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Je veux regarder longtemps leurs visages
de Thomas Vinau
Editions La fosse aux ours
«Arnaquer les ténèbres, avec la cendre bleue des mots, pour aller jusqu’à eux. Arnaquer un instant les ténèbres, pour arriver jusqu’à eux, un instant et, finalement, simplement, leur dire je pense à vous.»
A la faveur de la commémoration des 80 ans de la libération des camps de concentration nazis, il y a une belle actualité éditoriale. Mais des différentes propositions, je retiendrai ce petit texte de quarante pages qui vient nous saisir. Ecrire sur une photo en noir et blanc, sur ces trente-et-un enfants d’Yzieu rassemblés au printemps 1944. Ecrire, «comme un besoin», «comme unique recours» avant l’indicible : «regarder longtemps leurs visages, et leur écrire avec la cendre bleue de mes mots». Figer le merveilleux de l’instant, l’éblouissante enfance («espiègles, maladroits, pétillants, gigoteurs», «frondeurs, (…) sales, sublimes») sans escamoter l’atrocité de l’après, «l’horreur de leur destinée» : «Eux, au-delà de cette horreur, effective, l’horreur qui les définit à présent entièrement, totalement, éternellement.»
Thomas Vinau s’emploie à évoquer cette photo qui «accroche [ses] yeux», la décrire, en rendre compte avec une économie et une justesse de mots. Sonder «les traces magiques et éphémères de leurs présences sur une image» et «atteindre l’infime chaleur de leur immense beauté saccagée». Les visages enfantins, les poses, les postures, gestuelles et expressions («un sourire qui hésite», «ce doigt dans le nez»…), les interactions, tout est passé au crible de son regard impliqué, «sous le pinceau d’archéologue de mes yeux et de mes mots». «Les voir, les regarder, les sentir». Mais au jeu des différences (les grands, les petits, les garçons, les filles), Thomas Vinau ne se leurre pas : «je sais bien que ce qui les unit, ce qui a fait qu’ils sont là, ensemble, devant mes yeux, est bien plus immense, bien plus puissant que tout ce qui les distingue».
L’auteur invente des prétextes («une vanne, un bruit indécent, une bêtise») à leurs distractions, pour expliquer pourquoi certains retournent leur tête ou baissent le regard au moment où la photo est prise. Comme n’étant déjà plus là : «Et il baisse son visage à cet instant, au mauvais moment, on ne le verra plus jamais».
La photo «qui dévore le coeur» s’affiche dans le livre à 5 reprises, en creux et en plein. L’auteur parvient, à travers elle et avec cette manière si délicate qu’il a de «faire attention à eux», à engager le lecteur à ses côtés et à leurs côtés («tellement ils incarnent, de loin, dans le temps et l’espace, tout ce que l’on sait de l’enfance qui nous touche, tout ce qu’on aime. Cette tendre surface»). Ainsi quand le poète regarde et détaille plusieurs fois la photo, le lecteur la regarde et la détaille plusieurs fois avec lui, en complicité bleue.
Les profs, dès le premier degré, auraient grand intérêt à s’emparer de ce petit livre rouge. Il gagne tellement à être lu par les plus jeunes générations.
D’une très très grande justesse.
«Mais d’abord juste l’image, veiller à cela, la photo, leurs visages, les regarder. Un par un, la beauté.»

Sophia
de Eléonore de Duve
Editions Corti
«Elle avance et tourillonne à chair perdue, agissante»
D’Eléonore de Duve on avait lu son premier roman, Donato. On s’en était fait l’écho ici avec enthousiasme. C’est donc de nouveau, un peu chanceux, qu’en tant que libraire, j’ai pu lire son second roman, Sophia. On y retrouve la même force d’évocations. A rebours (du chapitre 47 au chapitre 1), de la mort à la vie, en quarante-sept tableaux, se dessine l’agencement de la vie de Sophia, sa traversée, son vagabondage, sa métamorphose («Ses pieds nus effleurent à peine la mousse sans vie du sol, tant elle sautèle, dans un mouvement qui éviterait les mines, tant elle veut aller vite, ressentir, sans joie ni haine, sans espoir ni entrave, là, au froid»). D’une ritournelle à l’autre, d’un moment de vie à l’autre, les motifs, comme les flous, paraissent s’intriquer («Des liens se tressent lors même qu’il n’y en a pas. Les causes se trouvent ailleurs et se démultiplient dans l’engrenage»). Sophia évolue à l’écart («elle s’encage, un peu dorée, à côté de la société» ; «elle voulait former corps à part avec la tendresse»), «la solitude en bonne amie», «progresse à tâtillons», rit de bon cœur à l’absurdité des choses.
Face au chaos, à un monde ravagé, qui ne tient plus debout, Sophia «doit fermer les yeux, s’arrêter de décomposer les confusions du monde (…) s’efforce[r] de composer les idées du silence». Elle apprend aussi à «s’exerce[r] à l’espoir» à grand renfort de danse, de fiction, de couleur et de botanique.
Il y a un peu de Bérangère Cournut dans ce surgissement du merveilleux, un peu de Bronka Nowicka dans ses observations poétiques de la nature à hauteur d’enfant, un peu de Emilienne Malfatto (Le colonel ne dort pas) pour l’indétermination de l’espace-temps et pour la description des décombres d’une guerre qui ressemble à toutes les guerres et qui n’en finit pas, un peu de Kae Tempest avec cette remontée du fil le long d’une chronologie inversée qu’on retrouve dans Courir sur les cordes.
A l’image de Sophia, à l’image de l’écriture d’Eléonore de Duve qui avance à coup de virgules, le lecteur «tourne-tourne», fait des liens, des projections, associe des idées, «additionne les regards», relie les choses. Un superbe terrain de jeu que cette lecture. Il rêve même de ré-apprendre à «colorier en dépassant des bords».
Une fois la lecture terminée, on est pris de l’envie de relire le texte dans l’autre sens pour voir. Et ainsi, tout semble pouvoir recommencer.
Superbe !
« Le soir emmantèle la rivière
La lune courbe le temps.
Qui sait où le passereau s’en va. »

Scarborough
De Luc Dagognet
Editions Do
« Je me suis éveillé le matin avec la sensation d’avoir rêvé un message important, sans parvenir à me le rappeler. J’ai fait le tour de la chambre avant d’en sortir, au cas où le souvenir n’aurait besoin que d’un peu d’agitation pour se manifester à nouveau. »
Scarborough c’est d’abord une nouvelle d’un vieux livre offert par une vieille tante à un jeune adolescent (qui n’est autre que le narrateur du roman, devenu adulte). Dans cette histoire, au charme un brin suranné rappelant quelque bibliothèque verte de type club des cinq ou Alice, un groupe de jeunes gens partt en week-end à la campagne et pendant la nuit tous disparaissent sauf un.
Scarborough c’est aussi cette chanson de Simon & Garfunkel que notre héros entend pour la 1ère fois alors qu’il vient de lire la nouvelle. Ces quelques notes entendues dans le jardin vont lui rester en mémoire, telle une mélodie entêtante qui ne le quitte plus. Adulte, il réentend cette musique, apprend enfin son titre et de qui elle est. Et là tout se dérègle. Un mystérieux élève apparait inopinément pendant ses cours. Tout le monde semble le connaître sauf lui. Cherchant des renseignements sur la chanson, il tombe sur un enregistrement qui ressemble à une incantation « diabolique ». Puis, il fait le lien entre la nouvelle et la chanson et cherche à lire d’autres œuvres de l’auteur. Il trouve alors une autre nouvelle qui se passe… à Scarborough !
Les coïncidences s’enchainent, l’étrange et le surnaturel s’en mêlent, entrainant le narrateur dans une quête aussi floue que son esprit est embrumé (après tout la chanson parle également d’une quête pour séduire une femme : labourer un champ entre terre et mer à l’aide d’une faux en cuir, habillé d’une tunique sans couture). Il ne lui reste plus qu’à se rendre dans cette bourgade anglaise pour se défaire de ce qui pourrait s’apparenter à un maléfice. Dans cette petite ville, il fait la rencontre de Donna, de Jessie et d’Aileen, un brin sorcières, chacune à leur manière.
