots inscrits en toute fin «trouver l'écriture canine, donner sa langue au chien» laisse imaginer de quoi il est question. On suit le compagnonnage entre la fille et le chien Bali et l'exploration d'un ils («elle et le chien»), telle une communauté de présence, («seuls et ensemble, la fille et le chien étendus sous les palmes monumentales de la fougère»), d'expérience («Au retour sur leurs épaules, la pluie pèse des kilos») et de silence («elle qui parlait souvent, avec de vastes gestes d'air de lumière de chair, rétrécit le mot, jusqu'à la trace, seul os, maigre, du dialogue»). C'est en suivant «le fanion canin», qu'on se rend compte que lorsqu'elle «ignore les recoins du monde», «se garde de donner des réponses», le canidé «éclaire» et «guide».
La présentation du texte fait ressortir, à la suite de chaque fragment, quelques mots clés, non point un résumé, juste des mots qui musicalement accolés dessineraient presque l'esquisse d'un haïku.
Le recours à une forme poétique épurée permet de débusquer, «un pied dans le paysage», ce qui rassemble, ce qui se ressent en commun hors de toute phraséologie écrasante («tout ici est extrait de la caverne de l'imagination»). Ce qui nous relie, ou autrement formulé et pour paraphraser Baptiste Morizot, nos manières d'être vivants, et comment cela nous ressert.
Et les lignes de partage de se brouiller : «par mimétisme (elle) se transforme», «elle respire comme le chien». «Qui modèle qui ? », «question marteau, jappements de la raison».
La thérianthropie est aussi une poétique.
A noter que Perrine Le Querrec est invitée par l'Esperluette le 10 février prochain.
«De son bâton,
elle zèbre zèbrure l'ordre du monde
la parole arrive jamais ne parlera
elle – bâton zèbre zèbrure».

Mademoiselle Else
de Manuele Fior
Editions de Futuropolis
BD
Superbe réédition (la première datait de 2009)
«Je sens le regard de Dorsday sur ma nuque, à travers le châle».
Il y a d’abord ce joueur de tennis, prenant toute la page, puis apparait une jeune femme, puis une autre. Quelques paroles policées échangées et seulement ensuite le décor. Plongée dans le milieu bourgeois de la fin du 19ème siècle, dans un palace du nord de l’Italie. Dans cet univers empli de convenances et de conventions, Mademoiselle Else tranche. Surtout lorsque l’auteur reprend le monologue intérieur déjà si bien écrit dans le court roman d’Arthur Schnitzler (1924) et l’étoffe de ses dessins. Cette jeune femme de 19 ans, à la chevelure de feu (telle de nombreuses effigies de l’Art Nouveau), a conscience des regards lascifs des hommes sur elle et ne sait qu’en faire. Elle perce l’hypocrisie de ce monde tout en en étant prisonnière. C’est que sa mère lui réclame de l’argent pour son père et Mademoiselle Else se voit contrainte d'en faire la demande à Dorsday. Celui-ci en profite pour réclamer de la voir nue. Pour représenter l’ambiance tendue et la séduction toujours présentes, Manuele Fior s’inspire des peintures de Klimt : les silhouettes allongées, le port altier, la coiffe vaporeuse. On peut aussi y voir du Schiele dans les mains noueuses et certains visages déformés, du Toulouse Lautrec et ses femmes nues du Moulin Rouge, du Millais et son Ophélie flottant sur l’eau. Du côté des auteurs, nous faisons des ponts avec les récits de Stefan Zweig. Nous voyageons ainsi au cœur de cette fin de siècle. Mais surtout, dans les pensées de Mademoiselle Else et c’est bien cela le plus important. Comment sauver son père, trouver sa place, garder la face, sans devenir folle ?
Une grande BD qui donne envie de lire la nouvelle, la tête déjà peuplée du personnage de Mademoiselle Else.
«Je suis née pour une vie insouciante».
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La fête à venir
de Sylvain Levey,
Editions Rue de l'échiquier
Collection Le don des Nues
«Nous sommes des oiseaux de passage»
Un trio d'ado nous entraine dans leur fougue en plein cœur de l'Auvergne.
Une sorte d'illustration frondeuse de l'essai de Benoit Coquard, Ceux qui restent, faire sa vie dans les campagnes en déclin.
Il y a Chloé bien seule au milieu de ses camarades au masculin du lycée agricole, sans grand intérêt, hormis Arès le nouveau, à l' «allure d'oiseau tombé du nid» et Donavan le souffre-douleur. Ils n'ont que 17 ans mais attendent si impatiemment leurs 18 ans. Ce monde d'après qui ne leur appartient pas encore. Et dans cette attente, un bouillonnement : «Il faut que je réchauffe la sève des arbres. Il faut que je dévore le ciel».
Tous trois à leur manière ne veulent pas se conformer aux trajectoires toutes tracées qui les assignent. L'espace d'une virée, ils s'autorisent ainsi à mettre entre parenthèses le cours normal des choses («soyons anormaux»), à s'arracher de ce sérieux du quotidien qui les contient, de cette pesanteur du carcan familial et scolaire et de ces jugements des «autres (qui) décident à ta place». D'où le surgissement de cette exhortation rageuse «Soyons ce que les autres pensent qu'on ne peut pas être».
La fête éphémère ne tient pas à grand chose, un scooter, une enceinte Bluetooth, une course à travers champ et c'est peut-être pour ça qu'elle est sublime. Audacieux et fiévreux instants de célébration de la vie.
«Il me faut inventer des rivières et plonger dedans.
Il me faut tendre un fil entre le monde et moi.
Il faut que je bascule dans mes rêves.
Il me faut la vie et bien plus».

Les mangeurs de nuit
de Marie Charrel,
Editions de l'Observatoire
«Si elle survit, si les flots sauvages n’engloutissent pas son corps, la fille qui se relèvera de cette attaque ne sera plus complètement humaine. Un peu de l’ours sera entré en elle : une créature à mi-chemin, ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes.»
Les danseurs de l’aube, de la même autrice, nous avaient transportés de la seconde guerre mondiale à nos jours à travers l’Europe, tenus par le duende des danseurs de flamenco. Les mangeurs de nuits nous font voyager cette fois-ci en Colombie Britannique des années 20 au lendemain de la 2de guerre pour nous raconter l’histoire des immigrés japonais et des Amérindiens. Deux livres, deux lieux, une même force d’écriture qui fait de Marie Charrel une magnifique romancière.
Cette fois-ci nous sommes donc au Canada, où l’histoire d’Hannah et Jack se mêle à la grande histoire.
Hannah, jeune Nisei (2ème génération d’immigrés japonais) née dans les bois, se sent canadienne et prend de plein fouet le racisme antijaponais qui se répand en particulier pendant la seconde guerre. Son père, Kuma, lui a appris les légendes nippones. Comme Nastassja Martin, depuis sa rencontre avec l’ours esprit, le Moksgm’ol, cet ours blanc des légendes Tsimshian (qui n’est pas sans nous rappeler Les Pizzlys de Jérémie Moreau), elle porte sur son visage la trace du monde de l’au-delà.
Jack, «l’Indien blanc» élevé par Ellen – amérindienne Tsimshian-, creekwalker de son métier (il compte les saumons dans la rivière pour le gouvernement), est plus proche de la nature que des hommes de la ville. Lui qui a évité les pensionnats pour autochtones (on pense ici à Jeu blanc de Richard Wagamese), est broyé par une culpabilité vis-à-vis de Mark, son demi-frère qui n’a pas pu échapper aux sévices des pensionnats et qui finira par s’engager dans l’armée.
La nature est là, puissante, vibrante. Hannah et Jack se rencontrent dans cette forêt, ils font corps avec elle et vivent au rythme des saisons qui prennent vie sous la plume de Marie Charrel. «Le printemps gronde, il rue comme un taureau courroucé prêt à bondir dans l’arène pour réclamer sa place. L‘hiver anormalement froid va enfanter d’un printemps brutal et joyeux. »
Les mots manquent pour décrire leur relation, tout en rugosité et attachement.
Émouvant et dépaysant à la fois. Poignant surtout.
« Des années plus tard, lorsqu’elle repensera à cet épisode de leur existence, Hannah peinera à comprendre la docilité insensée avec laquelle les Japonais ont accepté leur sort.»

Anna Thalberg
d'Eduardo Sangarcia
traduit de l'espagnol par Marianne Millon
Editions La Peuplade
«La rousse, l'étrangère aux yeux de miel comme ceux d'un loup,
à la peau saupoudrée de tâches de rousseur comme un serpent venimeux»
Voici un premier roman d'un auteur prometteur. Un de ces textes où dès les premières lignes, dès les premières pages, vous savez que vous ne le lâcherez pas, qui ne vous lâchera pas. Où il est question, dans le détail, de chasse aux sorcières. L'auteur a beau être mexicain, il nous transporte sans peine en Allemagne du XVI/XVIIème siècle. Ambiance superstitions, cabale, instruments de torture, bûcher et pilori.
Anna Thalberg, tout juste un peu plus de vingt ans, rousse aux yeux de miel, installée dans le village d'Eisingen depuis peu de temps, est condamnée pour sorcellerie, selon les témoignages de ses voisins au premier rang desquels sa voisine Gerda Bauer qui ne manque pas d'imagination pour la faire châtier. Penser donc, on la rend imputable de provoquer la sécheresse, de faire tourner le lait et d'inciter les hommes à la fornication. C'est qu'on l'aurait vu «chevaucher une chèvre pour danser avec le diable». L'affaire est entendue, le juge, l'instigateur de la cause et le féroce et sadique examinateur Melchior Vogel («un nain, un elfe et un ogre») se chargent du reste.
Son mari Klaus, simple journalier cultivateur, est désemparé, voit le village entier le traiter comme un pestiféré, condamné à s'échapper en forêt et à remettre tous ses espoirs auprès du curé du village, le Père Friedrich lequel intercède auprès de l’évêque à la recherche d'une plus grande clémence. En vain, car si Anna, enfermée dans la tour aux sorcières à Wurtzbourg fait plus que résister à tout un concert de tortures, jusqu'à épuiser le bourreau et tenir tête à Vogel, l'acharnement reste total.
Et la folie meurtrière subsiste, «l'aura d'invulnérabilité émanant de l'exercice continu du pouvoir» vacille et les persécuteurs d'un jour seront à leur tour persécutés.
Le tout est servi par une trame et disposition narratives aussi novatrices que polyphoniques et qui va jusqu'à bousculer, et c'est tant mieux, le lecteur. Un récit preneur et une écriture pleine de style.
«Personne n'entrait dans la tour sinon pour en sortir et monter sur le bucher».
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La Revanche des Bibliothécaires
de Tom Gauld
Editions 2024
Bande dessinée
«En se réveillant un matin, Gregor Samsa se retrouva métamorphosé en un monstrueux insecte, mais en raison du confinement, sa vie fut pratiquement inchangée.»
Grâce à cette bande dessinée, Tom Gauld rend hommage à tous les bibliothécaires qui sont souvent négligés ou oubliés dans le monde littéraire. Les bibliothécaires règnent dans les rayons poussiéreux et approfondissent leurs connaissances dans le silence. Cependant comme Gauld l'affirme, leur discrétion n’est pas une excuse pour les oublier !
En proposant une référence littéraire à chaque page, le livre défie donc le lecteur de les reconnaitre et montre à quel point le travail d’un bibliothécaire est immense.
Bien que chaque page s'annonce comme un nouveau défi littéraire, les références sont insérées dans des saynètes bien réfléchies et amusantes. Le style des dessins changent également pour pimenter d’avantage cette aventure littéraire et humoristique. On ne se lasse pas de tourner les pages et voir les observations absurdes, philosophiques et tout à fait justes de l’auteur à l'endroit du monde littéraire, le tout avec dérision.
En vous montrant tous les aspects du monde littéraire (blocage de l’auteur, rivalités entre auteurs, les clichés…) en trois ou quatre cases, La Revanche des Bibliothécaires devient la parfaite lecture pour les bibliophiles qui veulent se défier ou pour les débutants qui veulent comprendre comment ce petit monde fonctionne sans s’ennuyer. Vous pouvez éventuellement le considérer comme une liste de lecture à faire pour avoir un bagage culturel digne du parfait bibliothécaire.
«Le cachalot et le calamar géant ne furent jamais des mais proches, mais lorsque la London Review of Books publia la critique virulente du calamar à propos du deuxième volume de poésie de la baleine, ils devinrent des ennemis mortels.»
Nisan Goksel

Capitaine Vertu
de Lucie Taïeb
Editions de l'Ogre
«On ne réécrit pas impunément sa propre histoire »
C'est un vrai plaisir que de retrouver Lucie Taïeb, notamment après Freshskills recycler la terre paru aux éditions de la Contre-Allée (et depuis passé en poche).
Avec Capitaine Vertu, on s'embarque dans ce qui pourrait s'apparenter à une enquête policière mais qui n'en a que l'air. On suit donc Capitaine Vertu, capitaine au sein de la brigade anti-fraude. Elle est impressionnante d'efficacité («un bloc inaltérable de probité, d'acharnement, de professionnalisme»), presque zélée (comme pour mieux oublier dans le travail son histoire familiale, «toute sa boue» qu'elle a fui au point d'adopter une nouvelle identité d'emprunt, une «vie à double fond»). Jusqu'à intriguer ses collègues tant elle semble être faite du même bois que les bandits en col blanc et autres arnaqueurs qu'elle débusque. Lucie Taïeb se méfie des explications trop bien faites, et c'est peut-être en cela que le récit s'éloigne de l'enquête policière et son récit fictionnel peut ressembler en cela au texte que nous avions tant apprécié d'Alexandre Valassidis, Au moins nous aurons vu la nuit (ed. Scribes).
Sauf qu'un jour, son passé se rappelle à elle, et l'habit ne fait plus le moine. Tout s'arrête, et la première partie du livre aussi : elle démissionne. Plus encore, habitée par une pulsion de mort, elle prend la tangente, organise sa disparition. Intransigeante et tenace : «elle persiste, c'est là le propre de la vertu» ; «Persister quand tout contredit votre existence».
Entre en scène alors une sorte de récit tout en errances oniriques («On est, dans un rêve, partout, et tout est "soi"»), en allégories troublantes, peuplées d'ombres, de voix, de fantômes, profusion de délire, de confusion, d'angoisses, de visions fugitives... de cette «matière visqueuse et compliquée des désirs secrets». C'est que ça s'agite dans la psyché de la narratrice. Ou ce que «la poix du réel» fait faire à l'imagination ou inversement et les effets d'engrenage qui s'ensuivent. L'introspection n'en finit plus («Sa quête est immobile et ne concerne qu'elle, la brigade n'est qu'un moyen pour travailler au corps un réel qui se dérobe, un ennemi fuyant, omniprésent, imperceptible»).
Lucie Taïeb excelle dans l'art de faire se côtoyer l'intime et le politique (avec une critique en creux des violences policières notamment). Avec cette écriture "nomade" qui suggère plus qu'elle ne dévoile, les significations sont plurielles ou floues comme les photos scrutées à la loupe des cinq hommes exécutés. Ainsi il en va des contestations (desquelles au juste, on ne saura rien) dont on comprend qu'elles sont sévèrement réprimées. A l'instar aussi de l'apparition de ce sac Adidas compromettant car rempli de billets. Certaines scènes sont revisitées, en boucle, comme le ferait avec maestria Antonio Lubes Antunes, ainsi il en va des versions en boucle de la scène à Marseille avec son père, son oncle Livio, l'homme qui l'accompagnait et sa petite au petit polo blanc à la sortie du tennis club ou encore de la similitude des récits des deux victimes dans l'affaire Cavalcanti.
C'est que derrière tous ces errements, derrière cette mauvaise conscience et cette impuissance qui la taraude («c'est de notre peine qu'est faite la trame de votre monde»), cette ironie qui sourde, c'est aussi son père qu'elle recherche envers et contre tout et l'impossible exercice de ce deuil qui se déploie.
Superbe lecture.

