Votre libraire vous partage chaque semaine ses conseils de lecture et coups de cœur. Face à l’ immensité de choix qui s’offre à vous, constituez votre P.A.L et trouvez votre prochain livre de chevet ou une idée de cadeau. Nous pensons également à toute la famille avec nos recommandations spéciales jeunesse.
Et pour ne pas les oublier, retrouvez en bas de la page les sélections des mois passés.
#automne 2023
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La fin des coquillettes - Un récit de pâtes et d'épées
de Klaire fait Grr
Binge Audio Editions
«Que voulez-vous, il y en a qui lisent l'avenir dans le marc de café, moi c'est le patriarcat dans les nouilles, chacune sa croix...»
Il y a des livres comme ça qui déménagent et qui re-boostent. Nous avions aimé aux éditions Hors d'Atteinte, Comment devenir moins con en dix étapes de Quentin Delval, là, nous ressortons (j'aurais écrit « on », avant de lire le livre*) revivifié suite à la lecture de La fin des coquillettes.
C'est un livre au rythme enlevé, plein d'humour où nous (j'ai failli ré-écrire «on») apprenons plein de choses, tout plein de choses même. Au gré de vagabondages entre des pages de l'oracle Google (où il est fait dialogué entre eux certains commentaires d'insatisfaction de clients Amazon acheteurs de prunes séchées, de bouilloire électrique sans fil ou encore de petit landeau pour enfant) et celles de «Wikipédia-mon-amour», ainsi qu de références tout droit sorties de la «bibli Denis Diderot», nous oscillons entre quelques «inventaires pas -Prévert» et l'exploration de la «Mémoire Inutile» de Klaire fait Grr entre la satire des années '80 et celle de l'absurdie avancée de notre temps présent.
Il n'est qu'à voir comment les titres des chapitres sont rédigés («des pruneaux humides et de la poésie capitaliste», «des ventres de baleine et des soirées LinkedIn», «des règles du UNO et du cassoulet végétarien») ou quelques unes des illustrations (pensons à la «frise chronologique des événements prouvant la préméditation du délit» lié au dépeçage du chat de la Mère Michel) ou la quatrième de couverture (où nous apprenons en guise d'avertissement que «ce livre n'est pas ministre de l'intérieur. C'est déjà une grande qualité») pour avoir un aperçu du ton de ce livre tout en dérision et auto-dérision. C'est que sous la forme amusante de «petit point d'info» (avec force de «détails mi-navrants mi croustillants, navrillants disons pour mettre tout le monde d'accord»), beaucoup de choses très sérieuses ou horripilantes c'est selon sont explorées : ce que vient signifier en terme de cordialité trois lettres qui terminent paresseusement nos mails (cdt), l'origine du Brainstorming (on ne remercie pas Osborne), de la Chandeleur, de Lustucru, les charivari comme préfigurateurs des EVJF (enterrements de vie de jeune fille), l'origine pas très nette de l'expression «avoir la puce à l'oreille», les dessous de la chanson «il était un petit navire», l'histoire de James Barkley ou l'une des toutes premières fake news, la pseudo-théorie du Bourdon, l'histoire d'un certain nombre de parcs d'attraction pas très attractifs. Une entreprise qui vise sans être donneuse de leçon à débunker certaines légendes urbaines ou mythes tenaces. L'autrice se fait scrutatrice de «l'échec de la légende», à l'instar de Marco Polo ramenant les pâtes de Chine, de la «Vérité-Une-Et-Indévisible» des œuvres des frères Grimm, des sœurs Tatin etc. Un inventaire d'histoires qui peuvent paraître toutes plus ou moins extravagantes, gratinées, mais qui le plus souvent, en disent long sur les «vacheries faites aux femmes».
C'est une excellente idée que Klaire fait Grr ne s'adonne pas qu'à des podcasts sur Arte Radio ou Binge Audio ou à des spectacles de chansons-pas-chantées. Après Chattologie qu'elle a signé avec Louise Mey, sa contribution, via le recours à l'écriture livresque, au décryptage de notre monde qui dévisse, mal comme il faut, est précieux.
En guise de «chutence» («un truc mi chute, mi sentence»), je dirais simplement que c'était exactement la lecture qu'il me fallait ce lundi** pour bien démarrer la semaine.
« Et bien souvent, ceux qui flippent de voir des statues déboulonnées en nous brandissant comme argument leur prétendu amour de la pierre de taille d'origine nous agitent surtout au nez leur peur d'un monde un peu moins bouffi d'inégalités dégueulasses. »
*On apprend dans le texte que «"On" était, en fait, à l'origine un nom commun. Et pas n'importe quel nom commun, on, c'est homme, qui est passé par les orthographes hom et on. Notre on, notre universel est un homme. "On" est un homme. C'est bête, pour un truc universel, d'oublier une demi-platrée de l'univers».
**marche aussi pour les autres jours de la semaine.

Gorge d'or
d'Anni Kytömäki
traduit du finnois par Anne Colin du Terrail
Editions Rue de l'échiquier
«J'entends derrière moi le doux gazouillis d'un rouge-gorge. Bientôt d'autres chant s'allument. Je les ai tous déjà entendus. Je presse mes mains sur mes yeux et tente de me rappeler le nom de chaque oiseau, mais décide ensuite que cela n'a pour l'instant aucune importance. On se rappelle plus longtemps les sons que les mots.»
643 pages, ce n'est pas rien... Mais il faut bien cela pour entrer, s'imprégner et commencer à comprendre la forêt finlandaise. C'est aussi ce qu'il faut pour aller à la rencontre, sans les brusquer, d'Erik, Lidia, Elsi, Malla, Olga, Anttu, Joël. Enfin, c'est sans doute le temps qu'il faut pour saisir l'insaisissable, approcher au plus près la limite entre réalité et imaginaire, la limite entre humain et animal («Elma disait que si l'on rampe autour d'un grand pin dans le sens inverse des aiguilles d'une montre en pensant très fort au griffu, on en devient un.»), ce qui fait de ce roman une fresque historique, écologique (comme l'ensemble des titres de cette remuante maison d'édition) et onirique.
En écrivant La reverdie, Louise Browaeys a souhaité, dit-elle, écrire un roman-buisson ou roman-jardin. Ici je dirais qu'il s'agit d'un roman-forêt, dense, parfois épineux comme les pins qui la peuplent, à d'autres moments tendre comme ses mousses (nous ne sommes d'ailleurs pas loin ici de l'univers de Mousse de Klaus Modick paru chez le même éditeur), puis dans lequel certains personnages s'enlisent comme dans ses tourbières. Les mots bruissent, chantent, s'envolent comme les multiples oiseaux qu'observe Erik, botaniste et zoologiste, ou encore tels les notes qui s'échappent de la flûte traversière d'Elsi. Le roman respire, la forêt aussi. L'auteur se plait d'ailleurs à la personnifier sans cesse, sans céder à une forme d'anthropomorphisme.
Alors que l'histoire cavale en ce début de 20ème siècle, que les soulèvements politiques et la guerre font rage ou ne sont pas loin, la forêt semble un espace où il est encore possible de suspendre le temps, être à distance de l'horreur. C'est ce que souhaite plus que tout Erik, mais la réalité le rattrape : son père construit des voies ferrées et exploite le bois, dans une course effrénée aux profits. Il faut arrêter cela, rendre la forêt intouchable, instaurer des réserves naturelles. De même pour les animaux qui la peuplent, vivre côte à côte, sans se déranger, sans domination (ici le rapport à l'ours – le griffu) peut nous rappeler celui existant en Inde avec les éléphants dans le très beau roman D'ivoire et de sang de Tania James, toujours chez le même éditeur).
C'est aussi l'histoire d'êtres qui ne supportent pas d'être trop ancrés dans le réel, alors la fuite n'est jamais loin : fuite dans les contes et l'imaginaire, dans l'alcool, dans le grand nord, dans des amours infinies, et bien sûr dans la forêt. Au risque de tout perdre et de sombrer.
Comme lors d'une balade en forêt où la lumière se faufile entre les feuillages, ce roman navigue dans un clair-obscur, teinté de mélancolie, dans lequel il est bon de cheminer lentement, tous les sens à l'affût.
«Les bouleaux borgneux et les sapins voilés d'usnée s'y dressent sans jamais dire un mot de tout ce qu'ils ont vécu, plus sages, en secret, que quiconque.»

Shy
de Max Porter
Traduit de l’anglais par Charles Recoursé
Editions du sous-sol
“Il a tagué, sniffé, fumé, juré, volé, tranché, cogné,
fui, sauté, démoli une Ford Escort, détruit une
boutique, saccagé une baraque, pété un nez, planté
un couteau dans le doigt de son beau-père, mais
ça fait un bail qu’il n’a pas fugué. C’est du taf
et du stress.”
Lui, c’est Shy, un adolescent anglais sujet à des crises de violence, en plein décrochage scolaire et très malheureux. Un délinquant comme pourrait le qualifier la société. Nous sommes en 1995, âge d’or commercial de la musique Jungle. Viré de son lycée, Shy est placé à la Dernière Chance, un établissement spécialisé qui tente de remettre les jeunes accueillis sur une meilleure voie au travers d’une pédagogique novatrice.
“Imaginez un théâtre, une poignée de techniciens
mal payés dans les coulisses, et sur la scène une
troupe de comédiens imprévisibles et lunatiques”
Malheureusement, ce centre est menacé de fermeture pour être remplacé par des appartements de luxe. Avec cette nouvelle et l’ambiance particulière qui règne à la Dernière Chance entre les jeunes, tantôt amis, tantôt ennemis, Shy décide de fuir. Son objectif : l’étang voisin. Avec lui, il emporte son walkman avec sa cassette préférée ainsi qu’un sac rempli de cailloux, un sac qui “pèse une tonne”, qui porte le poids de son quotidien. De quoi laisser présager de l’issue de sa fuite.
Avec ce roman, Max Porter prolonge son exploration de l’enfance déjà abordé dans La douleur porte un costume de plume (2016) et Lanny (2019). Ici, il s’attache plus particulièrement à l’adolescence, grande période de transformation, notamment émotionnelle et psychologique, qui peut plonger certains adolescents dans une grande souffrance et les couper petit à petit du monde faute de trouver une façon de communiquer avec les adultes.
C’est notamment le cas de Shy, que nous suivons le temps de sa fugue. Un temps pour explorer son passé et comprendre qui il est, au travers des multiples voix dans sa tête se mêlant à ses propres souvenirs. Ses pensées font très vite apparaître d’autres personnages : sa mère, son beau-père, ses éducateurs, ses camarades, un journaliste faisant un reportage sur le centre... Autant de voix qui vont et viennent, caractérisées dans le texte par l’utilisation d’une typographie propre : une police différente, un jeu sur les tailles de caractères, sur la ponctuation, un texte en recto-verso qui pousse le lecteur à reconstituer les phrases... L’écriture est très singulière et rythmée, comme le tempo de la musique Jungle qu’écoute Shy sur son trajet et des 170 battements par minutes qui caractérisent cette musique.
Pour vous plonger dans l’ambiance de ce récit, nous vous conseillons de retrouver votre meilleure playlist de 1995. Bien que le récit soit court, il est nécessaire de prendre le temps dans votre lecture, tant elle bouscule, questionne et émeut.
Un roman coup de poing !
«Il aimerait arrêter d’avoir des hauts et des
bas. Il aimerait arrêter son esprit. L’éteindre.
Il aimerait dormir pendant des jours sans faire
de rêves. Il aimerait avoir dix-huit ans,
pouvoir s’acheter une bouteille de Captain Morgan
et un paquet de clopes, se poser quelque part
sans personne et ne pas penser».
Recension établie par Judicaëlle Pace, stagiaire à l'Esperluette
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Plainte contre A
Plainte contre A
de Valentina Casadei
design de couverture & d'écrin : Pascaline de Glo de Besses
Editions Maintien de la Reine
Nouvelle poétique
«Je ne suis pas un train
Je ne suis pas une maison
Je ne suis pas un camping-car
et je ne suis pas un hôtel
mais mon corps bouge
m'appartient
puis-je être considérée comme un bien meuble, inspecteur ?»
Porter plainte est tout sauf un jeu, mais Valentina Vasadei, dont on apprend quelques unes de ses influences en fin d'ouvrage (Alda Merini, Chandra Livia Candiani et Kae Tempest), s'en amuse. Tout comme Fabien Drouet s'amusait dans Je Soussigné (aux éditions La Boucherie Littéraire), à faire de fausses attestions dérogatoires de sortie.
La protagoniste se rend au Commissariat, apparemment pour un vol de portefeuille, mais on s'aperçoit vite que c'est de bien plus dont il s'agit. Elle a des comptes à régler et s'adresse à un inspecteur consacré tout entier à son clavier pour consigner sa plainte. Ce ne sera pas une plainte contre X, mais une variante, contre A. A l'imposteur, A celui avec qui elle a eu quatre mois de relation toxique. Au moment du dépôt de plainte, sept mois la séparent de la séparation d'avec son ancien compagnon.
Ce n'est pas seulement une plainte pour vol, mais la longue plainte dont il est question, coche toutes les cases des motifs qu'on peut invoquer pour la plainte contre X «vol simple, vol avec violences, dégradations volontaires, filouterie, délit de fuite, usurpation d'identité, appels téléphoniques malveillants, escroquerie, abus de confiance», autant de catégories juridiques, accompagnées de leurs définitions qui ouvrent chaque partie. La goujaterie ne répondant pas entièrement à une qualification juridique n'a pas été retenue. Idem pour la spoliation («Il a utilisé mon shampoing, le dentifrice, le savon, il a mangé mes pâtes, le riz, la sauce tomate de ma mère, a dormi dans mon lit») qui n'a pas pu être caractérisée.
La plaignante a, dans son malheur, la chance de tomber sur un inspecteur tout à l'écoute : elle puise «dans la base de données de (son) coeur») pour lui livrer ses meurtrissures. Pour dire l'indicible : «Et ce que l'on ne voit pas ? Comment le décrire ? Le juger ? Le condamner ? ». Elle déverse sa souffrance («j'ai nagé la brasse dans l'abime noir avec moi, il y avait également une pieuvre, je n'étais pas seule»), elle crie à la trahison. Elle en appelle à de la considération, à de la compréhension («L'inspecteur finit par taper quelque chose, et dans la fragilité de ce silence, dans sa crispation de papier de soie, j'attends ce mot que j'ai reçu de tant de personnes, ce mot de compréhension»). Contre la réification et la capture (ou l’ensorcellement - «ce regard fou et envoutant») dont elle a fait l'objet («cela le dérangeait que je ne sois pas ce qu'il voulait, que ma nature ne correspondait pas au fantôme de ce que j'aurais dû être pour lui : une petite poupée souriante qui ne demande rien»), et au prix d'une volonté chevillée au corps («ça coûte tellement d'effort se remettre sur les rails»), elle se reprend en main, «remonte à la surface» et cartographie la nature des atteintes et de l'emprise qu'elle a subies.
Et à la toute fin, advient la chute qu'on n'attendait pas, pareille à une «précieuse ambivalence».
On se laisse prendre par la puissance tourbillonnante du vers libre, par l'humour délicieux de l'autrice, et l'on prend plaisir à lire ce bel objet magnifié par Pascaline de Glo de Besses. Dans cet écrin s'est intercalé un subtil erratum, il pourrait passer pour inaperçu s'il n'était pas à ce point soigné (avec un gaufrage en partie), ou comment, à l'instar du kintsugi, sublimer une erreur de frappe ou d'impression. La classe les Editions Maintien de la Reine !
Il est des livres qu'on lit d'une traite parce que, certes, le format le permet, mais aussi et surtout parce qu'il vous happe littéralement. Plainte contre A fait partie de ces rares.
«Je veux
retrouver
ma
putain
de
vieille
façon
de
voir
le
monde»

Hors d'atteinte
de Marcia Burnier
Editions Cambourakis
“Elle rêve qu’elle sombre, que le trou noir l’engloutit tout entière, la coupant du monde sans qu’elle puisse articuler un mot.
Elle rêve qu’elle disparaît.”
Avec ce roman, Marcia Burnier nous propose de suivre la lente reconstruction d’une femme, Erin, après une relation amoureuse toxique avec un homme manipulateur. Un homme qui est parvenu au fil des années à la convaincre qu’elle était fragile et totalement invisible.
Après s’être rendue dans un centre d’aide psychologique, Erin prend la décision courageuse de quitter son compagnon, sa ville, Paris, et de partir s’isoler dans un lieu nouveau, neutre de tous souvenirs et de connaissances. C’est accompagnée de son chien, Tonnerre, qu’elle se retrouve ainsi dans un petit village des Pyrénées.
En communion avec la nature et au détour de magnifiques randonnées en montagne, Erin va petit à petit avancer pour tenter de reprendre le contrôle de sa vie, de ses pensées et de son estime de soi. Un chemin lent et sinueux, fait de hauts et de bas, de périodes d’angoisse et de dépassement de soi. Elle croisera également sur sa route d’autres femmes, Aria, Janine ou encore Catherine, qui l’aideront à se libérer de ses blessures et à comprendre qu’elle existe bel et bien.
Au travers d’une écriture simple et sans pathos, Marcia Burnier explore la question des violences psychologiques et des blessures invisibles qu’elles laissent. Un roman court et profond qui touche le lecteur dès les premières pages tant le personnage d’Erin est attachant, sensible, mais surtout puissant. On chemine avec elle, comme une belle randonnée en montagne.
Si le cœur vous en dit, prévoyez un tour à la Pique d’Endron et posez-vous au sommet pour entamer la lecture de ce roman.
“Erin est vivante. Il y a des hauts et des bas, rien n’est linéaire, elle y a laissé des plumes, elle a perdu des années de sa vie mais elle est debout, plus solide qu’elle n’aurait jamais cru. Elle a survécu et elle trouve, au fur et à mesure que les éclairs illuminent la pièce, qu’elle peut en être fière.”
Recension écrite par Judicaëlle Pace, stagiaire à l'Esperluette

Au gré du vent
de Mapi et Emanuele Benetti
Editions A2MIMO
album jeunesse
«Tout était comme d'habitude. Mis à part un petit courant d'air qui se faufilait sous sa veste, et soulevait de petits amas de poussière autour de ses chevilles.»
Cela commence par un brin de vent qui se transforme en fortes rafales. Les habitants du village jusqu'alors bien paisibles ne dorment plus, sont décoiffés, et le balayeur n'en finit pas de ramasser des feuilles au lieu d'aller à la pêche. Le pâtissier quant à lui observe cela d'un œil un peu distancié. Il faut construire un mur !
Cette histoire nous raconte comment les êtres humains cherchent à lutter contre les intempéries, quitte à se couper de la nature. Fort heureusement sa beauté les ramène à la raison... mais peut-être pas pour si longtemps...
Il y a quelque chose d'un peu désuet dans ce village qui le rend très attachant. Les illustrations en graphite créent des ombres et nuances qui viennent habilement adoucir la grisaille de la ville et c'est le vent (ce vent frippon de Georges Brassens qui «rebrouss' les bois, détrouss' les toits, retrouss' les robes») qui apporte la touche de couleur, ce vert si lumineux associé à la nature. Les personnages, tout ronds et très expressifs, sont plein de bonhommie et il se peut bien que le jeune lecteur aient envie de les faire discuter et leur donne vie.
Pas très étonnant que cet album soit accueilli dans le catalogue d'A2MIMO dont la ligne éditoriale vise à éveiller la curiosité des enfants pour (re) découvrir le monde qui les entoure. Prise de conscience qui est aussi celle des villageois lorsqu'ils découvrent des fleurs juste de l'autre ôté du mur.
Une histoire qui fait méditer sur notre rapport à la nature.
«Finalement, le vent qui faisait claquer les volets, qui avait ébouriffé les cheveux, et qui faisait voler les feuilles, avait aussi apporté quelque chose de beau ! »
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Nourrir la pierre
de Bronka Nowicka
traduit du polonais par Cécile Bocianomwski
Editions Corti
poésie
«Si on pouvait attacher comme deux bouts de ficelle le jardin de maintenant et celui du passé...»
Quel délice de se plonger dans les curieuses observations que nous partage cet enfant. Il nous emmène, l'espace de quelques instants, auprès des siens (père, mère, grand-père, grand-mère, arrière-grand-mère) qui interagissent avec une galerie d'objets (peigne, armoire, un sac de boutons, des poches, des chaussures, des cuillères, un bâton, des poupées, une valise en carton) – «chaque objet dans cette rivière cherche sa main, chaque homme sur le bord cherche son objet». Le tout en prise avec le temps qui passe («on ne peut pas remonter le temps avec une cuillère»), en référence aussi au temps de l'enfance qui ne s'abolit jamais complètement (l'arrière-grand-mère aime rien tant que s'y loger) : «le temps, ce fond sur lequel les choses passent d'un côté à l'autre». C'est ainsi qu'«il y a des jours où mon père cesse d'avoir lieu et où toute sa narration passe sur les choses».
A portée de ressentis («la bouche béante, d'où fume sa sidération face au monde»), à commencer par une omniprésence de la tristesse («Le travail de la tristesse consiste à venir et à être là. Rien d'autre» ; «la boule de tristesse se repait du mot glacial 'impossible' » ; «La tristesse s'étendit sur une chaise-longue et se mit à lire»), l'enfant est en position d'observateur avancé, il s'imprègne des attitudes, des postures, des cocasseries de ses aînés, comme s'il les avait enfermées dans une petite boite à étonnements.
Il a quelques fixations, la mort n'est jamais très loin, mais aussi tout ce qui a trait au corps (chorégraphie de ses doigts pris en main par son arrière-grand-mère), à la peau («pour avaler la tristesse, il ne suffit pas de la laver. Il faut lui éplucher la peau») ou encore à l'articulation-désarticulation des membres («Mes jambes n'iront plus nulle part. Il les a nouées aux chevilles avec une ceinture de peignoir»).
Au milieu de bouts d'expériences et d'observations amusées, l'enfant se consacre à nourrir une pierre («la pierre toute entière n'est que bouche»). Cette pierre qu'il aime rien tant que sucer sous sa langue, et qu'il aimerait nourrir de tomates.
Ce texte nous évoque tout autant les univers de Bérangère Cournut, de Laura Vasquez ou encore de Fabien Drouet. Un combo original et garant d'une imagination débridée.
Plongée contorsionniste et poétique dans une infusion de souvenirs («le nombril de la mémoire de soi») tirés d'un minuscule monde. Une écriture qui prend «appui avec les jambes sur la vie».
A lire absolument.
«Ce sont les choses qui vérifient si avec un brin de bonne volonté, on ne pourrait pas transformer cette scène en comédie».

Fichu c'est fichu - ou - l'histoire d'un homme qui voulait faire les travaux domestiques
de Wanda Gag
Editions Ymagier/Ypsilon
“ Tout ce que tu fais c’est traînailler et traînasser dans la maison, vaguement. Y a surement rien de dur dans ces choses-là.”
Fichu, c’est fichu est un petit format illustré de Wanda Gág (dessinatrice, graveuse et lithographe américaine), paru pour la première fois en 1935 sous le titre Gone is Gone ; or the Story of a Man Who Wanted to Do Housework. Un conte qui déjoue les stéréotypes de genre et aborde la question de la charge mentale bien avant l’heure : on oublie ici la belle princesse sauvée par son prince charmant.
Il était donc une fois un couple de paysans : Fritzl et Liesi, accompagnés de leur petit bébé, Kinndli, et d’un chien, Spitz. Chaque journée, Fritlz travaillait aux champs et Liesi s’occupait des tâches ménagères quotidiennes. Toutefois, Fritzl était convaincu de travailler plus dur que sa femme. Ni une, ni deux, Liesi lui proposa d’échanger leur place. Dès le lendemain démarra alors une rocambolesque journée pour Fritlz. Lui qui s’attendait à s’allonger sur l’herbe et surveiller sa fille tranquillement et paisiblement, ne fut pas au bout de ses surprises : un chien qui vole des saucisses, un enfant qui renverse la baratte, une vache qui glisse d’un toit... Autant de situations burlesques qui lui permettront de se rendre compte des difficultés des tâches domestiques et vouloir sans plus tarder retrouver ses anciennes occupations.
“Oh Liesi, Liesi !, bafouilla Fritzl, t’as raison - ton travail à toi, c’est pas si facile.”
Wanda Gág, au travers d’une écriture et d’un dessin très humoristiques, nous retranscrit avec brio cette fable contée par sa grand-mère lorsqu’elle était petite fille. De quoi nous donner envie de se replonger dans nos propres souvenirs d’enfances de lecture...
Un récit à partager avec ses proches, qui peut plaire tout autant aux adultes qu’aux enfants.
Recension écrite par Judicaëlle Pace, stagiaire à l'Esperluette.