La chanson est toujours là et Luc Dagognet construit son roman autour de cette ritournelle, comme un refrain qu’on garde en tête et qui revient encore et encore. « Are you going to Scarborough Fair ? Parsley, sage, rosemary, and thyme ».
Laissez-vous surprendre par Scarborough.
« Tout va bien, si ce n’est la présence glaçante d’un jeune garçon inconnu, au dernier rang, qui ne fait même pas l’effort de se cacher. »
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Un jeu sans fin
de Richard Powers
traduit de l’anglais par Serge Chauvin
Editions Actes Sud
Sortie le 5 février 2025
« Il fit glisser ma tour de son refuge de la ligne de fond jusqu’à un avant-poste périlleux au centre de l’échiquier.
« Ah ! Tu vois ? Ton cœur s’emballe. Ce n’est pas de la logique. C’est du drame. »
Le livre début avec une histoire, celle de la création du monde : « Ta’aora créa Ta’aora. Puis il créa un œuf qui l’abritait. » Ta’aora était artiste alors il joua, inventa, imagina les fondations de la Terre à partir des « miettes de coquille », les mers et océans à partir de ses larmes, les îles à partir de ses os, les écailles de poissons et tortues avec ses ongles. Il peupla ce monde d’autres dieux qui peuplèrent à leur tour cet univers. « Il plaça les humains – enfin des compagnons avec qui jouer. »
Tel un prologue, cette cosmogonie nous donne les pièces et le plateau de jeu dans lequel va nous embarquer Richard Powers : des humains (se prenant parfois pour Dieu), qui jouent à créer et imaginer sans cesse de nouveaux possibles, au risque parfois de (se) perdre, et un terrain de jeu (d’où le titre original « Playground »), entre terre et océans.
Si au départ il est question d’échecs, le cours des choses prend un nouveau tournant lorsque Todd et Rafi (deux figures que nous suivons tout au long du roman) découvrent le jeu de go. Il n’est plus question de faire chuter l’autre, il s’agit de construire un territoire le plus grand possible. Les combinaisons sont démultipliées. Alors que Todd y voit des algorithmes et les fondements du code informatique, Rafi, en littéraire, y lit tous les drames de la vie. A la fois si proches et si différents dans leurs modes de pensée, leurs vies se séparent. Todd devient un informaticien milliardaire à la tête d’un empire de l’intelligence artificielle. Rafi part quant à lui vivre sur une petite île du Pacifique: Makatea (île dévastée par l’exploitation intensive des mines de phosphate). Quand on sait que Richard Powers a débuté comme informaticien avant de devenir écrivain, on peut se demander si ces deux personnages ne seraient pas en quelque sorte les deux facettes de l’auteur. La richesse de ce roman est aussi de mêler deux sujets de prédilection de l’écrivain : l’IA et l’écologie. On se rappelle Galatea 2.2 ou L’ombre en fuite sur la réalité virtuelle, L’arbre Monde sur l’écologie et Sidération mêlant déjà les deux. Ici la question de l’écologie se concentre sur les milieux marins menacés par un projet de villes flottantes imaginées grâce à l’IA. La plongée aux côtés de l’océanographe Evelyne Beaulieu nous réserve les plus belles descriptions du livre.
Telles une partie de go, les histoires des différents protagonistes se développent à distance, s’intriquent par moments les unes aux autres. Tel un joueur de go, Richard Powers construit ses histoires, lentement, avec méthode. Tel l’observateur d’une partie de go, le lecteur se fait surprendre, ne peut imaginer tous les coups à venir.
Dans ce roman, qui perd ? Qui gagne ? Richard Powers jouerait-il avec nous ? « Un jeu sans fin » nous dit le titre…
« C’est ainsi que tout commença : notre grand voyage à deux dans l’univers du go. Tout ce qui se produisit plus tard – le cours que prirent nos vies – découla de l’ouverture de ce livre. »

APRES
de Raphaël Meltz
Editions Le Tripode
«Lucas se dit que s’ils avaient su, tous les quatre, lui évidemment mais aussi eux trois, s’ils avaient su, avant, que leurs jours de tranquillité étaient comptés – eh bien quoi, qu’auraient-ils fait de différent ? Leur vie aurait-elle été moins normale, moins banale, moins classique ? »
De l’auteur, nous avions particulièrement aimé son précédent livre publié sous ce même nom aux éditions du Tripode, 24 fois la vérité. De quoi surmonter cette petite réserve au moment de commencer la lecture de son nouveau roman, il faut dire qu’il est énormément question de la thématique du deuil dans cette nouvelle rentrée littéraire. Mais on ne saurait le reprocher à l’auteur et l’on devrait plutôt s’intéresser à pourquoi retrouve-t-on présentement avec autant de régularité cette forme de nécessité à (re)penser la mort à travers l’écriture, à travers le fiction.
Il convient d’indiquer que la manière dont Raphaël Meltz s’empare de ce sujet est tout à fait singulière. En effet, l’auteur s’intéresse à la fabrique temporelle du deuil du point de vue de ceux qui restent (Roxanne, l’épouse, Sofia la fille, Lorenzo le fils) mais aussi de celui est qui parti (Lucas). Un accident de vélo est si vite arrivé. Mais qu’advient-il ensuite ? L’auteur organise son roman à la croisée du temps qui se déplie (minute, heure, semaine, mois, année) et des expériences, notamment sensitives, qui se réorganisent (goûter, toucher, sentir, entendre, voir, savoir). Lucas n’est plus avec eux, «il est là sans être là» mais c’est tout comme. Et c’est dans ce paradoxe que tout se joue. «Il ne peut rien. Simplement rester près d’eux ; du côté où il se trouve». Et cela donne lieu à de magnifiques descriptions de ce qu’il ressent, de ce qu’ils ressentent («le chemin de peine pour ceux qui sont restés»), en écho souvent (ne pas disposer du mode d’emploi pour faire avec cette expérience de la mort), en complémentarité parfois mais aussi en écart (la disparition brutale versus l’expérience de s’éteindre progressivement), de par l’incomparabilité de leur situation («un qui-vive au sens du souvenir de la dualité entre une âme qui vit et l’autre qui n’est plus là»). Les souvenirs et les regrets (et quelques remords) en surimpression. La tristesse qui «ne passe pas mais qui s’espace». Lucas les observe (le sourire triste et le regard éteint de Roxane,…), Lucas les accompagne à distance dans leur épreuve du deuil, comme «une autre façon de dire au revoir, (…) une façon très lente, très continue» toujours avec une infinie délicatesse, de celle qui le fait se retirer dans certaines situations quand il n’est plus à sa place.
Lucas est tout entier pris (anesthésié?) dans un bain sensoriel infini : «Comme si la superposition entre le choc à l’intersection de la rue derrière la maison et la douceur qui s’offrait à lui faisait disparaître tout ce qui fait mal». Ainsi, l’un des tours de force de l’auteur est de décrire comment du point de vue de Lucas tout prend alors plus de relief, comme une conscience aiguë de la densité de la matière, «plus de lignes, plus de détails, plus de couleurs», tout en ayant conscience que cela est amené à s’estomper petit à petit : «faire le deuil, pour lui, c’est juste se préparer à perdre leur présence – par vagues». Tout en continuant à ressentir leurs présences, il passe ainsi une année durant par différentes étapes, perdant peu à peu l’odorat, puis l’ouïe, puis la vue… Cette progressivité se matérialise aussi dans le texte par une série de «et puis» qui vient articuler le récit et trancher avec de très longs passages entrecoupés uniquement par des virgules, aussi comme pour indiquer que la vie continue son cours malgré tout, se ponctue autrement.
Un roman sensible et délicat, qui explore finement le continuum de la présence-absence, sans jamais verser dans le pathos, mais en démultipliant les points de vue, images et ressentis qui sont à la fois ceux du disparu et des vivants (qui se trouve être le titre d’une BD parue aux éditions 2024 dont Raphaël Metz est le co-scénariste).
«Tous ces mondes que Lucas ne faisait qu’effleurer et qui sont si présents maintenant».

Je te l'avais bien dit
de Candela Sierra
traduit de l’espagnol par Rachel Deville
Editions Atrabile
BD
«Nous on ne sera jamais comme ça, on est différents».