Les magiciens
de Blexbolex
Editions La Partie
dès 6 ans
« Et maintenant, où chercher ? À travers le miroir ou bien au fond du lavabo ?, demande le mâchefer. »
« Il était une fois, encore... » une maison endormie depuis quelques temps dans laquelle surgirent l'un après l'autre 3 magiciens un brin malicieux, à la fois attirants et inquiétants : un éléphant bien gourmand et sans scrupule, une oiseau bien gourmand et naïf et une petite fille qui semble surtout intéressée par son jardin. Traqués par une chasseresse et un mâchefer (sorte d'immense dragon que l'on peut voir au défilé du nouvel an chinois), ils se retrouvent obligés de traverser le miroir (ou la page?)...
Voilà en quelques lignes une partie de l'histoire de ces magiciens. Mais tenter de raconter en quelques mots cet ovni est tellement réducteur ! Blexbolex nous fait voyager dans un monde imaginaire et fantastique qui pourrait tout aussi bien rappeler des contes traditionnels, de vieux albums quelque peu désuets que le script de jeux vidéos. S'il s'adresse aux enfants, les adultes qui leur liront retourneront avec délectation en enfance. Les illustrations sont foisonnantes de détails, le texte soutenu.
« Il sera une fois, encore » un régal pour petits et grands.
« La maison ainsi accordée à leurs désirs, les magiciens y mènent une bonne vie. Chaque moment qui passe est un jeu, une découverte, une fête, et à l'extérieur fleurit un désordre exubérant. »
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Malavalle
de Josselin Facon et Ugo Bienvenu,
Editions Réalistes
Bande dessinée
«Mais l’univers est facétieux, et lorsque nous pensons que plus rien n’arrivera, il nous envoie un os que l’on rongera ».
Composées d’une équipe d’illustrateurs et d’animateurs de courts-métrages les Editions Réalistes proposent non seulement ce qu’ils appellent un « roman graphique » mais aussi des animations et des chansons qui accompagnent leurs productions littéraires. Le clip et l’album de Malavalle sont donc disponibles sur le site internet des éditeurs.
C’est l’histoire du chevalier Malavalle, qui se voit injustement excommunié à cause des crimes qui nous sont inconnus. Quelques mystérieuses scènes de bataille semées dans la narration comme des flashback indiquent que ses crimes sont probablement liés à une certaine guerre. Ne pouvant plus rester dans son propre pays, Malavalle devient un chevalier errant, aliéné de plus en plus à sa condition humaine. Ce processus de déshumanisation autour de sa solitude mais aussi de sa culpabilité vis-à-vis de cette guerre mystérieuse arrive à son terme avec l’arrivée d’un chien qui appartient à la Dame Dégricourt. Il ramène le chien à sa maitresse qui lui propose de séjourner quelques jours dans son château pour le remercier. Cependant notre chevalier ne sait pas que cette proposition n’est que le début d’une malédiction qui le hantera toute sa vie…
Doté d’une très jolie poéticité et d’une esthétique marquante, Malavalle ouvre une petite fenêtre sur une période lointaine et féerique qu’est le Moyen Age. On suit l’errance d’un chevalier perdu et on se laisse errer nous même dans sa mélancolie et sa solitude. La mystification de la Dame Dégricourt prépare la fin et l’exalte en même temps. Etant un roman graphique d’une centaine de pages avec peu de texte, Malavalle est parfait pour une lecture de dimanche si vous avez envie de visiter une époque obscure où les sorcières hantent encore les châteaux déserts.
Retrouver la bande musicale originale de ce livre composée par World Brain& Musique Chienne, à partir du lien suivant : https://malavalle.bandcamp.com/releases
«Donner un sens à des impressions, munir le réel de ce qu’il n’a pas, nourrir d’espoir une vision, et s’en faire tout de suite une mission.»
Nisan GOKSEL (stagiaire à l'&)

Les poumons pleins d'eau
de Jeanne Beltane
Editions Des Equateurs
«D'une manière ou d'une autre, il ets vivant quelque part».
Jeanne Beltane avait signé en 2020 un premier livre, Une forêt (en auto-édition), accompagné des photographies de Marion Bornaz, dans lequel elle revenait sur son trauma suite à l’attentat du Bataclan, où elle était présente. Les poumons pleins d'eau s'attaque à un second traumatisme, celui du suicide de son père, survenu six mois plus tard. Ce livre est le prolongement d'un concours d'écriture que l'autrice a gagné dans le cadre du podcast «Bookmakers» d'Arte-Radio avec Richard Gaitet. Jeanne Beltane a brillamment répondu à la consigne énoncée par Nicolas Mathieu de « Faire exister un personnage sans le décrire et en mille mots».
Ce roman regorge de trouvailles narratives pour appréhender un sujet difficile et sans jamais tomber dans la gravité. Il est construit comme une forme de fable alternant des passages où l'on suit Claire et son impossibilité à faire son deuil rationnellement («Cela lui paraît irréel. Elle est anesthésiée par le choc» ; «Le manque est un acouphène : un sifflement presque audible mais soudain omniprésent et assourdissant dès qu'elle y prête attention»), d'autres où surgissent les réflexions du père écrites «de chez les morts», et le tout entremêlé, aux rêves et hallucinations de Claire.
Les reliques et carnets laissés, les reliques, les souvenirs qui remontent ne suffisant pas, Jeanne Beltane a recours à une pluralité d'imaginaire, à des croyances (métempsycose, transmigration), à des figures chimériques, parce qu'elle ne trouve pas de réponse dans le réel implacable («Le réel, lui, s'impose comme une fiction contraignante, vulgaire et violente, loin de toute vérité») pour s'inventer du vraisemblable et mieux comprendre le geste de son père. Son père, chercheur en biologie moléculaire, n'avait «aucune indulgence avec son corps», cigarette, alcool, cannabis. Mort à 62 ans. Son père dont elle ne soupçonnait qu'à peine le niveau d'alcoolisme. Son père qui n'avait pas de mot assez dur pour juger «la sauvagerie anthropienne envers les non-humains» dont faisait montre son espèce («cette espèce d'une intelligence admirable, mise au service, au mieux de la bêtise, au pire de la monstruosité»). Son père devenu épinoche («Mes restes ingérés par un poisson et me voilà ne faisant qu'un avec cet être à branchies. Comme si mon cerveau avait pris possession de son corps»).
Les «questions informulées» sur «son passage sur Terre» demeurant, son personnage recherche «des états de conscience loin de toute réalité», «d'absence de pesanteur», d'où les recours à des substances psychoactives (les psilos) lors de fêtes débridées, ou des concerts où elle aime rien tant que slamer («elle domine tout et nage au-dessus de la foule (…) En apesanteur au-dessus de sa conscience. Se voir d'en haut et en rire») comme pour mieux halluciner («repousser les limites de ta perception») et tenter de s'expliquer ce passage vers la mort, s'immerger (beaucoup de vision s'observe en milieu aquatique) à d'autres temporalités («Un temps infini. Un temps liquide. Un temps qui goutte. Et s'étale en flaques»).
L'écriture est d'une grande richesse et se dilate en permanence pour rendre possible la perméabilité entre les mondes : la réalité et le rêve, les humains et les non humains, les vivants et les morts. Comme pour mieux imaginer ce qu'il y aurait après cette fin tragique et en faire quelque chose d'heureux, d'une telle puissance onirique qu'elle rendrait capable de «vivre avec ses morts».
Un univers empreint d'absurde et d'humour noir, tout à la fois poétique et résolument loufoque.
«Ferme les yeux, prends une grande inspiration puis vide ses poumons».

Bisbille
de Nani Brunini
Editions La joie de lire
album jeunesse à partir de 4 ans
Dans cet album sur l'importance de trouver les bons mots pour sortir des conflits, Nani Brunini choisit de n'utiliser aucun mot. Paradoxal ? Non. La puissance des images suffit à elle seule pour porter cette idée de bout en bout et la rendre accessible à tout âge.
L'histoire commence alors qu'une femme parle tranquillement. Sa bulle est petite et bleue. Un homme lui répond en rouge. Mais dès la page suivante tous deux se mettent à parler ensemble, l'un en face de l'autre, les mains sur les hanches. On comprend déjà qu'ils ne sont pas d'accord. Leurs bulles grossissent et des passants s'en mêlent (certains en bleu, d'autres en rouge). Ce qui semble au départ un simple désaccord, une bisbille, enfle. Le rouge et le bleu se mêlent, sans jamais se fondre l'un dans l'autre, s'opposent pourrait-on dire. On sent la matière, la texture de cette discorde. Les personnages, quant à eux, même petits, sont tout aussi expressifs : des sourcils froncés, des bouches grandes ouvertes, des doigts pointés et menaçants. Voilà la force de l'illustratrice. Sans mot, nous y sommes, nous ressentons les émotions de chacun. Et cela ne s'arrête pas là. Cette dispute grossit tellement qu'elle se métamorphose en monstre et engloutit tous les protagonistes.
Ici, si on a eu la chance de lire il y a une dizaine d'années Colère noire, bonsoir ! de Richard Marnier et Gaëtan Dorémus, on ne peut que faire le parallèle et se demander comment la dispute va se résoudre. On se rappelle que dans cet album, la colère, boule noire pleine de matière, grossissait et dévorait toute personne essayant de la calmer. Il avait fallu que la maman du petit garçon en colère trouve patiemment le chemin pour se faire entendre et que la colère disparaisse.
Dans Bisbille, Nani Brunini trouve une voie de passage à l'intérieur même du monstre. A présent les personnages et leurs paroles sont blancs sur fond noir. Ce noir opaque amène une pesanteur. Pourtant, un homme a une idée...
Comment va-t-il permettre à tous de sortir de cette situation ? A vous de le découvrir !
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Hypericon
de Manuele Fior (auteur et illustration)
Editions Dargaud
Bande Dessinée
«Si nous avions une destination à atteindre, nous n'y arriverions jamais en ligne droite».
On avait apprécié la BD Celestia que Manuele Fior avait signée chez l'éditeur Atrabile. Hypericon signe le retour de cet auteur italien.
On suit Teresa, qui étudie l'archéologie et qui a décroché une bourse pour être assistante scientifique pour préparer l'exposition qui se tient à Berlin sur le trésor de Toutankhamon. Elle souffre d'insomnie chronique et en profite pour s'imprégner du journal d'Howard Carter («quand toute la ville dort, je vais chercher refuge dans un passé très lointain où tout est encore tel qu'on l'a laissé il y a des milliers d'année»). Très vite, elle fait la rencontre de Ruben, avec son manteau d'Albator, un jeune italien venu prendre du bon temps à Berlin et travaille, quand cela lui arrive, pour des magazines people à retoucher les rides des célébrités. Ils ont vingt ans à la veille d'un nouveau millénaire.
On est en permanence pris entre deux époques, deux lieux qui s'entremêlent, les espace-temps se télescopent : celui de la découverte de la tombe de Toutankhamon à Louxor en novembre 1922 (dont on fête le centenaire) et celui de la fin du XXième siècle où Berlin se présente comme un immense terrain de jeu.
A l'interface entre ces deux temporalités, l'hypericon, ces sublimes fleurs de millepertuis, aux mille vertus. Il est rappelé avec intérêt les autres conceptions du rapport au temps qu'avaient les Egyptiens de l'époque, «étant par définition inconnu, le futur se trouve derrière, là où il ne peut être vu. A l'inverse, le passé est connu donc toujours visible car déjà vécu. Il se dévoile dès lors dans son intégralité devant l'observateur».
Les illustrations de cette BD sont juste remarquables avec un dessin très fin et une colorisation qui se déploie dans un camaïeu de brun (l'événement du 11 septembre faisant exception avec ses bleus tranchants). Lorsque l'on est en Egypte, les phylactères sont tels des papiers lignés, comme autant d'extraits d'un journal de bord.
Une BD toute en harmonie qui fait habilement se rapprocher le lointain.

La mémoire amputée
de Werewere-Liking
Editions Les Prouesses
«C’est réellement vrai que le courage,
C’est d’avoir peur et d’avancer quand même.»
Inédit en France, Werewere-Liking a écrit ce chant-roman (en effet le roman est ponctué de chants, tels des choeurs qui viennent annoncer la suite) en 2002. Publié initialement par les éditions NEI en Côté d'Ivoire, il reçoit le prix Norma en 2005. En choisissant de rééditer ce texte, les éditions Les Prouesses nous permettent de découvrir un texte sensible et puissant sur l’histoire de l’Afrique (post)coloniale et le destin des femmes de ce continent.
L'illustratrice de la couverture, Magali Atiogbé, explique: «On façonne son identité et on tisse sa vie dans le moule de nos ancêtres en se débarrassant des mauvaises herbes et en gardant le bon terreau. Ainsi j'ai cherché à représenter la superposition et l'enchevêtrement ainsi que l'énergie vitale d'une plante qui traverserait les âges et les souvenirs, pour refleurir le moment venu.» Elle ne pouvait pas mieux retranscrire l'idée qui se dégage à la lecture de ce roman. On pourrait croire qu'Halla, l’héroïne et narratrice, a entendu cette phrase et s'en soit fait sa philosophie de vie.
C’est parce qu’à 75 ans, Halla Njokè souhaite écrire sur sa Tante Roz et que celle-ci lui demande d’aller chercher en elle sa propre histoire qu’elle accepte de faire ce chemin introspectif et d’aller puiser dans sa «mémoire amputée», cette mémoire qui se nourrit de « ses transformations et de ses métamorphoses, dans son double jeu d'émergence et de replis ». On découvre alors une petite fille déjà forte, au regard tantôt incisif tantôt naïf (ce qui lui permettra lors de moments traumatisants de passer «au travers», en se préservant) et pleine de volonté et de créativité. On la suit au fil de ses changements de vie, lorsque déplacée de force ou de gré elle passe par différents foyers (celui de ses grands-parents, de sa mère, de son père et sa nouvelle femme, de futur époux, d’amis de fortune…), différentes villes, et se réinvente chaque fois. Devenue femme trop jeune, elle exerce malgré elle très tôt une fascination chez les hommes (y compris son père) qui souhaitent tous ou presque la posséder. Alors, elle fait du proverbe «à quelque chose malheur est bon» son talisman et continue perpétuellement d’avancer. Elle se met à chanter et à écrire et trouve sa voix.
Mais ce roman n’est pas que l’histoire d’Halla, double de l’autrice. A travers elle, nous découvrons des portraits de femmes parfois malmenées, souvent fortes (sa grand-mère, sa mère, ses tantes), elle leur donne une voix, une place dans cette histoire d’Afrique où elle sont trop souvent oubliées et tues. Et elle nous livre le visage d’hommes (tels son père) souvent violents, obsédés par le pouvoir et le besoin de paraître, malgré quelques très belles exceptions, à l'instar de son grand-père Grand Pa Helly, de maître Ndiffo et de son grand amour Albass. L'espoir est permis.
Un récit initiatique qui célèbre la puissance créatrice des femmes.