La salamandre et le bouchon de champagne
de Bérangère Cournut & Astrid Jourdain
Editions Le Tripode
conte
«(Voilà, c'est parti)»
On connaissait déjà le goût de Bérengère Cournut pour ses univers oniriques. Cette fois-ci elle propose une courte histoire qui plaira tout autant aux enfants qu'aux plus grands. Le conte classique de la belle princesse courtisée par des chevaliers qui doivent montrer leur courage est ici revisité pour faire se rencontrer le monde humain et celui des animaux (rappelant ici les fables). A vrai dire, les humains ne sont pas longtemps présents mais cela suffit à l'autrice pour écorner la figure souvent trop lisse de la princesse, ici jalouse et prête à tuer, et rendre plus humains et sensibles les chevaliers qui ont ici la larme facile. Elle donne ainsi la part belle aux animaux des bois (les lapins aux grands oreilles, le renard à la queue touffue, mais aussi oiseaux, biches, sangliers, grenouilles...) et à deux escargots-chevaliers, au service du sorcier pendant un temps (leur bave est précieuse pour les différents sortilèges) et qui vont tenter de se donner un rôle important lors de leur retour dans leur contrée natale (le bois de la salamandre justement). Ces deux compères toujours un peu en retard (il faut dire que ces animaux ne sont pas connus pour leur rapidité – on a ici en tête par exemple ces escargots de Prévert partis à l'enterrement d'une feuille morte et arrivés au printemps) et pas bien malins (quoi que...) veulent passer pour les sauveurs de la salamandre. Pour notre plus grand plaisir, ils se retrouvent pris à leur propre jeu.
Si le sous-titre est « une histoire féroce », il s'agit tout autant d'une histoire pleine d'humour et le ton décalé rend la lecture de ce conte particulièrement savoureuse.
Pour venir enrichir encore le parcours du lecteur, il faut compter sur la typographie d'Oskar qui nous permet presque d'entendre la voix des personnages mais aussi les silences. Enfin, les illustrations en trois teintes d'Astrid Jourdain rendent la nature encore plus luxuriante et sensible.
Quant au bouchon de champagne du titre, il faudra aller jusqu'aux toutes dernières pages pour comprendre le lien... A vous de le découvrir !
Et comme cette histoire se lit vite, on a plaisir à la lire et la relire, s'attardant chaque fois sur des épisodes et des détails différents.
«Comme ils avançaient lentement, les deux compères avaient le temps de réfléchir à la suite qu'ils allaient pouvoir donner».
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Vendredi, Au jour le jour
d'Anouch Paré
Editions de l'Oeil d'Or
«je suis libre, je suis nu.e, je suis seul.e sur un caillou introuvable dans l'océan sans soif et je veux m'éprouver».
Pour découvrir les sous-titres, il faut déjà ouvrir le livre : «Carnet d'un.e démissionnaire. Commentaire pour un documentaire animalier».
Le personnage qu'on suit, il ou elle, ça n'a pas d'importance, se familiarise avec un îlot où il ou elle compte bien vivre, survivre. Il ou elle a dû vider son compte en banque pour en arriver là.
Ça prend des allures de revisite de Robinson Crusoé, ou de Vendredi ou la Vie est Sauvage. On croit avoir tout lu là-dessus mais on se trompe. Ce livre n'est il pas dédié «à celles et ceux qui savent ne pas savoir» ?
Un «avant-goût» vient nous cueillir avant même de débarquer sur l'île, avec une liste à la Prévert de «Jamais plus» (Jamais plus je ne boirai du Coca, Jamais plus je n'aurai à cliquer sur «accepter les cookies», Jamais plus je n'aurai à n'éteindre la télé ni à l'allumer (…), Jamais plus je n'aurai à dire NOUS»).
Un besoin de couper semble prévaloir à la démarche, de s'expérimenter seul.e «dans le monde réel du vivant avec un grand V», de se confronter «à la nature comme avant». Car tel est le projet de cet.te exilé.e volontaire : «s'exiler pour se sentir vivre», à distance de NOUS et à la rencontre de soi, dans un temps où «rien ne presse», un «au jour le jour pacifié».
Sauf que bien vite des rats émargent sur la liste des présents, puis une chèvre et un chevreau, un oiseau, un chat, puis bientôt Gros yeux et un bouc (toute référence étant fortuite...). «L'autre est là, quelque part, tapi.e sur mon îlot. S'il vous plaît ! C'est moi l'unique sauvage ! ». Une communauté de vie fragile s'organise, une complicité se fait jour : «Nous nous comprenons sans mots, nous sommes les mêmes presque, des semblables, maintenant qu'il est possible de dire : NOUS – sans les autres».
Une réinvention actualisée de robinsonnades un peu trop bien connues, et de cette recherche exténuante d'un nouveau commencement ré-ensauvagé. La satire qui est déployée paraît ici d'un grand secours quand affleurent en sous-main des questions philosophiques autour de la continuité du Vivant, des formes de cohabitation dans un environnement de plus en plus contraint et à l'heure de l'Anthropocène.
Le texte emprunte à la forme théâtrale dans l'organisation des dialogues, dans la scansion des jours qui passent. Pas vraiment étonnant quand on sait que l'auteure est comédienne et metteuse en scène.
Les pourfendeurs de l'écriture inclusive devront tracer leur route, sous peine d'être bousculés par la présence du point médian, petit point qui vient jusqu'à s'incruster malicieusement sur la première de couverture, s'intercalant entre le titre et le nom de l'autrice.
Une fable qui nous évoque les univers et tonalités de Bérangère Cournut, tant du point de vue poétique que parfois absurde. Une lecture revigorante dont le format permet de s'intercaler dans plein d'espace-temps.
«C'est une nappe de nacre où rayonne une paix radieuse».

Blackout
de Gabriel Henry
Editions du Panseur
«Ne jamais tout à fait comprendre ce qui lui arrive, se sentir dépassé par les événements, même les plus infimes, est devenu pour Ulysse une habitude.»
Ulysse ne sait qui il est, ni ce qu’il lui est arrivé. Couvert de bandages et ecchymoses, il débarque, avec Ariunaa, sa compagne, en Mongolie. Il va passer sa convalescence dans le village des parents de cette dernière. Est-ce le choix d’un lieu-ressource ? Une fuite ? Sans en savoir plus que lui, nous comprenons rapidement qu’il s’agit sans doute d’un peu des deux. La connexion qu’il n’arrive pas à faire avec lui-même va se créer peu à peu avec la nature qui l’entoure. Ainsi, l’odyssée d’Ulysse ne se fait pas dans les îles inconnues de Méditerranée mais prend la forme d’un exil contemplatif au cœur des steppes de Mongolie. C’est ainsi avec beaucoup de plaisir qu’on devine tout d’abord ces grands espaces par la fenêtre puis le jardin des parents d’Ariunaa. Le village fait office de «navire inaudible et pourtant traversé de vie», mais aussi d’îlot au bord «d’un autre genre d’océan qui l’émerveille et lui inspire autant de crainte respectueuse que les grandes étendues d’eau salée». Jusqu’au moment où il est autorisé à sortir et peut voir de ses propres yeux. Ulysse découvre, par un contact multi-sensoriel cette nature propice à la méditation. Le temps devient alors élastique («chaque jour est immense, ample, gonflé comme s’enflent les voiles d’un trois-mâts dont le vent se saisit pour ne plus le lâcher»), le présent devenant le seul moment réellement existant pour lui. Par procuration, le lecteur à son tour s’emplit de la lumière : jaune, miel, sans possibilité d’ombre («ce qui frappe Ulysse, c’est l’absence d’arbres. Ou plutôt leur extrême rareté.») et qui parfois laisse place soudainement à l’obscurité annonçant de terribles orages. Se nourrit de la nuit («tôt, lumières et sons s’effacent devant ce territoire sacré et jusqu’aux premières lueurs de l’aube, plus rien ne vient heurter les grands pans d’ombre épaisse»). Eprouve ce «cocktail de senteurs, d’herbes mortes, de poussière ancienne, de pierraille et de terre argileuse lavées au grand air», humer l’air «comme si [on] le sirotait, infusé à l’eau chaude». Ecoute de nouveaux bruits, ceux des hautes herbes («cela grésille, étincelle presque, cela éclate à chacun des mouvements»), des animaux, des hommes.
Ulysse voudrait aussi entendre la voix d’Aryunaa, comprendre ce qui lui est arrivé, pourquoi il est ici. Mais Aryunaa semble empêchée, retarde ce moment, préfère s’activer et éviter ce moment où tout basculera.
Une plongée méditative qui fait de ce récit un remarquable premier roman.
«Etranger au carré – à cet endroit et à lui-même – il a perdu tous les nords et ne maîtrise rien, ou si peu, un état de fait qu’il s’étonne d’avoir si rapidement et facilement assimilé.»

A cause d'une fleur
de María Medem
traduit de l'espagnol par Alejandra Carrasco Rahal
Editions Rackham, collection Le Signe Noir
BD
«J'allais me résigner à m'abandonner à la nostalgie quand j'ai trébuché».
Besoin d'une parenthèse, de larguer les amarres tout en restant avachi sur votre sofa ? Cette BD est faite pour vous.
María Medem nous entraine avec Antonia dans un bout de terre aux couleurs chatoyantes, hypnotiques. Un ravissement de couleurs qui inondent. Une déferlante de couchers de soleil orangés.
Elle se retrouve seule et prend toute la mesure et la difficulté de l'exercice de la complète solitude. Contemplative, au risque de se vider «à force d'éparpiller (son) ombre un peu trop partout», au risque de perdre pied à n'entendre que l'écho de ses propres cris. Seuls quelques rares geckos et chiens semblent trainer par là. La fertilité de la terre semble avoir déguerpi.
Antonia se crée quelques rituels : aller sonner les cloches, se rendre auprès de la fleur, une unique fleur, sa fleur qui «danse à contre temps du vent», une fleur aux pétales d'un rouge vif et au pistil en forme de citron. Cette fleur dont elle prend le plus grand soin, à l'instar du Petit Prince, et qu'elle aimerait tant voir se démultiplier. Puis, quand elle n'est pas prisonnière des réminiscences de son passé, une plus grande porosité avec ce qui l'entoure advient, et c'est cet environnement qui la fait changer : tout comme elle est unie à sa fleur, «ce lieu et moi ne formons qu'un».
Puis c'est la rencontre inattendue avec l'Autre, Manuela, celle qui compose et reproduit tous les sons. «Elle passe sa vie à mimétiser, assimiler et reproduire tout ce qui existe et qui l'émeut pour le conserver dans le temps». Manuela l'amène, à travers un parcours labyrinthique où «rien ne semblait être placé là au hasard», vers les siens, vers la recherche de ce que peut bien vouloir signifier les miroirs merveilleux dont sa tribu est dotée, vers une possibilité de réenchantement d'un monde fait de désolations infinies.
Maria Medem prend plaisir à jouer.
Avec les ombres.
Avec des stries colorées projetées un peu partout, des stries comme des sons, comme des racines, comme des éclairs, comme une lame glacée, comme des trainées de nuage.
Avec une grammaire des cases aux multiples configurations, qui permet de zoomer, dézoomer, de sonder l'intime. 24 cases et c'est toute une décomposition-recomposition des gestes, des souvenirs à laquelle nous avons affaire, cela confine au sublime.
Avec des références au flamenco dont les traces sont délicieusement parsemées.
On retrouve le voyage initiatique, les accents oniriques et colorés des Pizzlys de Jérémie Moreau, l'exploration touchante des âmes en peine façon Marion Fayolle, notamment quand Antonia se saisit d'un miroir pour sonder ses reflets et retrouver sa fleur. Une poésie visuelle des plus touchantes.
Grâce au pouvoir d'une fleur, un moment de lecture «doré et immense». Epatant.
«L'air est un fin voile tissé de gouttes de rosée. Le froid gerce mon visage de fins traits quasi invisibles. Le soleil me les soigne».
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Alors nous irons trouver la beauté ailleurs, gymnastique des confins,
de Corinne Morel Darleux
Editions Libertalia
«Je n'ai jamais autant eu l'impression que le passé nous écrivait depuis le futur».
Dans son précédent essai, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (mais quel titre, je le redis!) qui s'est écoulé à plus de 40000 exemplaires, il était déjà question de beauté dans le titre, terme que l'on retrouve dans le nouveau livre de Corinne Morel Darleux, Alors nous irons trouver la beauté ailleurs, gymnastique des confins. C'est que Corinne Morel Darleux est mue par la beauté. Il en est aussi pleinement question dans ses écrits pour la jeunesse, à commencer par Là où le feu et l'ours, chez le même éditeur ou encore Le gang des chevreuils rusés au Seuil Jeunesse, un court essai dans la collection ALT chez La Martinière jeunesse, Etre heureux avec moins ? Et parce qu'elle est une brouilleuse de frontière, Corinne Morel Darleux vient de faire un livre 45 tours «Manifeste Tectonique Bestaire Erotique» dont elle signe les textes et la voix aux côtés de mastO à la musique et Elizabet Saint Jalmes aux dessins. Absolument réjouissant.
Toutes ces contributions peuvent être vues comme autant de tentatives pour «résoudre la dissonance récurrente entre le bonheur qu'[elle] éprouve à être vivante et le sentiment d'accablement qui [la] saisit quand [elle] regarde le monde».
Dans ce nouvel essai, elle explore une cartographie des confins. Ayant été amenée à séjourner en Inde un mois durant, elle tire un certain nombre d'étonnements et d'enseignements qu'elle nous partage. «Cette gymnastique des confins qui consiste à effectuer des aller-retours entre ici et ailleurs, entre hier et demain, est le meilleur moyen de ne pas rester enfermés dans nos cadres de pensée». Cela provoque aussi un «bougé en soi» qui ne passe pas forcément par un voyage.
Corinne Morel Darleux excelle à sa manière dans sa capacité à identifier des boussoles «par grands vents», «quand tout dévisse si massivement», comme le font à leur manière Philippe Corcuff et Mona Chollet (pas mal de résonances avec ce que Mona Chollet écrivait déjà en 2006 dans La tyrannie de la réalité). Différents auteurs inspirants sont mobilisés pour faire un pas de côté, ainsi, pour les plus significatifs en termes de citations, sont tour à tour convoqués, Barbara Kingsolver, Arundhati Roy, Amitav Ghosh ou encore Rosa Luxembourg et Ursula K. Le Guin. C'est que«cette déambulation littéraire, politique et géographique navigue entre l'essai, le récit de voyage et le journal».
A partir de sa ghesthouse, elle décrit comment elle se laisse «approprier par le territoire» et dans quelle mesure, avec le dérèglement climatique, «les tropiques sont en train de se rapprocher».
Comment aussi, «quand notre propre réalité nous fait défaut», «les fictions ont un rôle majeur à jouer dans la fabrique de notre rapport au monde», poursuivant la réflexion «pour nourrir soigneusement nos imaginaires» initiée dans le numéro de Socialter dont elle avait été rédactrice en chef et qui est aussi explorée avec gourmandise par Alice Zeniter dans son livre Toute une moitié du monde. «Ecrire un roman vous donne l'impression de gambader joyeusement dans la prairie de l'incroyable-liberté-de-la-fiction».
Corinne Morel Darleux se place, à la fin de ce petit livre remuant, plus résolument sur le registre politique, invitant, pareille à la trajectoire qu'elle a empruntée, à passer du programme à l'action, invitant à être plus sur des logiques préfiguratives (notion empruntée à David Graeber), performatives et offensives, sans renoncer «au besoin de confins où s'échapper et d'ailleurs où aller trouver la beauté». «De lieux où se retirer en silence, d'espaces où il est possible de rêver plus loin, de terriers où s'inventer d'autres réalités, de livres qui évadent ou élèvent la pensée, et de poches bien profondes où enfoncer les mains».
De livres il en est beaucoup question tout au long de cet essai, qui est aussi un magnifique plaidoyer pour la lecture. Le roman, comme un refuge, «un puits intarissable de lignes de fuite et d'imaginaires», mais aussi «un milieu de vie».
Une écriture qui brode de nouvelles perspectives.
«Face à la douleur du monde, face à ce système qui oppresse, détruit, tourmente les chairs et les esprits, les encombre d'angoisse et de mélancolie, il faut se munir d'aménité, faire assaut d'imagination et d'élégance».

Le portrait de mariage
de Maggie O'Farrell
traduit de l'anglais par Sarrah Tardy
Editions Belfond,
«Dans sa tête, elle était la tigresse, se mouvait sur ses pattes puissantes, inspirant de la terreur à quiconque la voyait».
Après le très remarqué Hamnet, paru en 2021, Maggie O'Farrell revient avec un roman historique autour de Lucrèce de Médicis, Le Portrait de mariage. Lucrèce a quinze ans lorsque sa sœur Maria décède et qu'elle se retrouve promise à l'homme qui aurait dû l'épouser, le duc de Ferrare, Alphonse. Sans autre alternative que de quitter la Toscane et sa nourrice avec qui elle entretenait un lien particulier, Lucrèce débute une nouvelle étape de sa vie en tant que duchesse de Ferrare.
Souhaitant immortaliser la beauté de son épouse, le duc ordonne que soit fait un portrait de mariage. Lucrèce, qui affectionne particulièrement l'art, se réjouit de cette initiative. Mais progressivement, elle perçoit que la caractère imposant et strict de son époux ne lui laissera pas beaucoup de liberté, autant dans cette tâche que dans sa vie en général. Rapidement, le devoir principal d'une épouse la rattrape : donner vie à un héritier («Tous ici brûlent du désir, du besoin de voir grandir en elle un être, de savoir que la descendance est assurée. Ils la voient comme une porte d'entrée, comme la clé de la survie de leur famille»). Alors que cette responsabilité l'accable et que les yeux de la cour se tournent vers elle avec de plus en plus d'insistance, son mari décide de les isoler dans une forteresse de campagne. Lucrèce comprend alors que, derrière ses apparences cajoleuses, le duc n'a qu'une idée en tête : l'assassiner.
L'histoire suit Lucrèce depuis son enfance jusqu'à sa vie d'épouse, son parcours en tant que troisième fille du duc de Toscane puis duchesse de Ferrare. Quelque peu mise à l'écart du reste de la famille pour son tempérament, Lucrèce s'imagine que sa nouvelle vie pourrait n'être que meilleure lorsqu'elle s'acclimate à son nouveau lieu de vie loin de la cour de Ferrare. Tout change lorsqu'inévitablement, Alphonse et elle font leur entrée officielle à la cour.
Maggie O'Farrell nous dépeint ici la vie d'une jeune femme au caractère fort, au cœur de la Renaissance. Le sort de Lucrèce prend un tout autre chemin sous la plume pleine de suspense de l'autrice qui rend ici hommage à la figure d'une enfant Médicis quelque peu oubliée. Maggie O'Farrell signe avec ce nouveau roman une brèche entre réalité et fiction qu'elle manie avec brio.
«Peut-être est-ce à cause de ce sentiment d'incorporalité, de déplacement, mais tout se passe comme si ses sens étaient soudain aiguisés, comme si elle était déjà morte, déjà passée de l'autre côté, comme si son âme était sortie d'elle-même, avair débordé, inondant les parages».
Recension écrite par Sarah Techer (ancienne stagiaire de l'Esperluette - en Master 2 MLE)

La mangouste
de Joana Mosi
traduit de l’anglais par Alexandre Fontaine Rousseau
Editions pow pow
Roman graphique
«On peut commencer par là : comment allez-vous ?»
Une femme tente de faire le deuil de son mari, sans réussir à se faire aider. Elle cherche aussi à se débarrasser d’une mangouste qui vient dévaster son carré potager (personne n’y croit mais elle est pourtant certaine que c’est une mangouste). Cette mangouste la hante, revient sans cesse à son esprit, comme, on le comprend petit à petit, son mari défunt. Sa mère l’aiderait bien, mais elle l’envahit surtout. Son frère aussi l’aiderait bien. Suite à la perte de son emploi il a emménagé dans la maison de sa sœur (il s'agit plutôt la maison de feu leur grand-mère dont ils ont hérité tous les deux), et il passe surtout beaucoup de temps sur le canapé à jouer aux jeux vidéo et ne sait pas trop comment faire pour la soulager. Il y a aussi une collègue qui tente de prendre soin d’elle (elle lui conseille de manger du tofu). Mais cette femme qu’on suit au fil des pages souhaite-t-elle être vraiment aidée ? A-t-elle-même conscience de l’état dans lequel elle se trouve ?
Joana Mosi relate cet état dans lequel est empêtré cette femme avec peu de mots et des situations de la vie quotidienne. Surtout, elle dessine en quelques traits, en allant à l’essentiel, la lassitude, le manque, le poids de tout ce qu’elle traverse. Tout est juste, à sa place comme cette mangouste qui nous toise du regard.
Un roman graphique traversant le deuil avec finesse.
«C’est bizarre parce que personne, parmi les gens que je connais, n’a jamais vu de mangouste. Personne n’en a même entendu parler.»
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Pour qui je me prends
de Lori Saint-Martin
Editions de l'Olivier
«la danse des langues dans tous les sens»
Après Tenir sa langue de Polina Panassenko, les éditions de l'Olivier font de nouveau la part belle, avec ce récit de Lori Saint-Martin, au questionnement sur le rapport à sa langue, à ses langues. Ici, Lori Saint-Martin explore «le miroir des langues» et la façon dont elle s'est emparée de plusieurs langues, à commencer par le français puis l'espagnol, elle qui a évolué dans un environnement unilingue anglophone. C'est qu'elle étouffait auprès de sa famille, à Kitchner dans l'Ontario. Au point de partir dès qu'elle en a eu la possibilité, direction Toronto, puis Paris et Québec. D'où elle changera son nom de naissance dont elle avait honte, «je tenais à être mon propre texte» : «j'ai sauté de l'arbre familial, feuille détachée, ligne brisée. Je me suis découpée de ma photo de famille pour y laisser un trou».
Au contact d'une prof de français et des Leduc, elle découvre d'autres sons, d'autres sens : «J'ai adopté la langue française, comme on dit adopter un enfant, mais pour en devenir la fille et pour me redonner naissance». Une façon aussi de «désappartenir».
A la mort de sa petite sœur qui vivait en Argentine, elle apprend avec fureur et avidité l'espagnol. Et à chaque apprentissage d'une nouvelle langue («on apprend à jouer librement avec le grand corps de la langue»), c'est une véritable mue, une véritable jubilation. Un véritable recommencement. Elle reviendra vers l'anglais lors de la naissance de ses deux enfants. Plus tard, elle découvrira combien sa ville natale a partie liée avec la langue allemande «langue fantôme et musique secrète» : «ma vie est donc la somme de quatre langues, trois que je connais, l'autre dont j'ignore presque tout».
A l'instar du sublime petit livre de Tomson Highway publié chez Mémoire d'Encrier, Pour l'amour du multilinguisme. Une histoire monstrueuse extravagance, ce récit se fait plaidoyer pour le plurilinguisme, pour «l'entre-deux, l'entre-trois», pour l'«étourdissement des langues», pour une «danse des langues» : «Si vous parlez plus d'une langue, vous êtes plus d'une personne» ; «chaque nouvelle langue crée de la place, agrandit votre demeure, ouvre des voies jusque-là inimaginables». Le trajet d'apprentissage des langues suivit par l'autrice coïncide aussi avec une réhabilitation tardive des siens, de sa mère singulièrement, et de sa ville d'origine. La langue comme point de rupture mais aussi de retour à ses origines.
Plus qu'un nouveau récit de transfuge de classe (il en est question), l'autrice-narratrice est avant tout «translingue» et se définit comme «une passeuse de langues, une ignoreuse de frontières, une tisseuse de mots».
Ce livre est un petit bijou, un vrai plaisir de lecture !
«Ne pas seulement marcher sur la corde raide : y danser»

Manhattan Project
de Stefano Massini, traduit de l’italien par Nathalie Bauer
Editions Globe
«Bienvenue à l’université de Columbia, Bienvenue à la faculté de physique, Où l’on étudie ce qui arrive si, En regardant Le dedans du dedans du dedans.»
Nous avons déjà des livres (Ils ont tué Oppenheimer de Virginie Ollagnier dernièrement paru en poche chez Folio, Oppenheimer d'AaronTucker chez La Peuplade, Tasmania de Paolo Giordano aux éditions Le Bruit du Monde, l'immense BD La Bombe d'Alcante, Bollée et Rodier chez Glénat), des documentaires et films (le dernier de Christopher Nolan) sur la construction de La bombe, ses "artisans" et ses répercussions. Nous savons donc déjà à peu près comment cela s’est déroulé. Pourtant aucune impression de déjà vu à la lecture de Manhattan Project. C’est que Stefano Massini nous saisit une nouvelle fois par son style incisif en vers libres. Par ailleurs, il choisit de se focaliser sur les prémices de la construction de La bombe. S’il s’agit de la rencontre de mathématiciens et physiciens de génie, ils n’en restent pas moins des hommes, avec leur histoire et leurs fragilités. C’est donc cette entrée que choisit Stefano Massini. Et il excelle dans les portraits de chacun : il y a Leo Szilard et sa valise jamais ouverte, ses lunettes qu’il nettoie chaque fois qu’il a besoin de gagner du temps ; c’est un benkshaft, «un atome de nostalgie». Jenö Wigner, quant à lui «possède le don du calme intérieur», cela lui vient de son séjour au sanatorium, enfant, alors qu’il avait la tuberculose. De ce séjour il a donc gardé ce calme mais aussi la certitude que chaque situation passe par 6 phases. Pour compléter le tableau (ou disons le groupe des Hongrois), voici Paul Erdös, mathématicien cherchant toujours le chemin le plus court. Pas de détour, pas d’adjectif, surtout pas de superflu. Le chemin le plus direct, voilà ce qu’il cherche.
La toile se tisse, les vers de Stefano Massini, qui parfois se répètent, ajoutent une couche, une épaisseur supplémentaire à cette matière déjà si riche. Mais ce n’est pas tout, d’autres protagonistes arrivent. Ed Teller, lui aussi «spécialiste du dedans du dedans du dedans», a une rage "grognant" en lui et qui pousse le groupe à agir. «Un tel molosse sans laisse peut tout détruire.» Lui a sans cesse en tête les raisons de leur recherche et son but ultime est bien de voir disparaitre le «barbouilleur». Alexander Sachs, né Surocka, «valisette en cuir cirée», «favoris taillés et nœud papillon en satin», sera leur chercheur de fonds car le coût de La bombe est faramineux, «dépasse le doublement de Manhattan, dépasse la déviation de l’East River», «car deux milliards de dollars ont neuf zéros.» S’ajoute également Vannevar Bush, l’homme aux 18 variables. Depuis qu’il a trouvé enfant 9 lignes de pèche et 9 fils enchevêtrés, qu’il a réussi à le démêler, il sait que toute situation doit tenir compte de 18 variables : les 18 variables pour une relation amoureuse, les 18 variables pour convaincre Oppenheimer de rejoindre le groupe, les 18 variables de mortalité pendant la guerre. C’est donc lui qui va rencontrer Oppenheimer et lui demander de mener le projet. Oppenheimer qui, enfant déjà ne supportait pas les incohérences, voulait que tout soit précis, collé au réel. Pour lui, «la loi de la Création consiste à ne pas se tromper». Ne surtout pas se tromper, voilà finalement tout l’enjeu : sont-ils capables de construire une bombe qui soit suffisamment puissante et dangereuse pour stopper la guerre, sans pour autant tout anéantir ? Et c’est à Oppenheimer que revient la décision finale : La bombe peut-elle oui ou non être construite? Il n’aura que quelques mois pendant lesquels, nuit et jour, des milliers de chercheurs répartis sur 5 sites vont œuvrer pour trouver la meilleure solution. Là, Stefano Massini fait entrer en scène (ne pas oublier qu’il est également un grand dramaturge) Speedy Serber, physicien nucléaire et assistant d’Oppenheimer, dont la tâche est de chronométrer les étapes. Ses tics de plus en plus nombreux viennent, tels un métronome, scander le temps qui passe, ses phrases ne deviennent plus que des nombres. Le temps presse, le compte à rebours est lancé. Oppenheimer doit prendre une décision.
Un roman incisif, où l’humour pointe souvent malgré la gravité du sujet, et où le temps file vers une décision inéluctable
«Sujet, verbe, complément d’objet. NOUS CREONS LA MORT.»