Etre ou ne pas être le mouton de Panurge…
Candela Sierra nous propose une série de petites saynètes comme un miroir qui nous serait tendu. Ces personnages semblent un brin caricaturaux, quoique… Ils se cognent tout à tour à des problèmes d’incompréhension. Ils ont besoin tantôt de faire reluire leur ego (comme devant ce magasin de miroirs où les passants-narcissiques se perdent dans leur propre image, ou comme lors d’un enterrement où l’on pique la vedette au défunt), tantôt de ne pas perdre la face quitte à jouer des rôles dans lesquels ils se fourvoient. Quand l’effort de distinction opère pour les unes, d’aucune se distingue par son chewing-gum au curry et son sachet de tofu saveur viande, l’incapacité à choisir menace pour d’autres.
L’autrice nous amène à écouter ces small talk qui s’enchainent, de «lieu commun» en «lieu commun» (avec quelques délicieuses vignettes où les protagonistes sont accablés ou ensevelis sous des blablablablabla) ou ces dates peu concluants. L’air du temps se saisit tout entier dans ces «fréquences opposées» dans lesquelles se nouent des relations impossibles.
Les personnages se trimballent d’un univers à l’autre, de l’intime au professionnel en passant par les relations amicales, toujours en étant empesés dans un rôle ou une relation dont ils ont du mal à se défaire. Songeurs, stupéfaits, abasourdis, gênés, les personnages disent leur incompréhension toujours et encore, à l’instar de cette double page de phylactères en milieu de BD, où ce sont des formes géométriques qui ont remplacé la parole, comme de nouveaux motifs possibles de dispute. Peu d’échappatoires se présentent, quand certains s’exposent à l’autoflagellation, d’autres se conforment à la pensée du plus grand nombre, quitte à foncer tête baissée, pareille à une meute. Quand certains peinent à voir (le flou rendu par la myopie ou les problèmes soigneusement mis sous le tapis) d’autres ne parviennent pas à terminer leur phrase. L’écoute se fait biaisée («j’ai l’impression que chaque fois que je te raconte quelque chose d’important et de positif, tu fais l’impossible pour le rendre négatif et lui enlever de l’importance») ou en diagonale, les ruptures par ellipse. Comme une communication impossible ou empêchée, même avec soi, «Je pense si peu dernièrement (…) que quand je me parle à moi-même, je ne sais plus quoi dire».
Une BD rondement menée qu’on lit avec plaisir et qui invite aussi, avec le rictus sardonique qui va bien, à se moquer de soi.
«Quand tu es en groupe, tu laisses la raison de côté, tu te métamorphoses et vraiment tu peux faire peur».
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Villa Bergamote
de Mona Messine
Editions Bouclard
«J’avais toujours rêvé d’habiter quelque part une forme d’abri. Et lorsque je fermais les yeux, j’entendis à Bergamote le bruit d’un vent que je ne voulais plus quitter».
On pourrait croire à une mise en récit d’un essai du couple Pinçon-Charlot, ou à une exofiction autour de la vie des Balkany. Il y a un peu de cela dans le nouveau roman, son second, de Mona Messine. On n’est pas loin non plus de L’invitée d’Emma Cline, une percée dans le monde des ultra-riches à travers le regard non pas d’Alex mais de Roxane, issue d’un tout autre milieu et qui s’emploie à donner le change («j’ai décidé d’investir mon temps pour que l’histoire fonctionne») pour se faire adopter par cette famille et ce faisant, grimper dans l’ascenseur social. Et de toute évidence ça marche bien, puisque le mariage avec le fils de Monsieur et Madame (en majuscule s’il vous plait) est scellé et la Villa Bergamote qui trône sur les hauteurs d’un île des Antilles lui est promise. Roxane n’aime rien tant que cette villa de luxe («Bergamote m’a conquise en une seule respiration»), et puis elle a un tel besoin de disposer d’un endroit à elle chevillé au corps. Alors ici, c’est mieux encore, elle peut profiter de ce décor si faste, s’aventurer dans le jardin, profiter de la piscine, se perdre dans les différentes pièces. Mais peut-être ce lieu agit pour elle comme une prison dorée, ainsi les références à la mer, tout à côté ou presque, mais qu’elle ne parvient jamais à approcher tout à fait. Elle va d’étonnement en étonnement : surprise de la vie sociale, version comédie et manigance, qui s’organise à la nuit tombée. Fascinée par cette atmosphère qui fait et défait les réputations, les alliances par ces coulisses où se fabriquent les destins et qui prolongent ce décor faste.
Mais à défaut de connaître tous les recoins de la propriété, qu’est-ce donc ce bureau qui recèle un magnum .357, elle a plus rapidement fait le tour des propriétaires. Le vernis s’écaille, la peinture de Bergamote s’effrite («au fur et à mesure des années, je me mettais à voir la poussière et les fissures de leur échafaudage»). Investis dans la politique, le couple est pris dans des affaires, des sales affaires, blanchiment de fraudes fiscales, malversations, malgré tout l’arsenal déployé pour esquiver, maquiller. Les casseroles finissent par faire tout un tintamarre, mais rien y fait : «C’était comme si chaque accusation pouvait leur faire gagner de l’argent en plus, au moins pour diffamation, et surtout du lustre (…) A cette époque-là, le tollé fut équivalent à si l’on avait traité le présentateur du JT le plus influent de France de gros dégueulasse. On aimait le monde qui continuait. On avait peur de la rupture. C’était la force des habitudes». «Super-déni» et outrance à gogo pour (faire) oublier la corruption, passer à autre chose.
Roxanne finit par réaliser que si elle a fait en sorte d’être «pétrissable» («laisser les mots des autres faire de moi quelque chose») pour s’adapter, s’incruster, elle reste un élément de décoration, plus proche du petit personnel, et au final pas si différemment traitée qu’Alain le carlin, toujours à distance des conciliabules, des lieux où se forment les décisions. Mais elle n’est pas dupe, elle voit bien les supercheries, ici les dépôts qui s’organisent dans le garage, là l’évocation d’un conteneur. Elle ne supporte plus leur trop-plein de barbaque, la mascarade romantique a assez duré.
Dès le premier faux-pas, sa détestation finit par se voir : «je suis la traîtresse, je suis le «mais», la maîtresse, aujourd’hui le contremaître et picador». Dès lors elle prépare sa sortie, «Ce matin, j’avais choisi de boutonner lundi avec mardi sur mon chemisier. J’allais précipiter leur chute sans qu’ils s’en aperçoivent» mais c’est sans compter sur les représailles qui coagulent.
Mona Messine excelle dans le maniement des codes de la satire, de la quasi tragicomédie avec des formules qui fouettent, avec cette galerie de personnages tout à fait crédibles dans leurs agissements, et cette narratrice, détachée sans l’être, qui s’en sort à merveille dans son entreprise de démystification.
«Assez belle pour approcher le luxe de quelques soirées, trop pauvre pour arriver première sur la liste. Toute l’histoire, elle ne tient qu’à ça»

Une danse pour les doigts humains
de David Lespiau
Editions Héros Limite
«à l’intérieur
aiguilles et dés à coudre
mécanique du clavier des mains
reprise par des prothèses, des agrafes
mentale»
David Lespiau projette 112 éclats poétiques où il poétise des variations autour des doigts, des sons, des temps et des images qui s’y rattachent. Ces fragments articulés dessinent une «ligne de signes», «une ligne continue sonore labyrinthique», «une forme auto-ondulatoire en boucle», entre danse et silence, «entre deux mouvements». Les phalanges sont orchestrées, ou «tatouées de lettres». Passage en revue, dans un «temps détramé», de l’anatomie de la main, «mains de chirurgien ou de pianiste», des bouts d’ongle à la paume en passant par l’index. Ça impulse, ça compose, ça transpose, ça pianote, ça remue, ça compte, ça forme «une partition pour mots muets». Ça travaille l’écriture «au rythme tactile». Partition chorégraphiée et digitée. Langage tout en geste, entre les lettres, entre les notes. Les mots comme des doigts, qui flottent, qui martèlent, avec «un léger différé» sur le clavier. La petite musique du télétravail.
La forme de ces variations se déplie et s’agrège au gré d’observations, de descriptions, d’assertions, d’expressions telle «une phrase en train de se faire». Un jeu poétique tout en doigté.