Une mère éphémère
d'Emma Marsantes
Editions Verdier
«Il y a des familles où l'on apprend à mourir. C'est aussi fort qu'autre chose, le désir de mourir, et cela se transmet très bien. ».
Mia a tout pour être heureuse, enfin presque. Elle grandit à Neuilly dans une famille qui ne manque de rien, enfin presque. Jeune, un voisin l'a violée, son frère a abusé d'elle et sa mère s'est suicidée : trois atteintes absolues («j'avais treize ans. J'avais quinze ans. J'avais dix-huit ans »), ça fait beaucoup. Beaucoup trop. Reste l'écriture, et l’instauration d'une langue à soi, magnifique, bouleversante, pour nommer l'indicible («l'incompréhensibilité du réel») et faire face. Avec cette double nécessité : faire sortir la douleur («la douleur piétine derrière ma porte. La mort tambourine contre mes fenêtres») et la culpabilité d'un silence continu («Chez nous, il ne se dit rien. Tout est lisse. Mur d'os»).
Emma Marsantes a recours, toujours sur le fil du dédoublement, à la première personne du singulier pour tenter de convoquer et de rassembler des éclats de souvenirs («je ne sais pas ce qui s'est passé mais je sais que cela s'est passé» ; «une mémoire en écume»), à la prose empruntant la coulée syncopée de ses pensées («ma pensée est une petite fille qui joue à la marelle, deux nattes de mémoire lui tombent sur les épaules en cadence), pour les relier entre eux (les emprunts au religieux sont omniprésents, à l'universalité du conte aussi), les superposer dans son for intérieur. Toujours sur le qui-vive de la narration qui essaie de rassembler («La plupart du temps je pense ailleurs» ; «Je m'égare à angles vifs, je trace une ligne discontinue qui revient en chemin, se recoupe et trace des angles irréversibles, des gribouillis, ratages»). Une écriture fragmentaire, à l'instar des trente chapitres petits et incisifs, et à l'énoncé direct : «La souffrance est une sémantique», «Danser ma mort avant qu'elle ne me danse», «please, try not to die». Il y a dans la précision métaphorique des ambiances décrites (des parties de chasse entre pairs où il n'y a de place pour personne d'autre), dans les injonctions à l'oeuvre (les fixations sur le corps et les habillements, «mon père me dresse pour les paddocks de sa caste, les yeux braqués sur mon corps»), dans la vulgarité exprimée par une masculinité outrancière et dans la brutalité des frasques du pater familias (l’épisode de la traversée d'une mer tempétueuse pour relier Calvi ; «l'élégance et l’obscénité tiennent chacune mon père par un bras et forment avec lui un trio de pochards»), tous les ingrédients contenus d'une atmosphère très "malaisante" et la promesse d'une déflagration mortifère de ce qui fait famille («En vérité le suicide de ma mère n'est que l'apothéose recomposée, domptée, d'un acte impensé et beaucoup plus ancien. L'énigme et l'aube sont ailleurs, morcelées. J'en possède les éclats diffractés»). Un récit qui se diffracte en permanence autour de la figure de la mère, Elsa, «la déambulante». Tout en distance, tout en retrait, tout en mélancolie («ma mère s'absente. Ma mère s'imprécise»).
Glacial et puissamment dérangeant.
«J'occupe le vague à l'âme du texte sous un soleil de dynamite»
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Au départ, nous étions quatre
de P.E. Cayral
Editions Anne Carrière
«Trois quarts de vie, un quart de mort».
On retrouve avec plaisir un premier roman. Un roman choral, mais sans que ce soit une modalité obligée de la creative writing contemporaine : la succession et la variation des points de vue, pareils à des «faisceaux (tressés) de varechs» (l'histoire se déroule en Bretagne) servent tout à fait l'histoire, à la tension dramatique du récit, mais aussi à «habiter le trouble».
Le roman est structuré en cinq parties qui forment des titres en alexandrin et qui sont autant d'emprunts à une chanson de Léo Ferré, «Tu penses à quoi ?». On suit des triplés, Gus, Gil, PS (comme premier Sorti) pour leurs diminutifs dont on apprend très vite qu'ils avaient un quatrième frère mort-né, Gabriel et surnommé «Point G». On suit également leurs parents, Luc qui s'occupe des champs et Léa le nez dans les Pléiade, mais aussi les pièces rapportées, Fleur/Fuedo et Jéromine, et leurs fidèles copains, Cheyenne, Marc. Chacun se fait le sujet narratif de l'histoire familiale qui se déroule au gré des orientations professionnelles, des amours, séparations, cohabitations et décohabitations, des imprévus et autres accidents de vie («cette vie distillée, remplie de temps vécus») mais aussi autour de cette mort de Gabriel, cette absence et douleur originelles (mais quelle force de description de cette scène inaugurale, «dans le fracas des contractions» !) aux conséquences qui n'en finissent pas de se déployer. Ainsi, une forme de pulsion de mort envahit les composantes de cette famille et plusieurs scènes d’enterrement scandent l'histoire. Et c'est à travers ses personnages que survient une cavalcade d'événements se faisant l'écho les uns aux autres. Pour autant, malgré ce traumatisme initial, cette «douleur funèbre», un épanouissement contrarié, malgré le fait que les triplés soient coincés et décalés dans l'étroitesse de leur existence, de survie, de désir et de renaissance, chacun à sa manière, il en est aussi furieusement question.
Une polyphonie maitrisée. Encore une très bonne surprise. Chanceux nous sommes ! Chapeau !
«Je suis le mort-né de la famille.
Malléable et mou. Mort-jumeau. Mort-ami. Mort-trou».

Les pizzlys
de Jérémie Moreau
Editions Delcourt
Roman graphique
«- C'était quoi cet ours ? Ce pelage, j'ai jamais vu ça. - Je crois qu'ils appellent ça un pizzly. C'est un mélange entre un ours polaire et un grizzly.»
Le pizzly est un ours qui existe réellement. C’est une des conséquences du réchauffement climatique : avec la fonte des glaciers, l'ours polaire cherche de nouveaux territoires et en vient à côtoyer les grizzlys. Nathan, Etienne et Zoé vont d’ailleurs être accueilli par l'un d'entre eux alors qu’ils débarquent en Alaska en compagnie d’Annie partie depuis 40 ans et de retour sur sa terre natale. Mais avant cela nous rencontrons Nathan, chauffeur Uber à Paris. Depuis que sa mère est morte et qu’il a la charge de son frère, Etienne, et de sa sœur, Zoé, il ne touche plus terre (au sens propre comme au sens figuré), il ne s’arrête jamais, ne sait plus où il est. Il ne se repère qu’à travers les cartes de son GPS. Jérémie Moreau transcrit parfaitement cette sensation à travers des illustrations où le corps de Nathan semble en apesanteur, volant au-dessus de la ville. Alors quand le GPS tombe en panne, Nathan est totalement perdu. C’est là qu’il rencontre Annie et qu’ils partent en Alaska pour tenter de se reconnecter avec le réel, avec la terre, avec les autres, avec soi-même. Chacun chemine à sa manière dans ce nouvel environnement. Etienne, véritable geek, découvre les joies de la chasse, Zoé rencontre une amérindienne et entre en relation avec les animaux par le biais de ses rêves, Nathan tente par tous les moyens de se repérer (jusqu’à planter des balises autour de lui), enfin, Annie renoue avec ses amis et voisins d’enfance mais découvre aussi avec stupéfaction à quel point son pays a été transformé par le réchauffement climatique. «QU'EST-CE QU'IL SE PASSE ?! Tout est sens dessus dessous ! Si les oies migrent avec deux mois d'avance, alors quoi ? Il nous reste plus qu'à aller pêcher le saumon en février ?! Avant il y avait un ordre, un rythme. Il y avait le temps de la chasse à l'élan, puis le caribou, le piégeage, les oies et enfin les saumons, puis retour à la case départ.»
Les dessins peuvent surprendre au départ, les visages semblent froids, presque inanimés (les yeux et bouches sont de simples formes noires, tels des trous béants). Mais au fil de l’histoire, ce tracé donne finalement une intensité aux personnages. Et surtout, Jérémie choisit des couleurs acidulées, voire fluo qui nous transportent dans un monde onirique et l'on plonge avec délectation dans les grandes illustrations de paysages ou de rêves.
Un conte éco-philosophique à lire et relire.
«Cette nuit, je crois que j'ai rêvé de ce que tu nous as raconté hier soir. Et puis à la fin du rêve, j'ai eu l'impression que l'ours essayait de me parler…»

Passer l'hiver
de Kateri Lemmens et Romain Renard
Editions Les impressions Nouvelles
Beau-livre
«Je serai là
comme si le dernier oiseau du monde allait chanter
au bout de la lumière
dans la suture entre la lumière et le temps
c'est de là que je t'écris»
Prendre la mesure de la durée de l'hiver tout en poésie et en image. Voilà la traversée à laquelle nous invite ce beau-livre.
Une géographie de l'extrême, au-dessus du 70ème parallèle Nord, entre Russie et Québec, Salluit, Kuujjuaq, Iakoutsk, Ellis Fjord, Alaska, la Nouvelle Zemble, la Kolyma. Bienvenue en terres inhospitalières, «la tempête a dévoré l'air avec le ciel et la terre». On est «dans la froidure», il fait très froid («des jours de froid humide jusqu'au creux des os» ; «du givre au ventre»). Mais le blizzard et les courants d'air ne sont pas solubles dans la météorologie, la poésie demeure : «la glace noire du ciel», «flocons, d'une insoutenable lenteur, engorgeant le ciel», «il tombe des peaux de lièvres», «il neige des étoiles mortes». Et quand il n'y a pas de neige, «il y a le rêve de la neige dans un essaim qui tourbillonne».
Le crépuscule et l'obscurité sont là («une montagne de sombre», «vers la fin des soleils»), il fait très noir. Mais c'est un noir soulagésien, incandescent («de la lumière éparpillée»), l'effet tyndall perce, le (dark)blueshift menace («les heures bleues de janvier», «le goût froid d'un ciel bleu pour le désir» ; «tout ira vers le bleu de plus en plus noir»).
«Le monde (est) à l'agonie» et la désillusion guette sévèrement, «les bras baissés à se dire adieu» ; «je ne sais plus rire dans le palais des miroirs» ; «les os brisés des rêves» ; «la scintigraphie du monde ne laisse rien présager de bon» ; «l'air du temps était au cataclysme». Avec pour compagnons de solitude, Nick Cave et Marilyn Manson, en sourdine.
Et le temps ne passe pas vite, «il tombe du temps sans temps», «le décompte d'un temps qui se jette à la nuit».
Il y a malgré tout des «filets de lueurs zodiacales», une voie de passage, un «fendillement», une «béance où se faufiler», «entre trace et regret», «entre la brulure et la vérité», «dans la suture entre la lumière et le temps». De quoi s'«enrouler autour du dernier espoir», se «coudre un abri» et se «blottir dans les rembourrures» pendant le passage de l'hiver.
Un très beau-livre vigoureusement admirable, d'un lustre immensément noir et magique.
«Vivre, ce n'est jamais qu'une crispation d'éternité»
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Une présence idéale
d'Eduardo Berti
Editions La Contre Allée
«Elle me posait des questions : c'est quoi pour moi la douleur, c'est quoi accompagner un patient. Et, surtout, pourquoi cette unité. "Je ne veux pas travailler sans mes valeurs, sans tenir compte de l'humain" lui ai-je dit de but en blanc.»
Eduardo Berti est argentin, pourtant c'est en français qu'il a écrit ce roman choral. C'est qu'il a puisé dans les interviews qu'il a faites auprès d'aides-soignantes, infirmières, médecins, brancardiers, bénévoles de l'unité de soins palliatifs du CHU de Rouen. Alors rester en français lui semblait plus juste (peut-être même que le fait que ce ne soit pas sa langue maternelle l'a poussé à aller à la recherche du mot le plus précis). Et de justesse il y en a. Ce livre en est même truffé. Chaque propos vient toucher dans le mille. Pas de fioriture, pas de mélo, simplement l'essence de ce qui se joue dans ce service. Et cela touche forcément le lecteur. Il s'agit bien ici d'une fiction et non d'une retranscription des entretiens. Les noms ont changé, l'auteur a agencé ces prises de paroles, les a romancées si besoin pour qu'elle forment un tout cohérent, et qu'elles nous livrent ce qui se joue dans ce service si particulier.
Il ne s'agit pas d'embellir la réalité, ni de la noircir. La première aide-soignante du livre parle justement de cette crainte, que le roman ne reflète pas la réalité car, selon elle, les romans ou films se passant dans des hôpitaux déforment toujours ce qui s'y passe «ou bien c'est excessif : un catalogue de coups bas. Ou bien c'est rose, embelli.» C'est pourquoi elle prévient l'écrivain qu'elle ne lira pas le livre. Le ton est donné. Mais on ne peut que souhaiter que l'aide-soignante dont s'inspire ce texte le lira finalement
Ce sont tantôt des anecdotes, leur première expérience dans cette unité, tantôt un sentiment, une réflexion sur la vie et la fin de vie, sur les patients, leurs proches et les professionnels. Il est également question de place, de présence et d'absence.
Bien sûr la mort est présente, mais finalement, ce roman nous parle surtout d'humanité.
Si les soignants doivent trouver la présence idéale, Eduardo Berti a trouvé la plume idoine.
«Ma fille de 30 ans est médecin. Cela nous rapproche toutes les deux. Je lui dis souvent que les autres se trompent quand ils assurent qu'un bon soignant doit trouver la distance idéale face aux patients. Je lui dis que ce que nous devons trouver c'est la présence idéale. Et que c'est loin d'être un simple jeu de mots. Je lui dis aussi que, dès que j'ai compris ça, je suis devenue un médecin digne de ce nom.»

La vie gourmande
d'Aurélia Aurita
Editions Casterman
Roman graphique
«Ce que je fabrique, dans mes cuisines, c'est de la nostalgie.» (Pierre Gagnaire)
Et ce que fabrique Aurélia Aurita, dans ce livre, ce sont des saveurs et des sensations. Partant du décès de sa grand-mère cambodgienne, elle nous embarque dans une autobiographie culinaire où chaque touche d'aquarelle fait saliver et voyager. Ce sont des souvenirs d'enfance, des plats familiaux et familiers. Mais aussi des plats raffinés découverts dans les cuisines de l'hôtel Balzac (dont le restaurant est tenu par Pierre Gagnaire) lorsqu'elle vient croquer tous les petits gestes des cuisiniers (ces gestes qu'elle décrit avec sensualité «la douceur de Désiré, tournant des mottes de beurre», «la grâce de Jérémy passant une betterave à la mandoline, l’effleurant amoureusement avec ses doigts enduits d’huile d’olive»). Les mets découverts au Japon alors qu’elle y vivait. Ou encore ceux que ses compagnons lui concoctent.
Ce voyage culinaire permet à Aurélia de nous parler d’elle, de sa gourmandise et de son goût pour la vie. Des gens qu’elle aime aussi (l’amoureux des Vosges, François I et François II, David, Maëlle, Jeanne Cherhal, Mona Cholet, Annie Ernaux…).
Mais, sans crier gare, l’histoire prend un nouveau tournant, lorsqu’elle apprend qu’elle a un cancer. Alors, sans apitoiement, ni tentation de devenir une wonder woman, elle nous livre son parcours tout en continuant à explorer la question des goûts et saveurs.
Des dessins en noir et blancs avec seulement quelques touches de couleurs qui mettent en avant des ingrédients, des mets, des émotions fortes, la vie en somme telle que souhaite la vivre Aurélia Aurita.
Une ode à la gourmandise et à l'épicurisme.
Si vous voulez écouter le texte et voir les dessins apparaître au fil de la lecture, une présentation en a été faite à la Maison de la Poésie, cf. https://www.youtube.com/watch?v=daioF1kagEw&t=180s