Le nécromanchien
de Matthias Arégui
Editions 2024
BD
«Depuis que ce chien est arrivé dans votre vie, vous êtes très inspiré».
Les Bdéistes n'aiment rien tant que de se pencher au chevet des difficultés de la création. Pensons à Oleg de Frederik Peeters. C'est ce qui anime Matthias Arégui en nous narrant l'histoire croisée de deux peintres voisins, John Morose et Hans Dubonheur. L'un semble être le prototype de l'artiste maudit, en panne d'inspiration, au peignoir élimé, quand tout réussit à l'autre, au peigneur de soie. Dubonheur enchaine les tableaux, les expositions, les critiques l'adulent, il reçoit quantité de cadeaux (le recours au personnage du facteur vient révéler habilement les différences entre les deux artistes), sa maison s'étire en verticalité avec un atelier tout en baie vitrée, quand de l'autre côté, dans la bicoque de John, tout semble être arrêté, en déshérence. Ou la revisite d'un standard de la sociologie, «proximité spatiale et distance sociale» en mode artistique.
John Morose, qui est dépeint tout en tendresse, passe énormément de temps dans la boutique d'art à chercher désespérément le bon matériel qui le relancera. Un jour, alors que l'enseigne aura changé, il en ressortira avec un chien. Pied de nez s'il en est à Dubonheur qui ne jure que par les chats qu'il peint.
L'arrivée de ce chien-qui-n'a-pas-de-nom va le transformer, véritable muse, il va lui permettre, au moyen d'un pinceau de fortune, de raviver son instinct artistique. Sauf qu'après un accident occasionné par le chat de son voisin-rival, c'est plus à un fantôme canin que Morose aura affaire, à l'instar du fantôme incarné par Patrick Swayze dans le film Ghost (référence de l'auteur). Une autre référence se fait également jour, celle de Dragon Ball, «on retrouve ici une relation entre John et son chien proche de celle qui lie Son Gohan et Piccolo – l’un arrache l’autre à sa famille et l’entraîne pour lui montrer son potentiel» (extrait d'une interview dans Télérama).
Une BD rythmée avec des pleines pages qui nous en mettent plein les yeux. Le ton est décalé (le titre des chapitres nous en donne un bel aperçu), admirablement loufoque, l'absurdité et le séquençage de la BD se font entrainants. Une fable, empreinte d'une fausse naïveté, qui explore, avec drôlerie, les codes de la création.
«Voilà la vie que ces deux voisins ont choisi de mener, transformer le réel en chef d'oeuvre».
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Madame Victoria
de Catherine Leroux
Editions Asphalte
« Je m'appelle mystère, douleur , ou parfois verdict. Je suis une hache, une bombe chargée à bloc, une flèche pointée sur les derniers mots de l'histoire. Je suis courage, je suis vestige, je suis pont. Je suis lumière. »
Pour ce roman, Catherine Leroux se saisit d'un fait divers qui n'a jamais été élucidé – fameux « cold case » qui a fait coulé de l'encre et de multiples hypothèses – où tout reste donc à imaginer. Il s'agit du squelette d'une femme retrouvé en 2001 aux abords d'un bois, près de l'Hôpital Royal Victoria à Montréal. Personne ne sait qui est cette femme, ni comment elle est morte. On a fini par l'appeler Victoria. Faut-il lui donner vie en imaginant son passé ? La laisser tranquille ? A moins, comme pense Germain l'infirmier qui a découvert le corps, que ce qu'elle veuille « c'est que quelqu'un prononce son nom ». L'autrice choisit d'imaginer la vie / les vies qu'aurait pu avoir cette femme, prononçant ainsi le prénom de Victoria mais aussi d'autres prénoms qu'elle aurait tout à fait pu porter. Elle nous embarque ainsi dans 11 récits et nous fait découvrir 11 Victoria. Elles s'abiment presque toutes dans une fuite en avant. Ainsi la fille-mère perdant trop précocement son enfant, celle dure comme le roc à la tête d'un journal qui sombre dans cette recherche effrénée d'évolution de carrière, cette femme mormon fuyant sa condition de mère au foyer de 12 enfants, ou encore cette jeune beauté déchue de retour dans le passé. Elles nous touchent, forcément, car nous connaissons déjà leur fin tragique. Les suivre vers cette fin inéluctable amène une tension dans la lecture. Chacune d'elle nous parle à sa manière de la condition féminine, de l'effacement par la violence ou l'indifférence (jusqu'à cette Victoria victime d'un savant fou la rendant réellement invisible). Si certaines histoires sont proches de notre quotidien et très réalistes, d'autres nous amènent dans des mondes plus imaginaires et confus. Les pistes se brouillent et nous invitent à imaginer encore d'autres vies possibles.
La lecture de Madame Victoria est la promesse de voir nous habiter cette représentation diffractée de cette femme plurielle.
« Je m'appelle Victoria, mais ce n'est pas mon vrai nom. Car ceux qu'on me donne sont tous inexacts. Je possède tous les noms du monde, les paroles de tous ceux qui ont vécu avant moi. »

Les monologues d'un hippocampe
de Stine Pilgaard
traduit du danois par Catherine Renaud
Editions Le bruit du Monde
«A l'intérieur de mon hippocampe, il y a des centaines d'autres hippocampes et je traîne derrière moi, chaque fois que je bouge, vos angoisses et vos éclats de rire accumulés».
On avait beaucoup apprécié et défendu le précédent livre paru en français de Stine Pilgaard, Le pays des phrases courtes. Certains lecteurs avaient été un peu décontenancés par le style qu'il jugeait un peu trop décousu. C'est bien dommage et il faut certainement passer outre (dans ce second texte, la narratrice continue de souffrir «d'associations flottantes»), car cette écriture le mérite amplement. On retrouve d'ailleurs dans ce deuxième roman traduit quelques ingrédients qui étaient déjà présents dans le premier, à commencer par l'humour, décalé à souhait, et aussi une délicieuse mauvaise foi.
Dans les monologues d'un hippocampe, en plus de suivre effectivement ce qui grouille à l'intérieur du corps (rétine, bouche, genou, gorge, diaphragme, oreille, cœur) un peu à la façon de la série TV d'animation «il était une fois la vie», on s'attache à suivre les chagrins d'amour d'une jeune femme, enfant unique, mélodramatique excessive, qui vient de se séparer de sa petite amie. Elle ne parvient pas à «la réduire brutalement et sans scrupule à un souvenir». Elle ne parvient pas non plus à écrire son mémoire de Master qui pourrait traiter du poète danois Thomas Kingo pour autant qu'elle le commence.
Elle a trouvé refuge dans un presbytère (son père est pasteur) tandis que sa mère n'a de cesse de faire effraction dans sa vie, souhaiterait la voir mariée au prince William et surtout qu'elle prenne une part plus active dans la préparation de son soixantième anniversaire. Elle investit également de près son médecin traitant et passe son temps à boire des bières avec sa meilleure amie Mulle, qui est devenue par la force des choses sa spin doctor. Les personnages dont chacun y va de ses conseils continuent d'être truculents, à l'instar du mari de la mère de la narratrice qui n'a de cesse de se faire l'écho ou le continuateur des conversations.
Stine Pilgaard excelle dans le regard oblique sur ses congénères et le monde qui l'entoure. Certaines saillies sont vraiment très bien senties et désopilantes, je pense notamment au tableau qu'elle dépeint de la crise de la quarantaine appliquée à la gente masculine.
Si l'hilarité d'un texte est peut-être source de subjectivité, on ne peu minimiser le fait que, au-delà de la fantaisie et du sarcasme propres à cette autrice, ce qui fonctionne particulièrement dans ce nouveau roman, c'est qu'elle vise tout particulièrement juste.
«Nous tournons en rond sur une piste de cirque, éternellement poursuivis par le halo phosphorescent de la solitude»

Chinatown
de Ronelda Kamfer
traduit de l'afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein
Editions des Lisières, collection Hêtraie
«Moi je pleure sans bruit
les yeux secs
comme quelqu'un qui garde
ses larmes en prévision de la sécheresse».
C'est pas tous les jours qu'on lit de la poésie sudafricaine (écrite à l'origine en kaaps, une variante de l'afrikaans standard) et c'est aux éditions des Lisières qu'on doit ce petit recueil bilingue de Ronelda Kamfer. On y retrouve la marque de fabrique d'une maison d'édition de poésie engagée, dans la lignée de Rage / Rabia de Regina José Galindo ou encore de Quarante cerfs-volants de Salpy Baghdassarian, et qui abrite aussi, rappelons-le, deux textes de Pinar Selek.
Chinatown, titre de ce recueil, est ce centre commercial du Cap où l'on sort en famille, est là où s'ancre ce livre, sorte de non-lieu qui rappelle tout autant cette «richesse de pacotille» et cette «odeur d'inutilité».
Les notes du traducteur et la postface de ce dernier aident utilement à saisir dans quel contexte s'inscrit cette poésie dénonciatrice et combattive («je troque les cendres de ma mère contre de la poudre à canon pour la génération suivante afin qu'elle soit armée, vous ne nous tirerez plus jamais dans le dos tandis que nous fuirons terrifiés»).
C'est qu'elle en a des raisons de s'indigner la narratrice, à commencer par son père, «une sorte de Roman Polanski entouré de vieillards attirés par l'odeur du sang frais». Les mots sont autant d’uppercuts pour dénoncer les violences tous azimut, les abus sexuels de son père dont elle a été victime, en passant par le patriarcat et le racisme toujours omniprésents. Comme le dit Pierre-Marie Finkelstein le traducteur, «difficile d'échapper à la couleur de sa peau en Afrique du Sud, même plus d'un quart de siècle après la fin officielle de l'apartheid». («Essaie d'avoir la peau noire et les cheveux crépus dans un monde qui pense que c'est exactement le contraire qui est beau» ; «mes poèmes sont pour les gosses métis et noirs, dans une classe d’enfants blancs»).
La violence est là et bien là, une violence en éclipsant une autre (cf. poème "attentat terroriste"). Mais le propos n'est pas seulement soluble dans une forme de réquisitoire, il est aussi tout entier situé dans une tentative de «redéfinir le droit chemin» et d'essayer «de croire à la survie».
Une poésie qui trace son chemin et se lit en une grande respiration. Les fragments s'enchaînent, émaillés de citations, et les extraits de Toni Morrison, Bob Marley, James Baldwin, Winnie Mandela ou Dorothy Allison (pour ne citer que les plus connus) donnent au texte une résonance encore plus grande.
Une poésie sans complaisance («on ne se force pas à sourire») qui vibrionne et interpelle.
«J'essaie depuis toute petite de redéfinir le droit chemin».
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Le silence des pères
de Rachid Benzine
Editions du Seuil
«Mon père devait se fondre dans un tel silence pour laisser les mots flotter et scintiller comme des étoiles lumineuses dans le ciel de notre nuit noire».
Le narrateur, Amine, pianiste hors pair s'est éloigné du giron familial. Rappelé par la mort de son père, il est de retour à Trappes où il compte ne rester que l'espace des funérailles. Il n'a jamais bien compris de quoi le silence de son père, enfoncé dans son fauteuil un chapelet à la main, est-il le nom. Peut-être d'une forme de lâcheté, de trahison : «Laisser à d'autres la parole, le bruit, le brouhaha, les ordres et les mots doux. Leur laisser les chants et les berceuses, car lui avait le silence et l'amertume. A lui, la possibilité de rester en retrait, à nous la nécessité des responsabilités». Mais cette intuition ne résiste pas à la force qui se dégage des comptes-rendus que son père adressait au Maroc à son père sur des cassettes audio, retrouvées planquées dans les carreaux de la baignoire. Comme s'il était spectateur du «cinéma muet de la vie de son père», il découvre ainsi plusieurs pans de l'existence et émotions de ce père qu'il ignorait jusqu'alors : «j'ai comme l'étrange sentiment d'avoir été trompé, que mon père était différent, que c'était un autre homme».
Reconstituant le récit de vie de son père, il va à la rencontre et rassemble les témoignages des amis qu'il lui restait, de sa petite amie de l'époque avec laquelle il n'avait pas pu se marier faute de l'assentiment du paternel. Aux quatre coins de France, Lens, Aubervilliers, Besançon, puis dans le Gard là où le travail l'amenait. Des mines, de la cimenterie, de l'usine Lip à la culture des melons en passant par des entreprises du bâtiment. L'expérience de l'exil, de la solidarité.
«Et si le silence était notre dernier espace de liberté ?»
L'auteur convoque Walter Benjamin, nous rappelant que «le silence est une réponse au chaos du monde, une sorte de défi lancé aux aventures de la vie». Réflexion qui se prolonge dans une formule ramassée qui résonne plus loin, «Du silence de nos vies dans le tremblement du monde».
Loin de constituer de l'indifférence, le silence soutenu du père du narrateur s'épaissit au fil du texte de toute une forme de pudeur et de lumière. Le narrateur apprend ô combien son père était fier de sa réussite, étant allé jusqu'à assister sans le signaler aux différentes représentations qu'il avait données à Paris. Comme si entre le silence, les mailles d'un filet protecteur se révélaient.
Si quelques sociologues (je pense notamment au regretté Abdemalek Sayad) ont analysé les différents âges de l'immigration en dépeignant l'expérience de l'exil, le rôle des pères, leur sentiment de honte vis-à-vis de leurs enfants, les frottements avec la société d'accueil, le roman que propose Rachid Benzine fait œuvre d'utilité en sondant avec une grande justesse ces liens interpersonnels souvent tus, et ici dévoilés par l'expression d'un fils qui réussit parfaitement son entreprise de réhabilitation de son père.
Un texte court, poignant dans son intensité comme sa portée.
«Mon père n'a jamais fait un excès, si ce n'est celui de ne jamais rien nous avoir dit».

Le temps est une mère
d'Ocean Vuong
traduit de l'anglais par Marguerite Capelle
Editions Gallimard
poèmes
«Parfois, quand je ne peux pas dormir, j'imagine Van Gogh chanter «Hallelujah» de Leonard Cohen au creux de son oreille coupée & se sentir en paix»
On a connu Ocean Vuong avec son premier roman, Un bref instant de splendeur, mais aussi avec un recueil de poésies publié chez Mémoires d'Encrier, Ciel de nuit blessé par balles qui l'avait précédé.
Le poète vietnamo-américain écrit ici un nouveau livre de poèmes à la force incroyable. Ce dernier s'inscrit en continuité avec le précédent recueil, on trouve notamment trace de cette balle qui troue les poèmes, ou encore trace du deuil, cette fois-ci pas celui de sa grand-mère, ni de son oncle mais celui de sa mère. Et ce besoin incessant de rembobiner le cours de l'histoire («Il marche à reculons – bien qu'il reste si peu de temps à détruire»).
Les poèmes se suivent et ne se ressemblent pas beaucoup, c'est certainement tout le charme de ce recueil. Ils se suivent plutôt comme une «bande de fourmis» pour reprendre l'expression de l'auteur.
Cela vaut aussi pour certains vers qui serpentent parfois avec plus de rupture que de continuité. Ainsi, si le titre, «le temps est une mère» est un extrait du poème intitulé «Même pas», il est suivi d'un percutant, «au cas où on l'oublierait, une morgue est aussi une maison de quartier», et plus loin encore de «Nique sa mère le temps, dis-je aux pierres tombales, vivant, absurde ».
Ocean Vuong sait faire éclater les ponctuations pour en remettre d'autres, ainsi les esperluettes toute en majesté.
L'auteur se colle aux grandes questions sur l'amour et ses éblouissements, les chagrins («la peau de mes peines»), les traumatismes, les fantômes, l'addiction, les migrations, les guerres, l'identité meurtrie, la nostalgie de l'enfance, la perte... «Ce qu'on aura toujours, c'est ce qu'on a perdu».
La négociation avec la mort est comme une obsession qui revient sans cesse («comme la mort entre en toute chose entièrement sans laisser traces»; «Ce que j'ai ressenti rendait la mort si vaste qu'elle devenait indissociable de l'air» ; «De la neige sur tes lèvres comme le sel sur une plaie, tu bondis d'une mort à l'autre, aussi noir que les règles de dieu»). Et ce, sans renoncer à la joie, en étant attentif au «soubresaut de printemps», «parce que je suis le dernier de mon espère au commencement de l'espoir». «J'ai craqué et décidé que dorénavant ce serait la joie. Alors tout s'est ouvert. Les lumières flamboyantes autour de moi ont dessiné un ciel tout blanc». Sans renoncer non plus à la vie, «Je me suis rappelé ma vie comme la poignée d'une hache, en plein vol, se rappelle l'arbre. & j'étais libre» ni à s'affirmer comme il est : «Parce que j'ai cessé de m'excuser pour me rendre visible. Parce que ce corps est ma dernière adresse».
Ces mêmes thèmes visités et poétisés par Jean D'Amérique, et singulièrement dans son dernier recueil chez Cheyne, Quelque pays parmi mes plaintes. Se connaissent-ils ces deux là...? ils auraient tant à faire ensemble, à commencer par le partage de leur rage poétique.
Une écriture poétique audacieuse
Tellement inspirante
«Parce que là d'où je viens les arbres sont comme une famille qui rit dans ma tête».

La Kahute
de Donatienne Ranc (texte) et Kam (illustration)
Editions du Pouquoi pas
Album jeunesse
« Depuis combien de temps Vick vit-il ici ? Lui-même ne s'en souvient plus.
Le pays d'où il vient est loin dans sa tête. Il a quitté les Hommes. Trop mesquins. Trop requins. Trop humains. »
La couverture de cet album nous capte et nous interpelle. L'illustration est belle, colorée... pourtant à regarder de plus près, ces perles multicolores sont en fait des billes de plastique que la mer a poli, il s'agit de déchets, entassés, amassés par le flot des vagues. « C'est parait-il le septième continent ». Et cette cabane sur pilotis ? C'est La Kahute d'un pêcheur. Pas n'importe quel pêcheur, un pêcheur de boîtes de conserve, bidons et autres objets échoués. Il est là parce qu'il ne supporte plus les hommes, il préfère être seul, avec pour seule compagnie Sara la sardine. Alors quand un petit être échoue sur son île, ça le déstabilise et le chamboule ! Et nous par la même occasion car on ne peut que faire le lien avec Lampedusa. Les illustrations prennent alors une autre force, nous laissent entrevoir l'horreur, les couleurs froides prenant le dessus. Mais l'histoire ne s'arrête pas là...
Un magnifique album pour parler d'écologie, de repli sur soi, de migrants, mais aussi d'espoir et d'amitié.
Comme dirait la maison d'édition, voici une nouvelle fois un album qui « emprunte les chemins de l'imaginaire pour aider les lecteurs à faire société. »
Troublant de beauté
« De tôles et de bouts de plastique, il s'est fait un toit pour dormir. De bois flotté et de métal gondolé, un ponton pour pêcher. C'est la Kahute. »
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Donato
d'Eléonore de Duve
Editions Corti
«Un jour, il faut une petite fille lacunaire pour restaurer un aïeul usagé»
De quoi Donato Antonello est-il le nom ?
C'est ce à quoi essaie de répondre, Clio, la petite fille de Donato, un italien au regard «en brin de tilleul», ayant vécu la première partie de sa vie dans les Pouilles, dans le beau village de Cisterino, et qui comme des milliers d'autres italiens du Sud, vient rejoindre en 1946 la Belgique et Charleroi, en mal de main d'oeuvre pour leurs mines.
A travers la convocation de différents visages, différents moments, différentes photos , en puisant dans sa «boite à souvenir», la narratrice Clio (muse grecque de l'Histoire, faut-il le rappeler) s'emploie à «reconstruire la mémoire » parcellaire, enchevêtrée de Donato, à déterrer ses ancrages, à tracer ses mouvements («négociations du destin et de la liberté»), à sonder les transmissions, «d'un bout au bout» de sa vie. . C'est que le grand-père, taiseux puis aux prises à la maladie de Parkinson, n'a pas aidé à combler les trous de mémoire, mais aussi «les nombreux creux laissés par les mots». Tentative de reconstitution de ce visage insaisissable : «j'essaie d'avancer vers Donato qui se tait, s'éclipse». Dans le respect de ces variations, de sa pluralité, de son absence aussi. «Fixer, c'est empoter, mentir, pire, négocier, réclamer, abîmer, main tenir, assujettir, ce n'est pas juste». Et, faute d'archives suffisantes, face à la béance des souvenirs, Clio en appelle à son imagination comme secours (le recours au conditionnel comme un indice de cette reconstruction), autre façon de faire exister son grand-père, tout comme elle se le représente.
Dans la partie intitulée «noir», on prend la mesure de ce que la mine fait faire, de la vue obturée, de cette inhalation des poussières de silice et de charbon. Le récit est alors ponctué de carrés noirs qui s'imposent, «aveuglants et douloureux».
«Très concrètement, au fin fond du trou, inlassablement, mon grand-père de chair façonnait son récit» ; «Je suis dans le noir et, dans le noir, il n’y a rien à faire, on perd ceux que l’on aime».
Tel un photomontage, l'écriture d'Eléonore de Duve est très inventive, labile, sensible. Tout en juxtaposition et en boucle, la vie comme une ritournelle. On pense dans cette façon de replacer une trajectoire individuelle, «ce que c'est qu'une vie», plus largement dans une parentèle, arrimer à des lieux, dans des époques (« l'emboitement du temps et des générations »), à Mississippi de Sophie G. Lucas, dernièrement paru à La Contre-Allée, on pense aussi à l'écriture qui serpente d'Antonio Tabucchi ou encore au livre Un voyage en Inde de Gonçalo M. Tavares. Mais l'autrice fait référence à plein de sources qu'elle énumère avec enthousiasme et en ordre aléatoire en fin d'ouvrage. Et où l'on s'aperçoit, ô combien, c'est finalement logique que ce texte soit publié aux éditions Corti.
Un premier roman particulièrement réjouissant.
«Les souvenirs sont cette confusion des événements, des épisodes, de notre perception de ceux-ci, et de nos sentiments et de nos illusions».