«à tout moment sans les voir
pris dans le bourdonnement
séparer rythmes, tons, durées
les regarder tomber
entre eux»

3 secondes pour plonger
De Jinho Jung
Chez Cotcotcot Editions
Album jeunesse
« Tout le monde dit que je suis un peu mou. »
Qu’il en faut du courage pour plonger de ce plongeoir qui parait si haut ! Et pour commencer, il faut avoir le courage de monter les innombrables marches qui forment, vues d’en bas, un labyrinthe interminable. C’est le temps qu’il faut au jeune garçon que nous suivons tout au long de l’album pour recenser tout ce qu’il n’arrive pas à faire assez bien (« je ne suis bon à rien ») : manger rapidement, résoudre des calculs, jouer au baseball, battre ses adversaires au Taekwondo. Pas dit qu’il est beaucoup confiance en lui… Aura-t-il le courage de sauter ?
Mais au milieu de cette ascension, les choses se renversent. Il ne semble plus subir la situation. Au contraire, il nous explique sa philosophie de vie : « moi, gagner, ça ne m’intéresse pas. Parce qu’alors quelqu’un doit perdre. » Là, la vue est vertigineuse, on croirait tomber dans un puit sans fonds. Ce qu’il aime, c’est être avec ses amis et s’amuser à plonger. Et il y arrive très bien ! Son sourire à la fin est communicatif. Pas la peine d’être le meilleur, d’être fort, d’être rapide. Il suffit de trouver ce qui nous plait vraiment pour s’épanouir comme lui. Pas mal comme idée !
Texte (concis) et illustrations (stylo, tampon et ordinateur) se marient et se complètent parfaitement, donnant de la hauteur et de la profondeur. D’une grande efficacité. On aime aussi tout particulièrement les expressions des visages (jetez un œil aux sourcils… Ils jouent beaucoup dans la transmission des émotions).
C’est le 4ème album coréen de Cotcotcot Editions, et le 2ème que nous présentons après Le crayon de Hye-Eun Kim (qu’on aimait notamment pour la richesse des détails des illustrations). Cela nous laisse à penser qu’il faut suivre et Cotcotcot (pour ceux qui nous suivent ce n’est pas tout à fait un scoop tant on affectionne cette maison d’édition) et la littérature jeunesse coréenne !
Allez… 3, 2, 1… Lisez
« … je suis juste venu pour plonger. »
Votre libraire vous partage chaque semaine ses conseils de lecture et coups de cœur. Face à l’ immensité de choix qui s’offre à vous, constituez votre P.A.L et trouvez votre prochain livre de chevet ou une idée de cadeau. Nous pensons également à toute la famille avec nos recommandations spéciales jeunesse.
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La longe
de Sarah Jollien-Fardel
Editions Sabine Wespieser
«Nos vies s’imbriquent naturellement, nous mélangeons nos amitiés, nos familles, nos goûts. Notre relation ne s’encalminera jamais, elle avancera, solide et viscérale».
A ce stade, c’est sans conteste mon premier véritable coup de cœur de cette rentrée littéraire hivernale. On le sait, il n’est jamais évident de réussir un second roman, d’autant plus quand le premier (Sa préférée) a été multi-récompensé. C’est chose faite avec La longe où l’on retrouve tous les ingrédients de ce qu’on aime, une dimension romanesque consolidée, des personnages fouillés et multiples dans leur composante, une histoire d’amour qui s’écrit dans toutes les nuances, des lieux où s’ancrent l’histoire merveilleusement bien décrits, un dispositif narratif savamment maîtrisé, «la bande-son» soignée.
On suit Rose, née dans le Valais, devenue ostéopathe, mariée à Camil, un gars du coin, architecte renommé, et mère d’une petite Anna. Rose qui cultive une relation de grande proximité avec ses grands-mères, Eugénie et Lucie, un drôle de duo d’«arrières». Sauf qu’un jour la Rose, «combattive conciliante» va petit à petit s’éteindre, ne parvenant pas ou plus à faire face à un terrible événement qui est venu par effraction dans leur vie : Anna va être fauchée par une camionnette. L’horreur. «Comment dire la désolation des désolations, l’absence comme cratère». A en devenir folle comme sa propre mère qui avait «des bêtes» qui grignotaient sa tête, à ne plus pouvoir se calmer. «Je suis attachée à une longe, sans colère, absente à tout». «Rien, rien n’apaise mon chagrin qui, comme mon corps, enfle jusqu’à me faire mal aux côtes, jusqu’à m’étouffer». Hystérie, mutisme, autodestruction. Redoublement des doses de molécules.
Après un épisode d’hospitalisation, Rose va vivre plusieurs mois durant dans un mayen au cœur de la montagne, à l’abri du bruit du monde mais à l’écoute de la forêt et avec des «pensées tentaculaires» qui l’engloutissent. On va la suivre sur ce chemin escarpé du deuil.
Sarah Jollien-Fardel sonde subtilement l’état de Rose, décrit aussi les prémices de la maladie («avant que je m’enténèbre»), l’inconfort avec lequel Rose était devenu mère, tout ce qui pourrait être constitutif d’une forme de fragilité mais aussi «tout le terreau» de la résilience «entretenu par une vie de lectures et de bonté». En outre, l’autrice décrit avec une grande justesse la position intenable, tenant lieu de l’engravement (en référence au titre d’Eva Kavian paru aux éditions de la Contre-Allée, cette position comme échouée, égarée des aidants) dans laquelle est plongé Camil, celui qui donne du mou ou resserre la longe de son épouse, qui condamne les portes, qui fait prendre le traitement. Avec une situation amoureuse quasi impossible mais qui tient.
Et puis une rédemption souterraine travaille, s’esquisse à partir d’une voix, la voix d’Hélène qui se faufile à travers la porte, des lectures qui se font jour, «l’écho des émotions qui persiste après la lecture» ; «jusqu’à oublier, durant le temps de la lecture, le reste. Tout le reste». Jusqu’à redevenir une fille-oiseau (référence à «Bird Gerhl», I Am A Bird Now d’Anthony and the Johnsons).
Tout à fait for-mi-dable !
«Je m’assieds en ouvrant mes bras, il écarte les siens, nous pleurons d’autres larmes, moins douloureuses, plus amples. Elles nous rapiècent le cœur, elles nous pardonnent l’un à l’autre».

Estime de soi et fin du monde
de Luke Healy, traduit de l’anglais (Irlande) par Géraldine Chognard
Editions Cambourakis
BD
«Vous n’êtes pas fou, vous n’êtes pas un monstre, vous avez juste une petite tendance narcissique».
Luke, le personnage principal de cette BD, a clairement le visage de son auteur, Luke Healy. Mêmes traits, même prénom, même nom. Une autofiction donc ? Ce qui est sûr, c’est que ce roman graphique se présente comme une sorte de journal intime écrit à la troisième personne. Cela tombe bien, c’est justement ce que la psy de Luke lui conseille de faire pour lutter contre le stress et rebooster son estime de soi («Chaque soir, je veux que vous écriviez quelques phrases sur vous. Mais faites-le à la troisième personne : «Luke Healy est…» Soyez objectif.»)
Il est question de deuil, de regrets, de difficulté à vivre tel qu’on est, du jugement d’autrui et de la difficulté de s’en détacher. Luke est stressé, angoissé même, a une piètre image de lui. Il voit une psy qui lui donne des exercices à faire, il s’achète des livres de développement personnel, et écoute en boucle un podcast sur l’estime de soi et les voies du bien-être, persuadé, ou s’auto-persuadant d’échafauder ainsi un «plan d’auto-amélioration optimal». Il s’emploie à faire des travaux pratiques pour aller mieux, de ceux qui se revendiquent des concepts du développement personnel que Liv Stromquist s’évertue à dénoncer un à un dans sa dernière BD, La pythie vous parle.
Luke a un frère jumeau, un jumeau vis-à-vis duquel il s’infériorise en permanence, et c’est justement son frère qui prête sa voix à ce podcast de «Serenit’App». Un double, celui qu’il aurait pu être, voulu être… C’est un peu comme si son frère en personne tentait de le coacher. Plus troublant encore, ils ont la même voix, il pourrait donc avoir l’impression qu’une petite voix intérieure lui donne des conseils.