Les gens de Bilbao naissent où ils veulent
de Maria Larrea
Editions Grasset
«On ne se souvient pas du moment de sa naissance. Mais on peut l'imaginer.»
Cette rentrée littéraire nous a vraiment gâtés en matière de premier roman. Maria Larrea incarne ces bonnes surprises. Elle est d'ailleurs récipiendaire du Prix du premier roman 2022, en lice pour celui des Inrockuptibles 2022 ou encore le prix Summer adossé à la Fête du livre de Bron (petite digression : à propos de prix littéraires et pour les considérer avec la bonne distance, il nous faudra scruter de près la publication du très prometteur livre d'Arnaud Vivant, Station Goncourt, 120 ans de prix littéraires, à paraître en mars 2023 aux éditions La fabrique).
J'ai pourtant tardé, presque trop tardé à me saisir de ce livre. C'est une cliente qui me l'a chaudement conseillé, une fois, deux fois. L'insistance a payé - je n'aime rien tant que les recommandations qui s'énoncent dans ce sens là : le libraire conseillé !
On lit d'une traite et avec délice ce récit autobiographique vertigineux («coincée entre deux réalités, mythe et réel, hors sol, j'avais le vertige»), aux allures de puzzle, sur la quête des origines, sur l' «épicentre secret de ma souffrance».
On procède de ce qui nous précède disait Hans-Georg Gadamer, oui mais encore. L'autrice a beau reconstituer les contextes de naissance de ses parents, ici l'orphelin Julian, là, l'orpheline Victoria, devenant bientôt immigrés espagnols à Paris, ça ne dit rien à Maria, la narratrice, sur les conditions liées à [sa] propre naissance. Avant qu'une tarologue s'en mêle (tu es «la hija de nadie, (…) quatre mots, treize lettres»), une seule chose est sûre, «le premier enfant d'une famille basque doit naitre au pays», Maria ne fait pas exception à cette tradition, elle est donc née un 2 novembre à Bilbao.
Bilbao, cette ville qui prend quasiment la place d'un personnage dans ce récit, cette «ville austère», à la «lumière blanche», «avec son ciel hâve», «ses immeubles ocres», ce «perpétuel crachin», «ce Sud qui est un Nord», avec les évocations du quartier de la Palanca sur les hauteurs de la ville, du mythique stade de Sam Mames, etc.
Dans cette grappe humaine que Maria compose avec Victoria et Julian, elle partage une commune condition, le fait d'être orpheline.
Au même moment qu'elle intègre le département réalisation de la Femis, elle n'arrive pas à réaliser la chose, à «fixer le cannage de (sa) chaise généalogique».
Le récit prend la forme parfois d'une socio-analyse au plus près du ressenti d'une autrice qui ne trouve pas sa place, donnant lieu à des passages d'une grande lucidité sur cette dissonance et le trouble qui l'habite («mon origine est trouble»), avec une forme de complexe d'infériorité et de honte sociale qu'elle se traine (sa langue maternelle qu'elle dit être celle des concierges et des femmes de ménage), sur l'orgueil bafoué de ses parents métèques. Puis, découvrant l'identité sociale de sa mère biologique (une famille puissante, de patrimoine), Maria se trouve en bute à une forme de névrose de classe, eu égard à la condition de ses parents adoptifs, et vis-à-vis desquels elle n'aura de cesse de se démarquer tout en cherchant sur le tard à les réhabiliter.
A travers cette enquête sur soi, cette quête de vérité biologique, Maria Larrea se fait l'«historienne du vide» et ses déambulations dans son «royaume fracturé» font se côtoyer les question des origines («une équation familiale à une inconnue») avec le trafic d'enfants volés et les adoptions illégales dans un contexte postfranquiste. Comment détricoter le récit de ses origines, «savant point de croix de mensonges»?
Une matière extraordinairement riche pour l'écriture : «L'écriture a eu cette vertu insoupçonnée de provoquer une réaction dans la réalité».
Un récit magistral.
«Je ne savais pas ce qu'il convenait de faire quand on apprend qu'on a été adopté».
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Je serai jamais morte
de Fabien Drouet,
Editions des Lisières
Sortie le 4 novembre 2022
«C'est que la colocation, ça rapproche.»
Ecrire sur les siens n'est certainement pas chose facile. Fabien Drouet s'y exerce depuis quelques années déjà, sous la forme de posts qu'il publie sur facebook. On doit aux Editions des Lisières le mérite d'avoir repris et mis en musique ces morceaux de vie sur cette colocation à trois, sa grand-mère (mémé), Fabien (Fabiééé) et son fils Camille. Le tout formant une « espèce de poème » du quotidien, jamais à l'écart du monde et de son agitation, où viennent s'intercaler souvenirs de la grand-mère (ses années passées en tant que dame de service, la ferme d'Oudja au Maroc, la maison de Meyzieu, ou encore le franquisme qui rôde,...), considérations affûtées sur le cours des choses mais aussi dialogues improbables, version dialogue de sourds intergénérationnel.
C'est que cette mamie matinale adepte du café au lait est un « sacré personnage » qui n'a pas sa langue dans sa poche. Elle se décarcasse avec les affaires du quotidien, aime rien tant que de regarder le dehors de chez elle et est d'une drôlerie incroyable (le passage sur les fruits de saison est vraiment désopilant). Et c'est pas tout à fait sans le savoir : « On m'a toujours dit que j'avais une manière drôle de parler » ; « même la doctoresse me le dit, vous êtes unique madame, vous êtes unique ». Ainsi elle n’hésite pas à affronter son petit-fils à Street Fighter, à essayer de solliciter avec plus ou moins de succès « OK google ».
Le récit qui se déploie sous forme de prose convoque différentes vignettes, aux différents stades de la vie de sa grand-mère, avec de nombreux aller-retours permettant de ne pas céder à l'illusion biographique et montrant ce faisant que « le temps, ça passe vite ». La protagoniste principale du livre suggèrera à cet égard comme titre du livre « mes années passées ». Ainsi, s'opère en filigrane toute une mise en abime autour du livre en train de s'écrire, la grand-mère s'y impliquant complètement (« j'oublie à chaque fois que quand même c'est toi qui l'a écrit, je suis bête, la dernière fois, j'ai même dit à ma sœur que j'avais fini d'écrire mon livre » ; « je cherche, je cherche, je cherche et je trouve pas de nouvelles histoires de moi que tu pourrais faire en écriture, j'y arrive plus »).
Séquence après séquence, elle gagne en universalité. Comme Mathieu à la crête mauve qui l'appelle mamie, elle est un peu notre mamie à tous. Et c'est aussi grâce à la reconstitution soignée des échanges et au portrait tout en dignité que nous en livre Fabien Drouet (avec un usage très réussi du « tu »), qu'elle nous est rendue si attachante. La vitalité dont témoigne cette grand-mère agit aussi comme un plaidoyer pour le maintien à domicile ou le bien-vieillir chez soi (« si je vais dans une maison je suis sûre que ce sera ma mort, ici je suis bien tranquille, j'ai tout ce qu'il me faut »).
Qu'on s'y sent bien dans l'antre poétique de chez Fabien !
« Je me disais que si je marchais moins vite que ça, j'allais finir à reculons ».

Thoulathiyat d'automne
haïkus de Christian Tortel,
traduits en arabe par Golan Haji
illustrations de Walid Taher
Editions Le port a jauni
Sortie le 4 novembre 2022
« Les poètes nagent
Dans les eaux troubles du rêve
En riant très fort »
Cela fait un moment que l'on est conquis par cette maison d'édition marseillaise Le port a jauni, mais là le ravissement se porte au plus haut point. Après Thoulathiyat, haïkus arabes, le binôme Christian Torel et Walid Taher revient pour un nouvel album dans la même veine. Avec l'éditrice, rappelons que les thoulathiyat sont des tercets dont le nom est issu du chiffre trois en arabe (thalatha). Un bel exemple de métissage des cultures, des écritures, des langues. Du bilinguisme au service de la poésie : ou quand l'arabe et le français voisinent dans la forme avec le haïku japonais.
Un album de saison où la mort et la nuit ne sont pas en reste et les feuilles tombent. Mais c'est bien plus que ça : affleurent tour à tour, et entre les nuages, poissons rouges, escargot, papillon, vol d'hirondelle, pleine lune, jardin ensoleillé, et même sourire.
La forme brève des textes est une invitation à les lire et relire (le mode d'emploi est même suggéré « posologie du haïku à petite dose intensément »), jusqu'à se laisser aller à quelque méditation ?
Qu'on aime voir de la sorte le haïku grésiller !
Fallait oser, Mathilde Chèvre l'a fait et le refait. Une totale réussite.

La ligne de nage
De Julie Otsuka, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau
Editions Gallimard
« Et pendant un bref intermède, nous sommes à l’aise en ce monde. La mauvaise humeur s’évapore, les tics disparaissent, les souvenirs reviennent, les migraines se dissolvent, et lentement, lentement, le fracas dans nos esprits commence à se dissiper tandis que, battement après battement, longueur après longueur, nous nageons. »
Tout commence dans une piscine, «là en bas», en compagnie de la communauté des accros de la natation, ceux qui viennent au moins toutes les semaines, et si possible plusieurs fois par semaine, voire tous les jours. Ils ont leurs habitudes. Ils ne se parlent pas forcément mais se (re)connaissent. Ils forment ici un chœur que Julie Otsuka matérialise en utilisant ce qu’elle nomme «la voix collective du nous». Elle nous peint chacun d’entre eux par petites touches, les cite en italique, et constitue ce collectif dans lequel chacun d’entre nous peut se retrouver ou retrouver son voisin. Longueurs routinières, «là en bas», contre routines du quotidien de la «vraie vie, là-haut». Si l’autrice ne va pas jusqu’à suivre le décompte des longueurs des nageurs, comme le fait Marianne Apostolides dans Elle nage, l’écriture y est à la fois aussi fluide et rythmée (dans Elle nage, on pouvait croire que les respirations nécessaires à la poursuite des mouvements viennent scander les phrases).
Mais voilà qu’apparait une fissure (puis deux, puis trois,…), dans la piscine, alors qu’elles sont apparues également lentement, subrepticement, dans le cerveau d’Alice, une des nageuses. Et si l’eau ne s’écoule pas (mais cela risque tout de même de causer la fermeture définitive de la piscine « Certains prétendent que la fissure a été délibérément causée par la direction, que c’est une excuse pour fermer la piscine»), la mémoire d’Alice, elle, s’en va.
Julie Otsuka nous offre alors une liste à la Prévert de ce que cette dame se rappelle et de ce qu’elle a oublié, comme pour se raccrocher aux petits détails qui font une vie. Le «nous» laisse la place au «elle» (pour Alice) et au «tu» (pour sa fille). Le ton change et la mélancolie pointe.
Puis, «virage culbute», nous voici à présent au centre de séjour Bellavista. Le «nous» revient pour incarner cet EHPAD. Il s’agit cette fois d’une voix à la fois autoritaire et ironique, sans pitié.
D’un humour glaçant (on pourrait tout à fait se trouver dans un épisode de Black Mirror). Bien sûr, nous retrouvons alors un lieu clos avec ses règles et routines, comme la piscine. Mais pour Alice il n’y a plus alors de «vraie vie, là-haut».
Le dernier chapitre, quant à lui, est empli de tendresse et de mélancolie.
Un roman surprenant, à la fois piquant et profond.
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Patte blanche
de Kinga Wyrzykowska
Editions Seuil
«Rien de tel que la peur pour se sentir vivant».
Comment une famille peut en venir à s'enferrer dans un huis-Clos, barricadée physiquement et mentalement, seule contre tous ? De quoi l'emprise mentale est-elle constitutive ? Comment en vient-on à faire réclusion ?
Kinga Wyrzykowska explore les prémisses et les ressorts d'un délire obsidional («Parce que le monde est malade et que nous développons des anticorps pour lutter»), s'inspirant d'un fait divers, une famille de notables de Monflanquin s'étant enfermée dans don château pendant une décennie.
On suit ici la famille Simart-Duteil, et chacun de ses membres, la matriarche et irrésistible Isabella, veuve d'un certain Claude ayant fait fortune dans les autoroutes, Paul le fils aîné à l'affut de la moindre opportunité pour revenir dans les médias après quinze année de défonce (pousse un projet Pol'Pot sur les potins politiques sur une chaine youtube), Samuel le cadet, spécialiste de la chirurgie esthétique (il fait des injections à sa mère de toxine botulique), sculpteur de nez et dirigeant d'une clinique, enfin Clothilde, feu comédienne, tout entière dévouée comme étant la femme d'Antoine («être épouse pleinement»).
Le déclencheur de l'hystérie familiale est l'information selon laquelle Claude aurait un fils caché en Syrie, ce dernier souhaitant rejoindre l'hexagone. Rajouter à cela un contexte marqué par les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan. Les peurs se succèdent et le conservatisme zemmourien se fait entendre (Clothilde se retrouve d'ailleurs, l'espace d'un trajet en train, avec un genou collé à celui de Zemmour, «un frottement silencieux»): il faut donc montrer «patte blanche».
C'est qu'avec Kinga Wyrzykowska, à chaque anniversaire ou presque, célébration on ne peut plus importante dans cette cellule familiale, c'est Festen ou à tout le moins «on marche sur des oeufs». Cela prend un tour jubilatoire quand on sait combien les apparences sont ici trompeuses (avec un rôle d'amplificateur et de mystification des réseaux sociaux, «des trainées de soi que d'autres peuvent voir. Des millions d'yeux sous l'écran, qui t'observent, voraces et insatiables»), les places se redistribuant sans cesse, les contenances se lézardent («Sous le récit, sous le vernis, le réel s'effondrait»), chacun contraint de se pavaner avec sa propre folie, dans un jeu de dupes déjanté.
Un naufrage survivaliste sous forme de tragi-comédie prospérant autour des liens de sang («La famille nous dissout. Nous fait disparaître. Le je meurt») dans une paranoïa aiguë, «l'immobilité comme unique perspective».
Un premier roman comme on les aime et comme on en redemande.
«Se cacher, c'est la seule solution pour que le monde ne nous abîme pas. Rester entre nous, au Clos, quelques mois le temps que les choses se tassent. Et les plis où l'on s'enfonce et étouffe disparaissent».

Le ciel pour conquête
de Yudori, traduit du coréen par Chloé Vollmer-Lo
Editions Delcourt
roman graphique
«Elle avait regardé la terre. Les hommes s’en étaient emparés. Elle avait regardé la mer. Les hommes l’avaient prise aussi. Alors elle décida de bâtir son propre royaume de terre et de ciel. Et d’en garder la porte close, à tout jamais.»
Entre BD et manga, sous le format d'un roman à la couverture cartonnée, ce livre se classe à la croisée de tous ces genres. Tout comme Yudori mêle occident et orient. Il en va de même pour la temporalité : alors que nous plongeons radicalement dans les Pays Bas de Vermeer du 16ème siècle, la volonté féministe du personnage principal nous entraine dans une histoire très actuelle.
C'est donc l'histoire d'Amélie, jeune noble désargentée mariée à Hans, marchand au long cours. Comme toute femme hollandaise de l'époque, elle est cantonnée aux tâches ménagères, même si elle est accompagnée de deux servantes. Cette condition ne lui convient nullement.Très observatrice, elle s'intéresse aux oiseaux et moulins, et, rêvant de voler, elle tente de construire les prémices d'une montgolfière (qui ne verra le jour que bien plus tard). Sa quête d'envol s'accompagne d'un questionnement sur sa condition d'épouse alors même que son mari ramène de voyage une jeune esclave orientale.
La complémentarité du texte et des illustrations donnent au récit un ton parfois ironique et décalé, le narrateur nous prenant à parti (alors qu'on découvre Hans tout occupé à dévorer une cuisse de poulet, accompagné d'onomatopées «munchmunchmunch» il nous est précisé que «la seule chose qu'Amélie aime chez son mari...» - page suivante- «… c'est qu'il apprécie le poulet roti»).
En plus des planches d'une grande finesse, c'est dans les détails du quotidien que se cristallise l'esprit de cette BD et que se fabrique la dénonciation de la domination masculine.