Tu la retrouveras
de Jean Hatzfeld
Editions Gallimard
Le début de ce nouveau roman de Jean Hatzfeld sonne presque comme un conte : deux fillettes, Sheindel -roumaine juive- et Izeta -tzigane de Yougoslavie- se rencontrent, au cœur de l'hiver 44-45, dans le zoo dévasté de Budapest et prennent soin des quelques animaux qui s'y trouvent encore. Entre biberons, choux écrasés et denrées apportées régulièrement par Dumitru – jeune soldat de l'armée rouge qui les aide comme il peut-, elles apprennent à se connaître. Leurs échanges, malgré leur jeune âge, sont empreints de la sagesse de ceux qui ont échappé à la mort. Eprises de vie et de liberté, elles organisent des convois d'évasion des animaux au bord du Danube. Il s'agit presque par moments d'une bulle hors du temps («Le temps des uns n'est pas celui des autres, il se plaît parfois à ralentir pour certains, tandis qu'il accélère pour leurs voisins.»). Mais les fracas des bombardements nous rappellent à l'ordre, c'est bel et bien un décor apocalyptique qui les entoure. La survie n'est possible que parce qu'elles se serrent les coudes et qu'une forme d'entraide se crée également avec les animaux (jamais humanisés). Ainsi la scène si saisissante des soldats allemands tenant en joug Izeta mais n'osant faire un pas, de peur de se faire attaqués par la meute de hyènes qui entourent la jeune fille prêtes à bondir.
La première partie se termine avec la séparation subie des deux amies. Après celle-ci, nous faisons un bond de 40 ans et rejoignons Vukovar puis Sarajevo en 1995. Encore la guerre et ses sièges, toujours des animaux, mais cette fois-ci il n'y que Sheindel, devenue chercheuse en zoologie. Et Dumitru. Tous deux se sont retrouvés et cherchent Izeta, encore et toujours.
Un roman tenu par une force de vie et qui vient nous empoigner par l'émotion.
« -C'est rare, d'aimer les hyènes, c'est même étrange.
-Je leur dois tout.
-C'est-à-dire ?
-Ma survie pendant la guerre, ce que je suis, ce que je cherche... »

Nuit de chance
de Sarah Cheveau
Editions La Partie
album jeunesse
« Un soir, à la nuit tombée, je suis entrée dans la forêt. »
Sarah Cheveau est une autrice illustratrice aux multiples talents. Ses albums sont donc très différents les uns des autres : jeux de doigts et découpages pour 3, 2, 1 marelle à doigts, pop up pour pop corn, jeux de mots pour Sissi et plongée dans la matière de la forêt pour nuit de chance.
Ici en effet, nous suivons une petite fille qui ose s'aventurer dans la forêt la nuit. Nous découvrons, à travers ses yeux, branches, feuilles petits et gros animaux. Alors la forêt s'éveille et prend vie : l'écureuil au pelage duveteux semble léger comme une plume, le lièvre lève fièrement ses oreilles, le renard est rapide et insaisissable, on se demande bien si c'est doux un blaireau, le chevreuil devance une harde de congénères qui tracent ni vus ni connus leur chemin silencieusement. Mais ce n'est pas tout... Un sanglier fait son apparition... Et, il ne reste plus qu'à cette petite fille de faire un vœu.
Comment Sarah Cheveau arrive-t-elle à nous faire toucher du doigt la matière de cette forêt, à nous donner cette envie irrépressible de caresser ces animaux ? C'est la magie des fusains obtenus à partir de bois d'essences différentes qui opère !
Comme elle adore partager ses savoir-faire (lors d'ateliers pour enfants par exemple), elle nous présente, dans les dernières pages de l'album, ses trouvailles et recettes de fabrication : morceaux de bois coupés et charbonnés, nuancier obtenu, feuilles de chaque arbre. Ça donne envie d'essayer.
Merci pour cette promenade nocturne encharbonnée.
« Un petit morceau de charbon est un très bon outil pour dessiner. C'est donc ce que j'ai fait pour te raconter ce rêve en forêt. »
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Dali tome1 – Avant Gala
de Julie Birmant (scénariste) et Clément Oubrerie (dessinateur)
Sandra Desmazières (couleur)
Editions Dargaud
«Aux beaux-Arts, comme en Catalogne, la jeunesse se cherchait un héros et elle la projetait sur moi. Accepter ces rôles avait un avantage fantastique, ça me donnait une ombre gigantesque».
Voilà une bien belle BD qui nous est proposée par le duo Julie Birmant et Clément Oubrerie qui avait signé auparavant Pablo, une série en quatre tomes consacrés au peintre avant qu'il ne soit reconnu. Avec ce premier tome sur Dali, c'est la même idée qui est reprise : donner à voir, pour ainsi dire, la fabrique de Dali. Comment s'est-il imprégné de son époque (et singulièrement de l'effervescence artistique et intellectuelle de la première moitié du XXième siècle), de ses fréquentations pour devenir ce qu'il sera ?
Si c'est Picasso et Eluard qui nous accueillent dans cet album avec pour centre d'intérêt Gala et les jalousies qu'elle suscite, c'est le Dali en train de se faire, le Dali qui n'a pas encore rencontré Gala, qui nous est détaillé.
Nous est ainsi présenté ce qui a et ceux qui ont environné Dali depuis sa jeunesse, à commencer par une triplette de joyeux lurons composée de Garcia Lorca, Bunuel et Pepin Bello. Mais leur fréquentation n'est pas suffisante pour qu'il trouve vraiment sa place (“seul – mon mot favori”), malgré ses efforts de transformation pour se fondre dans l'environnement (il essaie une nouvelle coupe, «peigné comme un disque phono», dress code).
On le suit dans différents lieux, attentifs à l'observation du monde, chez ses parents à Figueras, dans une vieille buanderie, la résidence des étudiants, au musée du Prado ou encore un bordel. Une double paire d'yeux nous scrute intensément sur les pages de garde, tout en rouge, dans une continuité avec la couverture.
On voit Dali, le facétieux, se faire remarquer, à commencer par l'examen d'entrée au concours des beaux arts de Madrid, jusqu'à déranger et être suspecté d'être semeur de troubles (passage préventif à la prison de Gérone). Et on perçoit tout autant ses attachements et sensibilités (admiration sans borne pour Vélasquez, fascination pour les surréalistes dès les premiers instants lors de sa venue à Paris, les phasmes également) que ses phobies (les sauterelles, et les mantes religieuses, cf. la sublime pleine page 79). On pressent déjà chez lui un accent de liberté formidable et une remarquable mégalomanie (p.74). Imagination débridée et névroses envahissantes se côtoient pour parfaire le formation de sa succulente excentricité.
On attend la suite avec une impatience certaine...

Au sol
de Charlotte Milandri
Editions Equateurs
«Se confronter aux autres demande trop d'énergie, devoir se contrôler, se conformer aux attentes. Être lisse quand on se sait sauvage».
Claire est avocate, mais ses collègues ne la connaissent pas trop, elle n'est pas du genre à s'épanouir dans l'entre-soi. Elle n'est pas non plus épanouie dans sa vie conjugale et parentale. Pas tout à fait là.
A défaut d'émancipation, elle collectionne les couleurs. Elle achète un tube de peinture tous les mercredis matins, c'est comme ça. Elle est en permanence en équilibre, ça peut rompre à chaque instant. Chaque jeudi, elle prend le train puis revient. «Elle cherche son dérivatif».
Elle voudrait bien que tout s'arrête, «il est où le bouton off ?», elle voudrait «qu'on lui laisse un territoire vierge des autres», «retourner la table», «ne plus se contenter» mais continue malgré tout à garder la face, à faire comme si. «Elle sourit un peu, hoche la tête». «Silence radio. Radar éteint. Encéphalogramme plat».
Jusqu'à décrocher de plus en plus, des discussions et les projets qui n'ont plus d'intérêt : «les heures passées à choisir une destination pour les vacances, les magasins à courir pour équiper la maison, la chambre du bébé à préparer. Pas une fois, Claire n'a aimé». Plus aucun enthousiasme dans cette domestication forcée. «La petite mécanique des jours» est en train de se dérégler.
Et puis, tout s'emballe, elle se souvient de sa première rencontre, lors d'une sortie scolaire, avec un tableau de Pollock (c'est une de ses œuvres qui constitue la première de couverture du livre, Number 7). De l'urgence à réitérer l'expérience, du désir, des «débordements intimes» que ça lui procure. Jusqu'à aller toucher l'oeuvre. Pollock et sa démesure, une possibilité de brèche pour Claire, la sauvagière.
Un premier roman comme on les aime, avec une grande intensité dans l'écriture, qui coule façon dripping, qui scrute de manière très personnelle ce que la dépression, ou le burn-out, c'est selon, puis une passion-folie font (dé)faire. Qui explore aussi les recommencements, la lente reconstruction de soi.
Un roman frontal, qui ose secouer.
«Parce qu'à force de les taire les mots, ils de durcissent, prennent des accents que la bienséance ne veut pas entendre, elle prend la langue de ceux à qui on n'a pas offert les codes et les ornements des mots».

Le Phenix
de Marie-Anne Legault
Editions Québec Amérique
« C'est le nouveau Graal, décrypter la toile des connexions neuronales, celles qui déclenchent la virtuosité ou la folie humaine. Mais un cerveau peut-il percer son propre mystère ? »
Intrigant, c'est peut-être le mot pour résumer l'effet du prologue, mais aussi pour décrire l'homme qui est au cœur de ce roman. Comment un homme, sans-abri, qui semble presque constamment affolé (quand il n'est pas pris de crises de panique) peut-il manier autant de langues, jouer aussi bien du piano, cuisiner de manière aussi raffinée, calculer avec autant de facilité,... et j'en passe ? Comment le génie peut-il cohabiter avec la peur et la folie ?
Cet homme, appelé le Phénix, parfois le soldat, ou encore Django, attire, questionne, fait peur.
Sarah, travailleuse sociale à la sensibilité exacerbée, et Régine, neuropsy qui étudie le pouvoir de guérison de la musique, partent toutes deux dans en quête, celle de mieux connaître le Phénix, d'en déceler les secrets. Et nous ne pouvons faire autre chose que de les suivre, captivés nous même par ce personnage.
C'est par une construction kaléidoscopique fort réussie que Marie-Anne Legault nous fait toucher du doigt le lien mystérieux qui unit génie et folie. Lien multiple et complexe, où beauté et horreur se côtoient souvent. On part ainsi par dans les tranchées de Gallipoli, pendant la 1ère guerre mondiale, pour vivre la terreur provoquée par les obus mais aussi écouter avec délectation des vers de De Nerval et d'autres poètes. D'autres lieux et époques, d'autres guerres et d'autres formes d'art, des hommes et des femmes de tous âges se répondent et viennent ainsi peindre à petites touches un tableau envoûtant.
Un roman d'une puissance entêtante
« Je dois trouver le griot. Celui qui a cumulé toutes ces voix depuis l'aube de l'humanité. Notre mémoire. On ne serait rien sans elle, on ne serait rien sans le griot. »
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Copeaux de Bois Carnets d'une apprentie bûcheronne
d'Anouk Lejczyk
Editions du Panseur
«(...) l'instant décisif
où rien d'autre n'existe
que la chute de l'arbre
son bruit opaque définitif
et mon plaisir inavouable de l'entendre»
Il y a dix-huit mois sortait Felis Silvestris, et l'on retrouve de nouveau pour cette rentrée Anouk Lejczyk. Le vert de son premier roman a laissé place à un orange, tout en originalité. D'une couleur à l'autre, d'une forêt à l'autre. D'une fiction au réel.
Ce livre s'apparente, comme le sous-titre le suggère, à un carnet d'observations professionnelles en vers livres. De la poésie documentaire façon journal ethnographique de ce à quoi on prend part quand on intègre une formation au Centre de formation professionnelles pour adultes, et que l'on aspire à décrocher un Brevet Professionnel Agricole en Travaux Forestiers. L'espace de 10 mois, de quatre saisons, totalement en immersion.
Avec cette exigence de la précision («se concentrer sur le moindre détail, le répercuter sur papier, dans toute la patience et la lenteur de l'arbre»), du mot juste («j'en ai marre de lire des trucs pas précis alors je voulais faire un peu de terrain, mettre les mains dans le cambouis, histoire de mieux savoir de quoi je parle»). Et c'est un vrai plaisir pour le lecteur non-expert de s'intéresser grâce à ce texte, à ce que peut bien être une cépée, une futaie, des rémanents, le dépressage, la lignine, un merlin, un arbre encroué. Comme si on avait l'impression d'apprendre un peu en sylviculture par-dessus l'épaule de l'autrice.
Et le moins que l'on puisse dire, c'est que cette entreprise-là est réussie.
La narratrice est tout entière prise dans la forêt (en témoigne les courbatures de son «corps d'ouvrière forestière stagiaire»), dans le travail qu'elle y accomplit (mais aussi des siestes auxquelles elle s'adonne - «le meilleur moyen de connaître un lieu» - des repas qu'elle partage), aux côtés de ses formateurs, des autres stagiaires, des techniciens, des garde-forestiers, une galerie de personnages attachants et pas si secondaires. L'autrice restitue fort bien leur franc-parler, leur dialogue (et au détour d'un entretien avec Aires Libres, s'en explique : «Si j’emprunte leurs paroles, c’est parce qu’il y a dans le lexique et la musicalité de leurs idiolectes et sociolectes des surplus de sens et des échos que seul un texte peut faire résonner». Ainsi, l'on se rend bien compte de ce qu'ils font en pratique ou ne font pas (l’accommodement aux règles et leur détournement), de combien est vacillante et malmenante l'institution qui les emploie (les lourdeurs administratives, les mobilités, l'absence de valorisation de «L'office»), des oscillations des politiques publiques (Plan de Relance). De quoi restituer et encapsuler admirablement bien «l'étoffe multicouches du réel». Ce n'est peut-être pas pour rien qu'une fois dans le texte, Anouk Lejczyk fait allusion à Joseph Ponthus, la démarche et le style peut-être également peuvent sembler relever d'un même mouvement que l'auteur de A la ligne.
L'autrice fait montre, dans cette communauté de travail (à coup de «tronço» et de «débrou»), d'une capacité d'observation («à la pince à épiler»), sans «princesserie», et sans se perdre dans une connivence forcée avec ses camarades («on se met à parler éducation santé ruralité, d'accord sur rien, pas un seul dénominateur commun, mais j'écoute») En dépit des formes de racisme ou sexisme ordinaire dont elle est la témoin rapprochée. Et tout en humilité («Il faut que je me fasse à l'idée : j'abats mal mais j'herborise bien et j'écris de belles légendes»). Et c'est là, sa force, son honnêteté en acte.
Une écriture incarnée pour écrire la forêt, à sa manière, «des copeaux plein le pull» et «une pousse de foyard entre les orteils». Bluffant !
«Une fois quelqu'un dit : Ecrivain-bûcheron c'est un peu comme faire de la boxe et des échecs»

Le seul endroit
de Séverine Vidal (scénario) et Marion Cluzel (dessin)
Editions Glénat
«Je ne passe pas d'un état à un autre. Même pas d'un genre à un autre. Je m'adapte. C'est tout».
Quel plaisir d'évoquer cette superbe BD.
On suit Léold, un garçon transgenre qui est née Léopoldine. «Ni complètement fille, ni complètement garçon. Je suis les deux. Je ne suis aucun des deux». En deux mots, non-binaire. «Il est en équilibre, pile au carrefour, là où il doit être».
Sa mère a bien du mal à se faire à son «histoire de fluidité», à le «genrer au masculin». Son père au contraire accompagne sa démarche de transition, se renseigne, il va jusqu'à participer à un groupe au Girofar, la même association dans laquelle est investit Léold et au sein de laquelle son identité «gender fluid» ne passe pas auprès de certains membres.
Léold est en mouvement, se réinvente : on assiste à son déménagement, il intègre sa première année de fac et ce moment correspond aussi à sa prise d'hormone. Les cartons entreposés, des carnets de note dans chaque pièce («les mots sont d'un grand secours. Parce que ce qui n'est pas nommé n'existe pas»). Il confie son journal intime à sa voisine Olivia, laquelle est très mal embarquée dans une relation toxique et violente.
Ces deux là s'attirent, tout en complicité. Une âme sœur qui a déjà tout compris (parlant de Léold, elle évoque «l'être humain le plus complet que je connaisse»).
Comme pour les Copeaux de bois, on ressent parfaitement la recherche de la justesse du mot et du dessin de la part des deux autrices. Dans leurs remerciements, elles donnent à voir aussi le temps passer auprès des personnes concernées, les relectures exigeantes, la dette qu'elle doive auprès de l'auteur inspirant Paul B. Preciado, le titre de la BD est extrait de son livre Un appartement sur Uranus.
Les dessins tout en sensibilité et de couleurs extra-douces, enveloppent magnifiquement cette histoire, qui est aussi une histoire d'amour ainsi que ce personnage attachant tout en bouillonnement qui peu à peu s'épanouit totalement. Certaines planches en pleine page ou en contre-plongée viennent habilement s'intercaler, à la façon d'un pas de côté, comme pour fixer l'instant, en saisir l'immanence.
Dans le prologue, la scénariste explique que lorsque le projet a été soumis pour la première fois en mai 2017 l'accueil était plutôt réservé côté éditeurs. Cette BD, à la croisée des genres, ayant désormais vu le jour chez Glénat, gageons qu'elle trouvera nécessairement son public. (Ce serait à tout le moins mérité).
«Je suis un humain fluide. Je me déconstruis pour me reconstruire, et je vais m'inventer un endroit à moi».

Les chants d'amour de Wood Place
d'Honorée Fanonne Jeffers
traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson
(The Love Songs of W.E.B. Du Bois)
Editions Les Escales
«Nous sommes le sol, le territoire. La langue qui se délie et trébuche sur les noms des morts en osant les histoires de la lignée d'une femme. Son peuple et ses souillures, ses arbres, son eau.»
Honorée Fanonne Jeffers nous conte en quelques 900 pages (rien de moins!) l'histoire d'une lignée de femmes, des premières arrivées de blancs dans le sud des Etats-Unis à nos jours (pour nous aider, l'autrice a eu la bonne idée de présenter l'arbre généalogique). Au fil des chapitres de cette fiction historique, nous alternons entre plusieurs époques. Ainsi nous suivons la première rencontre entre Coromantee-Panther, jeune esclave venu d'Afrique, et Woman-of-the-Wind, jeune femme Creek, au 18ème siècle. Nila, leur fille, épousa un Ecossais, et ils eurent un fils, Mico. En deux générations, les sangs sont mêlés et ne cesseront de se mêler de nouveau par la suite, soit par le biais de mariages, soit par le biais de viols très fréquents sur les plantations. La lignée de femmes (et d'hommes, mais l'autrice s'intéresse tout particulièrement aux femmes -elle ne s'en cache d'ailleurs pas qualifiant son livre de «roman féministe noir») qui en sortira portera les signes de ce métissage : peau parfois très claire, parfois aussi sombre que l'ébène, cheveux lisses ou crépus. Semant ainsi parfois un réel trouble, par exemple lorsque, de nos jours, Maybelle (descendante de Mico), à la peau sombre, se promène avec l'une de ses filles Lydia, à la peau si blanche qu'on croit parfois que Maybelle est la nounou d'une famille blanche. Ce qui semble ici une simple anecdote est en réalité un sujet crucial de ce roman. L'importance de la couleur de peau dans la société américaine, le regard que portent les uns sur les autres, la ségrégation encore très présente dans le sud des Etats-Unis.
L'esclavage, la domination, la dépossession de terres, les violences diverses envers les autochtones et les Africains-Américains sont au cœur de cette histoire. Mais chaque fois, envers et malgré tout, des femmes tentent de survivre, faisant preuve d'une volonté inouïe de s'en sortir. Même si parfois cela ne suffit pas.
Les épisodes historiques alternent avec l'histoire actuelle d'Ailey, fille cadette de Maybelle. Elle passe ses étés dans la maison familiale puis entame des études universitaires qui vont la pousser à s'intéresser à l'histoire des Africains-Américains dans le Sud des Etats-Unis et à l'histoire de sa propre famille, paradigmatique de l'histoire complexe de la Georgie. Ses cours, véritables moments de débat sur la condition des Noirs, et ses discussions avec son oncle Root, historien passionné de William Edward Burghardt Du Bois (chaque partie, appelée chant, débute par une citation du sociologue Du Bois) sont passionnants : alternant références historiques, réflexion sur le poids de l'héritage et sur le devoir de mémoire, divergence de points de vue sur la lutte pour les droits de tous, sous fond de sentiment de fierté identitaire.
Un livre monumental qui se dévore.
«Lorsque le bonheur nous rend visite, le temps ne ralentit pas».
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L'enragé
de Sorj Chalandon
Editions Grasset
«Pour survivre ici, il faut être en granit. Pas une plante, pas une larme, pas un cri et aucun regret».
Jules Bonneau, né en 1923, porte le numéro de matricule 3462, mais est autrement appelé (nom de guerre «gagné à force de dents brisées») La Teigne. Il est accusé de complicité de vol de 3 oeufs, complicité d'incendie, de rébellion à agents. Après deux abandons successifs (parents, grands-parents) il est envoyé à la colonie pénitentiaire de Haute-Boulogne à Belle-Île-en-Mer, «une prison ancrée au milieu de l'eau».
Cette maison d'éducation surveillée, présentée comme étant une «seconde chance» où l'on retrouve des colons (dans les faits des bagnards), en formation de paysan dans une ferme des environs ou de marin (la plupart des manœuvres se font à partir d'un bateau ensablé dans une grande cour) s'inscrit dans la constellation des colonies pénitentiaires de Mettray, Eysses, Biribi et Cayenne. Jules Bonneau est le narrateur et il nous entraine auprès de ses camarades, Petit Malo, le caïd Soudars, son protégé Camille Loiseau, virilement encadrés par des matons, pudiquement qualifiés de «moniteurs», et aux prises à toute sorte de vexations, brimades, coups de nerfs de bœuf, privations, viols et autres passages à tabac. La brutalité faite cause commune.
La Teigne (narrateur de l'histoire) a la rage chevillée au corps, une hargne inextinguible. («Rester droit, sec, nuque raide. N'avoir que les poings [et un couteau] au bout de tes bras. Tant pis pour les coups, les punitions, les insultes. S'évader les yeux ouverts et marcher victorieux dans le sang des autres, mon tapis rouge. Toujours préférer le loup à l'agneau»).
Taiseux («depuis l'enfance, ne pas parler des choses était une façon pour moi de ne plus les faire exister»), résigné («Je vivais du pire. Tellement que lorsqu'il arrivait, j'y étais préparé»), il veille à s'isoler («je n'ai voulu aucun autre que moi dans mes pas. (…) Surtout ne pas me mêler de la souffrances des autres»). Mais surtout ne pas se complaindre en tant que victime : Jules Bonneau apprend à encaisser les coups pour mieux les rendre. Et, pour ne pas se prendre en permanence ce réel cinglant en pleine face, La Teigne n'aura de cesse d'avoir des visions, des rêves, antidote pour s'inventer des récits de vengeance («tuer pour de faux était ma respiration. Ma stratégie pour survivre») ou d'escapade («Seule mon ombre à moi sur le mur d'enceinte, qui essaye de grimper jusqu'aux tessons de bouteille pour rejoindre les goélands»), ou pour se forcer à réagir quand il en était empêché («j'avais eu l'impression de crier tout haut alors que j'avais seulement pensé tout bas»).
Le moment de bascule de ce roman survient avec la mutinerie d'août 1934 au cours de laquelle 56 gamins se rebellent et s'échappent de la colonie pénitentiaire. S'ensuit une répression à laquelle les habitants et touristes iliens participent, une véritable traque est organisée pour retrouver les évadés, avec en prime 20 francs pour tout enfant ramené. Cette battue a été immortalisée par le poème Chasse à l'enfant de Jacques Prévert dont il est question dans le livre.
55 seront finalement retrouvés, il en manque donc un seul dont on va suivre le destin, une forme de "renaissance" après ces 7 années emmurées. Sa réhabilitation ne consistera pas en un long fleuve tranquille.
Ce onzième roman de Sorj Chalandon paru chez Grasset se démarque des précédents, notamment de la figure du père régulièrement convoquée, tout en replaçant, inexorablement, au coeur du récit, les questions de trahison. Ce récit très bien documenté vient utilement rappeler ce douloureux épisode de l'Histoire somme toute récente (La colonie pénitentiaire de Belle-Ile en mer a accueilli des enfants de 1880 à 1977). L'écriture composée de phrases courtes et de dialogues ciselés renforce la puissance du texte. Chalandon excelle, tout en sensibilité, pour sonder, et donner à ses personnages, toute la complexité de l'âme humaine.
Saisissant.
A noter que Sorj Chalandon sera l'invité exceptionnel de la librairie Esperluette à l'occasion d'une rencontre qui prendra place le mardi 12 septembre à 19h30 au Cercle ST Irénée (Lyon5). -inscriptions requises.
«Les récifs, les courants, les tempêtes. On ne s'évade pas d'une île. On longe ses côtes à perte de vue en maudissant la mer»

A hauteur d'enfant
de Lisette Lombé & 10ème ARTE
Editions CotCotCot
«Qu'entends-tu
à hauteur d'enfant,
que je ne saisis plus
depuis que j'assiste au
défilé des injustices
sans me révolter ? »
Lisette Lombé s'exprimant au sujet d'Eunice, son roman paru au Seuil le 18/08 dernier, parle de «l'esthétique du collage et du fragment». Il y a aussi certainement beaucoup de cela, dans A hauteur d'enfant, un album délicieusement illustré par le binôme que forme le collectif de street art 10eme ARTE, à savoir Elisa Sartori (on se rappelle de son Je connais peu de mots, précédemment édité par CotCotCot) et Almudena Pano.
On connaissait la fulgurance poétique de la slameuse Lisette Lombé avec Brûler, brûler, brûler (chez l'Iconopop) et sa contribution au recueil Lettres aux jeunes poétesses (textes rassemblés par Aurélie Olivier et publiés chez l'Arche) ; on trouve là un texte plein d'incises poétiques, tout en espièglerie.
A l'intérieur du livret qui emprunte la même facture qu'un précédent album (Tous mes cailloux, ils appartiennent à la même collection, Les Carnets), des découpes agissent telles des fenêtres trompe-l'oeil, amenant une porosité entre l'intérieur et l'extérieur, que l'on retrouve aussi entre les pages, avec des motifs et textes qui se prolongent de l'une à l'autre. Et l'on se promène ainsi, l'attention capturée par des illustrations alternant les registres, tantôt stylisés, tantôt enfantins. Avec aussi des variations de police - - il fallait oser le Gridlite PE de David Březina - - et de style (en orange majuscule pour les questions à hauteur d'adulte, en italique et minuscule pour le récit à hauteur d'enfant).
Voilà un album qui brouille les catégories de public auxquelles il s'adresse, comme s'en est fait une spécialité CotCotCot, et le titre le suggère bien, s'adressant à la fois à l'adulte en devenir qu'est l'enfant, et à cet enfant qui se tapit en chacun de nous depuis que l'on «porte des chaussures d'adulte», constituant en cela, ce que Lisette Lombé qualifie en début d'album de «dialogue doux entre les générations».
Quand on sait que Lisette Lombé a été nommée en Belgique Poétesse nationale pour la période 2024-2025, que les deux illustratrices se sont rencontrées dans le cadre d'un atelier d'illustration d'Anne Quévy à l'Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles et que cette fabuleuse maison d'éditions qui porte cet amusant anacyclique comme nom est basée dans la région de Bruxelles, on peut se dire qu'on a affaire, avec cet album, à une bien belle belgitude toute en complémentarité artistique.
«Le fond du plat les jours de crêpes,
Le sang des croûtes aux genoux,
L'encre de la décalcomanie sur la langue».