On rencontre aussi sa mère, avec qui il partage «un drôle de sens de l’humour» («On est les personnes les plus drôles de la terre, je te rappelle.»). Elle tente de lui rappeler qui il est vraiment quand il se perd un peu ou se dévalorise à l’excès.
Et puis il y a toute une galerie de personnages, juste à côté : le fiancé de son frère et son témoin, une rencontre d’un soir, deux nageurs, une archéologue, deux officiers de police, différents collègues de différentes entreprises pour lesquelles il travaille, un couple au bord du divorce, …
On croise aussi deux souris qui ne veulent que son bien et deux oiseaux (et même une baleine synthétique) qui amènent le lecteur à regarder différemment la situation qui est en train de se dérouler.
Luke tente inlassablement de reprendre le contrôle de sa vie, de se «débloquer» mais n’y parvient jamais tout à fait, se faisant déborder par les situations, pendant que le monde continue à changer et se dérégler, à l’image des tempêtes présentes à plusieurs reprises, noyant notamment Los Angeles.
Une BD inventive au niveau de la forme, à l’instar des cases, avec des vignettes encadrées et d’autres non, et avec une variation infinie de ces jeux selon les planches. Inventive aussi lorsque Luke est aux prises à des formes d’introspection.
Une BD qui vient interroger comment s’exerce le conditionnement social et les nouvelles formes de contrôle, à l’instar du coussin connecté qu’il balade avec lui en vacances pour faire croire à son employeur qu’il travaille. Luke apparaît comme un être préoccupé, avec une conscience aiguë des bouleversements de notre époque, bien en peine de trouver la place qui est la sienne pour ne pas être submergé, trop égoïste ou rester sans rien faire dans cette affaire.
«J’ai passé chaque jour de ma vie à m’inquiéter pour l’avenir. A angoisser face aux catastrophes annoncées. A m’efforcer de faire advenir des choses positives. A bosser tout le temps. Tout ça pour quoi ?»

Je me regarderai dans les yeux
de Rim Battal
Editions Bayard, collection littérature Intérieure
«J’eus le sentiment que mon visage s’était arrêté pour toujours dans cette expression de douleur, crispé dans une adolescence infinie où je devrais toujours me cacher pour avoir le moindre geste, le moindre projet, qui s’écarterait même le plus légèrement des convictions des autres».
La collection de Bayard «Littérature intérieure» veut se «concentrer sur ces mouvements intimes [douleurs, joies, éblouissements et inquiétudes] qui donnent forme à nos paysages singuliers et sens à notre existence commune». Nous sommes en plein dans ces mouvements et paysages-là dont témoigne Rim Battal à travers son personnage principal qui n’a pour seul tort d’avoir fumé une cigarette à la fenêtre de sa chambre. On a beau ne pas être sérieux quand on a 17 ans, cette chose-là ne se fait pas. Et à Marrakech, ça se fait encore moins. Cette transgression déclenche le courroux de la mère qui dans la foulée subtilise et commente au Bic rouge le journal intime de sa fille et occasionne sa fugue. Un moment de bascule advient : «peut-être étais-je, sans m’en douter, en train de quitter définitivement l’enfance, de lui faire mes adieux». Cette dernière trouve refuge chez sa tante Aida à Casablanca, fidèle alliée, mais il s’avère que cette dernière relaie l’exigence familiale («Je pensais sa confiance totale, à toute épreuve. Et la voilà qui doute de moi. La voilà qui rejoint le camp des soupçonneux qui farfouillent dans ma blessure, tirent sur l’élastique de ma culotte pour voir ce qui se passe en dessous»). Le retour au domicile ne pourra se faire que si la jeune fournit un certificat de virginité. Elle abdique finalement et fait l’objet de ce que l’autrice désigne comme relevant d’ «un viol institutionnel», «cette violence collective admise comme une célébration de la puberté». «Mon sexe avait été ouvert sans désir et sans consentement, sur ordre et avec la connivence de toutes celles et ceux qui étaient supposés me protéger de ceux qui tenteraient d’ouvrir mon sexe sans amour, de le toucher sans mon consentement».
Rim Battal rend compte de la manière dont le primat de la tradition et les codes d’honneur opèrent et infusent, comment l’injonction «vivons cachés, vivons heureux» s’organise au quotidien, à bonne distance du regard du voisin, comment le père de la personnage principale lui a appris à faire preuve de «diplomatie», «l’art du mensonge et du louvoiement» et comment la survie passe par l’utilisation d’un double discours et d’une codification du langage parlé («Nos moutons, nous les appelions aussi les champignons, c’était notre code pour parler de garçons sans être grillées par nos parents» ; son pseudo sur MSN, «Queen of the damned»). L’autrice resitue les violences intrafamiliales qu’elle a dénoncées pas à pas, d’où elles procèdent et les mécanismes de déni pour qu’elles se perpétuent : «la violence de ma mère est le résultat d’une violence plus grande qu’elle ignore avec application, qu’elle n’est pas prête à regarder en face de peur de s’écrouler, de couler à jamais». Elle réinscrit (et ce faisant d’une certaine manière réhabilite) sa mère comme étant aussi celle qui la protége ; «Soudain, je réalise le grand barrage qu’a été ma mère. Je vois ses bras ouverts, pleins de mythes et de mensonges, de combines et de tensions, pour nous protéger contre toutes les formes de violence».
La seconde partie du récit traite de l’empouvoirement de la personnage principale («j’ai su que, désormais, je construirai mon éthique moi-même, selon mes propres critères dès lors que j’ «aurais les moyens de mon autonomie» ; «j’ai perdu cette virginité du regard, j’ai les outils, j’ai un peu de savoir et de théorie 5… les mots et les concepts sont mes armes et mon armure») qui réussit à organiser, comme un retournement, une exposition adoubée par le roi du Maroc dont l’une des œuvres est un drap maculé d’une tache de sang.
Ce livre n’est pas sans nous faire penser, dans les dérives qu’il dénonce, Aux ventres des femmes, roman de Huriya (éd. Rue de l’Echiquier). Il parvient à faire passer le lecteur par une sorte de grand huit émotionnel, alternant les moments où il s’identifie avec force à la narratrice, passant de moments de révolte, de dénonciation, à des moments plus ironiques, attendrissants ou réconfortants. C’est notamment dans ce continuum d’émotions contradictoires qui accompagnent le récit des premières fois que réside la force de cette écriture.
«J’ai compris qu’un tabou pourrait être ainsi défini : zone d’ombre morale qui bénéficie à une injustice».
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De nos blessures un royaume
de Gaëlle Josse
Editions Buchet Chastel
«J’avais cherché mes mots, jusqu’à trouver ceux qui iraient peut-être jusqu’à toi. Entre ton monde et le nôtre, c’est ce petit pont fragile que je tente de faire tenir à chaque instant».
Encore un titre dont Gaëlle Josse a le secret, un condensé de son écriture si juste, si ciselée. De nos blessures un royaume (en allant vers ce nouveau livre on garde en tête d’autres titres comme Les heures silencieuses ; Nos vies désaccordées ; Et recoudre le soleil ; A quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ?). On retrouve là parfaitement encapsulé toute la trajectoire de vie que ce roman suggère, un je-ne-sais-quoi qui relie et prolonge aussi les titres précédemment égrenés (ainsi ce passage «les images qui attendent la nuit pour surgir» ou encore «La lumière du plein jour a effacé les ombres nocturnes»).
On suit Agnès, la narratrice, danseuse professionnelle, qui a monté sa propre salle de danse et fait des spectacles en parallèle. Ce qu’on sait très vite, c’est qu’elle a perdu, il y a déjà un an de cela, son amoureux, Guillaume. Cela précipite son départ. Seule avec son petit sac à dos, en bus, et en essayant de ne pas se cogner. Comme pour «repousser la fatalité, dompter la pesanteur».
C’est dans cette itinérance de 1000 kilomètres («avec des détours et des étapes [Mantoue, Crémone, Trieste, Zagreb], des hésitations, des repentirs, des visages, des rencontres ou des possibilités de rencontres»), ce « dépli » (pour dire qu’il ne s’agit pas d’un repli et pour dire le besoin de son corps de se déplier autrement qu’en dansant, «remettre en route la machinerie du corps» ; «Pas question de rester là, encalminée, de demeurer le jouet d’une adversité qui se moque de moi») vers différents lieux que s’établissent les coordonnées de la recherche d’Agnès.