Confessions d'une femme normale
écrit et illustré par Éloïse Marseille
Editions Pow Pow
BD
«Après une vie à baigner dans le dégoût et la honte, j'ai le droit d'être un peu arrogante».
Première BD de l'autrice et illustratrice montréalaise Éloïse Marseille. Le sujet abordé relève de l'intime et c'est parce qu'il est traité avec sensibilité, sans tabou et avec une bonne dose d'humour, d'autodérision que cela fonctionne. On suit les moments importants qui ont jalonné la construction de son rapport à la sexualité, ses craintes, ses apprentissages, son rapport à la pornographie, au safer sexe, les abus qu'elle a pu subir, la honte qu'elle a pu ressentir, ses retours d'expérience (hétéro, homo, solo). Un cheminement vers l'acceptation de soi, de son corps, de ses désirs. La déconstruction au service d'une sexualité plus assumée et décomplexée.
Le dessin est expressif, parfois délibérément naïf, tout en rouge avec quelques touches bleues, fait mouche et l'insert de quelques mots québécois (frencher, poupou, spooner...) n'est pas pour nous déplaire.
A 26 ans, il faut une bonne dose de culot et d'honnêteté pour se mettre à nu de la sorte. Chapeau !
«Le sexe et tout ce qui l'accompagne sont encore tellement tabous pis c'est le temps qu'on s'en parle».
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Végétal
d'Antoine Percheron
Editions Les Belles Lettres
«Un jour, j'ai changé d'odeur. Je me suis mis à sentir le végétal»
L'éditeur le précise en exergue du livre, «Le texte qui suit a été retrouvé dans les papiers d'Antoine Percheron après sa mort. Il avait vingt-cinq ans et souffrait d'une tumeur au cerveau», le ton est donné.
Ce court texte avait été publié pour la première fois en 2001 aux éditions L'Escampette. Une vraie bonne idée que de le republier tant ce texte est poignant et évoque de manière allégorique la maladie. Quand d'aucun (Tony Durand) aspire à devenir chevreuil, Antoine Percheron se met à devenir arbre, à penser arbre, et, répondant à l'appel de la forêt, à se demander quel type d'arbre il pourrait bien être (if, bouleau, marronnier, platane, pin) et où s'implanter («où allais-je nouer mes racines ? Et avec qui ?»). Mais le recours à cette métaphore ne tient pas lieu d’exercice littéraire («J'avais des affinités verdoyantes au bout de ma sensibilité»), il est aussi tout à fait congruent avec son état de santé : ainsi on apprend encore grâce à l'éditeur, que «[sa] tumeur était un oligodendrogliome, dont la caractéristique, (…) est de pousser des racines au fond du cerveau».
Comme avec Tony Durand, il est question de métamorphose, «J'étais un tableau d'Arcimboldo en formation», «Mon corps se transformait en une jardinière qu'on regarde pousser avec attention», et de tumulte intérieur «La transformation intérieure m'affectait beaucoup plus que toutes les métamorphoses physiques». On sent la peur qui travaille et l'angoisse jamais loin «Peut-être vais-je me diluer complètement dans le végétal ?»
Dans le narratif et la "texture", on peut retrouver quelque ressemblance, un rapprochement de forme, avec l'écofiction parue aux éditions Rue de l'Echiquier, Mousse de Klaus Modick. Ça sent l'humus, des odeurs de sous-bois, ça bourgeonne, ça se décompose. Mais contrairement à Klaus Modick, on sent l'expérience de la lutte : «Avec le temps, c'est armé d'un bon sécateur que je devais y aller, les pousses devenaient solides, mais je ne laissais pas mon corps à l'abandon».
Cette «régression au stade végétal» est un pied de nez à la mort : «J'allais finir tout en feuilles et en fleurs : un arbre quoi. Putain quelle mort». Alors, ne reste plus qu'à relire le texte dans un complet silence ou au contraire avec l'intensité d'un Mano Solo en musique de fond. Une sublime trace laissée dont l'inachèvement emporte l'émotion. Saisissant.
«Si mon destin était vraiment de finir arbre, il y avait du boulot».

Attraper le lapin
de Lana Bastašić
roman traduit du serbo-croate par Aleksandar Grujičić,
en collaboration avec Isabelle Liber
Editions Gaïa
« Qu'on commence par le début. On a quelqu'un, puis on ne l'a plus. Voilà à peu près toute l'histoire. »
Lana Bastašić cite au début de son roman Lewis Carrol : « Je peux vous raconter les aventures qui me sont arrivées depuis ce matin (…) ; mais il est inutile que je remonte jusqu'à hier, car, hier, j'étais tout à fait différente de ce que je suis aujourd'hui. »
Il en va de même, semble-t-il pour Sara, l'héroïne de ce roman... quoi que... En tous cas c'est ce qu'elle croit, alors même qu'elle imagine que Lejla (enfin, Lela depuis que sa mère a enlevé le j pendant la guerre, pour faire plus serbe), son amie d'enfance, elle, n'a pas changé, même si elles ne se sont pas vues depuis 12 ans. Finalement, qui a changé ? De quelle manière ? Que reste-t-il de leur amitié plusieurs fois malmenée ? Et ce pays, la Bosnie, qu'en reste-t-il ?
Il est question de souvenirs, de points de vue, de changements et de retrouvailles (ou de tentatives de retrouvailles).
Pour nous raconter tout cela, Sara, la narratrice, s'adresse d'abord à son amie, hésite entre le « tu » et le « elle », puis alterne entre des moments du présent – leurs retrouvailles – et des bulles du passé.
D'abord leurs retrouvailles : un appel de Lejla précipite Sara (qui vit à présent à Dublin) à Mostar puis dans un road movie jusqu'à Vienne, en passant par Banja Luka et son gris plombant de milieu d'après-midi, pour retrouver Armin, le frère de Lejla, disparu pendant la guerre. Pas facile de se parler au bout de tant d'années, Lejla semble toujours dominer Sara, si forte et indépendante. Et un décalage, flagrant, entre celle qui est partie en Europe, pendant que l'autre est restée dans les Balkans.
Les souvenirs maintenant : leur première rencontre à l'école – déjà Sara est captivée par cette petite fille qui semble différente, leurs premières règles, leurs premiers baisers, l'anniversaire de Lejla et la rencontre avec son frère Armin – qui pose des questions sur ses préférences et la fait ainsi exister, une boucle d'oreille sous un cerisier, une queue de cheval enlevée, un été sur une île, les bancs de la fac... et tant d'autres.
Une quête d'un passé qui ne passe pas. Une recherche au plus profond de soi de ce qui nous habite.

De cape et de mots
de Flore Vesco & Kerascoet
Editions Dargaud
BD Jeunesse
«Mon rang, mon rang... Je n'ai aucune envie d'être bien rangée, moi !»
Qui d'autre que Flore Vesco elle-même pour adapter son roman ? Elle s'est certes fait accompagner du tandem Kerascoët (Miss Pas Touche), mais avec Flore Vesco (qui dernièrement avait signé le roman ado D'or et d'oreillers) aux commandes, on ne saurait être déçue.
On suit la jeune facétieuse Serine qui n'en peut plus d'évoluer dans un vieux manoir, aux côtés de sa mère veuve et de ses cinq frères et où seuls les apprentissages des gestes de la bonne société (comment s'asseoir) et un mariage prématuré l'attendent. Elle n'a qu'une idée en tête devenir demoiselle d'honneur de la reine. Et elle s'en donne les moyens, allant jusqu'à complimenter la reine d'être «plus ravissante qu'une esperlune», faire servir une «suréminemment délectable lifrejole», et jusqu'à se métamorphoser en bouffon du roi. C'est qu'au palais, les rebondissements ne manquent pas, les complots se tapissent obligeant Serine à mobiliser toute l'audace et la rouerie dont elle sait faire preuve.
Serine et avec elle sa ventriloque Flore Vesco prennent un malin plaisir à jouer avec les mots, à en inventer et c'est contagieux («le mot inventé par Serine, et que la reine avait aussitôt adopté pour ne pas avoir l'air ridicule, était devenu le dernier terme à la mode»), le tout magnifié par les dessins délicats des Kerascoët. L'imagination du lecteur n'est pas en reste et se débride à l'avenant : on se prend à chercher qu'elles pourraient être les cent façons pour un faire sortir un escargot de sa coquille.
Une BD Jeunesse colorée, drôle et tourbillonnante.
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Crachins
de Florian Cochet
Graphisme de couverture & d'écrin : Zineb Benassarou
Editions Maintien de la Reine
poésie
«Tout le monde te fuit
Autant tu te lointaines
tu t'agrippantes
coque de vie
à mon mal de ville»
Florian Cochet est libraire à la Petite Egypte (2ème arrondissement de Paris, membre du sémillant collectif Les désirables) et à en croire son éditrice et son site internet (cf. http://www.floriancochet.com/Etatsdefait.html) il fait tout plein d'autres choses improbables, parmi lesquelles de la poésie et on lui en est gré.
Je découvre avec Crachins sa poésie et c'est une très belle découverte. Comme à l'accoutumée avec cette petite maison d'édition stéphanoise, l'objet livre est très soigné, se dessine sur la couverture un chardon doré tout d'or vêtu, le texte est entouré d'une pluie de cendres d'or comme en reflet des textes. Et le recours à la police d'écriture Garamond permet de rendre l'utilisation du logogramme esperluette majestueuse, ce qui ne saurait nous déplaire !
Le style est percutant, la poésie surgit en éclats ("Tessons de gorges éclats d'invectives"), tels des instantanés. Êtréclats, titre du premier poème aurait d'ailleurs très bien pu être celui du recueil.
Véritable plongée, en colère, dans notre finitude. Il y a de la rage ("Poings levés voix hautes revanchardes"), ça brûle, ça perfore, ça court, ça tressaille. Le réel ne cogne pas, il pique ("les tiges épineuses du réel" ;"barbarie épineuse" ; "chardons de passivité"). Ça se méfie des hauteurs ("nul n'est nécessaire d'atteindre les sommets" qui "s'activent d'une clarté vertueuse").
Il y a des ombres, de la cendre, de la morosité, de la peine : «L'accolade n'étreint plus, seule l'ombre d'un silence» ; «La détresse, ses matelas de clôtures» ; «L'abjecte s'érige en un sanglot immense». C'est opaque, de couleur noir ("les pensées-chardon" ; "c'est du pareil au noir"). Mais pas que. A l'instar du jaune, la couleur passagère de l'aube. Parfois advient des instants de répit, d'évasion, des morceaux d'espérance ("des ricochets d'ensoleillements", un "regard d'ambre" ; "d'un pas de côté tout peut s'ériger"), même entre parenthèses «(être-papillon desailé insulaire des nuitéjours)». C'est que Florian Cochet se fait l'«arpenteur de nos humeurs ascensionnelles». De notre intranquille existence.
Si F. Cochet semble parfois à la recherche d'ancrage ("Margé, émargé, jusqu'indestination" ; "A l'arrivée toujours un quelque part de lieu" ; "Pointe finale tu es, portes du commencement"), il semble esquisser les coordonnées de la poésie («La poésie n'est pas l'ailleurs c'est juste quelque part. Et pourtant c'est déjà quelque chose») et avec ce recueil il semble avoir trouvé son territoire.
Une rencontre interpellante.
«Le vivant aiguisera sa plainte à nos pommes de face».

La maison nue
de Marion Fayolle
Editions Magnani
Roman graphique
«Je me suis cogné la tête à vos corps emmurés, à vos bouches muettes, je saigne un peu du nez»
Qu'est-ce qu'on aime l'univers, gentiment déjanté, de Marion Fayolle ! C'est un ravissement d'ouvrir cette maison nue. On y retrouve des personnages-briques, "accoutrés" de "parpaings", le corps en brique dans une maison en brique, comme on voit dans le Nord. Cette maison est vouée à démolition, mais dans l'attente, elle recueille trois échoués, souvent rejoints par leur voisine et son bébé au sein. Chacun avec sa solitude, ses fêlures, ses névroses. Comme morcelé, comme l'est la maison, avec parfois une focale sur la montée d'escalier, d’autre fois sur une fenêtre, une porte, un canapé, une table. Ils sont empesés dans un rôle dont ils ont du mal à se défaire. L'un en panne d'inspiration qui tente d'écrire, le second qui n'en finit pas de se faire quitter par son amoureuse, et la troisième qui essaie de dresser des chevaux fougueux. Des personnages qui s'embriquent, qui s'interpénètrent avec la maison, à la recherche de la bonne combinaison, de la nouvelle combinatoire de leur existence. Une exploration de nouveaux contours, ensemble et séparés, sorte de chorégraphie d'une communauté rapprochée, à distance de la vie désignée comme réelle. Ils essaient de s'entraider, la voisine propose à l’écrivain maudit de lui prêter ses pensées. Les trois comparses proposent à la jeune mère de jouer les parents. Ils essaient même de bercer la maison menacée de démolition. Ils se mettent à nu à leur tour, dansant sur les gravas.
Marion Fayolle a observé le corps des danseurs pour créer des mouvements, elle a eu comme idée enthousiasmante de faire danser pour fabriquer ce livre.
On attend avec impatience, Là où il n'y a rien à voir qui paraître courant 2023.
D'une grande poésie cette maison habitée !
«En vivant ensemble, vous essayez de faire un lavis de vos trois solitudes, vous espérez qu'elles se mêlent, se fondent les unes aux autres et ne soient plus douloureuses».

Le crayon
CotCotCot Editions
Album jeunesse à partir de 5 ans
Album sans texte, mais avec une telle attention portée aux illustrations et avec un tel talent pour susciter l'imagination que le lecteur trouvera sa propre narration.
A partir de la vie d'un crayon de couleur, la coréenne Hye-Eun Kim sensibilise le jeune lecteur et ses parents aux questions écologiques.
Cet album tout en images est une merveille dans sa capacité à faire naitre d'autres images que les seules présentées, à susciter d'autres sensations (le vent dans les feuilles, le bruissement de la vie animale, le battement d'ailes des oiseaux qui s'enfuient, la fumée de l'usine). Les arbres sont d'une beauté inouïe, ils se densifient avant de se peupler d'animaux. L'écosystème prend forme.
Pourtant des arbres sont coupés pour alimenter la fabrique de crayons de couleur, avant qu'ils ne puissent à leur tour dessiner des arbres colorés.
D'un crayon, la petite fille qu'on suit fait une forêt.
Chemin faisant, et parce que le dessin s'en mêle, la préservation de la planète s'initie.
Un album doux et foisonnant.

Le prénom a été modifié
de Perrine Le Querrec
Editions La Contre Allée, collection La Sentinelle
«Un jour j'ai perdu mon corps»
Ce texte avait été publié une première fois en 2014 aux éditionsLes doigts dans la prose. L'autrice l'a écrit durant le procès affreusement nommé des «tournantes de Fontenay», («Je veux qu'ils arrêtent de dire les tournantes, le procès des tournantes, j'ai un nom, j'ai un prénom. Même eux ont un nom, un prénom. Les tournantes, comme si c'était un jeu»). L'anonymat est rappelé aussi par l'illustration de la couverture, avec des silhouettes qui se diffractent.
Procès qui s'est déroulé 15 ans après les faits, 5500 jours. C'est que ça n'en finit plus («l'interminable inachevé»).
Et Perrine Le Querrec d'ajouter, «de tous mes mots je tentais de bâtir des pages où on l'écouterait».
C'est en effet bien cela le propos du livre, la perte de la qualité de sujet de la victime, réduite au silence. Et cette tentative de trouver le langage contre ces "silences meurtriers", contre ce poids, ce corps qui échappe. «Barricades de kilos de silence de honte d'abandon. Ça pèse un massacre sur mon dos» ; «J'ai un jogging noir tous les jours le même, dedans mes 120 kilos mais 70 ne sont pas à moi. (…) J'ai toujours un homme sur moi en plus de moi depuis 15 ans».
La structure de chaque texte commence par «C'est tout noir et marche devant seule droite, avance en face debout» et se termine par «Je m'assois par terre étourdie». Il convient de les lire à chaque fois, 67 fois, ne pas les escamoter. La force de la répétition : «Je me défais et refais au fur et à mesure des histoires des procès des médicaments des kilos des espoirs».
La vie derrière ses fenêtres, la cité aussi. «J'habite la solitude la cité les confins». La peur l'écrasant, elle est recluse chez elle la plupart du temps, l’extérieur étant synonyme d'agression. «Il y a mon cercueil dans la cave, dans le local à poubelles, près des jeux pour enfants. Si je n'avais pas peur, j'irais déposer une fleur sur ma tombe». Sans perspective : «Je ne vais nulle part (…) Ni à l'école, ni en stage, ni en formation. Je trébuche. De mes 16 ans à aujourd'hui, je suis ici, dans mon naufrage».
Contrainte d'«habiter l'impact». Exercice de survie permanent : «Se maintenir en vie au niveau des nécessités et même un peu plus loin, survivre au plus juste, éviter la pensée, manger la douleur».
Le procès ne passe pas. Un an maximum et pas mal d'acquittés. «15 ans après encore un viol. On me fait tourner dans la salle d'audience sous les yeux du juge. 10 acquittés, 4 condamnés, 14 hommes sur mon corps». Ces peines dérisoires, un nouveau bannissement, «une lente exécution».
Une écriture à l'os, ou au couteau pourrait-on dire, pour faire référence à Annie Ernaux!
Réédition salutaire, écrit d'une grande force et d'une absolue nécessité. Merci Perrine Le Querrec.
«Ma douleur sait le poids exact du monde».
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Totalement inconnu
de Gaëlle Obiégly
Editions Bourgois
«Souvent, les histoires naissent de ce qu'on ne sait pas».
Pendant le confinement («on voit mieux ses convictions dans la solitude»), l'autrice a entassé des impressions, des opinions, des points de vue, des avis, des «moments de dinguerie». Il faut donc que ça sorte. En route donc pour des divagations. Et passer du coq à l'âne, Gaëlle Obiégly s'en fait un régale. Faut dire qu'elle y excelle. Elle parvient même à ne pas nous perdre dans les méandres de ses pensées («j'ai envie de vous entretenir de ce qui ma passe par la tête»), la dérive de ses extravagances, le miroir de ses introspections infinies («la conscience est une clarté obscure. Elle travaille avec lenteur»), le déploiement de ses rêves. Parce que sa subjectivité est augmentée («je suis moi et mes multiples. C'est bien, ça me permet de dire beaucoup plus de choses. J'augmente mes sensations et idées»), ses réflexions plurielles et abrasives saisissent le sens du monde et nous suggère un reflet de soi.
La narratrice est réceptionniste au 125 des Champs Elysées, et derrière son comptoir, en plus de croiser Paul Auster, elle tire quelques enseignements sur la vie. Elle s'intéresse aux détails, aux signifiants aussi. Sinon une voix s'est emparée d'elle («il y a quelqu'un d'autre en moi», «on m'accapare»), et a une prédilection pour «savoir ce que c'est que ce soldat inconnu» qui «loge en elle», dans son thorax («j'accepte d'être le réceptacle du soldat inconnu»). Mais c'est plutôt le contraire d'un intérêt restreint, car avec Gaëlle Obiégly, du soldat inconnu («celui à propos duquel personne ne sait rien»), elle brode une «espèce de conférence» tout en nous parlant aussi de tout autre chose, sans jamais tomber dans du bavardage («on veut dire trop et ça ne parle plus»). Sensible à la métempsychose, elle cherche à «transformer en phrases des présences intangibles».
On y croise pas mal de personnages, de JL Godard, à Kant en passant par Alister (il n'y a d'ailleurs pas que ce personnage qui la rapproche de l'écriture d'Emmanuelle Pireyre) en passant par Boris Achour, Edward Ruscha, ou encore Kafka, Apollinaire, Spinoza ou Nietsche et surtout Yvette sa grand-mère (de très beaux passages sur le vieillissement). Sa réflexion sur le soldat inconnu nous rapproche de certaines considérations amenées par Emilienne Malfatto, Le colonel ne dort pas («la condition soldatesque, c'est une déshumanisation. Dépersonnalisation, plutôt»).
La matière propre de son écriture est constituée d'un entrelacs de pensées qui s'animent, qui fixent, qui partent remarquablement dans tous les sens et dans tous les interstices à la façon des plantes adventices. Ou l'art de raconter des histoires à partir de la réalité, comme pour «renverser son impuissance face au réel». Un livre qui n'est pas seulement à mettre entre les mains des entendeurs de voix. Ensorcellement garanti.
«Il nous faut, pour garder les œuvres dans notre musée interne, faire des ponts, les relier à la réalité par des détails. Parce que les détails, qui semblent partout sans valeur, c'est chaud comme les faits».