La danse des damnées
de Kiran Millwood Hargrave
traduit de l'anglais par Sarah Tardy
Editions Robert Laffont
A Strasbourg, pendant l'été caniculaire de 1518, une «femme danse sur une musique que personne à part elle n'entend ; ses pieds sont deux comètes blanches dans la nuit qui marquent la poussière de profonds sillons.»
A cette évocation, on pense aussitôt à la chanson de Jacques Brel Sur la place, ou encore à la version de Barbara, plus grave, ou bien à celle de Birds on a Wire / Rosemary Standley & Dom La Nena - pour son clip si beau. Mais si la danseuse initiale, Frau Troffea, fait l'objet d'une attraction - répulsion comme dans la chanson, dans le roman, elle entre comme en transe et ne peut plus s'arrêter pendant des jours. Telle une «épidémie» (terme employé par les historiens lorsqu'ils décrivent ces épisodes véridiques de l'histoire médiévale), elle est rejointe par d'autres femmes, toujours plus nombreuses. Folie ? Maladie ? Sont-elles touchées par la grâce ou par le diable?
Kiran Millwood Hargrave tisse son roman autour de cet événement. Les 4 femmes que nous allons suivre de plus près auront à voir avec cette danse. Il s'agit de Lisbet, apicultrice, en paix uniquement lorsqu'elle s'occupe de ses abeilles («Cette osmose, quand Lisbet s'occupe des abeilles, a quelque chose de surnaturelv; tout semble se remettre en place à l'intérieur d'elle, comme des étoiles alignées en une constellation porte-bonheur.»). Elle souffre de ses multiples fausses-couches, pertes tues et incomprises, ainsi que d'un manque d'enfant. Pour se consoler et s'isoler du monde, elle a aménagé un arbre à danser. Il y a aussi Agnethe, sa belle-soeur, qui revient après 7 ans de pénitence. Lisbet n'en connait pas les raisons, cherche à comprendre, se lie d'amitié avec elle, semble trouver quelqu'un qui la comprend. Puis Ida, l'amie si jolie, aux multiples enfants, qui semble si épanouie ; pourtant le retour d'Agnethe vient briser sa quiétude. Enfin, pour mener la ferme familiale, Sophey, la belle-mère, dure comme un roc.
L'autrice place le lecteur aux côtés de Lisbet. Nous découvrons et comprenons le monde à travers ses yeux et croyances. Nous pouvons ressentir ses surprises, ses incompréhensions, ses souffrances, mais aussi ses désirs et plaisirs.
Un récit de femmes fortes, en butte à une société réfractaire à la liberté et la reconnaissance des femmes et régie par la religion et les superstitions.
Un roman tournoyant.
«Là, au centre, se dresse un tilleul au tronc massif dont les branches servent de support à une plateforme. Un arbre à danser.»
# printemps / été 23
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Box - Qu'y a-t-il dans la boîte ? -
Tome 1
de Daijirô Morohoshi
Editions Le Lézard Noir
manga
"Je suis déjà venu au parc Hakoyama, mais je n'y avais jamais fait attention, moi non plus. Ni portes, ni fenêtres... On dirait juste une grosse boite."
7 protagonistes d’âges et d’univers différents se retrouvent, malgré eux, devant un bâtiment cubique au milieu d’un parc. Ils ont tous reçu un casse-tête différent (boite à secret japonaise en marqueterie d’Hakone, rubik’s cube, mots croisés sans définition…) et il semblerait qu’à chaque résolution d’un d’entre eux un événement inattendu, plutôt inquiétant, se produise. Pourtant une fois entrés dans le cube, ils devront bel et bien tous les résoudre pour pouvoir en sortir.
Voici en quelques lignes le pitch de cette série en 3 tomes signée par Morohoshi Daijirô, célèbre mangaka japonais qui a notamment inspiré Miyazaki Hayao, mais qui reste méconnu en France (seule une autre de ses séries est traduite en français).
L’ambiance se tend au fur et à mesure et le climat étrange et inquiétant nous met aux aguets et nous pousse à avancer avec les personnages dans ce labyrinthe. Trouvera-t-on un minotaure au centre ? La jeune fille, à la fois mignonne et terrifiante, qui sert de guide semble en tous cas dire qu’une créature attend de chacun d’entre eux qu’ils donnent une part d’eux-mêmes… Et dès ce tome 1 nous rencontrons des sortes de yôkais, créatures surnaturelles du folklore japonais, qui ne laissent présager rien de bon…
Morohoshi Daijirô sait toutefois ne pas tomber dans trop de noirceur et ponctue son récit de touches loufoques et décalées, notamment grâce à la présence de Kyoko, jeune femme - simple invitée dans le cube - à la curiosité joyeuse, créant un contraste et une épaisseur supplémentaire à l’histoire.
Pas de déballage interminable sur les personnages, on les découvre par bribes, comprenant ainsi une partie de leur passé, de leur caractère, et par là-même la raison pour laquelle ils se trouvent embarqués dans cette énigmatique histoire.
Un manga intrigant et addictif
"Si je puis me permettre, je pense que vous êtes ici parce que vous avez un point commun, vous n'avez pas une petite idée de ce que ça peut être ?"

L'odeur des pierres mouillées
de Léa Rivière
Editions du commun
«Elles disent que les histoires et le monde c'est la même chose, ou que histoires est synonyme de relations et que c'est la matière du monde».
Ce livre inspirant pourrait s'apparenter à un petit guide de survie par temps difficile, pour qui n'a pas trouvé «l'option des poneys arc-en-ciel qui se pointent pour te sortir des mauvaises passes». Et il ne faudrait surtout pas que cet objet tombe dans certaines mains malintentionnées, certains passages hautement incandescents pourraient être instrumentalisés.
Ce dont il est question c'est d'une pensée critique déployée dans la nuance, qui se méfie des substantialisations identitaires («les identités c'est les rôles déchus, c'est ce qui reste du rôle quand il est impraticable ou impratiqué : un putain de désastre»). Une réflexion menée tambour battant, autour du milieu (rivière, rocher, «en immergeant leur corps», en «faisant partie»), des géologies ancestrales («elles disent que les histoires des sols sont des histoires des corps», «des partitions géologiques qui s'agencent et se réagencent dans le magma soyeux et fracassant qui opère juste en-dessous de la peau du monde»), du village («le village c'est le nom d'un milieu qui rend capable de penser des communs gorgés d'incommuns : c'est l'opposé du séparatisme et l'opposé de l'assimilationnisme en même temps») et du «prendre soin des traditions», d'une écologie des relations («ne plus se consacrer qu'à faire et refaire des manières de faire ensemble, avec les trucs, les oiseaux et les gens, les orties, les cailloux et les choses») préfiguratrice d'une «politique des endroits». Attentive aux narrations communes («fabriquer les histoires capables de soutenir nos propres existences, de les rendre possibles»), pensées comme des incantations («raconter une histoire ressemble au jardinage»).
Un questionnement serré sur comment l'Autre me perçoit : «Est-ce que je deviens ce qu'on voit de moi ?», «Est-ce que je suis fabriquée par la matière dont je suis perçue ?», ou encore «On devient incapable de distinguer ce qui est le plus fatiguant entre résister aux attentes qui viennent avec le label et passer son temps à quémander des appartenances». Mais aussi sur la continuité des générations : à l'instar de la thanadoula, «on prend soin des mortes en entretenant leur habileté à nous obliger, à faire de nous les obligées du monde».
Un texte courageux, qui assure poétiquement parlant, qui ne dévie pas politiquement parlant («c'est tellement ennuyeux cette tactique de se séparer pour dévier tranquilles entre nous, c'est tellement moins sexy, ça frotte pas. Ça fuit la friction pour surtout rien inventer. Ça se purifie pour mieux s'asphyxier»). Si la forme plurielle du texte ne permet pas, «comme dans les remous d'une rivière» de ranger ce texte dans telle ou telle catégorie, on s'en accommode parfaitement.
Un lexique, tout à fait bienvenu, figure à la fin du livre. Fin d'ouvrage où l'éditeur précise à juste titre que «l'ensemble du système graphique se veut porte-voix, massue ou caresse, c'est selon». C'est précisément ce qu'on ressent en effet à la lecture de ce texte.
En plus d'être drôle (on pense ici aux jeux de mots récurrents de Léo, ou encore aux paroles du groupe L5 «Est-ce que tu envisages ? » – «Peut-être que collectivement, on peut enfin - encore, déjà, à nouveau, toujours - envisager les villages? (…) à défaut d'envillager les visages» – ou de la revisite de celles de Britney Spears : «genre me baby one more time»), ce texte bouillonnant présente les subtils accords d'un mélange de Starhawk, Bérangère Cournut, Isabelle Stengers, Viviane Despret, Laure Vasquez, Monique Wittig. N'en jetons plus. Il faut lire de la littérature queer, il faut lire ce texte. «Juste en dessous du silence».
«Inscrire nos sciences-fictions dans les viscères du monde»

Une guêpe dans le k-way
de Thomas Lanfranchi
Editions Vanloo
«Comment parler de l'air, de l'eau, de rochers, du sable et des arbres, comme eux parleraient de nous...»
Procédons par étape.
1. Le titre n'a pas grand chose à voir avec le livre, c'est certainement là une coquetterie de l'auteur lorsqu'il a retravaillé ces formes écrites au jour le jour. Et l'on dispose encore de quelques mois pour se perdre en conjecture sur le pourquoi de son prochain titre à paraître en octobre, Le Fandango de Pamplemousse. Mais signalons à ce stade que ce sont des titres qui nous attrapent.
2. Mieux vaut s'intéresser un tant soit peu à Thomas Lanfranchi avant d'entamer ce livre. C'est un artiste-performeur qui réalise des sculptures gonflables, volantes. Il s'intéresse à l'art conceptuel (il a croisé Joseph Kosuth lors de sa formation, ça peut aider) et il a surtout fait l'expérience (il s'en explique lors d'une interview qu'il a accordé à la librairie Mollat) que le ciel béarnais (après des études à Marseille puis Hambourg, il s'établit, dans le Vic-Bihl, non loin de Tarbes) est fort cotonneux. C'est cet appel du ciel qui le mobilise et autour duquel il va travailler au «remodelage de cette matière gazeuse au-dessus de sa tête».
3. Les présentations étant faites, quelques mots sur ce livre. Le livre prend la forme d'un journal, dont seuls certains passages ont été retenus (version abrégée). La première partie est essentiellement un recueil de témoignages des voisins sur des «phénomènes célestes inhabituels» qu'ils auraient observés, ici un drôle d'engin, des formes sombres qui traversent le ciel, une boule de feu, trois disques brillants volants en ligne, là «une immense masse brune qui passe très lentement dans le ciel». Tel un ufologue, mais aussi «quêteur d'anti-miracle», Thomas Lanfranchi mène l'enquête.
Et puis sans crier gare, on glisse vers autre chose, peut-être plus vers ce qui serait un carnet de création (on pense un peu à Fond perdu le dernier petit livre de Marion Fayolle et Tony Côme chez Magnani), une sorte de work in progress qui tendrait à nous rapprocher des expériences-performances auxquelles s'essaie l'auteur. Ce dernier ne s'adresse pas vraiment à nous, mais c'est comme si on avait accès à des bouts de sa subjectivité artistique. Comme tout en étant attentif à son environnement immédiat, au moment présent, il se consacre, tout entier, à faire advenir des formes volantes. On assiste au balbutiement de cette œuvre si singulière.
Thomas Lanfranchi établit des formes de carré, de cube, parallélépipédiques, à l'aide de quatre piquets reliés, de la chaux ou de la craie. Cube de nuage, cube de ciel. En attente de l'élévation céleste : «Cette montée des circonstances me presse à faire de ce micro-événement [ici un feu], une action... Je trace rapidement un carré autour du feu, m'assois à l'intérieur et tente seul, pendant une heure un cube de fumée».
4. Un autre petit livre à lire pendant cet été, en rêvassant entouré de nuages. Poétique tout autant que loufoque.
«L'idée d'arriver à un quelconque résultat devient jour après jour lointaine».
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L'invitée
d'Emma Cline
traduit de l'anglais par Jean Esch
Editions de la Table Ronde
«Les gens acceptaient, pour la plupart, d'être pris pour cibles à petites doses. Ils semblaient même s'attendre à un certain niveau de duperie, et prévoyaient une marge tolérable de manipulation de leurs relations».
On ne connait pas grand chose du passé d'Alex, on se l'imagine. Contrairement à ce que semble indiquer le titre, elle est plutôt du genre à ne pas être invitée, mais qu'importe elle pousse les portes.
C'est qu'elle s'y connait en matière de comédie humaine, elle sait paraître, faire semblant (maîtrise parfaitement la fausse-gaieté de la girl scout). Elle raconte des histoires, elle se raconte des histoires. Elle excelle aussi le moment venu dans l'art de disparaître, faisant le tour du propriétaire en catimini, fauchant au passage quelques cachets ici, quelques dollars par là. Un peu mytho, un peu klepto. Elle enchaine les conquêtes comme les antalgiques, palliatifs à sa vie qui n'a plus beaucoup de sens. Elle s'incruste ici (dans telle fête) et là (dans tel club) comme un formidable terrain de jeu : «elle se représentait une enfilade nacrée de possibilités qui s'étirait à l'infini».
Emma Cline sait décrire à merveille les métiers de service (care?) qui font tenir l’organisation des ultra-riches. Les factotum, jardiniers, et autres «totems domestiques» sont certes des personnages secondaires mais ils ont toute leur place, font aussi à leur manière, tenir le récit. Tout comme la plage, espace de continuité de ces rencontres et de ces échappées. L'auteure s'amuse beaucoup de la superficialité des relations, mais aussi de l'apparente solidarité qui en découle.
Dans ce livre d'atmosphère (la lumière, les déplacements, les gestuelles, tout contribue à nous mettre, à l'instar d'Alex, sur le qui-vive), tout semble contenu, l'histoire défile superbement à pas lent, avec une force de suggestion très aboutie, à mi-chemin entre Lost in translation pour le côté au ralenti et mélancolique et, Au moins nous aurons vu la nuit, le premier roman d'Alexandre Valassidis que nous avions tant apprécié lors de la précédente rentrée littéraire pour l'aspect elliptique et le trouble qui s'instaure.
Un livre exquisément perturbant. A rajouter, sans aucun doute, à votre PAL de cet été.
«Soudain, il paraissait illusoire qu'elle puisse passer avec succès d'un monde à l'autre».

Quelque pays parmi mes plaintes
de Jean D'Amérique
Editions Cheyne
«Je garde de toi le seul poème qui vaut le coup : un flot humain qui court les rues sans marcher sous l'ordre des feux rouges»
On accueille avec une joie non dissimulée ce nouveau recueil de Jean D'Amérique. Trois parties composent ce livre publié dans la collection verte de Cheyne, la première, «tripes cordées», est en mémoire des émeutes de la faim en Haïti d'avril 2018, la seconde, «douleur-fleuve», en mémoire de l'épidémie de choléra survenue en Haïti en automne 2010, et la troisième, «avancer malgré». Peut-être est-ce cette dernière partie qui est la plus adressée «aux voix qui résistent» et «aux êtres qui espèrent».
Que la poésie se prête bien à ce langage châtié (rehaut ; émonder ; respir ; effranger pour ne citer que quelques mots que l'on n'utilise pas dans le prosaïque du quotidien), à cette rythmique toute jeandaméricaine (songeons à «si clair couché soleil» ; «herbe étendue sous l'or solaire»; «croisés les doigts lumière dedans» ; «pain moisi à force de cuire absence»), à cette langue pleine d'incise («avancer malgré») et brute et impertinente, un langage des organes, («l'espérance nous défèque» ; «à usiner hautes crises dans nos artères»). Il y a des habitudes qui sont bonnes à prendre et la lecture des poèmes de JDA nous invite à nous familiariser avec cette délicieuse et subtile déstructuration des phrases («fragmentée l'aurore écume derrière la montagne» ; «épine désormais langue soutenue pour effranger d'éloquence un azur»). Des interrogations qui restent en suspens, snobant les points d'interrogation («sans doute faut-il reléguer les places pour accueillir nos élans» ; «est-ce mur notre héritage, marteau corps-plein dans l'échine solaire, qui givre le poème et prolonge le cri jusqu'aux dernières craquelures» ; «sommes-nous des branches qui ne savent raconter le vent» ; «de quel droit la chorale rauque de nos dents pourrait espérer tendresse à mâcher»), la poésie n'attendant pas de réponse.
Quelque pays, en fait un seul et toujours le même, renvoie à Haïti, à cette géographie «des tripes», à cette géopolitique indécente («les zones franches du calvaire» ; «fracture : où mon peuple habite, le sang viré en lave acide» ; «un royaume de chair morte»), où les organisations internationales et leurs dérives sont décriées («les formulaires de peine du programme alimentaire mondial»; «l'eau nue sous les fesses sans retenue : le bien est fait, que la paix règne» ; l'Artibonite ou la douleur-fleuve où se sont soulagés les soldats onusiens) et désenchantée («ils verront la ville-violon désaccordé qui fut nôtre, opéra luisant de casseroles vides» ; «un pays enflé d'intentions potables» ; «nos pavillons abritent un seul plan d'action : augmenter la production locale de ténèbres» ; «la politique publique du bâillement continu devient virale» ; «nos révolutions avortent trois fois par jour»).
JDA s'agace de la réduction romantique de son pays à une «terre de poètes» : «il n'y a de poésie possible ni dans les cordons de police, ni dans les mitrailleuses officielles qui trouent nos soleils». Il invite plutôt à «reléguer les plaies pour accueillir nos élans» ; à convoiter l'envol, à «chercher issue dans l'arbre à ciels» ou à être attentif au «rêve-poisson» et à la «chanson-pluie qui arrose les clartés neuves».
On n'en finit pas d'être comblé par cette poésie des entrailles, toute en contraste, tout en fulgurance, toute en vibration, et dont l'origine semble tout entière située dans l'extrait du quatrième de couverture : «chez nous pourtant les arbres poussent drus qui tiennent avenir dans une racine nommée douleur». A lire et à apprendre par cœur !
«Et même blessés les ciels n'auront point compétence de mourir, ils enseigneront à nos étoiles des lendemains sans fêlure».

Ernesto Trémolo
de Fabienne Savarit et Louise de Contes
Editions A2MIMO
« Tu lui faisais peur, mais il avait envie de te retrouver chaque soir. Comment tu t’appelles ? »
Ernesto Trémolo, c’est le monstre du grand-père de Nicolas. C’était un grand monstre qui faisait peur il y a longtemps. Il faisait peur mais c’était aussi une sorte d’ami. Celui qu’on cherche, mais de pas trop près, qu’on attend mais qu’on appréhende de trouver caché derrière le placard, qui nous fait frissonner de peur mais aussi de plaisir. Celui qui fait qu’on n’est jamais tout à fait seul. Le grand-père de Nicolas ne le voit plus depuis longtemps mais lorsque son petit-fils vient passer quelques jours de vacances chez lui, il lui en parle. Alors Nicolas décide d’écrire au monstre pour savoir s’il existe vraiment et ce qu’il est devenu. Peut-être qu’il pourrait même revenir tenir compagnie à son grand-père, qui sait (« Tu lui manques beaucoup je crois… ») ? Peut-être même qu’il pourrait aussi devenir un ami de Nicolas (« Tu reviens bientôt pour les vacances ? ») ?
Les illustrations à l’aquarelle et au crayon sont douces et poétiques, Ernesto Trémolo reste ainsi un monstre sympathique, présent sans jamais être réellement menaçant.
Cet album épistolaire nous parle avec tendresse de nostalgie (« parfois, quand il me parle de toi, il est triste. »), de solitude, de la peur qu’on apprivoise, du besoin d’être reconnu pour exister (« Chaque souvenir chaque histoire évoquée me rend plus fort »), de la complicité et de la transmission entre un enfant et son grand-père. Un album-jeunesse plaisant à lire et à relire.
« Et grand-père, il était comment enfant ? »
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Les vagabonds du rail
de Jack London
traduction revisitée de Louis postif
Editions de la Lanterne
«Le vagabondage m'avait empoigné et ne voulait plus me lâcher».
Les éditions de la Lanterne qui fêtent cette année leurs cinq ans d'existence ont la bonne idée de re-publier Les vagabonds du rail. Certains passages qui avaient été escamotés lors de la traduction initiale de 1931 ont été exhumés et retraduits, certains termes rafraichis. Le texte est par ailleurs habilement augmenté par un avant-propos qui resitue bien dans quel contexte s'inscrit ce texte autobiographique publié à l'origine entre 1907 et 1908 et pour 8 chapitres sur 9 dans le mensuel The Cosmopolitan sous le titre My life in the Underworld, qui met aussi en perspective cette expérience très personnelle de Jack London avec un événement beaucoup plus massif à l'époque qu'est le vagabondage (ayant pu concerner jusqu'à 1,5 millions de personnes) ainsi que la crise économique de 1893 et la marche des chômeurs qui doit converger vers Washington le 1er mai 1894, événement qui est documenté au sein d'un portfolio de photographies en fin d'ouvrage. Plus encore, l'insert d'un article éclairant, How I Became A Socialist paru initialement dans la revue The Comrade est spécialement traduit pour l'occasion et vient rendre compte en quoi l'expérience du vagabondage a été fondatrice pour London dans sa conversion au socialisme. C'est donc l'addition de ces différents formats qui vient enrichir la nouvelle édition de ce texte qui s'inscrit parfaitement dans la collection «Eclairages» qui «regroupe des mémoires, des témoignages et des récits autobiographiques, d'expériences qui ont laissé une trace indélébile dans le parcours personnel, politique ou littéraire de celui ou celle qui les narre».
Ce vécu de trimard raconté par Jack London est en fait une expérience resserrée sur quelques mois, mais qui est tout à fait significative dans l'intensité même des événements vécus. Le récit est constitué de beaucoup plus qu'une suite d'anecdotes, de véritables tableaux réalistes de ces tas d'expériences de privation, de confrontation au froid, de prise de risque, de quémandage de la nourriture, de «grattes», de jugement expéditif, d'un emprisonnement durant deux mois. Il s'agit aussi de se cramponner au train de marchandise, de frauder («brûler le dur», «être sur le pont»), de fuir la police («les taureaux»), de se faire expulser de certaine ville, ou débarquer manu militari des trains, mais aussi de toute cette débauche d'énergie. C'est qu'après avoir été le prince des pilleurs d'huitres, le jeune London devient rapidement le «kid-de-Frisco» et est tout entier investit dans cette recherche permanente d'aventure qu'il veut «tâter» («Dans le pays du hobo, le visage de la vie est protéiforme, c'est une fantasmagorie toujours variée, où l'impossible arrive er où l'inattendu bondit des buissons à chaque tournant de la route»). C'est que rien n'étanche sa soif de liberté.
En bon cascadeur, il ne manque pas d'agilité et de robustesse pour se cramponner dessous un train en pleine marche et s'emploie aussi, en bonimenteur accompli, à nous narrer ses exploits, dans cet art aussi d'inventer des narratifs pour parvenir à ce qu'on lui cède quelque nourriture, ou mieux qu'il accède à un «gueuleton assis» («La maladie de cœur était ma façon habituelle de me débarrasser de ma mère, parfois, cependant, je la faisais disparaître en victime de la tuberculose, de la pneumonie ou de la fièvre typhoïde»).
L'expérience de Jack London se décline, parfois avec drôlerie, sur plusieurs registres : ou quand la survie individualiste se dispute avec une forme d'admiration pour le fonctionnement de ce qui est fait en collectif («la force du nombre nous rendait indifférents à beaucoup de dangers»), pour l'énergie de la débrouillardise de certains hobos («Le vagabond défie la société (…) Certains cherchent même à se faire prendre par la police, surtout en hiver. Ils choisissent naturellement les agglomérations où la prison n'impose pas de corvées aux prisonniers et fournit une nourriture substantielle»).
Une re-découverte passionnante.
«C'est que la vie qui débordait en moi, l'amour de l'aventure qui coulait dans mes veines, ne me laissaient aucun répit».

l'Eléphant
d'Isabelle Pralong
Editions Atrabile
«Je vais essayer d'être plus sereinement morte de trouille».
Cette BD était parue initialement en 2007 chez les éditionsVertige Graphic. C'est là aussi une excellente idée que de la ré-éditer tant elle se distingue des autres BD actuelles. Car depuis, on avait beaucoup aimé Polly, sa BD fait avec Fabrice Melquiot (ed. La Joie de Lire) et qui traitait d'une personne intersexe.
Peut-être ce coup de crayon singulier d'Isabelle Pralong qui fait des visages, des postures de ces personnages quelque chose de si particulier, onirique mais pas que. Plein de gaucherie («je me sens comme une grande carcasse pleine d'os que j'ai peine à transporter avec moi»). Ça leur donne une consistance incroyable, une façon d'accorder de l'attention au corps, à la pesanteur de soi, des autres, aux interactions. Avec des voix introspectives («cette petite voix de merde qui murmure par là-bas derrière») qui s'affolent, qui chamboulent.
Et que dire de l'histoire ? Celle du père de Claire, celui qu'elle n'a jamais connu et qui se manifeste alors qu'elle a 39 ans et que lui est en fin de vie. Suite à une hémorragie cérébrale, ce dernier est dans le coma, elle est appelée à prendre ce genre de décision auquel personne n'est jamais prêt. Et elle est bien seule face à cela, entre ses enfants qui l'accaparent et l'homme qu'elle aime à l'autre bout du globe en train de s'occuper d'un barrage. Cet événement fait effraction, la déborde totalement. Alors, elle n'ose pas mais prend tout de même la main de son père «Je la tiens comme un moineau dont on sent à travers les plumes l'ossature si fragile». Le rite funéraire des éléphants qui est raconté en fin de BD tient lieu d'explication du titre.
Qu'on aime ces auteurs de BD, à l'instar de Léa Murawiec qui se contrefiche des proportions et qui par leur trait donne une épaisseur aux histoires racontées.
D'une grande sensibilité et d'une poésie réparatrice.
« J'ai enfoui tout ça si loin... C'est comme un gouffre, ça me donne le vertige ».