Le seul « compagnon » de traversée d’Agnès est un livre qui était vénéré par Guillaume, Quelques Eden, lettres à ma fille de Julien Lancelle. La narration organise un va-et-vient entre des extraits de ce livre, la vie de ses personnages (Julien, Madeleine, Emma), la vie qui a été la leur avec Guillaume et le compte-rendu du voyage qu’Agnès nous relate. «La mémoire est enfer et refuge, dans ses frontières poreuses et imprévisibles avec le réel» et avec l’imaginaire, aurait-on envie de rajouter en lien avec cette référence permanente au livre inventé de Lancelle.
Si cette mise en abime permet à ce que Guillaume, jardinier hors pair, puisse se superposer à Julien, l’infatigable observateur de la nature, le périple permet, quant à lui, à Agnès de parler de Guillaume sans en avoir l’air, de l’emmêler à cette triade, comme «un écho de nos jours passés», et de se poser la question : «Qui écrit l’histoire commune, en fin de compte ?».
Et c’est au Museum of broken relationships de Zagreb qu’Agnès recherche une consolation, une destination pour déposer ce livre. Mais si le pèlerinage ultime n’aboutit pas, le temps et l’espace du deuil se métamorphosent, la quête de soi se prolonge car «le monde est en mouvement et elle aussi».
L’Esperluette recevra Gaëlle Josse le 16 mai, ça vous laisse donc 4 mois pour lire et relire ce roman très réussi.
«Il faudrait savoir garder à distance les souvenirs, les considérer comme des étoiles, lumineuses, lointaines, mais ça ne marche pas comme ça».

Aatea
d’Anouk Faure
Editions Argyll
«Tant qu’il a les récits d’Atura, tant qu’il a un navire, le silence, l’écrin de la Nuée autour de lui…»
On avait apprécié son univers un brin gothique et torturé qui s’exprimait dans la noirceur de la couverture de La maison biscornue de Gwen Guilyn aux éditions du Panseur. Cette fois-ci elle développe son imaginaire aussi bien par l’écrit que le dessin. Elle crée de toutes pièces un univers entre mers qui se superposent, îles vivantes et roches. La couverture (seule illustration de Xavier Colette, toutes les autres étant de l’autrice) nous laisse percevoir un monde qui pourrait, en surface, être semblable au nôtre. Mais sous l’eau, l’île semble se transformer en méduse et ses racines ne finissent pas de s’enfoncer dans les profondeurs, créant l’envie de les suivre pour découvrir des espaces peut-être encore inexplorés. A la lecture du roman, nous découvrons, par des descriptions jamais trop longues et toujours mêlées aux actions, les méandres de la Nuée (ces bras de mers qui se jettent les uns dans les autres). Et pour étoffer notre cartographie imaginaire, Anouk Faure use de son talent d’illustratrice et distille ça et là des dessins à l’encre de chine qu’elle peuple d’êtres marins, d’insulaires et autres peuples.
Si nous découvrons que les îles sont liées entre elles par ces racines, nous comprenons aussi rapidement que les humains, pour une partie d’entre eux – les insulaires, sont liés à elles par un filament au creux de leur nuque. Et seuls les personnes porteuses de ce filament peuvent fouler le sol et toucher les racines des îles sans être intoxiqués mortellement. Aatea, le personnage principal, n’en fait pas partie. Né trop tôt sur un bateau, sa mère, Kanume – grande exploratrice à la recherche d’une nouvelle île, n’a pu lui donner accès au filament de l’île Enatak assez rapidement. C’est donc en navigateur qu’il trouvera sa place (comme sa grand-tante Atura). Et c’est seul et dans la Nuée qu’il se sent le plus libre. C’est là qu’il entre en connexion avec les éléments qui l’entourent, qu’il « onçoit » (cette faculté si particulière qu’ont les navigateurs de (re)sentir les éléments, entendre les moindres bruits, percevoir toutes les vibrations du monde). Nous le suivons dans une sorte d’Odyssée où rencontres, épreuves, et découvertes se succèdent. Il fuit de tout son être les rapports de domination, cherche à aider les plus démunis, se lie à une petite fille nomade, tel un père d’adoption.
Un roman qui sent les embruns et cultive un univers à part entière qui stimule notre imaginaire.
«Il onçoit. L’une des premières règles de navigation consiste à ne pas sauter dans un nouveau danger en essayant d’en fuir un premier. Il laisse les vibrations tisser pour lui une cartographie mentale de ses environs élargis.»

Cui-Cui
de Juliet Drouar
Editions du Seuil
«Je traverse la vie dans une sorte d’acouphène permanent, une sorte de brouillard entre elle et moi».
Juliet Drouar est connu comme étant l’auteur d’essais remarqués, comme Sortir de l’hétérosexualité ou La Culture de l’inceste, qu’il a codirigé avec Iris Brey. Cui-Cui est son premier roman qui prend place sur un terrain qui a tout à voir avec les recherches (sur les violences sexuelles et dominations d’âge notamment) qu’il mène par ailleurs, et l’on y retrouve trace dans l’écriture de l’exigence de l’universitaire de bien citer ses sources, venons-en donc à cette fiction avec des notes de bas de page.
On suit, dans une France de 2027, Cui-Cui, un ado de 13 ans (il se pense au masculin mais son entourage ou au collège on lui prête un genre féminin), victime d’abus de la part de son père et qui à partir de là, cet endroit dont l’auteur ne parle qu’à partir de descriptions plus ou moins elliptiques (le bruit des pas de son père lorsqu’il se rapproche, le refuge qu’il trouve dans la salle de bain, seule pièce qu’il peut fermer à clef), est bousculé de toutes parts. Tout en douleur, le corps qui s’anesthésie, le coton dans les jambes, les sanglots de stress. «J’ai tous les membres qui claquent comme un squelette mexicain» ; «Il faudrait que je boive en continu pour ressentir quelque chose de l’extérieur et pas être entraîné par le fond».
En même temps que la violence l’enferme de manière insoutenable, à l’instar de ces démangeaisons insoutenables liées à ses crises d’eczéma ou aux automutilations qu’il s’inflige en se cognant la tête, il découvre des militants enthousiastes dans la défense de causes avec lesquelles il apprend à se familiariser, à l’instar des droits des mineurs (contre la domination adulte, et qui politise l’action de fuguer). Son repli, son malaise se ressentent au point qu’une prof, Mme Gisèle, volontariste mais démunie, se trouve investie elle aussi d’une cause qu’elle fait sienne, protéger coûte que coûte Cui-Cui. Ce volet n’est pas sans nous faire penser au livre Les loyautés de Delphine De Vigan dans la décomposition des dilemmes moraux que peut générer le fait de signaler la situation, dans les maladresses relationnelles que ça peut susciter, sur la relative méconnaissance du champ de la protection de l’enfance (comment s’y prendre, comment ne pas surinterpréter une parole recueillie, qui interpeller ?). Même s’il est résolu à partir, Cui-Cui ne sait plus trop bien dans quel espace protecteur s’abriter, celui formé par le quatuor avec Leïla, Aude et Alexandra semble ne pas suffire, faire confiance alors à l’institution scolaire et à sa gardienne Mme Gisèle ou rejoindre le collectif autogéré ?
Juliet Drouar dote magnifiquement son personnage principal d’une rébellion chevillée au corps («le poulpe géant enragé tapi dans les fonds marins»), sujet à la porosité des sentiments, l’ambiguïté des relations dont celle avec Leïla, le tout au diapason avec ce « trouble dans le genre« qu’incarne Cui-Cui.
Ce qui fait la force de ce livre tient aussi à sa langue, qui recourt ici à l’argot, là à des anglicismes, ou encore à des références cinématographiques choisies (La vie d’Adèle), ainsi qu’à une écriture nécessairement inclusive. A cette façon aussi dont le narratif ne s’épuise pas dans le réel des situations décrites, en laissant toute la place aux non-dits, encore une fois, au trouble et partant à des espaces ouverts, où le lecteur peut s’engouffrer, prolonger à sa façon ce qui n’est pas écrit.