Les marins ne savent pas nager
de Dominique Scali
Editions La Peuplade
Imaginez : Ys ne serait pas cette ville mythique engloutie mais une île au large de la Bretagne, escarpée, prise au milieu des flots, en partie submergée chaque année par de grandes marées. Elle aurait conquis son indépendance : ni angloise, ni françoise, mais belle et bien Issoise. Pour ne froisser ni les terriens (qui écrivent Is), ni les aventuriers marins (qui écrivent Ys), l'autrice, diplomate, choisit de parler de l'île d'Ys habitée par les Issois. Et pour nous aider à nous y retrouver, elle nous propose une carte et une frise chronologique.
Voguons à présent sur ses eaux salées et poissonneuses, parfois peuplées de sirènes, souvent jonchées de bateaux à la dérive, et allons, à bord de la Clardeye, accoster sur le rivage des Echouements, après le Massacre des Premiers Hommes, autrement dit au XVIIIe siècle. Le décor est planté et vous sera détaillé régulièrement pour que vous compreniez ce qu'est cette île, son histoire, ses coutumes.
Nous pouvons à présent aller à la rencontre d'innombrables personnages hauts en couleurs et suivre en particulier Danaé Poussin. Elle «avait la maigreur des enfants qui n'avaient pas la férocité de jouer du coude pour s'arroger les bouts de pain des autres. Aux yeux des riverains, elle avait un grand défaut : elle savait nager.» Au début de cette épopée, Danaé n'est qu'une petite orpheline vivant en bord de mer mais qui déjà a du caractère et ne s'en laisse pas compter. «Adoptée» par un maître d'arme déchu de sa citoyenneté, elle apprend à lire et n'a qu'une envie, devenir à son tour citoyenne. Car sur cette île, qui se prétend république méritocratique, n'est pas citoyen qui veut, le commun des mortels n'y a pas forcément sa place. Il faut avoir des recommandations, et Danaé fera tout ce qu'elle peut pour les avoir. Elle apprendra aussi à naviguer, rencontrera des hommes qui lui feront croire à un bonheur possible, parfois la combleront, parfois la blesseront ou l'abandonneront. Chaque partie du livre nous permet d'en rencontrer un : le duelliste, le prince voleur, le prince joueur, le prince nageur et le bâtisseur).
Dans ce roman d'aventures et d'apprentissage maritimes de plus de 700 pages, Dominique Scali se fait architecte d'un monde imaginaire et prodige dans l'art d'inventer, à commencer par la langue.
«Ys est une île, Ys est unique.» Le livre l'est tout autant, et avec lui une nouvelle légende est née.
«Est "issois" ce qui est obstiné, audacieux et revanchard. Est "issois" ce qui fait bomber le torse. (…) On ne perdra pas de temps à dire d'une chose qu'elle est digne, brave ou agréable quand on peut dire qu'elle est "issoise".»

Léo en petits morceaux
de Mayana Itoïz
Editions Dargaud
BD
« "Nous piquer nos femmes ?" Ca fermente pas un peu sous ton béret, Pampi ?»
Mayana Itoïz quitte le temps de ce roman graphique Le loup en slip et choisit de nous parler de sa grand-mère, Léo. Tout comme Andréa (personnage que nous rencontrons au début de l'histoire), vous trouverez sans doute que « ce n'est pas banal pour une femme », mais Léo n'est qu'un diminutif, et son prénom est encore moins banal : « Je m'appelle Léocadie. »
Léo a grandi au Pays Basque dans une auberge réquisitionnée par les Allemands pendant la 2de Guerre Mondiale. C'est par « petits morceaux » de photographies que nous allons découvrir sa vie. Ces photos déchirées nous sont proposées sur calque et l'autrice imagine et dessine le reste de l'image. Ainsi nous reconstituons, tel un puzzle, son histoire d'amour interdit avec un soldat allemand, Felix. Mayana Itoïz peint avec délicatesse la soif de vivre de sa grand-mère malgré l'omniprésence de la guerre.
Si l'autrice nous précise à la fin de l'ouvrage que cette histoire est romancée, que ce n'est pas tout à fait l'histoire de sa grand-mère, les photos et l'ancrage historique pourraient en faire une biographie emblématique de femmes qui ont passé leur jeunesse dans les années 40.
On pense à La commode aux tiroirs de couleurs d'Olivia Ruiz où l'héroïne découvre les femmes de sa famille grâce à des lettres. On y retrouve la guerre et la force de femmes qui ont décidé de vivre librement, coûte que coûte. Et son adaptation en BD par Winoc et Amélie Causse amène une sensualité tout aussi présente dans Léo en petits morceaux.
Une manière très juste et incarnée d'évoquer l'histoire des Tondues.
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Keeping Two
de Jordan Crane
traduction Fanny Soubiran
Co-éditions Ca et là & L'employé du moi
Roman graphique
«Et si aujourd'hui le reste de nos vies nous paraît très long, en fait non»
On suit Will et Connie, deux amoureux, dans leurs menues disputes et autour de leur vie quotidienne. Quelques heures de leur existence étalées sur 320 pages.
Lors d'une répartition des tâches, Will se colle à la vaisselle pendant que Connie se charge des courses. Mais elle ne revient pas. Désespérément pas. La pression de l'air chute, l'inquiétude monte. Will imagine déjà sa disparition et se perd en conjecture, faute d'explications : et si et si et si... qu'est-ce qui a bien pu lui arriver ? Un peu comme dans le dernier roman de Brigitte Giraud, auscultation des possibles micro-événements, des causalités qui conduisent à une catastrophe sauf qu'ici l'événement dramatique n'advient pas.
Qui n'a pas déjà imaginé le pire ? Exploration de l'angoisse, des pensées morbides autour de l'idée de perte, de l'absence de l'Autre qui en dit long sur les liens d'attachement entre deux êtres proches.
Deux nuances de vert constituent les couleurs de ce roman graphique et nous aident à différencier ce qui relève du factuel de ce qui se situe plus dans l'imagination, la projection des deux protagonistes. Les personnages, fantomatiques, dont on présume l'absence sont matérialisés par un pourtour blanc. La mise en abime avec le roman que lisent les deux protagonistes renforce le sentiment de trouble («comme des tomates qui ressemblent à des pommes») et de sortie du réel.
Jordan Crane, figure de la bande dessinée indépendante américaine, aura mis près de 20 ans pour aboutir à ce travail.
Avec le procédé narratif utilisé qui décompose les gestes, revisite les situations, fait s'éterniser le temps, la contagion de l'angoisse monte progressivement. Et ici le sang d'encre est de couleur verte.

Schizogrammes
d'Emmanuel Venet
Editions La fosse aux ours
A paraître le 6 octobre
«Cette époque où l'on soigne les psychotiques par antipsychotiques sans y entendre malice».
Emmanuel Venet aime à jouer avec les mots, et «après avoir roulé sa bosse pendant quatre décennies dans les hôpitaux psychiatriques», il s'en donne à cœur joie. A commencer par le titre, néologisme revendiqué par l'auteur pour désigner «un écrit sur la schizophrénie». C'est qu'en la matière, il en connait un rayon. A force d'entendre de la schizophrénie à longueur de journée (ces patients «parlent couramment le schizophrène»), il est devenu «schizophile et schizophone», mais surtout et avant tout, c'est un traducteur. Et ce n'est pas rien, pensons à Marcel (qui) «sait dire sans qu'on sache réellement quoi». Pensons aussi au «lacanien», «langue difficile à traduire en français, mais propice à la poésie». Et que dire du «florissant vocabulaire» de la psychiatrie mais aussi de sa novlangue, «on néologise dur, traduit l'anglais à la serpe ou l'importe purement et simplement, ce qui nous vaut les concepts de soignance, d'habileté sociale ou de case manager» et de ses euphémisations «une chambre d'isolement se dit espace de soins psychiatriques intensifs».
L'amusement ne s'arrête pas là, on retrouve cet art de chapitrer son livre (21 chapitres, et si l'on a bien suivi les explications de l'auteur concernant son précédent livre, Virgile s'en fout, il m'étonnerait que ce chiffre soit le fait d'un pur hasard). Ici la part belle est faite à la figure de Marcel, un Marcel kaléidoscopique, Marcel syllogomane, Marcel géographe, Marcel et Marcelle, Marcel et Marcellin. Et en même temps, à chaque fois, c'est le singulier qui prime.
Emmanuel Venet aime rien tant que rendre compte de ces «involontaires cocasseries», de la «force des discordances», des «représentations labyrinthiques du monde», de ces «trouvailles de nos patients pour en savourer la richesse harmonique et le flottement de sens». Jouer, jamais avec perfidie, avec les paralogismes entendus, «cette manière d'utiliser les mots de la langue en s'affranchissant de leur signification».
Et comme il nous a habitué à le faire, E. Venet ne laisse pas son esprit critique dans sa poche, se faisant le pourfendeur du tournant pris ces dernières années par la psychiatrie ; c'est que la folie douce est aussi dans l'institution : «la psychiatrie s'est mise à parler neuronal» ; «aujourd'hui, transformés en système-nerviatres, nous causons recapture de la sérotonine, récepteurs 5HT1A, neurones-miroirs et amygdales» ; «tout se soigne désormais par neuroleptiques, rebaptisés « antipsychotiques » pour stimuler l'arc réflexe du prescripteur : un symptôme-remède» ; «une loi a été rédigée en langue schizophrénique, Hôpital, Patients, Santé et Territoire» ou encore, «il y a tant à craindre d'une psychiatrie que le pouvoir politique obligerait à parler le sécuritaire, langage plus clair que le lacanien, mais qui insulte la complexité et la délicatesse de l'âme humaine».
Il s'amuse également à se faire ethnographe des traces laissées dans les dossiers médicaux, succession de pochettes jaunes, roses, vertes, bleues, et se saisit des lettres adressées par ses patients («Cette littérature promise à l'oubli fait sourire ou bouleverse, ou les deux»). En bon facétieux et oulipien qu'est E.Venet, on est qu'à moitié surpris de finir ce livre avec une vignette sur l'ontalgie, une maladie définie non par le DSM mais par Raymond Queneau.
Il parvient à nous émouvoir avec ces frasques saugrenues et ces trouvailles langagières de ces ainsi-nommés «hurluberlus», ou «olibrius» et on ressent à travers cet échantillon de verbatim et d'évocations, alors qu'Emmanuel Venet prend sa retraite en tant que psychiatre, toute la gratitude qu'il exprime pour ses patients.
Sensible et engagé comme on aime.

Un jardin extraordinaire
d'Isabelle Rimasson (scénario) et Simon Hureau (dessinateur et coloriste)
Editions Motus
Album BD
On avait beaucoup aimé les illustrations de Simon Hureau dans le BD L'oasis où on le suivait dans ses premiers pas vers la permaculture. Ses dessins font de nouveau mouche dans le cadre de cette BD Jeunesse.
C'est l'histoire de Nino, un enfant qui habite «dans un appartement tout en haut d'un grand immeuble», petit enfant de la ville qui le temps des vacances se rend chez sa grand-mère. Ici, plus d'écran, place au jardinage.
L'ambiance qui règne dans ce jardin, «son petit paradis», peut nous rappeler tout aussi bien le livre L'été de la sorcière de Kaho Nashiki paru chez Piquier, autour des notions de transmission, du secret des plantes, du prendre soin du potage, que la BD Jeunesse Le jardin secret de Maud Begon (dont le deuxième tome vient de sortir dernièrement) et où une véritable ode à la nature prévaut.
Cet album pour les 6-10 ans se lit tout autant qu'il s'observe. Les dessins naturalistes sont les constituants d'une expérience immersive, comme si l'on était avec Nino à sentir les plantes (ici profusion d'adjectifs : le chèvrefeuille est aventurier, la bignone sportive, les clématites coquettes, la glycine entêtée, les cosmos fiers et vigoureux) et cueillir les légumes, à observer les petites bestioles (la coccinelle à sept points, le chrysomèle, la lepture tachetée, le clairon des abeilles, la belle-dame et autres cercopes sanguins et bibions) qu'aiment tant dessiner Simon Hureau. Une mise en image aérée qui invite à la contemplation de la nature, dont la représentation - pour extraordinaire que soit le jardin - est presque teintée de naïveté, mais qui donne envie d'essayer de faire du jardin à son tour. Réussi.
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La couleur des choses
de Martin Panchaud
Editions çà et là
Roman graphique
«Au fond, tout le monde m'a menti, maman, papa, l'autre papa...»
Pour unique, c'est objet est unique. Avant d'être pris par l’histoire de Simon, on est happé par la forme si singulière prise par ce roman graphique. Les différents personnages sont représentés, vu d'en haut, par des cercles colorés, mettant la focale sur leur emplacement dans l'espace, leurs déplacements (bien utile quand l'histoire prend des allures de road trip), leurs interactions, leurs dialogues. Une narration et une économie des relations par des ronds, il fallait oser, Martin Panchaud l'a fait !
L'auteur a recours a de l'infographie, des pictogrammes, des formes graphiques renouvelées, peut-être est-ce aussi ses trouvailles à lui pour compenser la sévère dyslexie, selon les mots de son éditeur français, qui l'a pas mal empêché dans sa scolarité.
C'est tellement nouveau qu'on n'en est presque à douter en s’accaparant le livre que ce procédé puisse être tenu (par l'auteur) et tenable (par le lecteur) jusqu'à la fin, pendant 225 pages. Et pourtant.
Il faut dire que l'histoire est prenante, et que très vite on est plongé dans une sorte d'enquête. Et comme l'aurait dit Victor Hugo, ici la forme c'est bien le fond qui remonte à la surface. Ça peut aider aussi à se retrouver quand on est paumé comme l'est le personnage principal, surtout quand personne ne tient sa place, et quand la filiation n'est pas linéaire.
Simon Hope n'a que 14 ans. Sa mère fait des gâteaux de toutes les couleurs et son père est addict aux jeux de course. Simon est déjà exposé à pas mal de vicissitudes ; c'est que pour lui le monde ne tourne pas rond : moqué et parfois harcelé par ses camarades Eddy, Richard et Will, témoin des engueulades du couple parental, il ne sait plus à qui se fier.
Si ce n'est peut-être à Lorna et plus sûrement à la décriée Winney McMurphy qui tient un cabinet de voyance. Elle va lui prédire le résultat de course de chevaux. Pas une, pas deux, il joue, il gagne, mais Simon a la poisse et ne peut empocher le pactole. Son père a disparu, sa mère est dans le coma. Et tout le monde voudrait bien devenir l'ami de l'heureux gagnant.
Quand on suit la créativité de Martin Panchaud, on n'est loin de tourner en rond : on ne fait pas que lire, le lecteur étant convoqué, non pour enfiler des ronds, mais plus sûrement pour trouver le fil narratif, telle une véritable expérience. Fantastique d'inventivité !