Mini Golf
de Lisa Laubreaux
Editions Maison Georges
« Notre aventure commence au Minigolf des vagues bleues. Personne ne sait pourquoi on l’appelle comme ça, il n’y a même pas la mer… »
Voici un album dont tu es le héros. Ou plutôt voici un minigolf dont tu es la dernière balle qui doit rejoindre le château. A chaque page, une nouvelle action et un nouveau décor, que décideras-tu de faire ? Sauter sur le trampoline ou admirer la mare aux nénuphars ? Suivre un papillon ? Eviter des mouches ultra-énervées ? Vivre en communauté ou aller au grand bal ? Comme la balle qui rebondit, les prises de décisions nous font rebondir de page en page. Chaque nouvelle lecture permet un nouveau parcours. Bien sûr ce n'est pas sans encombre (qui eu cru qu’il y en avait tant sur un si petit terrain !) et chaque péripétie donne lieu à des illustrations pleines d'humour. Comme toujours avec les Editions Maison Georges, les illustrations sont très soignées et ont du caractère. Ici le dessin est à la fois graphique et épuré (on pense à Yahho Japon ! d’Eva Offredo ou encore à Qu’y a-t-il d’Isabel Minhós Martins & Madalena Matoso). En quelques courbes et juste trois couleurs (vert, rouge et bleu), voici un terrain de minigolf à hauteur de balle, cette petite balle au design sympathique, la bouche rouge et les yeux ronds si expressifs dans leur simplicité.
Pour sûr, on ne se lassera pas d’ouvrir ce livre chaque fois dans un nouvel ordre et cette petite balle de golf va vivre de nombreuses aventures !
« Tu viens de rencontrer Brice, un ver de terre rigolo qui part en week-end. Si tu as besoin de vacances, tu peux l’accompagner en tournant la page.»
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L'inexploré
de Baptiste Morizot
Editions Wildproject
«Chaque vivant est épais de temps»
Dans le prolongement de son premier ouvrage, Les diplomates, Baptiste Morizot nous revient avec un essai ambitieux qui donne une ossature théorique solide à qui veut penser nos relations au vivant.
La forme du livre n'est pas sans interpeler, mais la mise en garde en début d'ouvrage vaut accompagnement du parcours proposé, «ce livre n'est pas un livre, c'est une carte».
Il faut en effet aller butiner, par «petits pas errants» 729 aphorismes, organisés par chapitre qui sont autant de «missions de reconnaissance» et agissent tel un «périple d'exploration» sur la «terre des idées».
Ça pourrait passer pour ludique, mais je vous incite malgré tout à arpenter ce texte avec un peu plus qu'une «attention flottante». C'est que le philosophe s'en donne à cœur joie, il affectionne les problèmes ontologiques, la solastalgie ici, l'amphibiose là, convoque sans relâche Descola, Latour, Viveiros de Castro, Natassja Martin et bien d'autres encore (les 12 pages copieuses de bibliographie donnent le ton) et n'a toujours pas renoncé à l'utilisation déraisonnable de l'adverbe «conséquemment» (les occurrences de ce mot m'avaient déjà marqué dans ses précédents essais). Même Damasio n'est pas en reste et s'invite en note de bas de page pour proposer d'insérer un « y » à polytique (inter-espèces).
La question principale du philosophe, maitre de conférence à l'université d'Aix, est toute entière située dans la «transformation de l'espace des possibles de nos relations aux vivants non humains», ou autrement formulé, comment faire face dans cette «condition de vivants pris dans une vulnérabilité mutuelle avec les autres vivants» pour rendre le monde plus habitable ? Pour ne pas être seulement tétanisé face «à l'angoisse et l'urgence (…) de la crise écologique systémique qui nous met en danger», face «à une mère d'intensification des drames d'habitabilité».
Baptiste Morizot est d'abord et avant tout un passionné qui sait rendre sa connaissance (pratique, celle du pisteur, mais aussi et surtout philosophique) passionnante. Il se fait même le chantre des croisements d'approche disciplinaire, à grand renfort d'épistémologies chimériques. Il sait aussi mobiliser des exemples parlants, à l'instar de ces êtres qui échappent aux taxinomies admises, comme le coywolf, hybride de loups et de coyotes (pas étonnant que Jérémie Moreau le cite en postface de sa BD sur les pizzlies, autres «êtres de la métamorphose»), à l'instar du pied de maïs qui recrute les prédateurs en capacité de le défendre, à l'instar des castors comme «activateurs de dynamiques écologiques, hydroécologiques» et des «barrages castormimétiques», à l'instar de l'enquête du biologiste Heinrich qui prend au sérieux la légende selon laquelle «les corbeaux guident les chasseurs inuits jusqu'au gibier». Ou l'importance de prendre soin de son milieu et de nouer des alliances et des «égards ajustés» avec les «cohabitants».
«C'est assez revigorant, parce que devant la solitude et la responsabilité écrasante d'être le seul acteur sur Terre, qui aurait détruit la nature fragile, culpabilité mêlée d'orgueil et de honte prométhéens, on se retrouve tout à coup surpeuplés, on n'est plus orphelins, abandonnés».
L'auteur poursuit sa conception de ce qui fait diplomatie, «une théorie et une pratique des égards ajustés envers les non-humains». Il s'intéresse également aux «jeux du pliage du temps», aux «palimpsestes inventifs que sont les vivants», s'emploie à traiter du changement de la texture du temps, du passage au «temps mythique», de la concaténation de trois saisons dans le même paysage lorsqu'il observe en Haute-Savoie les feuilles de feuillus tombés au coeur de l'été. «L'humain éphémère est désormais plus stable que son milieu, moins périssable, alors qu'il était jusque-là le fugitif dans la minéralité impassible des paysages et l'éternel cycle des mêmes saisons». «Le présent est une nouvelle donne : il incite chaque vivant à interpréter autrement le passé disponible à la surface du corps, comme le héron ardoisé utilise ses ailes sélectionnées pour le vol pour faire de l'ombre sur les eaux limoneuses où il pêche».
Un livre touffu, pas toujours très facile d'accès, mais fort stimulant et surtout indispensable pour se repérer et prendre soin de l'habitabilité de notre monde. La boussole écologique de votre été.
«Qu'on nous donne du possible, une bouffée de possible, et c'est ce monde qu'on sent pouvoir changer».

L'animateur
de Juanungo
Editions Delcourt, collection Shampooing
BD
«Donner une âme. Anima ça veut dire âme, en latin. Les bonshommes quand tu les animes, tu dois leur donner une âme ».
Nazareno, ou bien Neno pour ses proches, souffre d'un cancer depuis plus d'un an, un cancer qu'il ne peut pas battre. Afin de faciliter ses derniers mois, sa famille engage un infirmier pour lui tenir compagnie et contrôler la pompe à morphine. La relation entre les deux hommes est le focus de cette histoire, c'est elle qui rythme le récit à travers les remarques blessantes de Neno et l'infirmier à la personnalité attachante malgré tout. Animateur, Neno se lance dans un dernier projet d'animation publicitaire pour une marque de lingette nettoyante. C'est ce projet qui va permettre à l'infirmier et l'animateur de se rapprocher et de tisser un lien : Neno et l'infirmier s'entraident et apprennent de l'un et de l'autre, à travers l'animation.
Tout au long de l'histoire, Neno nous plonge dans le métier d'animateur qui prend de plus en plus d'ampleur au fil de l'histoire. Le projet de Neno que l'on suit d'abord à travers ses paroles finit par prendre vie à travers les dessins et devient une part entière de l'identité visuelle de la bande dessinée sous la forme d'un clin d'oeil aux flipbook.
Ce récit poignant manie le sujet délicat qu'est la fin de vie avec justesse, une touche d'humour et une légèreté qui laisse le lecteur avec un sourire aux lèvres malgré la dureté du sujet.
Juanungo signe ici une bande dessinée prenant source dans sa propre histoire familiale. En effet, son propre père, également animateur, meurt d'un cancer peu après son dernier projet. Le récit en est d'autant plus touchant, l'auteur consacre d'ailleurs la postface de l'ouvrage au travail de son père, Rodolfo Sáenz Valiente.
Recension réalisée par Sarah Techer, stagiaire à l'Esperluette

Furieuse
de Geoffroy Monde et Mathieu Burniat
Editions Dargaud
BD
prix de Lyon BD Festival
«Qu’on lui coupe les mains!! […] Et quand on lui aura coupé les mains qu’on lui coupe les doigts!!!»
Connaissez-vous roi Arthur?
Et bien savez vous que pour refermer le portail des démons, il dû demander de l’aide au sorcier Merlin. Ce dernier lui céda une épée magique.
Nous suivons l’histoire d’Ysabelle, la seconde fille du roi. Pour retrouver sa sœur, éviter un mariage arrangé avec l’étrange baron de Cumbre et la folie de son père, elle va conclure un pacte avec l’épée et traverser le royaume de Pendragon.
Il lui faudra bien du courage pour affronter ce monde inconnu.
Le style de dessin, mélangeant dessin animé et cartoon, est en dissonance avec certains épisodes de la BD, plus à destination des adultes.
Certains événements sont tournés en ridicule ou avec une pointe d’humour.
Cette BD a obtenu le prix du Lyon BD Festival 2023.
«Vous avez toute la journée pour vous faire une beauté.
-Six heures pour faire apparaître des boutons d’herpès. Pas évidents»
Recension réalisée par Marie Rety, stagiaire à l'Esperluette
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Vövöl
de Bérengère Cournut
Editions du Tripode
«Je voulais expérimenter toutes les métamorphoses de la matière – du végétal au minéral, et aussi un peu celles de l'air».
Bérangère Cournut n'en finit pas de surprendre et l'on se laisse vite cueillir par ce nouveau texte alors que paradoxalement, à la lecture des premières pages, on se dit très vite qu'on ne saisit pas très bien où cette histoire peut nous mener, et c'est peut-être pour ça qu'on s'y accroche.
Un poisson et une coquille qui s'aiment, mais qui doivent en passer par plein de métamorphoses pour vivre cet amour. Ils incarnent, «par-delà le temps», différentes formes du vivant qui se succèdent et s'hybrident («j'ai vu que même animal, on pouvait être minéral»), telle une scansion de la vie, telle une succession d'images. Jusqu'à ce qu'advienne de cet entrelacement un enfant, Vövöl.
Comme toujours ou presque avec Bérangère Cournut on se situe à la frontière des styles, des genres (de la poésie écrite en prose mais avec une prégnance des dialogues, un nouveau mythe sur les origines qui s'amuse avec «celui par qui nous sommes»). On retrouve certaines obsessions (à l'instar de la source qui se met à couler qu'on avait laisser avec Zizi cabane). Cela pourra en déconcerter plus d'un, mais peut-être est-ce la réussite de cette écriture que d'inviter le lecteur à s'abandonner.
«Nous ne sommes encore qu'un curieux assemblage, fait de vieux os et d'organes en désordre, mais, nous aussi, on ne s'articule pas trop mal. On respire, on se désire, comme de vieux crabes».

Carole. Ce que nous laissons derrière nous.
de Clément C. Fabre
Editions Dargaud
BD
«J'ai l'impression qu'à devoir choisir entre Arménie et Turquie j'ai toujours refusé les deux. Comme si j'avais honte de mes origines. C'est horrible à dire».
Robin et Clément connaissent vaguement les origines arméniennes de leur famille, mais ils aimeraient en savoir plus et notamment sur Carole la première fille de leurs grands-parents qui est décédée à Istanbul quelques jours après sa naissance. Ils se rendent sur place pour essayer de retrouver sa tombe, histoire de se raccrocher à une trace. Pour essayer aussi de reconstituer l'histoire familiale sans se déprendre de la grande histoire. Ils font parler les dates, sondent les lieux, examinent les registres. Ils font aussi parler les souvenirs de leurs grands-parents pour «essayer de comprendre» ce qu'il n'arrive pas à percevoir dans leur voyage. C'est que le regard occidental ne leur permet pas toujours de bien saisir ce qu'il se passe à Istanbul, à l'instar des manifestations populaires qui y ont cours – cela n'est pas sans nous rappeler l'immersion dans Le Caire de la narratrice de Warda s'en va – Carnets du Caire de Pierrine Poget, paru aux éditions de La Baconnière, avec son lot d'étonnements et d'incompréhensions interculturelles.
L'écriture de la BD agit comme un besoin de laisser une empreinte de ce cheminement, mais aussi de «la tombe [qu' ils n'ont] pas trouvé».
Ce roman graphique aux couleurs douces n'hésite pas à faire des aller-retour entre passé et présent, entre images d'archives, photos de famille et déambulations dans Istanbul, comme pour mieux narrer cet ensemble à partir duquel se reconstruit l'identité des deux frères. Une histoire délicate.
«Je réalise que c'est l'histoire qui fait la famille, et qu'en conserver la trace, aussi infime soit-elle, est important».

Petits riens
de Marion Pédebernade *Waii-Waii*
Editions CotCotCot
Album jeunesse
«J’ai fait une découverte incroyable.»
Sur le site de CotCotCot éditions, on découvre ce livre dans l’onglet «hors-formats». Cette classification lui va particulièrement bien. Tout d’abord, il a un format carré peu ordinaire, et puis il a une reliure écolière – peu courante aussi, ou encore la double-page du milieu s’ouvre pour une illustration panoramique. Ensuite son contenu est hors-catégorie : à la fois pour les tout-jeunes et les adultes, entre poésie et très brève histoire, parfois sans texte. Un objet à part donc qui propose un moment de lecture-voyage immobile, un instant de silence plein.
C’est que Waii-Waii nous fait voir ce qu’on ne voit pas. La narratrice nous extrait du tumulte joyeux du bac à sable pour nous faire découvrir à travers ses yeux l’univers des grains de sable et ses «minuscules mondes : planètes infimes, trésors de fourmi, pépites insignifiantes, paillettes étincelantes.»
Mêlant crayon, aquarelle, tampons, chaque illustration nous amène à voir le réel autrement.
Un univers infiniment petit pour une poésie et un imaginaire infiniment grands. Encore une pépite qui se rajoute au catalogue de CotCotCot que nous aimons déjà tant...
«C’est alors que j’ai regardé les quelques grains collés au creux de ma paume de plus près.»
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Des lendemains qui chantent
d'Alexia Stresi
Editions Flammarion
«Que fait une voix pareille enfermée dans un si petit rôle ? »
Elio Leone est orphelin et c'est dans la transmission, encouragé par les figures inspirantes que sont le médecin Giuseppe Tropeano, la Soeur Annamaria et le Padre Bizzo ou encore Eugénio le sorcier qu'il va faire son bonhomme de chemin. Mais surtout auprès de Mademoiselle Henriette Renoult, professeur de rôle («la prêtresse des coulisses», «la papesse des voix lyriques») puis d'Eugène Vanzo qu'il devient ce qu'il est, qu'il va persévérer et apprendre sur soi. Incarner un chanteur lyrique mais pas n'importe lequel, un ténor d'une grande virtuosité, qui chante avec nécessité, mu par un instinct de survie.
Mais déjà à l'observer, on comprend qu'il n'est pas à l'aise avec les hommages, le succès. Les révérences, les compliments, «les jeux de cirque de la carrière» l'indisposent. Il reste à part et vulnérable.
A peine est-il arrivé en France, qu'il se fait très vite remarquer lorsqu'il interprète à l'Opéra-Comique, avec un tel brio, le personnage de Borsa dans le Rigoletto de Verdi. «Sa justesse d'intention ébranle. Elle ne commente pas, elle vous creuse. Ça va bien au-delà de la beauté d'une couleur ou de la perfection du son».
Sauf que tout ceci n'est pas linéaire (les va-et-vient temporels du récit nous mettent en alerte), comment pourrait-il en être autrement quand on sait que Elio nait dans l'entre-deux guerres et que sa trajectoire de vie va forcément être ébranlée par les événements qui secouent l'Europe (l'Italie fasciste, la deuxième guerre mondiale). A son retour d'Allemagne, les places de chacun ont bougé et il n'est pas celui qu'on attend. Passé pour mort, il est pris de chagrin, comme «emmuré vivant» et cesse d'exercer pour un temps son métier-passion.
La prophétie de Mademoiselle Renoult d'aller chanter la Forza del destino à la Scalla de Milan n'est alors pas prête de se réaliser. La force du destin et Alvaro attendront.
Elio Leone est un personnage très romanesque -la galerie de personnages qui l'accompagne l'est tout autant- et le récit de sa vie prend toute son ampleur inscrit dans ce moment historique si particulier et en nous faisant dériver de Naples à Paris, de Normandie en Haïti puis jusqu'à Nantes et de nouveau en Italie.
Plus de quatre cent pages d'émotion. A conseiller même à celles et ceux qui n'aiment pas Verdi ou ne connaissent pas l'opéra.
«Il faudrait pouvoir vivre à l'intérieur de la musique, savoir s'y réfugier et y rester comme dans une bulle».

Bonne nuit mes doudous
de Nikitas M. Papakostas
Editions Do
«L’un se prit dans les branches, l’autre tomba dans les profondeurs et il roulait comme une balle, car les cinq âmes n’avaient pas de coins.»
Très court roman, presqu’une nouvelle, ce livre est surprenant. D’abord il y a le titre - doux, tendre même – qui contraste directement avec l’illustration - des tâches de couleurs qui dégoulinent, laissant présager quelque chose de moins rond, la prémonition d’une histoire certainement plus sombre. Et puis il y a le texte, ramassé sur une soixantaine de pages. En peu de mots, Nikitas M. Papakostas peint un décor âpre qui nous plonge littéralement dans un petit village grec. Rien ne manque : les acacias, le potager juste à côté et ses tomates rouges saignantes, les murets de pierres, l’église et la places où se rassemblent les habitants pour discuter et commérer, la montagne environnante. Mais surtout, l’auteur nous livre un texte tranchant où chaque moment vient se nouer au premier, créant une liane tendue, prête à céder. Alors forcément, on lit l’histoire de Mario et Fortis d’une traite, on en sort un peu secoué.e et embrumé.e. Mario, c’est cette jeune femme qui vit dans une étable avant son mariage, tue dès les premières pages des chatons à peine nés, sent la présence de Dieu mais aussi d’ombres menaçantes, ne cerne pas toujours la frontière entre réel et songe. Fortis, c’est ce jeune homme privé d’un index suite à un accident de moissonneuse-batteuse, devenu prêtre et époux de Mario. Tous deux, chargés de religion et mysticisme, transforment malgré eux et à jamais la vie du village.
Un conte cruel pour adulte qui vient nous déranger et nous trouble longtemps.
«La vérité se cache dans le cœur d’une fleur. Le bourgeon s’ouvre. C’est au tour des pétales. Tout s’ouvre tour à tour et repousse à son tour ce qui le précède au-dehors. La vérité est sur le point d’être dévoilée.»

Un an de plus
d'Ulrika Kestere
Editions L'étagère du bas
Album jeunesse
Quoi de plus plaisant que de fêter son anniversaire ?... Mais peut-être que tout le monde n’en pense pas autant ? Et d’ailleurs, comment aimez-vous le fêter ? Vous vous retrouverez très certainement sous les traits d’un des personnages de cet album aussi doux par ses couleurs que ses dessins. Être au centre de l’animation comme Léa la tigresse, danser à n’en plus pouvoir comme Ture ou plonger dans un bain moussant comme Vanja, et j’en passe.
Comme dans ses précédents albums (Une hérissonne bien sensible, Un pull pour Otto ou encore nos voisins sauvages), Ulrika Kestere nous offre un texte et des illustrations sensibles et poétiques où les animaux, humanisés et aux expressions pleines d’émotions, nous rappellent nos petites manies et grandes envies.
Un moyen de préparer sereinement et sans complexe l’anniversaire de ses enfants (et le nôtre), car il n’y a aucune mauvaise façon de le fêter (on est même autorisé à ne pas s’en soucier).
«Que ce soit pour toi un grand jour ou un tout petit, comment veux-tu le célébrer ? Avec des hip hip hip hourra ? En toute tranquillité ? Ou pas du tout ? »
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Mon musée imaginaire
de Claire Le Men
Editions La Découverte
BD
«C'est ça aussi un musée imaginaire : quans certaines œuvres, tissées ensemble, par le fil de notre histoire personnelle, nous racontent de façon singulière, on s'imagine qu'elles nous appartiennent un peu».
Voici une BD fort instructive que nous propose Claire Le Men. Cette dernière nous raconte les liens qu'elle entretient avec l'art, la connaissance intime qu'elle a de certains tableaux, ainsi le tableau de Félix Valloton intitulé Le Ballon qui se serait exilé de son «livre de naissance» pour s'établir au musée d'Orsay ou encore du choc esthétique qu'elle a connu lors de sa première rencontre avec un Kandinsky(« J'ai souvent ressenti cet étonnement en découvrant dans un autre contexte certaines de ces peintures si liées à mon enfance qu'elle en étaient devenues des icônes intimes. Ces affiches qui faisaient partie des murs de la maison au même titre que n'importe quelle photo de famille semblaient m'avoir été dérobées quand je les retrouvais dans une publicité ou sur la couverture d'un roman. J'ignorais que le propre des chefs d'oeuvre est d'appartenir à tout le monde»). Elle essaie de voir comment s'est constitué chez elle le goût, le discernement du beau, alors qu'au départ ce n'était pas gagné («Tout le monde savait toujours quel bâtiment admirer, sauf moi, qui me trompait tout le temps»). Ayant grandi auprès d'une mère historienne de l'art ("haltérobibliophile" qui n'aime rien tant que les dessins de Seurat), elle a longtemps hésité avant de trouver sa voie. Elle ne sera pas psychiatre malgré les 8 années d'études qu'elle a suivies, elle fera de la BD. Il reste d'ailleurs quelques traces de ses études, puisqu'elle n'hésite pas à évoquer la bipolarité de Courbet, le syndrome de Flaubert ou de Florence, le syndrome de l'imposteur (titre d'un de ses précédents ouvrages).
En mobilisant plusieurs références picturales qui cohabitent avec les dessins de son enfance mais aussi en piochant ici ou là des références issues de sociologues (Bourdieu, De Lagasnerie), écrivains (Malraux, Proust, Gide) et philosophes (Derrida, Heidegger), c'est un véritable itinéraire entre les œuvres qui se déploie sur plus de 200 pages.
De la controverse autour de la paire de chaussures d'un célèbre tableau de Van Gogh au monogramme et à la klecksographie en passant par le métier d'oeil-attributionniste, l'exploration proposée est multiple et passionnante.
Et surtout on prend le temps de s'arrêter sur quelques œuvres remarquables de Doumier, Chardin, Vermeer, Courbet, Le Caravage, Malevitch et sur quelques trajectoires, comme celles de Beltracchi, le faussaire de génie.
Il y aurait certainement à faire des liens avec le dernier essai de Mona Chollet, D'images et d'eau fraîche, ne serait-ce que sur le rapport à la beauté et nos tentatives d'appropriation.
En faisant de la BD, Claire Le Men ne fait pas comme sa mère (la seule discipline artistique «qui me restait, celle à laquelle ma mère ne connaissait pas grand chose»). A sa manière, dans les rapprochements qu'elle fait entre les artistes, entre les oeuvres, elle nous propose, sous forme métamorphosée, une histoire sensible de l'art. Une tentative réussie de sortie du processus d'énigmatisation de l'art.
«Certains tableaux ont tant à raconter qu'en se les appropriant, on finit par croire que c'est nous qu'ils racontent»

Design Design
de Marie-Christophe Ruata-Arn & Laurence Kubski
Editions La Joie de Lire
documentaire jeunesse
«Créateurs, inventeurs, fabricants, combien étaient-ils à occuper ma vie, jour après jour, alors que je ne les connaissais même pas ? »
Ce sont 36 objets de design qui émaillent les pages de ce documentaire et qui sont distribués selon 14 chapitres qui se présentent sous forme de petites nouvelles sur 2-3 pages introduisant les dits objets s'invitant dans le quotidien. Grille-pain, chaise, presse-agrumes, luminaire, verre en plastique, chaise improbable, l'ampoule de Livermore, chacun leur forme, leur utilité, leur détournement ou réutilisation, leur histoire, leur vie. L'objet «aussi simple qu'efficace, (qui) raconte combien notre monde est en train de changer, mais aussi comment certains objets et certains gestes nous survivront toujours».
Les objets sont repris en fin d’ouvrage avec le nom de leurs inventeurs. Si certains paraissent extravagants, d'autres sont plus ordinaires et nous invitent à une nouvelle lecture tant ils sont passés inaperçus.
Une belle entrée dans l'univers du design.
«Il y a aussi des objets qui s'amusent avec la réalité : ils jouent à en faire des copies qui nous font rire, mais parfois aussi réfléchir ».