Bouleversant mais à ne pas glisser entre les mains de celles et ceux qui se définiraient comme anti-woke, sous peine d’irruption eczémateuse subite et contagieuse.
«J’aimerais avoir une hache dans ma chambre d’enfant. Peut-être qu’à Joué Club il devrait y avoir un rayon haches».
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On mass hysteria ; Une histoire de la misogynie; Un protolangage de résistance
de Laia Abril
Editions Delpire & Co et Libella
« J’ai fait un rêve lorsque je suis tombée malade. J’ai rêvé d’un grand nombre de roses rouges avec au centre une rose blanche très lumineuse. »
Laia Abril est une artiste plasticienne, écrivaine et photographe née en 1986 à Barcelone. Elle vit et travaille à Barcelone. Sa pratique artistique est fondée à partir de recherches qu’elle déploie sous forme d’images et de textes afin de mettre en lumière une pluralité de récits concernant les conditions systémiques d’oppression des femmes. Grâce aux archives qu’elle donne à voir et aux nombreuses interviews qu’elle rédige, Laia Abril nous donne accès à des phénomènes sociologiques malheureusement invisibilisés ou traités injustement. Ses recherches au long cours sont organisées par chapitres tels que On Sexuality (Lobismuller, Femme love), On Eating Disorders (On Diet Culture, The Epilogue,Thinspiration), An History Of Misoginy (Chapter Two: On Rape, Chapter One: On Abortion, Genesis Chapter: On Mass Hysteria, Menstruation Myths, Feminicides) et donnent lieu à des expositions et/ou des publications. Son travail est d’envergure internationale et a notamment été exposé aux rencontres de la photographie d’Arles en 2016 (On Abortion), à la biennale de l’image de Liège en 2020 (On Rape) et prochainement au BAL à Paris du 17 janvier au 18 mai 2025 pour son travail déployé dans le livre On mass hysteria ; une histoire de la misogynie ; la genèse qui traite de l’oppression politique et sociale des femmes dans la manifestation de maladies collectives, qui a longtemps été appelée « ‘hystérie collective ». À propos de ce terme, Laia Abril déclare « Il est évident que nous avons un lien très fort avec le mot hystérie et la manière dont il a été utilisé au cours de l’histoire pour contrôler les femmes et pour minimiser leurs souffrances ».
Sa recherche s’articule autour de trois études de cas : une épidémie de paralysie des jambes dans un pensionnat catholique pour jeunes filles à Chalco au Mexique en 2007, une épidémie d’évanouissements chez des ouvrières dans des usines de confection au Cambodge depuis 2012 et une épidémie de tics dans un lycée de la Ville de Le Roy dans l’Etat de New York en 2012. Pour chacun de ces cas, Laia Abril propose une pluralité de lectures possibles ; des archives de journaux, des captures d’écrans de vidéos, des retranscriptions d’enregistrements des victimes et des autorités, ainsi que des interviews avec des chercheurs ou chercheuses en médecine, anthropologie et sociologie. Ce corpus nous fait passer d’un point de vue à un autre, de réalités individuelles au déni collectif, d’images aux textes puis aux articles. Cette forme plurielle et saccadée nous met au cœur de cette histoire de la violence passée sous silence. À partir d’une même réalité, plusieurs analyses et hypothèses apparaissent, soit par le biais psychiatrique, soit par une analyse systémique et sociologique. Certaines autorités ne cherchent pas quelle pourrait être la cause systémique de tels phénomènes, mais préfèrent en accuser les victimes et les responsabiliser injustement. « L’usine n’est pas à l’origine des évanouissements, les émotions des ouvrières sont seules en cause. Leur mauvaise alimentation pose aussi problème. » déclare l’administration de l’usine de confection cambodgienne (p. 180). L’anthropologue Aihwa Ong montre dans ses travaux que ces évanouissements collectifs peuvent être vus comme un « langage inconscient de protestation contre la domination masculine et l’oppression subie sur le lieu de travail » (p. 161), voire même, selon Maurice Eisenbruch, d’une « réponse corporelle inconsciente à un traumatisme intergénérationnel », faisant référence au génocide cambodgien par le régime des Khmers Rouges de 1975 à 1979.
C’était lors de ma première semaine de travail à l’Esperluette, Xavier me tend ce livre à la couverture noire et rêche. Les quelques fragments de récits inscrits sur la couverture ont tout de suite retenu mon attention. Je n’avais pas encore ouvert le livre que j’entendais déjà les paroles de ces ouvrières, importantes et tragiques, à côtés des déclarations froides et injustes des autorités. « Je suis allée dans un grand hôpital où on m’a dit que tout allait bien. Ils ont ajouté que si je n’avais pas de problème, je ne devais pas venir à l’hôpital. Ils m’ont traitée de fainéante » ; « Les évanouissements parmi les ouvrières sont dus à l’épuisement causé par de longues nuits passées à danser ». Le fait que ces citations soient inscrites à l’extérieur du livre, autrement dit sa partie la plus visible et accessible, m’a tout de suite donné envie d’écouter ces histoires que je sentais recueillies avec justesse par une personne voulant rendre visible et dénoncer ces phénomènes. S’il s’agit d’une histoire de silences manifestés par la réaction des corps, ces paroles inscrites dans la couche superficielle du livre, sa peau, ne peuvent que leur donner tout l’espace et toute la visibilité qu’elles méritent. Je m’y suis plongé avec toute mon attention, le souffle coupé à chaque page, la colère au fond de mes intestins, et l’empathie qui traversait la peau de mes doigts contre ces images de tortures. Aujourd’hui, je prends le temps d’écrire, de rendre visibles encore un peu plus ces récits et ce travail que j’admire. Je ne peux que féliciter l’importance et la justesse de cette recherche. Demain, je reposerai ce livre dans la librairie afin qu’il puisse de nouveau toucher d’autres consciences que la mienne.
« Tant que l’on ne s’attaque pas aux problèmes politiques et structurels, que ce soit l’oppression des femmes en Afghanistan ou les conditions de travail dangereuses au Bangladesh, d’autres épidémies surviendront. »
Enaëlle Forest

Walicho
de Sole Otero
traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
Editions Çà et Là
BD
«Tu va bientôt comprendre que si toi tu es peu commune, moi je suis exceptionnellement bizarre».
Après qu’elle ait remporté en 2023 avec Naphtaline le prix du public du festival d’Angoulême, on retrouve l’immense talent de Sole Otero avec Walicho.
On retrouve la même invention graphique, mais dans une veine où l’horrifique se mâtine de surnaturel, de réalisme magique et d’animisme, cette même façon de combiner des couleurs vives (avec ce rose, tout en contraste, qui nous en met plein les yeux), de faire jaillir des cases les phylactères et de les raccorder aux personnages qui prononcent ces dialogues ou monologues, des personnages aux contours si singuliers avec des détails dans les visages tout à fait saisissants, parfois savoureusement déformés. Cette nouvelle BD rassemble neuf histoires qui ont un certain nombre de points communs à commencer par trois sœurs aux pouvoirs magiques, jamais éloignées de leur bouc protecteur avec qui «elles n’ont pas une relation très normale», et qui défient, en ayant soigneusement recours à quelques actes de sorcelleries, l’ordre patriarcal sous toutes ses formes. On saute d’une histoire à l’autre, avant de comprendre ce qui les relie. Chaque histoire répond à sa propre logique, à sa propre grammaire visuelle, avec, au milieu de l’album (partie intitulée «un peu plus normal»), cette démultiplication de petites vignettes constituant la décomposition d’un quotidien enfermant, et où seuls les mails semblent s’échanger, ou bien la partie «mêle toi de tes affaires» où l’on retrouve un agencement plus proche de ce qui constituait l’ambiance familiale et les coloris de Naphtaline, ou encore la partie «Graciela veut savoir» qui se décline toute en bichronie. Mais le tout constitue bien une fresque à part entière avec une circulation d’une histoire à l’autre.
C’est bien, entre passé et présent, une partie de l’histoire de l’Argentine qui défile sur plusieurs siècles, et on retrouve ici ou là des références à la culture mapuche et à la langue mapudungun, toujours bien accompagnées par les précieuses notes de la traductrice.