Trois ruches bleues
de Patrick Cloux
Editions La fosse aux ours
«J'avance à pas menus au milieu de leurs chimères»
Pendant quatre saisons on suit les observations attentives de Patrick Cloux autour de ses trois ruches, peintes en bleu, «pour faire grec». Plutôt que d'esquisser un court traité de butinage à l'usage des abeilles qu'il n'assume pas tant il sait pertinemment qu'elles en savent bien plus que lui, il préfère s'en retourner à un registre de rubriques, de vignettes pour recoudre l'espace d'un canevas de quoi l'abeille, «ce drôle d'insecte social et courageux» serait le nom, ou selon ses termes, «évoquer l'abeille dans la clarté du miel».
Patrick Cloux développe, en bordure, en lisières, une «attention flottante» de tous les instants pour capter l'inattendu: «miel et lumière figent l'inespéré» ; «l'inexplicable est source de merveilleux» ; «La ruche est silencieuse car elle vit sur un rythme ralenti» ; «Le bruit que fait un hérisson quand il court en direction des croquettes de chat n'excède pas celui que fait la ruche». Ceci pour l'écriture bien-sûr mais avant tout pour «l'élevage, les soins ou le suivi». Une unité en acte.
Patrick Cloux se met donc à l'affût à deux mètres cinquante des ruches, «on surveille des indices, des allusions, un son», «une attention flottante», «à pas comptés», «j'avance sans bruit sur des semelles de bois», comme le fait à sa façon Baptiste Morizot, pisteur, sur les traces des prédateurs. Lui, il préfère se dire, «souffleur» : «je leur rends les mots et les tirades oubliées».
Patrick Cloux affectionne les textes de Giono, de Mario Rigioni Stern (également publié chez le même éditeur) et ça se voit. Il rend grâce, pas à pas («à pas d'âge») à la nature avec émerveillement («la grande miellée d'été est un moment spectaculaire»). En «mode ralenti», et à force de description, de «pensée rêvante», de célébration de l'infinitésimal («il est si bon de se laisser guider par plus petit que nous»), il parvient à rendre compte du réel. «Les passages, les interruptions sont légion. Je reste l'artisan à main nue de ces révélations mineures».
Patrick Cloux n'est pas un collapsologue, mais quelques incises nous rappellent ses préoccupations : «Il fallut attendre l'invention récente des pesticides pour en trente ans de rapacité économique arriver à en démolir le présent et en hypothéquer l'avenir».
Une langue poétique, ô combien rythmée : «L'aleph minuscule d'un ouvrage armorié ravive le souvenir de la douce averse d'une corps renversé en un souffle retenu». Cette vibration dans l'écriture suscite un plein d'émotions, d'espérance («retenir le bonheur quand il vient et ne pas l'assaillir de questions») et d'optimisme («Il nous faut profiter uniquement de ce qui tremble et nous agrandit») qui invite au laisser-aller, au tranquille butinage.

Variations de Paul
De Pierre Ducrozet
Chez Actes Sud
« Paul dépasse Union Square quand son cœur
Ta da da dam dim bam ta da da di di dam dim baba dim bam
Trébuche sur une double croche mal négociée et s’interrompt. »
Paul est le fils d’Antoine, pianiste féru de Jazz, et de Sarah, passionnée de Chopin. Paul est aussi le père de Chiara, qui vit la musique avec tout son corps et est habitée par la techno. Paul est un homme qui ressent toutes les musiques, les voient même, c’est un synesthète. Paul a un cœur qui s’emballe et s’arrête… puis repart… tel un bon morceau de musique : syncopé, chaloupé, avec ses forte et ses pianissimos, ses contretemps.
Si nous suivons cet homme tout au long du roman (ou presque – plusieurs chapitres étant dédiés à sa fille), de Lyon à Londres en passant par Paris, New York, Manchester, l’Inde et la Corse, finalement le personnage principal est peut-être ailleurs. Paul n’est peut-être que le vecteur nous ramenant au même point de centralité que constitue la musique. Car, à travers l’histoire de cette famille, nous explorons une discothèque idéale (celle de Pierre Ducrozet ?), avec ses ruptures et découvertes. Il y a d’abord un chant de Noël, Mozart, Chopin et Vivaldi. Puis le jazz et la première écoute en live d’un saxophone. « Paul plonge dans l’or. » Il y aura ensuite tous les chanteurs et groupes des années 70. Avant le grand départ pour New York où Paul devient dénicheur de nouveaux sons. Puis à Manchester la musique devient cri, elle est révolte. Chaque fois, Paul vit dans tout son corps, par tous ses sens, ce qu’il entend, son cœur s’emballe, parfois s’arrête, et repart, empli de nouveaux sons, gravés à jamais, venant enrichir sa discothèque intérieure.
Pierre Ducrozet nous fait traverser le 20ème siècle, de mélodie en mélodie (qu’on peut écouter tout en lisant grâce à la playlist donnée à la fin du livre). C’est dans les mots, les images (que voit Paul à chaque écoute d’un nouveau morceau) mais aussi et surtout dans les tripes que l’auteur nous faire vivre toutes ces notes, parfois intimes, souvent sauvages, et porteuses d’un formidable élan de vie.
Une lecture tout en vibrations
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Jean-Luc et Jean-Claude
de Laurence Potte-Bonneville
Editions Verdier
«Parfois une étrangeté s'empare d'un paysage, comme le ralenti d'un événement qui n'arrivera pas».
Voici un premier roman qui commence déjà à être récompensé (prix Stanilas 2022, couronnant le meilleur premier roman de la rentrée littéraire). Il me regardait, je le regardais et je n'avais pas encore trouvé le temps de l'attraper. Je l'ai pris le temps, le livre et j'en suis ressorti happé.
On suit Jean-Luc, le gringalet, «un petit grumeau de tomate», sous curatelle et Jean-Claude, le balèze, un «gros oignon», qui adore les phoques et les nombres qui se terminent par quatre-vingt-dix-neuf ,et qui est sous tutelle. «Gros chien chat écorché», ils vivent en foyer dans un village. Leur vie est réglée, on le comprend par quelques habitudes, parmi lesquelles le petit verre sans alcool qu'ils s'accordent les jeudis dans le café d'à côté et le deuxième vendredi du mois jour de l'injection retard de Jean-Luc.
Sauf qu'il s'en faut de peu pour que le cours des choses se détraque. On leur refuse un billet de loto et ça c'est contrariant. Les voilà embarqués dans le véhicule de Florent en direction d'Abbeville, de la baie de somme et de ses phoques.
C'est que ces deux paumés ont d'illustres prédécesseurs : on pense à Laurel et Hardy, à Lenny et George. On pense aussi au travail universitaire et à l'enquête minutieuse conduite par Benoit Eyraud et ayant donné au livre, Protéger et rendre capable, La considération civile et sociale des personnes très vulnérables, paru chez Erès.
L'un veille toujours sur l'autre et d'autant plus lors de leur virée. En milieu ordinaire. Cet extérieur hostile qui challenge leurs «habiletés sociales». Dans l'abri que leur a proposé un cueilleur de morilles. C'est qu'en plus il pleut et sacrément, vigilance orange. Même l'air est «tout embaumé d'eau».
C'est que l'espace de cette échappée, Yolande la directrice, Johanne l'éducatrice se retrouvent à leur tour vulnérables, tout comme le sont à leur façon les protagonistes du livre croisés ici ou là, Florent, la jeune autostoppeuse qui travaille dans un EHPAD ou encore Jacqueline la tenancière du bar. Une commune vulnérabilité dans le sillage des deux personnages principaux.
Et puis, il y a la baie de Somme et la musique. «Ces chansons qui sommeillent en nous et qu'un rien ranime». C'est qu'il n'y a pas que la chanson Connemara qui est entêtante, Goldman et Béart ont aussi apporté leur contribution.
Une écriture qui va chercher toute une palette d'expressions, qui travaille les rapports et le trouble à l'animalité comme le fait Corinne Morel Darleux dans La Sauvagière, («Aller voir les animaux, les rejoindre, être rejoint par eux, en avoir encore un peu peur et intercepter une lumière d'eau dans leurs prunelles, rouler dans les mêmes vagues, (…) patauger dans la même boue, ondoyer parmi eux, se couler, frissonner avec eux, partager le harcèlement des mouches, se laisser parcourir par le long tremblement d'un muscle») qui sonde les agressions sensorielles, les inflexions dans les voix («rauque, enchifrenée, la voix de la fille englue les dernières syllabes avec l'obstination d'une sale gosse»), les béances, les replis («Il y a des moments en particulier où Jean-Luc ne voit pas, ne voit rien, et où le désordre l'envahit peu à peu comme une mauvaise herbe, gagne du terrain tandis que lui se retire en lui-même»), le tout mâtiné d'une poétique en saillie. Une prose qui se coule parfaitement dans les propositions éditoriales et le style que l'on peut retrouver chez Verdier. Des personnages attachants et un texte attendrissant que l'autrice installe là, entre nous, «en pyramide de petit bois».

Le Colonel ne dort pas
d'Emilienne Malfatto
Editions du sous-sol
«Cette boue glissante et claire dans laquelle patauge le monde».
Émilienne Malfatto est à la fois photographe (son écriture visuelle ne trompe pas), journaliste et autrice. En 2020, elle a décroché le prix Goncourt du premier roman avec Que sur toi se lamente le Tigre, le prix Albert-Londres avec Les serpents viendront pour toi.
Avec le colonel ne dort pas elle revient avec un petit texte qui déconstruit l'activité guerrière. A travers les figures d'un colonel et d'un général on assiste tout autant à ce que la guerre fait faire qu'à ce qu'elle défait. Le colonel est un spécialiste de l'interrogatoire, mais trop c'est trop, et à force il n'en dort plus («Il a pensé qu'il allait mourir. Un homme qui ne dort pas, ça ne s'est jamais vu, ça n''existe pas. Et puis il n'est pas mort»). Ses anciennes victimes le poursuivent et viennent le tourmenter chaque nuit («Vous mes victimes et moi ça fait beaucoup de monde pour une seule couverture»). Ou comment le bourreau devient victime à son tour.
Certains passages, notamment ceux liés à la torture, de par l'atmosphère qui prévaut, les ellipses narratives aussi, ne sont pas sans nous rappeler Hadès, Argentine de Daniel Loedel (éd. La Croisée) ou plus récemment, La dernière porte avant la nuit d'Antonio Lobo Antunes (éd. Bourgois).
Les uns les autres n'en sont plus au dépassement de fonction. Le temps passe et les nouvelles de l'extérieur se raréfient, les motivations sur la poursuite des actes belliqueux viennent à manquer, la raison n'y est plus, les gestes se vident de sens : «D'ailleurs qu'est-ce exactement que cette sensation confuse, comme une déliquescence du monde et du temps, une lente décrépitude des choses et des êtres, et même de la hiérarchie». La culpabilité se fait jour. Sans compter, et cela est indubitablement nécessaire en cas de guerre, qu'il n'y a plus vraiment d'ennemi : «il y a de moins en moins d'hommes à transformer en choses». Une forme de quiet quitting avant l'heure.
Le Palais prend l'eau, ce qui occupe l'essentiel du temps du général. Ça ne tient plus. Ça s'épuise. On ne fait même plus semblant. Chacun est dans la pénombre : le brouillard et le gris persistant qui l'accompagne s'installent durablement («gris le ciel bas, gris les hommes, gris la ville et les ruines, gris le grand fleuve à la course lente» ; «l'ombre a englouti la ville»; «il ne se rend pas compte que tous, autour de lui, sont devenues des formes grises qui n'ont d'yeux que pour leurs ombres»).
Une vertigineuse critique de la barbarie en actes. Et le tout, par contraste, dans une langue poétique. Implacable.