Atteindre l'aube
de Diglee
Editions La ville brûle
« J'écoute cette capsule d'antan, cette parcelle de bruits volés à ton passé dans laquelle, redevenue mortelle, tu marches et vis et respires. »
Diglee, depuis toujours, voue une profonde admiration pour sa grand tante, Georgie. Elle lui a d'ailleurs dédié son premier livre A Renaud, racontant le premier grand amour de cette aïeule. A la mort de cette dernière, Diglee décide donc d'écrire sur sa vie, « sa » désignant tout à la fois Georgie et elle-même. Car écrire sur sa parente, c'est aller chercher à comprendre le parcours de cette femme, son excentricité, son apparente liberté. Pour cela, il faut partir plus loin dans l'arbre généalogique, aller du côté de femme de la fin du 19ème et début du 20ème, danseuses, chanteuses. C'est appréhender la relation de toutes ces femmes aux hommes, à la maternité (sauf pour Georgie qui n'aura jamais d'enfant), à la vie. Et forcément, chemin faisant l'autrice (re)lit sa propre vie, a comme des éclairs de lucidité qu'elle nous livre, sans phare, met en parallèle ses rencontres, ses passions, ses doutes avec ceux de Georgie, qui n'est finalement pas tout à fait celle qu'elle croyait connaître.
L'illustration (de Diglee) de la couverture nous livre avec finesse des éléments de la vie intime de Georgie et Diglee. La forme (l'utilisation du « je » et du « tu ») nous plonge littéralement dans une relation complice qui existait entre ces deux femmes. Enfin, les photos de la fin nous rapprochent encore de cette femme puissante et fragile à la fois.
Ou comment sonder la vie d'une aïeule pour mieux apprendre sur soi.
« Habituellement, les gens écrivent sur leur grand-mère. Leur mère. Moi j'écris sur toi, ma grand-tante. »
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Parfois le silence est une prière
de Billy O'Callaghan
traduit de l'anglais par Carine Chichereau
Editions Christian Bourgois
sortie le 11 mai 2023
«Je suppose que tout autant que nous sommes, nous sommes toujours plus d'une personne en même temps».
Trois chapitres composent ce roman, on suit tour à tour Jer (pour Jeremiah) dans les années 1920 puis Nancy une décennie avant, et enfin Nellie au début des années 1980. Trois membres d'une même famille irlandaise extraits de trois générations qui se suivent, à l'intersection des moments qui ont compté dans l'histoire irlandaise. De l'île de Clear Island à Douglas, localité toute proche de Cork.
Jer, encore hantée par la guerre, qui à l'heure de la mort de sa sœur Mamie en veut à mort à son beau-frère pour s'être mal comporté.
Nancy qui a dû se débrouiller seule avec ses deux enfants, composer avec le rationnement de l'asile pour pauvres, enchainer les petits boulots (du ravaudage des tissus à la filature du chanvre, en passant par bonne auprès de personnes âgées), avec l'énergie du désespoir («j'accepte de mener une vie aux désirs mal accordés, aux besoins à demi comblés») et toute l'ambivalence des sentiments à l'égard du père de ses enfants («Qu'il puisse se comporter ainsi sans en subir la moindre conséquence, c'était normal, ainsi allait le monde»).
Enfin, Nellie qui est sur la fin de sa vie, qui «finit par comprendre qu'on trouve la paix dans l'acceptation» et qui voit défiler tout son entourage familial à son chevet.
Ces personnages tantôt se débattent, tantôt se réclament de l'héritage familial qui est le leur, mais aussi de ces «souvenirs tranchants», de ces lieux «où s'entremêlent tant de passés». Marqués par le poids de ce qui les précède, ils sont surtout «prisonniers (aussi) des circonstances» qui les ont vu naitre. Tous tendent à se raccrocher au silence, peu enclins à s'en remettre aux prières, quitte à inventer leur propre rituel.
De ces éléments constituant un triptyque, on retrouve à chaque fois une inscription dans une parentèle, dans une fratrie mais plus encore une continuité dans certaines ambiances, ondulations, une mosaïque d'éléments aussi, ce sans quoi l'équilibre des choses viendrait à en être menacé. Une même simplicité matinée de courage dans le rapport à la vie et à ce qui les entoure. Ainsi les ajoncs sauvages, les murets de pierres sèches, le savon carbolique, la tourbe et le feu, le brouillard, les nuits sans sommeil, la même couleur des yeux («cette nuance exacte d'argent fourbi qu'a l'océan les jours d'hiver»), la même façon de porter la chemise en roulant ses manches au-dessus du coude, le crépuscule, les fantômes, le cimetière, les pintes dans le même pub, … tout ce qui fait territoire et famille à la fois.
Un récit servi par une remarquable traduction, Carine Chichereau a encore sévit !
Une écriture enracinée et qui recèlent des accents éclatants de justesse.
«C'est étrange, hein ? Ces choses qu'on transporte en nous. Par tous les anges du ciel, ce n'est pas étonnant que je sois voutée».

Mauvaises méthodes pour bonnes lecture
D’Eduardo Berti
Illustrations d’Etienne Lécroart
Editions de La Contre Allée
« Ouvrez un roman et lisez seulement les pages impaires, comme si les paires étaient vides. A la fin de cette lecture, ne lisez que les pages paires. Comparez les deux romans. »
Membre de l’Oulipo, Edouardo Berti nous livre ici 135 façons de lire, écrire, ranger sa bibliothèque, échanger avec des amis autour de nos lectures, prendre plaisir et (re)découvrir chaque livre qui croisera notre route.
Un texte peut se lire et se relire autant de fois qu’on le souhaite et à chaque fois nous y donnerons une signification un peu différente. Si nous suivons les propositions d’Edouardo Berti, nous découvrirons encore d’autres sens cachés. C’est que ses méthodes de lecture sont pour le moins insolites, en voici deux exemples : utiliser des dés pour savoir quelles pages lire ou ne pas lire (58.), lire un poème tel un saumon qui remonte la rivière – c’est-à-dire en commençant par le dernier vers (60.).
Parce qu’une œuvre prend de l’épaisseur par les liens que nous faisons avec d’autres ouvrages, il nous invite également à aller au-delà, allant jusqu’à mêler des textes en lisant par exemple un premier roman jusqu’à la page 130 et en terminant l’histoire par un autre roman lu à partir de la page 131 (1.). Puisque les livres dialoguent entre eux (mais pour cela il ne faut pas les enfermer dans des boites, comme nous l’explique livre arménie), nous pouvons prendre les répliques du roman A et y répondre à l’aide des répliques du roman B (84.). Il est aussi essentiel de réfléchir à leur disposition dans notre bibliothèque comme dans d’une bibliothèque l’autre. Que se passe-t-il si en plus de l’ordre alphabétique des auteurs, nous y ajoutons la chronologie historique (5.) ? Quels voisinages crée-t-on ? Plusieurs organisations nous sont également soufflées, comme suivre un « ordre qui ne peut pas être déduit à l’œil nu » : à partir l’année de publication, le nombre de pages, le nombre de fois qu’un mot apparait (23.)… Les combinaisons sont infinies.
Le plaisir de lire, c’est aussi un plaisir qui peut se partager entre amis. Et là, quoi de mieux que d’organiser de petits jeux, comme celui-ci : « choisissez un roman, un livre de poésie et un essai » et tenter de deviner qui lit quoi simplement en les observant (27.)
Enfin, entre deux lectures, Eduardo Berti nous encourage aussi à écrire. On retrouve alors des consignes très oulipiennes : utiliser un dictionnaire des synonymes pour modifier tous les noms, adjectifs et adverbes (68.), écrire une lettre d’amour ou de rupture en employant des phrases prises dans le livre que nous lisons (34.), enrichir un haïku de mots pris dans un poème plus long jusqu’à ce que les deux poèmes aient autant de mots (50.)… Les autres sont à découvrir en lisant le livre…
Chaque petit chapitre peut se lire seul, mais, tel un paquet de gourmandises aux multiples saveurs (drôle, poétique, studieuse, émouvante ou complètement loufoque), on préfère en lire plusieurs à la suite, dans l’ordre ou le désordre, et il y a fort à penser qu’on y replongera très rapidement, à peine la première poignée avalée.
« Placez-vous toujours à côté ou derrière quelqu’un qui est en train de lire un livre, un journal ou même une tablette. Cherchez des échos ou des continuités entre les « lectures volées ».

Kramp
De Maria José Ferrada
Traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Million
Quidam Editeur
« Les « insectes de la destinée » ne sont pas une espèce, mais un insecte qui se pose à l’endroit précis où la vie prend un tour différent. Cet espace de temps où l’on décide d’aller sur un trottoir ou un autre. »
M, la narratrice, vit au Chili sous le régime de Pinochet. Elle a à peine une dizaine d’années lorsqu’elle accompagne pour la première fois son père D, représentant en quincaillerie, dans sa tournée des villages. Elle découvre alors qu’il est possible d’organiser et comprendre le monde, même l’univers (les étoiles ne ressemblent-elles pas à des têtes de clou ?) à partir des vis, écrous, marteaux et autres articles du catalogue de la marque « Kramp ». On découvre alors une jeune fille débrouillarde et fière de suivre son père. Les visites de commerçants sont bien huilées : le père propose ses articles, la petite regarde intensément le vendeur - « l’ultime recours étant le regard au bord des larmes ».
Par petites touches et chapitres assez courts, Maria José Ferrada nous dresse le portrait d’un monde plein de non-dits et d’absents, fait de bric et de broc, où on survit plus qu’on ne vit. Car, même si M nous dépeint un système qui roule au début du roman, on sent rapidement que l’engrenage est fragile. Il y a d’abord cette mère, tout à la fois présente et absente (« une partie d’elle-même avait quitté son corps et se refusait à y revenir »). Il y a aussi ces autres représentants et leurs petites combines pour finir les fins de mois. Et puis E, le projectionniste du ciné-club universitaire, passionné de photos, pas n’importe lesquelles, celles de fantômes.
Le roman est justement comme « une photo en noir et blanc, avec toute la gamme intermédiaire de gris », ces nuances de tons que l’on retrouve au fil des pages, entre deux mots, dans les émotions qui traversent M notamment lorsque son univers bascule – parce que le monde change autour d’elle, mais aussi parce qu’elle grandit et regarde ce qui l’entoure avec d’autres yeux que ceux de la petite fille qu’elle était au début. Ce regard à la fois déterminé et nostalgique qu’on peut lire dans le portrait de la couverture.
L’autrice explique à un moment ce qu’elle appelle une « sensation d’un trou », c’est cette « tristesse que l’on ressent sans qu’elle soit la sienne », c’est un peu de cela qu’il nous reste lorsqu’on referme ce livre. Et M et les fantômes du Chili resteront, à n’en pas douter, encore longtemps dans notre esprit.
« Et quand il a eu fini sa phrase, j’ai éprouvé pour la première fois une sensation étrange, que j’ai définie comme la sensation d’un trou. »
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Virgule
de Samantha Barendson
Editions de l'Attente
«Où t'en es-tu allé promener ? »
Après la lecture mobilisante et passionnée que j'avais fait d'HKZ, le livre du revenir, je ne pensais pas revenir si vite à un récit qui s'adresse également à un Autre qui a sa vie en suspens. Issue incertaine.
La narratrice de Virgule (coma en espagnol) se rend au chevet de son meilleur ami Léonard qui se retrouve dans le coma suite à un stupide accident (ne jamais traverser la rue les yeux rivés sur son portable). Ami depuis plus de vingt ans, «tu as été la boîte de Pandore où j'ai rangé mon avortement, mon premier sex-toy, quelques histoires d'amour ratées et d'autres béguins ainsi qu'une dette ancienne».
Elle se résout à venir le voir chaque jour, à lui parler sans qu'il ne réponde. Elle se raconte donc mais se retient d'écrire sur lui : « Je veux que tu dures, je ne veux pas capturer ton âme ou ta vie avec une feuille de papier, je veux que tu vives » ; «l'écriture ne permet pas de consigner le réel, elle permet tout au plus de mettre quelques marqueurs, de laisser une petite trace de vécu». Le fait d'être en présence d'un absent l'angoisse, «j'essaie de dormir le moins possible, pour équilibrer notre monde, toi qui dors et moi qui veille».
Très vite, d'autres figures apparaissent par l'évocation de l'entourage de Léonard, ses parents Bob et Suzy «qui forment un tout», et puis Maxime, son amoureux avec qui il venait de s'embrouiller sérieusement. Maxime qui a peur d'un tête-à-tête avec Léonard, qui réclame la présence de la narratrice. Ainsi advient une triangulation relationnelle mais incomplète, en partie silencieuse. Et ce besoin pour la narratrice de bruit, de peau, pour parer à l'absence qui dure de Léonard. Comme pour contrer une sorte de pulsion de mort qui menacerait.
Un récit, qui ne tombe jamais dans la gravité et qui reste toujours attentif aux ponctuations (avec des commencements de chapitre singuliers, à l'instar de l'article d'un code de la route, d'une règle du scrabble, d'un extrait du très sérieux The Lancet Neurology, conditions de service de Facebook). Le propos excède de loin la seule question du lien d'amitié ou amoureux et ce qu'il en subsiste quand l'autre est en sommeil prolongé, il sort aussi de l'intime pour se souvenir en arrière fond de la manif pour tous, pour aussi se moquer malicieusement de certaines conventions.
«Tous les jours, je parle pour que ma voix devienne la corde à laquelle tu pourras t'accrocher pour remonter du puits. Oh hisse !»
«Y a-t-il une date d'expiration au coma ? »

Être heureux avec moins
de Corinne Morel-Darleux
Editions La Martinière Jeunesse
collection ALT
«C'est joli, ça brille, mais est-ce que ça en vaut la peine ?»
Cette nouvelle collection s'adresse aux 15-25 ans et invite différents auteurs (Bruno Patino, Blandine Rinkel, Camille Froidevaux-Metterie, Ovidie, Camille Aumont Carnel, Guillaume Meurice) à proposer des éléments de réflexion pour penser notre époque. C'est le tour de Corinne Morel-Darleux de se questionner «Être heureux avec moins ? ». Faisant sien l'adage selon lequel il n'y a pas de réponse qu'une bonne question ne sache résoudre, CMD nous agrippe pour explorer avec elle les différentes implications de ce questionnement.
Pour nous faire réagir, elle scrute les incohérences et autres «absurdités contemporaines» sorties de la cuisse de l'Anthropocène qui nous percutent. Ainsi, les ours qui fouillent les poubelles en Alaska, les sangliers qui prennent le métro à Hong-Kong, les dromadaires sauvages trop nombreux qui se rapprochent des habitations en Australie, les bébés de moins d'un an qui passent déjà 30 minutes par jour devant un écran, certaines grandes mégalopoles qui menacent de s'affaisser (phénomène appelé subsidence), ou encore la «reconnaissance faciale pour les distributeurs de croquettes pour chats». En tant que fan inconditionnelle de Jérémy Moreau, on ne sera pas surpris que CMD cite aussi l'exemple du pizzly, nouvelle espèce née du croisement entre le grizzly et l'ours polaire.
Elle plaide pour sortir de la pesanteur du monde, où «la réussite se mesure à l'aune des possessions matérielles. Des personnes qui pèsent (…) La réussite, aujourd'hui, s'évalue en quintaux – des quintaux dorés, qu'on nous a habitués à envier». Ou de l'intérêt de s'alléger par rapport aux consommations ostentatoires, à l'avidité technologique, l'essor déraisonné du numérique : «il y a un vrai plaisir à se délester du superflu». Et ce, pour mieux s'émerveiller du monde.
Certains passages écrits en rose agissent tels des trigger warning et retiennent ainsi toute l'attention du jeune lecteur.
A partir de données référencées (renvois en fin du document), CMD en appelle à une prise de conscience, sans être sur le registre de la donneuse de leçon ou de la moralisatrice. Bien au contraire, lucide, elle rappelle aussi la prégnance de la «dissonance cognitive», «entre ce qu'il faudrait faire, ce qu'on peut faire et ce qu'on veut faire».
Un écrit percutant et bienvenu qui pourrait permettre à la plus jeune génération (coucou les bénéficiaires du dispositif Jeunes en Librairie) mais aussi à ses aînés de porter intérêt à l'essai que CMD a écrit chez Libertalia en 2019, et qui porte ce titre tout en malice, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, un must have.
Une lecture utile et précieuse qui participe au renforcement de l'esprit critique, l'éthique et le discernement en bandoulière.
«Peut-être est-il le temps d'arrêter de produire. Ou du moins de ralentir».

Mes p'tits doigts
d'Anne Crahay
Editions CotCotCot
album pour les tout-petits
«Chuuut !
Chuuut !
J’attrape un peu de silence.
Ecoute l’histoire
Au creux de ma main.»
Nous avions découvert le travail d’Anne Crahay chez CotCotCot Editions avec son magnifique album Le sourire de Suzie. Il s’agissait alors d’évoquer la perte du sourire d’une petite fille et la «nécessité» de s’en fabriquer un (et même plusieurs) en attendant de retrouver le sien.
Ici le sujet est bien plus léger mais les illustrations tout aussi belles! Et l’album s’adresse cette fois-ci aux enfants les plus jeunes. C’est qu’Anne Crahay aime naviguer dans la littérature jeunesse avec des styles bien différents, mais toujours empreints de poésie.
Ici donc, elle s’adresse aux tout-petits en traversant les moments-clés d’une journée à l’aide de mots-gestes tirés de la langue des signes. Elle nous propose même trois modes de lecture : du simple mot associé au signe («Bonjour ! Bonjour !»), auquel on ajoute quelques autres mots, pour finalement lire toute la page. Les signes sont expliqués également en fin d’ouvrage. Un album qui accompagne donc ses lecteurs pour une approche très progressive et en douceur de la communication avec les tout-jeunes enfants.
Venons-en à présent aux illustrations : une petite main noire et potelée, un index «capuchonnée» d’un petit visage, quelques traits de temps-temps pour une partie du visage et une petite chenille aux couleurs contrastée bien sympathique !
Tous les ingrédients sont là pour capter le regard, saisir les émotions, avec un brin d’humour et de tendresse.
Vous pouvez retrouvez un extrait de Mes p’tits doigts, par ici: https://issuu.com/cotcotcot-editions/docs/mes-petits-doigts_book_extraitissuuu2
Et lire un extrait de Le sourire de Suzie, par là : https://issuu.com/cotcotcot-editions/docs/le-sourire-de-suzie-extraits-issuu
«Mes p’tits doigts ont dit
On joue ?
On joue ! »
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HKZ, le livre du revenir
d'Antoine Mouton
Editions Ypsilon
«L'être humain puissance livre ne meurt jamais».
Antoine Mouton (AM) a rencontré Hermine Karagheuz (HKZ) -comédienne d'une grande liberté («la peur de l'ennui l'avait guidée mieux que le souci de sa carrière»)- à Saorge en 2008, il était son souffleur quand HKZ jouait les Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke («notre relation était née autour de ce texte»). Avec ce livre, AM se retrouve dans le prolongement de ce rôle plusieurs années après, se devant de «trouver des mots à ce qui manque» («HKZ rougeoie toujours. Je souffle. Nous flamboyons» ; «Et si tu perds un mot, je soufflerai : encore. Pas seulement pour que ça recommence. Mais pour que ça commence aussi. Car je crois qu'on a déjà vécu la fin»).
Même si plus de quarante ans les séparent, ils se sont liés d'amitié, et combien. Une amitié surnaturellement infinie, une amitié en acte. Il concède avoir contracté une dette auprès d'HKZ : «HKZ est celle qui dans ma vie a ouvert la possibilité d'un futur, quand je me démenais encore avec le passé et multipliais le présent pour ne jamais y être. Le passé s'est détaché, le présent s'est unifié - le futur peut advenir». A d'autre moment, il parle d'un don : «Par ce don que je fais, HKZ m'offre en retour la possibilité de voir ce que c'est que finir. Voir de près, dans les détails, ce qui se trame avant la mort».
Antoine Mouton sait que son amie est sur la fin de ses jours. En plus de l'accompagner vers cette fin, il va dresser alors le journal de ses observations du 10 septembre 2019 au 22 juillet 2021 qui constitue aussi un tressage des morceaux de vie d'HKZ. Plein d'attentions, il transcrit ce qui continue malgré tout à les relier, ce qui fait le quotidien, les changements à l'oeuvre, «la séparation d'avec le monde». «Ecrire pour suivre le mouvement de ce qui se dérobe au visible». Ecrire même si c'est trop tard.
C'est que très rapidement HKZ perd la mémoire, parle de moins en moins, devient incontinente, amaigrie, comme désarticulée après une répétition de chutes («C'est bien cela chuter : ne plus pouvoir répondre aux questions qui nous sont adressées»). Et puis, l'état de santé d'HKZ est passé «dans le gouffre des diagnostics rapides et des condamnations médicales» : sénilité («il suffit d'un peu de négligence, et le panache et l'insolence sont pris pour du gâtisme »), alzheimer, les mots sont lâchés («pourquoi utiliser des mots si rien ne peut les empêcher de nous aliéner ? »). Dès lors, leur «amitié s'est trouvée mêlée d'une dimension d'assistance». Pour en prendre soin, il devra aussi devenir son tuteur, vider son appartement («vider un appartement, c'est défaire un monde»).
Raconter l'histoire d'HKZ, c'est aussi une façon pour AM de se raconter. Plus encore, c'est l'histoire de tous ceux dont la vie a été entremêlée à celle d'HKZ. On y croise des personnages hauts en couleur, Antranik son père, ou encore Neptune (alias Michel Doss) son compagnon d'un moment de vie. On y croise aussi le confinement qui isole («une épidémie de silence», qui restreint, et quelques folies du monde moderne (les codes PIN et PUK qui empêchent quand on ne les a pas), la déshumanisation d'HKZ à laquelle il assiste médusé au Tribunal des tutelles : «On ne peut pas accepter de vivre dans un monde si mesquin, destructeur et froid. Ce qu'il faut, c'est rendre ce monde impossible et trouver l'issue». Et AM de prolonger la critique : «Notre goût pour le plein ne nous prépare pas à encaisser les surgissements du peu au bout des vies ».
Et Antoine Mouton n'oublie à aucun moment de donner une portée poétique à son texte (dimension qui nous l'avait fait connaître, on pense ici à Les chevals morts), en atteste des passages extrêmement puissants sur l'âme : «Nous avons le langage et dans le langage quelques mots qu'on a posés sur rien, mais qui illuminent les autres par le mystère de leur existence : âme est l'un d'entre eux.
Âme est tout, âme est rien -
âme nous préoccupe.
Amnésiques nous n'en disons rien».
La lecture passionnante que j'ai fait de ce livre m'a évoqué deux autres livres, Les corps vulnérables de Jean-Louis Baudry, même si la relation décrite y est d'une autre nature, il n’empêche que le journal tenu avec discipline fait revivre l'Autre, mais aussi un essai de Benoît Eyraud intitulé Protéger et rendre capable, La considération sociale et civile des personnes très vulnérables.
Un hommage vibrant à HKZ la traversante par AM le sismographe de l'âme. Une écriture tout en délicatesse, qui se méfie de l'illusion biographique, attentive au silence («sans silences, les vies ne seraient que des suites de faits»). Un livre tout en douceur. En amitié. Absolument bouleversant.
«Si peu à peu tu t'absentes de ce monde, je tâche de te rendre présente à force d'écrire».
«On peut rester près de ceux qu'on a perdus et s'y tenir parce que même leur absence nous plait».

Les débuts - Par où commencer ?
De Claire Marin
Editions Autrement
«On dit parfois qu'on écrit des histoires pour en maîtriser la fin. Peut-être qu'on les écrit pour en découvrir le début».
Après les succès remportés avec la parution de Rupture(s) en 2019 puis de Être à sa place, habiter sa vie, son corps, en 2022 (mais on gagnerait à découvrir tous les autres livres qui ont précédé, à commencer par Hors de moi, sur la maladie), Claire Marin revient avec un nouvel essai roboratif. Et si tout se jouait ou presque dès les débuts, se rejouait à chaque recommencement ? Et comment saisir cet instant si particulier ?
A partir d'évocations ou de références ici, de citations là, Claire Marin navigue dans les eaux philosophiques et dans ses expériences de vie (la naissance de sa fille et la première fois qu'elle parle) pour puiser de quoi nous guider dans cet arpentage sur les débuts. C'est en se situant dans une galaxie impressionnante de philosophes (Bergson, Jankélévitch, Ricoeur, Deleuze, Merleau-Ponty, Arendt, Bachelard, Tristan Garcia, Pontalis) et d'écrivains (Gary, , Calvino, Pessoa, Perrec, Toussaint, Ernaux, Fercak, Rosenthal) qu'elle nous accompagne dans cette variation kaléidoscopique sur les débuts.
C'est tout un continuum d'expériences qui est cartographié comme relevant de ce qui nous mobilise dans les débuts : le tout début et sa «puissance créatrice» et «explosive», les débuts «bondissants» qui reconfigurent («nouveau réseau de signes», «nouvel agencement du désir de soi»), les recommencements à zéro («la lumière neuve du recommencement»), la surprise des bifurcations, les commencements en matière de création littéraire («la littérature est le réservoir de l'inouï»), le langage des premières fois («la première fois balaye la passé et toutes les autres premières fois»), l'inédit des premiers instants et le plaisir de la nouveauté («face à l'inédit, on est soi-même comme neuf, rafraîchi par la nouveauté»), l'exaltation, la pulsation, la déflagration des débuts («les débuts sont chargés de cette excitation qu'on espère pouvoir revivre»), la grâce des débuts amoureux ou l'émotion des reprises (Summertime par Janis Joplin), le délice de faire «peau neuve».
«Si l'on peut parler d'une poétique des débuts, cela tient à l'émotion éprouvée devant l'éclosion, face au dévoilement de ce qui restait caché», nous dit encore Claire Marin.
Claire Marin manœuvre à merveille dans la spirale du temps pour sonder l'insaisissable, l'imperceptibilité («il y a un vertige dans ce jeu avec le temps»), et en profiter pour faire, avec élégance, un pied de nez à «l’implacable linéarité temporelle».
Avec l'approche tout en finesse que développe Claire Marin, on a l'impression tout à la fois de cheminer sans s'en apercevoir et de faire de la philosophie sans le savoir.
«Tourner sur soi, discrètement, d'un cran, et repartir pour une autre saison dans un gai renouvellement».