Quand tu écouteras cette chanson
de Lola Lafon
Editions Stock, collection Ma nuit au musée
«On ne pourra pas dire qu'on ne savait pas, on pourra dire qu'on ne savait pas que faire de ce qu'on savait»
On a tous plus ou moins lu Le journal d'Anne Franck, comme un rite de passage. Mais on ressort de la lecture du livre de Lola Lafon, avec la certitude qu'on ne savait finalement pas grand chose de ce texte, ni de cette icône à la barrette et au stylo. On apprend entre autres choses comment la présentation du texte a évolué en fonction des contextes, ses réécritures édulcorées pour les besoins du cinéma hollywoodien, que le corps d'Anne Franck n'a pas de sépulture, que Margot l'érudite grande sœur d'Anne rédigeait aussi un journal qui n'a jamais été retrouvé.
Après Leïla Slimani, Eric Chevillard, Lydie Salvayre, Enki Bilal, Léonar de Récondo, Kamel Daoud, Jakuta Alikavazovic, et d'autres encore, c'est au tour de Lola Lafon d'intégrer la collection littéraire Ma nuit au musée, qui offre à des écrivains de raconter leur séjour nocturne, en solitaire, dans un musée de leur choix, mais aussi de leur rapport à l'écriture, «On écrit parce qu'on ne sait par quel autre biais attraper le réel» ; «c'est un geste apatride que celui d'écrire, une échappée sans ancrage, en terres inconnues ».
Pour Lola Lafon ce n'est pas n'importe lequel, ce sera le musée d'Anne Franck et surtout son Annexe, désespérément vide, là où les deux soeurs, leurs parents et quatre autres personnes vécurent cachés pendant plus de deux ans, jusqu'à leur arrestation en août '44 (seul le père Otto Franck sera rescapé). Un choix difficile mais évident, l'autrice se sent l'héritière des «écrits silencieux», comme obligée : «Des vies interrompues se mettent en travers de la nôtre. On est obligée de celles et ceux qui n'ont pas eu droit à une suite, on est leur très obligée».
C'est que l'histoire d'Anne Franck résonne avec insistance («la nuit s'est habitée, éclairée de reflets») avec celle des aïeux maternels de Lola Lafon, les fantômes de son propre passé («le ravage, dans ma famille s'est transmis comme chez d'autres la couleur des yeux»), des juifs originaires de Pologne et de Russie qui ont été exterminés, une histoire qu'elle a évité «avec constance», sa propre histoire.
Pour cette nuit au musée, elle n'est pas venue les poches vides, elle a la médaille d'Anne Franck que lui a confiée sa grand-mère. Elle a aussi un chapelet bleu que lui a confié Charles Chea, lorsqu'il était de passage à Bucarest avant de joindre le Cambodge pour y mourir. Un génocide en convoquant un autre.
Elle nous décrit comment se passe cette nuit du 18 août 2021 dans l'Annexe, ce qui résiste en elle. Des rencontres qui l'ont précédée (celle notamment, décisive, avec Laureen Nussbaum qui se bat pour réhabiliter le journal d'Anne Franck comme une œuvre littéraire à part entière) et qui ont servi de préparation. Mais aussi son illégitimité à pénétrer dans la chambre d'Anne Franck. Sa confrontation au vide, «ce qui en ne sera jamais comblé».
Elle loue l’extra-lucidité de l'adolescente, mais aussi son irrévérence : «S'il existait un musée de la jeune fille irrévérente, Anne Franck, quis e dépeignait en petite chèvre turbulente qui a arraché ses liens, en serait la marraine».
Lola Lafon poursuit son œuvre avec cette écriture ciselée, rigoureuse, placée comme des pas de danse et empreinte du «malaise inexprimable qu'en roumain on nomme dor : un mélange doux-amer de nostalgie, de mélancolie et de joie». Une lecture qui bouscule.
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Au moins nous aurons vu la nuit
d'Alexandre Valassidis
Editions Scribes
«ça aurait tout aussi bien pu tomber sur n'importe qui, au fond»
Voici un petit bijou de cette rentrée littéraire. Un bain de brume, de nuit et de mystère.
Dylan disparaît du jour au lendemain sans que personne n'ait rien vu venir.
Avant ça, il était soudé, très soudé («et très isolé, dans le même temps») avec son camarade de quartier, le narrateur. «Je le tenais, lui, pour quelqu'un comme moi. Quelqu'un de serré en lui-même, pourrait-on dire. D'intimement fermé aux choses. Au monde tout autour et aux gens».
Ils s'ennuient terriblement. Leur monde c'est la nuit, leur échappée, les escapades qu'ils font tous les deux. Disparaitre en déambulant dans la nuit, «comme deux bulles hermétiquement fermées, marchant côté à côte. Sans échanger le moindre mot. Chacun enfermé dans son propre monde».
Ils ont «la sensation que ça finirait mal. Relativement mal. Qu'il n'y aurait pas d'autre issue possible que celle-là» et nous agrippe dans cet inconfort.
Ensemble, ils fonctionnent à l'instinct, ils aiment scruter, immobiles dans leur cachette, à l'affut («qu'il y ait là, derrière le silence, quelque chose à entendre») ce qui se passe du côté des pavillons, «le quartier des villas». Un endroit à eux qui sont du côté des grands ensembles, du terrain vague, de l'étang. Plus exactement, ils espionnent un homme qui, pareil à une même scène, joue et rejoue les mêmes gestes chaque nuit, entre une heure et deux heures du matin («Unique personnage d'un film dont nous étions les seuls à suivre la trame» ; «chaque geste semblait creuser une galerie dans l'air chaud»). Ils vont et retournent en repérage. Jusqu'à ce que...
C'est noir, avec peu d'espoir et pas mal de trouble, comme chez Richard Krawiec.
Une écriture toute en économie, émaillée d'ellipses narratives, et qui témoigne d'une tension, comme elle est parfois au rendez-vous dans les séries concoctées par David Simon, on fait spontanément le rapprochement du fait de l'environnement très urbanisé et socialement très clivant. Et d'une grande poésie (pas étonnant quand on sait que, jusqu'à présent, l'auteur était publié aux éditions Cheyne sous le pseudonyme Louis Adran). Tout comme Laura Vasquez, tout comme Antoine Wauters, quand des poètes se mettent à écrire leur premier roman, il faut les suivre attentivement.
Une farandole de silence et un halo de mystère, l'équation d'un temps de lecture suspendu.
Saisissant.

Cocoaïans (Naissance d'une nation chocolat)
de Gauz
Editions de l'Arche
«On danse quand s'arrête la parole. On s'arrête quand la parole veut danser.»
On avait apprécié l'essai L'histoire du sucre, histoire du monde de James Waldin paru à La Découverte, ici, sous une autre style Gauz' nous invite à suivre le cacao, un stupéfiant récit historique et politique qui vient éclairer les rapports de domination qui se cristallisent et se perpétuent («deux pas en avant et trois en arrière») autour de la «plante amère». «Ce pays ils l'ont sorti de leurs crayons à papier dans le but exclusif d'y planter toutes les herbes dont ils raffolent, mais qui ne poussent pas chez eux».
Invitation est donc faite à «plonger dans le fleuve de l'histoire» de 1908 jusqu'en 2031, à voyager au Cocoaland, le pays des Cocoaïans.
Parlons tout d'abord de la forme : au départ le texte était écrit plus sous forme de pièce de théâtre et il en garde quelques traces dans ses soubassements de mélopée dialogique contrariée. En tout cas, cela sied bien à ce texte de se retrouver dans la collection portée par les éditions de L'Arche, Des écrits pour la parole. «La parole est un chant qui dort». Parce que c'est exactement de cela dont il s'agit.
Très vite le décor est planté, il y a un problème majeur qui demeure au niveau du système de rétribution des cocoaïans, et il n'en serait pas de même si les Ivoiriens (le mot n'est jamais prononcé) étaient «les premiers producteurs mondiaux de chocolat plutôt que de cacao». On a beau tourner le paradigme économique dans tous les sens, ce sont les faiseurs de chocolat (que Gauz' s'amuse à qualifier de «Willy Wonka») qui fixent les prix. «Nous (comprendre, les Oompa-Loopas), on produit le tiers du cacao du monde depuis des années, mais on n'est pas fichus de fabriquer ta tablette de chocolat».
Gauz' se moque du népotisme, se gausse des bonimenteurs et autre «bon-marcheur beau-parleur», toujours prompts aux «conte-mensonges» et prêts à pactiser avec les grands groupes de chocolatiers.
Les palabres, ancêtres, fétiches sont convoqués par cette question que leur pose cette plante «Ne plus être qui nous avons été, pour être qui nous ne savons prédire».
Le orange-blanc-vert a beau avoir remplacé le bleu-blanc-rouge, le déséquilibre se prolonge. «A leurs yeux, nos citoyens ne sont plus que des pieds de cacaoyers chocolat convertibles». L'indépendance (le 7 août 1960) et ses lancinantes questions : qui dépend de quoi ; de quoi dépend-on ? «On ne pouvait pas célébrer l'indépendance sans avoir défini la dépendance» ; «Vous avez dansé l'indépendance de leur chocolat et la dépendance de notre cacao».
Considérant que «le chocolat aurait dû être notre arme de lutte, pas le cacao», Gauz' en appelle à un contre-récit pour les temps à venir, «faire en sorte qu'aucun sac de fêve ne quitte ce pays. L'Occident devra nous acheter exclusivement de la poudre de chocolat comme il achète la poudre de cocaïne. Il se pliera à ce diktat. Ou alors, nous organiserons la plus grande pénurie de chocolat de tous les temps». D'autres alternatives plus séditieuses ou proches de l'univers de Charlie et la chocolaterie sont malicieusement suggérées pour servir la cause ainsi énoncée : «Les fêves de l'humiliation, transformons-les en fêves de l’émancipation».
Une écriture facétieuse, enlevée, rebondissante et combattive qui vise juste.

L'omission
de Gilles Farcet
Editions Le Cols Jouve
A paraître le 10 septembre
«un frère
un demi frère
rien pressenti
rien soupçonné»
Un secret de famille. Comment en parler ? Comment mettre sa famille et les silences qui la composent en récit ?
Gilles Farcet apprend à la cinquantaine qu'il a un demi-frère aîné surnommé Tone.
Retour à Lyon, retour aux sources : l'auteur va à sa rencontre, essaie de démêler l'écheveau des non-dits familiaux, des prénoms qui s'emmêlent (Antoine qui est en fait Philippe a un fils qui s'appelle Antoine), de reconstituer ce qui fait famille malgré tout. Se défaire des secrets qui perdurent, alors que beaucoup savaient et faisaient comme si.
Constant, Janine, Franck, Danièle, Alice, Madeleine, Antoine junior, une farandole de figures familiales entoure cette quête. Au croisement de deux époques. Et en toile de fond, l'inscription des uns et des autres dans les événements de la vie, ceux là même qui les relient.
Une fois retrouvé son frère consanguin, comment se comporter, même s'ils se vouvoient, «comme des frères» alors que l'auteur a ignoré jusqu'à la moitié de sa vie l'existence de l'Autre. Comment se situer alors même que l'on se pensait jusqu'alors fils unique ?
Gilles Farcet s'amuse, dans la forme très libre de son récit, des liens de parenté «elle est sa cousine,
la fille de la sœur, la demi soeur de mon demi frère » ; «Antoine, mon neveu le petit fils de mon père» ; «sa grand-mère Madeleine, la mère de mon demi-frère, l'amante de mon père».
Une écriture qui serpente dans la spontanéité, des mots qui se détachent et servent le propos.
Remarquablement bien écrit.
A noter que Gilles Farcet sera à l'Esperluette mercredi 28 septembre pour accompagner la sortie de son livre (dédicaces et lecture d'extraits). Plus de précisions, à venir.
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Triptique en ré mineur
de Sonia Ristić
Editions Intervalles.
« Je crée des mondes que je noie dans des déluges»
Un gros coup de cœur pour ce roman, le quatrième de Sonia Ristić.
On suit trois femmes au cour de trois périodes, Milena dans le Belgrade des années 70, jeune scénariste entretenant une correspondance avec Sam, un apprenti écrivain américain qui tente de se démener avec son père malade ; Lily (et avec Clara indissociablement) dans le Berlin des années 30 ; enfin Ana en France durant les mois de confinement de 2020 et qui reçoit un colis dont le destinataire paraît improbable.
Il s'agit surtout d'un jeu de miroirs, de dilution («je suis elle, ou elle est moi, je ne sais plus»). Des «failles temporelles (qui) ne cessent de s'ouvrir» laissant place à un entrelacement de ces personnages, un emboitement d'histoires. Les unes faisant écho aux autres comme les trois morceaux de musique ( le concerto pour piano n°3 de Rachmaninov ; la symphonie n°3 de Gustav Mahler et le concerto pour piano n°1 de Brahms). «Sans aucune logique, des époques pourtant bien distinctes se percutaient les unes contre les autres».
L'écriture de Sonia Ristic n'est jamais hors sol, on retrouve peaufinés avec exigence les contextes historiques qui agissent aussi comme des trames narratives et dans lesquels s'interpénètrent, avec une certaine mélancolie, l'histoire vécue directement ou par procuration (on pense spontanément ici à Mostarghia de Maya Ombasic, à Mars violet d'Oana Lohan ou plus dernièrement au roman de Semezdin Mehmedinovic, Le matin où j'aurais dû dormir). Au-delà des événements en soi, l'autrice rend compte de comment l'Histoire se fait saisissante («le moment historique qui change tout», «la manière dont l’histoire nous a façonnés»), et de quoi se compose, entre fiction, délire, ellipses et réarrangement, la matière des petites histoires, avec une attention fine aux objets, aux décors, aux détails, aux traces, aux archives «pour pallier l'oubli qui grignote», tels des palimpsestes, des superpositions de fragments d'écriture pour faire récit et tendre vers le souci d'une écriture assurément juste et peut-être réparatrice. «Ecrire n'est rien d'autre que bâtir des mythes et élaborer des légendes – jouer à se faire peur – pour pouvoir regarder en face les douleurs qui nous ont façonnés».
Un chemin d'écriture qui fraie vers le remarquable, et espérons-le («doigts croisés et bois touchés»), le remarqué.

Qui sait
de Pauline Delabroy-Allard
Editions Gallimard
«Ce n'est pas anodin, tout de même, d'être escortée dans l'existence par trois inconnus»
On retrouve pour cette rentrée littéraire Pauline Delabroy-Allard dont on avait beaucoup aimé son premier roman, Ça raconte Sarah et aussi son recueil de poésie, Maison-Tanière, publié chez l'Iconopop.
Si dans Ça raconte Sarah la narratrice n'avait pas de prénom, là, elle en a rien de moins que quatre. En plus de Pauline, le premier, elle nait avec trois autres prénoms Jeanne, Jérôme, Ysé. Et on retrouve comme le tout début du roman de Polina Panassenko, Tenir sa langue, notre narratrice n'ont pas dans un tribunal mais dans un service d'état civil d'une mairie, à la faveur de sa première demande de carte d'identité («j'ai existé plus de trente ans sans exister») au moment où elle s'apprête à donner naissance. Mais que vient faire parmi ces prénoms celui de Jérôme, un prénom qui n'est pas épicène... A défaut d'obtenir les réponses auprès de ses parents qui ne parlent pas du passé, la narratrice s'emploie, à la limite de l'obsession, à chercher qui pourraient bien être les personnes qui portaient ces prénoms qu'on lui a attribués. Ce «chapelet de ses prénoms» : c'est qu'avec autant de prénoms, de visages au contour évanescent, sa vie ne saurait être unique.
Le récit est structuré en trois parties, suivant les traces de ces trois personnages, ces trois encombrants fantômes qui «colonisent son esprit»:
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Jeanne, l'absente, une arrière grand-mère vite disparue de la mémoire familiale,
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Jérôme, l'abstrait, un ami de la famille disparu dont elle essaie de retrouver les traces en Tunisie, et qu'elle aime à confondre avec Maxence le prof de danse,
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Ysé, la divine, femme amoureuse de trois hommes et issue d'une pièce de théâtre de Paul Claudel, Partage de midi dont la narratrice s'imprègne littéralement, pareille à une troublante mise en abime.
Mais comment sortir de ce flou ? Les trois parties se déclinent également à partir de trois questionnements kantiens, que puis-je savoir ? ; que dois-je faire ? Et, que m'est-il permis d'espérer ?
Les pistes s'enchainent mais qu'importe, quitte à faire des choses bizarres, ce qui compte pour Pauline Delabroy-Allard, reprenant Pierre Soulages, «C'est ce que je trouve qui me dit ce que je cherche».
Roman sur la vérité (qui sait) et sur l'identité (on peut entendre l'homophonie du titre, qui c'est ?), à la manière d'une Geneviève Peigné (Ma mère n'a pas eu d'enfant, éd. Des Lisières) Pauline Delabroy-Allard s'interroge sur sa lignée («une lignée de cinq femmes. Cinq comme les doigts de la main», «cette chaine dont je suis un chaînon, cette chaîne qui m'enserre, qui me ligote, et qui s'est brisée», «une femme qui a donné naissance à une femme qui a donné naissance à une femme qui m'a donné naissance»), sur où elle se situe, quitte à imaginer le théâtre de la vie des ces trois personnages, quitte aussi à inventer des réponses («j'écris pour remplir les vides» ; «D'où me vient cette idée qu'on peut trouver dans la littérature de quoi se constituer une d'identité?») pour se désigner soi-même.
Une quête nécessaire pour exorciser ce qui a constitué pour Pauline un «jour blanc», où l'impossibilité de voir son enfant mort-né porté le prénom choisi.
On retrouve comme dans ça raconte Sarah, de sublimes descriptions de déambulation, cette fois-ci non pas dans Trieste, mais dans Paris, dans Tunis, dans Sousse, mais aussi une géographie de sa maison-tanière, comme dans le recueil de poésie.
Une écriture à intention qui se déploie implacablement.

Pour leur bien
d'Amandine Prié
Editions Les Pérégrines
Amandine Prié s"inspire de l'affaire de l'Arche de Zoé en 2007 pour tisser son premier roman.
Pour rappel, ce scandale concerne une ONG partie au Tchad pour "sauver" des orphelins du Darfour. Il est question d’accueillir en France de jeunes enfants de moins de 5 ans pour, à terme, peut-être les adopter. La réalité est toute autre puisque la majorité des 103 enfants qui allaient prendre l’avion pour l’Europe étaient tchadiens et avaient encore leurs parents vivants.
Dans le roman, nous sommes quelques années plus tard (en 2015), le pays n’est jamais mentionné, l’association non plus. Pour autant c’est bien cette affaire qui inspire l’autrice pour questionner le regard des occidentaux sur l’Afrique. Et la connaissance de ce scandale rend le roman d’autant plus glaçant.
Car la tension est présente dès les premières pages, sans manichéisme, tout en subtilité. L’autrice choisit une