Eroica
de Pierre Ducrozet
Editions Actes Sud
« Elle voit les couleurs. Les traits vifs, les décharges multiples, les angles secs, tout ce crâne pelé lui fait mal. Elle pose sa main devant sa bouche. Ce garçon. Jay se retourne. Sarah secoue la tête. Ce garçon. Ce garçon est fou. »
D’accord ce roman ne vient pas de paraître, il date même de 2015 (et 2018 pour la version poche). Mais l’exposition Basquiat x Warhol à la Fondation Louis Vuitton nous invite à lire la vie de Jay – Jean-Michel Basquiat. Et plutôt qu’une simple biographie, autant lire le roman biographique écrit par Pierre Ducrozet. Il vous permet de vous immerger dans des fragments de sa vie, petits moments d’enfance décisifs, points de bascule, rencontres artistiques et amoureuses (dont Andy Warhol Keith Haring et Madonna, mais aussi Sarah et Leslie), et bien sûr de vous plonger dans l’acte de création. On pourrait alors voir les traits, mots et couleurs apparaitre progressivement sur les toiles et châssis en bois (il en peint souvent plusieurs en même temps), la dissection précise et répétée, comme au scalpel, des êtres qu’il aime peindre. Pourtant, une fois la toile finie, certains amateurs d’art diront qu’il en émane « une force un peu naïve, un peu enfantine, une force un peu bête pour tout dire, mais une force quand même ».
L’auteur n’oublie pas non plus tous les moments de souffrance et comment la drogue vient gangréner le corps et l’esprit de ce jeune artiste. C’est que Pierre Ducrozet vient scruter l’hyper sensibilité de Jay, son extrême porosité au monde, aux couleurs, aux formes, à la violence qui entoure, au chaos, qui donne sans doute cette force incroyable à ses œuvres. Il faut croire que cette qualité (mais les principaux concernés la considèrent-elle comme ça ?) intéresse tout particulièrement l’auteur car on la retrouve chez Paul (Les variations de Paul), cette fois-ci concernant les sons qu’il entend et n’oublie jamais. D’ailleurs ce n’est pas la seule similitude. De nombreux parallèles peuvent être faits entre les deux romans : un récit très documenté, une place importante donnée à l’histoire de l’art, la création, la drogue, la soif de vivre au point de se brûler les ailes.
Un récit incarné et rythmé, aux phrases souvent courtes, voire hachées, qui donne une lecture rapide et syncopée, presqu’essoufflée par moment puis qui ralentit pour donner des instants hors du temps, telle que semble avoir été la vie fulgurante de Jay.
Pour écouter / regarder Pierre Ducrozet qui en avait lu des extraits à la Fondation Louis Vuitton en 2018 (plus qu’une lecture on peut parler de performance), c’est par ici : https://www.youtube.com/watch?v=pQSE5s95bPk
Exposition Basquiat x Warhol à la Fondation Louis Vuitton du 5 avril au 28 août 23 : https://www.fondationlouisvuitton.fr/fr/evenements/basquiat-x-warhol-a-quatre-mains
« Le garçon capte. Il a des antennes spéciales, ou est-ce une sonde – il saisit le monde entier et il le jette en vrac comme ça sur son bout de bois. Tout absolument tout, rires peurs et cris visions insultes infamies flèches coyotes Casanova Nixon. »
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Les douleurs premières
de Julien Birban
Editions Héloïse d'Ormesson
«Peut-être que c'est comme ça qu'on vit, par inadvertance».
Le récit accompagne par alternance deux sœurs malmenées par leurs parents, lesquels auraient préféré qu'elles soient nées au masculin. Ecorchées vives, le cou brisé par cette vie d'avant, désabusées («je crois pas aux matins. Je crois que les belles choses ça résiste pas au réveil»), insatiables («le désir, cette tannée, bourgeonne toujours d'un côté ou de l'autre»), elles se construisent «une vie rafistolée», bancale, à distance des gens et décisions raisonnables. Avec «un peu de colère et beaucoup de tristesse», «les nerfs tendus et les dents qui grincent», «la mâchoire serrée» et «la contre-culture en bandoulière». Le reste se passe dans leurs relations, leurs impatiences, leur révolte, leur sororité («les bras de ma sœur ça a toujours été un vaccin» ; «je voudrais la protéger ma petite sœur, devenir la garde du corps de ses états d'âme»). Leur fuite aussi «Après tout une histoire c'est toujours une ode aux absents, à ceux qui ont su faire du boucan, brûler les barricades et quitter les lieux». Parfois les personnages et les lieux se confondent : Paris («la cité qui toupille, hurle et bascule»), Santiago, l'océan, une ville de Ligurie (possiblement Bergame et sa Città Alta?). Ce texte ne fait pas mentir Joëlle Zask qui déploie toute une réflexion sur l'importance des lieux dans un essai récemment paru, Se tenir quelque part sur la terre (éditions Premier Parallèle).
Avec l'énergie du désespoir («faire tout très vite et avant le prochain matin, parce qu'on sait pas s'il viendra»), d'un «désespoir heureux», «forcées à traverser le monde fissurées», elles se promettent l'une l'autre d' «inverser le sens de la douleur». A l'instar du climat pré-insurrectionnel, de l'appel au désordre qui prévaut dans le livre de Lola Lafon, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s'annonce. Cette quête sera semée d'embuches, de deuil, de «douleur en circuit fermé», de «long rêves à faire avec des revanches en bouquets de douze».
Le texte est incisif constitué de phrases façon punchlines, émaillées de «petits bouts de poésie» (ainsi les supernova à effondrement de cœur) qui viennent, comme l'une des protagonistes, faire tourner la tête du lecteur, «balance(nt) des frissons dans la colonne vertébrale». Le tout enserré dans des séquences très cinématographiques, ce dont on ne pourra s'étonner, l'auteur étant scénariste et réalisateur.
Un premier roman, comme on les aime, qui dépote à souhait. Très recommandable.
«Il faut mater l'ordre établi, parce que l'ordre établi c'est de l'injustice et de la tristesse en wagon».

Mort d'une montagne
de Jérôme Cochet et François Hien
Editions Libel
pièce de théâtre
« Ici, on est comme branchés sur les éléments, en permanence. On ressent physiquement les craquements de la montagne, la nature du vent… »
Dans un massif imaginaire, les Hautes Aigues, nous allons vivre au fil des pages l’éboulement d’une montagne, la Grande Reine, les tensions et incompréhensions entre habitants, exploitants et guides, les aspirations et démons qui hantent une famille, les Blottier. Le tout amenant à réfléchir sur la place et le rôle de l’homme dans la montagne alors que le réchauffement climatique la met en péril.
En haut, au refuge du Vautour, s’active Fanny. Elle restaure les alpinistes, prépare leurs courses vers les sommets. Elle qui ne jure pas que par l’exploit, donnait jusqu’à il y a peu le courage nécessaire « depuis que c’est vous qui gardez le Vautour, on ose monter, on ne se sent pas nuls. » Pourtant, depuis peu, elle a peur, est usée par les morts, trop fréquents. Elle fait partie de ces femmes, encore peu présentes dans le monde de l’alpinisme, qui vivent la montagne dans leur chair.
En bas, il y a le jeune frère, Benjamin, qui aurait bien voulu s’extirper le plus loin possible de la montagne, mais qui est happé malgré lui par elle. Il voudrait que ce soit un lieu paisible, où les gens se comprennent, aussi bien la bergère que le chasseur ou le protecteur des loups, l’exploitant de station de ski, le défenseur de la nature ou l’élu local, l’alpiniste et l’escaladeur qui voudrait que toutes les voies soient accessibles au plus grand nombre.
Et puis, il y a Pierre, le guide, qui sillonne les sommets et voudrait préserver la montagne. Un peu bourru, pas facile d’accès, comme la Grande Reine. Nous le suivons avec Françoise, qui tient coute que coute à escalader ce sommet mythique.
La forme théâtrale, nous embarque au plus près de l’instant. Par les paroles incisives de Fanny, nous vivons et sentons les vibrations causées par l’éboulement des roches, nous sommes tenus en haleine lorsque des alpinistes sont en danger, les dialogues entre Pierre et Françoise nous donnent l’urgence de vivre. Le récit est tendu, tel un fil qui menace de rompre, celui de l’écosystème de la montagne.
« Ce n’est pas seulement un sommet, c’est une aventure à part entière, un cheminement en haute montagne, entre ciel et terre. »

Ici, les lions
de Katerina Poladjan
traduit de l'allemand par Corinna Gepner
Editions Rivages
« Parfois, je perds quelque chose et, plus tard, je me souviens que je me suis regardée le perdre. »
Helen, restauratrice de livres anciens, part à Erevan pour restaurer une bible « guérisseuse ». Sa mère, Sara, lui a également demandé de retrouver les traces de leur famille, originaire d’Arménie. Voici le point de départ de ce roman. A cette histoire actuelle se mêle, presque sous forme de conte, celle de deux enfants, Anahid et Hrant chassés de leur village au début du XXe siècle, et qui auraient possédé la petite bible. Plus que deux histoires, ce sont des sensations, des images, par moments palpables, parfois au contraire qui ne se laissent pas saisir, au même titre que la complexité de ce pays. A commencer par les couleurs et textures si bien décrites lors de la restauration du livre « un peu de jaune, un peu de rouge, gratter le reste au scalpel. » Des geste, précis, chargés d’histoire, qui font de la reliure arménienne une technique spécifique. Des photos aussi : celles composées par Sara à partir de portraits d’enfants arméniens décédés et d’objets éparses, celles qu’on pourrait prendre du mont Ararat que nous découvrons au fil des pages sous tous les angles. Enfin, il y a l’amour, l’attirance entre Helen et Levon, qui ne s’explique pas, se vit dans l’instant, à la fois simple et qui fait peur.
Un roman au carrefour de l’histoire, de l’objet livre, de paysages qui dessine en creux une Arménie loin d’être repliée sur elle-même mais qui ouvre des perspectives.
Fatih Akin, pour qui l’autrice a joué dans plusieurs de ses films (Soul Kitchen, Goodbye Berlin, The Cut) a acquis les droits d’adaptation du roman.
Katerina Poladjan sera au Musée des Beaux Arts de Lyon le 13 mai, en compagnie de Valentine Goby pour une rencontre intitulée « voir le monde avec d’autres yeux » : https://www.villagillet.net/evenement/voir-le-monde-avec-dautres-yeux/
« S’ils étaient tous enveloppés ou rangés dans des boites, ils ne pourraient pas se parler, ils ne pourraient pas respirer. Une boite, c’est comme une tombe, le livre dépérit et meurt, vous comprenez ? »
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Nitrate
de Céline Zufferey
Editions Gallimard
«Si un film montre Alice Guy monter au mont Blanc, c'est qu'elle y est montée.»
Céline Zufferey nous propose une exploration de l'histoire des débuts du cinéma autour d'Alice Guy dont la narratrice s'efforce de suivre les pas. Constance est comme en retrait de ce monde («elle se barricade à l'intérieur d'elle-même»), elle est monteuse de documentaire et est envahie dans son quotidien par quelques obsessions (TOC) qui se concrétisent par des tas de vérifications. Et une nouvelle obsession voit le jour : au hasard d'une recherche sur wikipédia, elle se prend de passion pour Alice Guy, la première femme réalisatrice qui a passé la moitié de sa vie à faire du cinéma, l'autre moitié à retrouver les films qu'elle avait fait et qui ont disparu. Ainsi prend place une superposition d'histoires, celle des débuts du cinéma, celle d'Alice Guy, celle de Constance.
La narratrice réalise notamment, en lisant ses mémoires publiées huit ans après sa mort, que si cette dernière ne s'était pas mariée, elle aurait fait l'ascension du Mont Blanc pour répondre à l'invitation d'un astrologue ayant installé son observatoire au sommet. Constance souhaite faire advenir cet épisode empêché, au moyen d'un montage, elle se fixe comme projet de montrer Alice Guy faire le Mont Blanc. «(Constance) ne peut plus résister pour elle, refuser pour elle, alors elle résiste pour une autre, dit non pour une autre» ; « Son "et si" (la porte est bien fermée...), qui l'aliène et l'enferme, qui rend possibles incendie et invasion, maintenant le "et si" qui permet l'espoir, l'entêtement d'une entreprise un peu folle, le parti pris des idéalistes». Et prend ainsi place une sorte de réhabilitation («elle n'a que son nom face à l'absence de générique, elle n'a que ses souvenirs face à l'absence d'Histoire»), ce qui n'est pas loin de nous faire penser au travail mené par Perrine Le Querrec autour de la figure d'Hannah Hoch («Si notre histoire n'a pas été racontée, d'autres devront le faire après nous»). Pour finaliser ce court-métrage, Constance essaie de retrouver un film de 1900 perdu, Bataille de boules de neige. Cela l’emmène, «entre exaltation et déception», dans une course en avant, tour à tour au Centre National du Cinéma, à la Cinémathèque, la Cité Elgé, dans le box d'un descendant de forain, dans les greniers de collectionneurs, «à se débattre avec les traces» comme pour esquisser une archéologie du cinéma. «Les lieux se souviennent-ils ?» ; «Les histoires s'accrochent aux lieux». Une préoccupation pour les «lieux avant d'aller vers les objets», la géographie comme «lien entre passé et présent».
Le récit nous emmène aussi à nous familiariser avec toute une série d'objets (les pellicules, le kinétoscope d'Edinson), de propriétés (le nitrate de cellulose et sa haute inflammabilité, l'acétate et le syndrome du vinaigre) et de techniques (chronophotographie), cette dernière dimension, façon leçon de chose littéraire n'étant pas sans nous rappeler, le livre de Raphaël Meltz, 24 fois la vérité publié aux éditions du Tripode et dont nous avions ici recommandé la lecture.
Suivre Céline Zufferey, c'est aussi chemin faisant, s'engager dans une réflexion sur la mémoire (fragile et brûlante?), sur «les objets [qui] nous survivent», sur l'archive. Une façon de mobiliser le récit fictionnel pour, en écho à Gilles Deleuze, «démêler la part de l'archive et celle de l'actuel» et partant, «agir contre le temps et ainsi sur le temps».
Une histoire vraiment prenante et admirablement bien écrite.
«S'approprier le mot archive, l'adoucir, tout est archive, avec d'autres traces raconter d'autres récits, non pour l'histoire des statues mais les histoires, violentes, contradictoires, vivantes, laisser la place pour d'autres témoins, donner leur chance à toutes les mémoires».

Océan express
de François Ayroles
Editions L'Association
«Comment vais-je faire sans mes affaires ? »
Ces deux là ont tout pour se rencontrer. Elle (Adèle) et lui (Julien) ne se connaissent pas, ils s'octroient l'un et l'autre un week-end à l'océan. Tous deux en passe de rater leur train, ils se percutent et intervertissent leurs bagages. On va suivre, l'espace de ce week-end, leurs expériences et voir se développer leurs maladresses ici sur la page de gauche pour elle, là sur celle de droite pour lui. Ils sont toujours sur le point de se retrouver, font la rencontre en décalé des mêmes personnes (Catherine et son grand-père Gérard, le Baron interdit de Casino), se rendent au même spot ; il faut dire que l'un est hébergé au 10 boulevard de l'océan quand l'autre est au 10 bis boulevard de l'océan.
Tout le dispositif (et notamment les coordonnées du narratif tout à la fois en simultané et en miroir) fonctionne à merveille. On espère tellement, et tant pis si ce romantisme revêt un caractère quelque peu suranné, qu'ils finissent par se rencontrer.
Une attachante comédie.
«Elle était là il n'y a pas longtemps alors...»

Le Renard
de Pauline Harmange
Editions Jean-Claude Lattès
«Une jeune fille ou bien une jeune femme, il y a un âge où on ne sait pas très bien dans quelles eaux troubles on se trouve.»
Après Devenir Lionne de Wendy Delorme, la collection Bestial de JC Lattès propose cette fois-ci un focus sur Le Renard. Le quatrième livre de la collection est un récit sur l’adolescence, sur ses chemins serpentins et parfois périlleux. Pauline Harmange y narre doucement le deuil d’une sœur quittant le foyer familial qui se mêle à la célébration de la liberté qui arrive avec l’adolescence.
Pendant une promenade habituelle du dimanche, la cadette de la famille se révolte face à la monotonie de ce rituel et va s’aventurer dans la forêt. Son exploration ne tarde pas à prendre une tournure moins bucolique : la nuit tombe et elle s’égare du chemin. Un fond noir et silencieux se détachent deux yeux jaunes et brillants qui l’observent. Après une courte poursuite, elle se rend compte qu’il s’agit d’un renard. Viennent à l’esprit de la jeune fille, plusieurs créatures légendaires qui s’en inspirent telles que le kumiho, le renard à neuf queues. Comme le kumiho qui possède souvent des femmes en leur donnant un pouvoir surnaturel nécessaire à leur vengeance, le renard l’aide à retrouver la parc où sa famille l’attend. Leur courte promenade suffit à les lier l’un et l’autre, la fille sort de la forêt différente. Est-ce une initiation ? Une allégorie du passage de l’enfance à l’adolescence? Une rencontre fantastique ? Le lecteur est libre de faire son choix. Une chose est certaine, la famille n’est jamais aussi simple que telle qu'on la perçoit de l’extérieur.
Pauline Harmange marie l’exploration de la forêt à des «flashback» de la jeune fille pour nourrir une réflexion sur la famille. Elle souligne la difficulté d’y trouver sa propre place, les peurs et insécurités qui lui sont rattachées. Métaphorisé par une rencontre quasi fantastique avec le renard, le passage à l’adolescence devient donc initiatique, le début d’une quête de soi et de bonheur. Le renard vient ainsi encourager les humains à s’accepter, être courageux et confiants.
«Dans les plis de ses neuf queues qui se déploient sur moi pour protéger mon repos, je trouve l’odeur des cauchemars qui s’effacent et laissent place au sommeil sans rêve, le sommeil serein de qui ne tremble plus.»
Nisan Goksel
# automne hiver 22/23
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Caisse 19
de Claire-Louise Bennett, traduit de l’anglais par Thierry Decottignies
Editions Scribes
«Et le dessin d'un visage à l'arrière de notre cahier d'exercices rapidement devenu une horrible boule de fils emmêlés qui en se démêlant et par une impulsion embryonnaire avaient pris la forme d'un enchaînement de mot bien précis. Et les mots donnant naissance à une histoire.»
Dernièrement, deux livres ne passaient pas inaperçus, tant ils nous revigoraient quant à la force de la littérature (on pense à Croire. Sur les pouvoirs de la littérature de Justine Augier et à Comment devenir vivant, manuel pour lecteurs sauvages de Giuseppe Montesano). Le livre de Claire-Louise Bennett s'inscrit dans cette lignée réjouissante, en rendant justice aux livres qui ont environné le parcours de vie de l'autrice, à leur puissance d'évocation.
«Nous lisions afin de naître à la vie» : le ton est donné. On suit donc une narration kaléidoscopique empruntant parfois au «je», parfois au «nous» ou encore au «elle», comme pour asseoir une pluralité de points de vue sur soi, comme pour défier les effets du temps qui passe, «Nous avions l'impression d'avoir à nouveau et simultanément tous les âges que nous avions jamais eus».
Le livre est fait d'une succession d'instants, autour de l'attrait de phrases, de livres, d'auteurs qui ont jalonné la vie de la narratrice depuis son adolescence et avec une focale portée sur ses années étudiantes à Londres. Peu sujette à l'aphantasie, la narratrice excelle, pour peu qu'elle soit chez elle, les coudes sur un parapet, à regarder les conduites qui traversent les murs, à boire un lapsang souchong, ou encore assise sur la balançoire, à «embrasser et quitter le monde», dans l'art de se souvenir des contextes de ses lectures, de ses rêveries, «le bord frangé de mes imaginations enchevêtrées» («Mais comment peut-on désirer avoir toujours les pieds sur terre ?»). Les anecdotes ou digressions ne sont là que pour servir une réflexion sur ce que fait faire le livre : ainsi, la force d'attraction de la page de gauche d'un livre, la difficulté des profs à récupérer les livres confiés en début d'année, les rapports différenciés au livre qu'elle entretenait avec ses petits amis, les débuts d'histoire griffonnées sur les dernières pages des cahiers d'exercice, les livres dissimulés dans un meuble d'angle dans sa maison d'enfance (quelle finesse dans la description des décors intérieurs), ses livres qui plus tard seront empilés par terre ou sur les bras du canapé et contre les murs. Sans parler de la quasi fétichisation de quelques-uns, à l'instar de Avec vue sur l'Arno ou La cloche de détresse et de la quasi sacralisation de quelques auteurs, à l'instar d'Ann Quin ou Anaïs Nin et de beaucoup d'autres autrices qui l'ont précédée. De la littérature en acte et en élan, toujours située dans des contextes de vie.
Les sept parties que constituent le livre se font habillement écho au moyen d'habiles interfaces, ainsi les arabesques de fin de cahier qui se transforment en récit, les ramettes de feuilles A4 ramenées par le père, la jupe en lamé argent, l'homme russe aux longues boucles blanches et soyeuses, le feu qui vient ponctuer l'histoire de Tarquin Superbus et sa bibliothèque remplie de livres aux pages maculées de blanc ou celle de la petite fille qui raccommode les robes de ses sœurs. Certains textes écrits plus jeune par l'autrice, tels des mises en abime sont repris et prolongés, à la recherche de nouvelles variations possibles.
L'écriture se déploie parfois au moyen de répétitions, toute en subtilité, à la manière de la prose d'un António Lobo Antunes ou d'une Virginia Woolf, comme pour esquisser une figure en surimpression.
En lisant ce livre, puis en reprenant mes notes pour écrire cette "notice", j'ai juste envie de dire un grand oui !
«Certaines phrases ne donnent pas du tout l'impression d'être étrangères à soi au moment de la lecture. On a l'impression qu'elles n'existeraient pas si l'on ne les voyait pas. Qu'elles n'existeraient pas sans nous».

La vie secrète des émotions
De Tina Oziewicz et Aleksandra Zajac, traduit du polonais par Lydia Waleryszak
Editions La partie
Album jeunesse
« La reconnaissance aime retrouver les bons moments. Mais ce n’est pas facile. Il faut savoir où les chercher. »
Et si on entrait dans la vie secrète des émotions ? Tina Oziewicz part du principe que chaque émotion peut être liée à un état, un trait de caractère, ou encore à ce qu’on appelle parfois des qualités ou défauts. De ces liens, l’autrice tire de courtes histoires pour mieux expliquer ce qui peut se passer dans notre tête, dans notre corps, dans notre âme. On découvre ainsi la générosité de la patience, lorsqu’en plein été celle-ci prépare des confitures qui nous donnent l’eau à la bouche. On comprend tout le courage qu’il faut pour avoir confiance et comme celle-ci permet de grandes choses telle la construction de ponts et passerelles solides et durables. En ouvrant une vieille boite de patins un jour de décembre, on trouve entremêlés nostalgie, tristesse et tendresse. Sous une armoire, la crainte et la curiosité énumèrent leurs points communs, nait ainsi une belle amitié pleine d’aventures… D’autres histoires encore nous disent la richesse et la complexité des émotions.
Ces textes tout en nuances et douceur sont délicatement accompagnés d’illustrations toutes plus poétiques les unes que les autres. De petits êtres expressifs peuplent les pages. Ils semblent nous regarder dans les yeux. Ils viennent tout simplement nous cueillir, générant chez nous de belles émotions.
Un album à lire et relire, qu’on soit petit ou grand, et surtout à partager.
« L’entêtement adore se coller à des endroits totalement improbables, par exemple au plafond ou à un ventilateur. »

L'enfant rivière
D’Isabelle Amonou
Editions Dalva
« Il était orphelin, oui, et aussi… Il ne trouva pas. Il n’y avait pas de mot comme celui-là pour dire la perte d’un enfant. Ni en anglais ni en français. »
Imaginez un futur tout proche (2030), où la crise climatique s’est accélérée plus vite encore que prévu, où une guerre a semé le chaos aux Etats-Unis provoquant un exode massif vers le Canada, où des bandes de mineurs survivent en forêt. Prenez un homme, Tom, Canadien anglophone, et une femme, Zoé, Algonquine par sa mère et Canadienne par son père, francophone. Tous deux ont eu un fils, Nathan, qui a disparu alors qu’il n’avait que quatre ans. Zoé reste persuadée que son fils n’est pas mort ; s’engage ainsi une traque. Voici le décor de ce roman noir et haletant qui nous amène à réfléchir à plusieurs questions entremêlées : comment se construire lorsque sa propre mère, autochtone, a subi des sévices au sein d’un pensionnat canadien ? Comment rester liés face à la perte d’un enfant ? Comment (ré)inventer une société qui s’adapterait à un monde où la nature aurait repris ses droits ?
L’ambiance de menace quasi permanente nous met dans un état d’urgence et fait de ce livre un véritable page-turner.
« Qu’est-ce que je vais leur laisser ? L’optimisme. Il faut leur laisser l’optimisme. Et l’amour. »
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