C’est qu’il s’en passe des choses dans ce Manoir de Palenque, des sorcières-guérisseuses y opèrent «en harmonie avec le lieu», elles pratiquent en secret des avortements.
Des histoires parfois mystérieuses, à tout le moins déconcertantes et parfois diaboliques. Ensorcelant à souhait.
«Walicho : en langue mapuche, être qui personnifie tous les maux et les malheurs, et qui est relié à des éléments naturels singuliers : vieux arbres solitaires et mystérieux, grandes pierres, grottes, sentiers étroits. En créole et en espagnol, diable, Satan, force du mal. En argentin, maléfice ou sortilège réalisé par la magie noire ou apparentée».

Globe-trotteuses - Le tour du monde de Nellie Bly et Elizabeth Bisland
De Julian Voloj et Julie Rocheleau
Chez Dargaud
BD
« …On lui reconnaitra des qualités de pugnacité, de détermination, d’indépendance et de débrouillardise… Et ce, partout où elle ira. »
Globe-trotteuse nous narre l’histoire vraie de 2 journalistes américaines (trop peu connues il me semble) travaillant pour 2 journaux concurrents à la fin du 19ème siècle. Nellie Bly, après avoir infiltré un asile (ce qui en fait une pionnière du reportage clandestin), décide de tenter de battre Phileas Fogg, personnage de Jules Verne, et de réaliser un tour du monde en moins de 80 jours. Quelle drôle d’idée pour une femme, se disent plus d’un homme de l’époque ! A commencer par le patron de The World. Mais son audace paie et Pulitzer (qui créera quelques années plus tard le prix littéraire du même nom) finit par accepter de lui financer le voyage. Apprenant cela, le Cosmopolitan décide également d’envoyer une femme faire le tour du monde : Elizabeth Bisland. Cette dernière n’est pas aussi enthousiaste que Nellie mais part malgré tout. Nous suivons alors les 2 voyageuses à un rythme effréné qui, parties en sens contraire, ne croiseront pas du voyage (Nellie ne sait même pas qu’elle a une concurrente). On embarque avec elles sur des bateaux, dans des trains, sur des calèches, des pousse-pousses, on court à perdre haleine avec elles (surtout Nellie). On subit tempêtes, retards, annulations, et autres péripéties. On voyage aussi un peu dans le temps.
Le rapport homme – femme, les préjugés sexistes, et ceux liés au colonialisme, encore très présent à la fin du 19ème siècle, sont croqués avec justesse.
Le caractère intrépide et libre des 2 globe-trotteuses se ressent aussi bien dans les dialogues que dans les vignettes. Les expressions du visage sont particulièrement parlantes. Et lorsque l’une ou l’autre a le mal de mer, on s’y croirait vraiment ! Que dire des « rêves caféinés » ou, dès le prologue, de l’incursion dans l’asile de l’île de Blackwell (cela nous fait d’ailleurs dire qu’il ne faut peut-être pas mettre cette BD dans les mains de trop jeunes enfants – à partir de 12 ans c’est bien).
Décapant et instructif
Deux femmes à découvrir, une BD à lire
« Je veux battre Phileas Fogg. Je veux faire le tour du monde… en moins de 80 jours !! »
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My love
de Niki de Saint Phalle
Editions Gallimard
« Where shall we make love ? on top of the sun ? in a field of flowers ? »
My love est né en 1971 des mains de l’artiste peintre sculptrice et écrivaine (Mon secret, 1994) féministe franco-américaine Niki de Saint Phalle. Les éditions Gallimard ainsi que la Niki Charitable Art Foundation permettent aujourd’hui de le saisir de nouveau grâce à cette magnifique réédition sortie en avril 2024. My love est un livre d’artiste*, une consolation, un poème, une peinture ruisselante, un accordéon muet, une brèche autobiographique et commune, un amour qui change de forme. Connu pour ses sculptures de corps aux traits tirés, gonflés et incroyablement imposants (Nanas, 1964), elle a également commencé sa carrière en tirant à la carabine sur des ballons remplis de peintures accrochés à des toiles blanches (Tirs, 1961). Niki de Saint Phalle est une artiste guérisseuse, engagée, poète, armée, amoureuse de l’amour et de l’amour des autres et de l’art et des autres encore. C’est un amour qui n’est pas réservé à l’amour romantique**, même s’il s’agit là du sujet de ce livre. C’est un amour qui prend soin des luttes comme dans sa très belle œuvre My heart belongs to Black Rosy (1965), qui soutien et permet de valoriser une représentation importante de la militante afro-américaine Rosa Parks.
Livre-accordéon aux dessins colorés et frénétiques, les pages se tournent et se déploient. On peut le lire en quelques minutes tout comme le regarder pendant des heures. Chaque page pourrait bien, s’extraire un peu plus, s’arracher au livre, le quitter et trôner sur un mur que l’on regarderait comme on regarde les tableaux des musées ou la vue panoramique d’une ville. On y trouve des fleurs et des étoiles, des mains et des téléphones. Le tout se lit comme un poème visuel, une longue phrase dont on retient le souffle, une larme qui traverse la peau depuis le coin de l’œil jusque dans le cou. Les dessins illustrent le texte, l’accentuent, le console presque. Comme si chaque mot était un être à part entière, une entité qui existe en volume et en couleurs. Mais rien ne peut nous dire si le texte a précédé le dessin ou si le dessin a précédé le texte. De toute évidence, chaque page constitue un espace-temps à part entière, celui d’une question, d’un rêve ou d’une souffrance.
Cette histoire d’un amour est une histoire où dans sa fin commence un début. C’est un amour étendu, qui s’étire de la jungle jusqu’aux lèvres en passant par des objets du quotidien tels qu’une robe, un lit, du temps. Puis à mesure que ce temps s’étire apparaît des nuages et de la pluie. Cet amour, comparé à une fleur, finit par se faner. « Our love was a beautiful flower (1) it grew (2) and grew (3) an grew (4) the sun helped it grow (5) the rain helped it grow (6) and then the flower blossomed fantasticaly (7) winter came and the petals started to fall (8) and then the flower died (9) I took the petals and put them in a box (10) and I locked the box in my heart ». C’est finalement une histoire de rupture, mais cette rupture n’aurait pas exister sans amour, et cet amour s’il a un jour existé, a trouvé sa place quelque part où il ne disparaît pas. Consolés par le dessin de cette boîte recueillant ces pétales, les mots de Niki de Saint Phalle nous éclairent avec douceur et espoir sur l’un des sujets les plus communs et partagés de la littérature. J’y ai plongé sans douleur, quelques larmes ont arrosé mes yeux.
« I feel asleep under a beautiful tree »
`
*https://www.bm-lyon.fr/spip.php?page=video&id_video=623
**À propos d’amour, bell hooks, 2000
Enaëlle Forest

Si peu
de Marco Lodoli
traduit de l’italien par Louise Boudonnat
Editions P.O.L
«L’amour ne produit rien d’autre que ce qu’il est, c’est seulement le merveilleux gaspillage des rares énergies intérieures que la vie nous a transmises. Des talents ni investis ni enfouis, mais simplement dépensés ou perdus.»
Quel texte délicieux que celui signé par Marco Lodoli. Il emprunte une forme continue, ramassée (pas de chapitre, pas de rupture, pas d’emphase), une bulle d’histoire qui se prête à une lecture d’une traite, et dans laquelle on vient se nicher comme dans un cocon.
On suit sur près de quarante ans la narratrice qui officie en qualité de concierge dans le petit lycée de Torre Maura dans le sud-est de Rome. Elle est toute entière consacrée à rendre plus fluide l’organisation des petites choses du quotidien, «une qui ne fait rien, mais qui tient patiemment le monde uni». Mais sa vie bascule lorsqu’un certain Matteo Romoli surgit dans l’établissement, un prof de lettres aux cheveux fous qui se distingue en ne donnant pas d’interrogations, auteur à ses heures perdues. Matteo la trouble au plus haut point, mais elle garde ses sentiments par-devers elle. «J’aimais Matteo parce que cet amour était toute ma vie, avec lui ou sans lui, dans le fond, ça ne changeait guère, dans le fond personne ne possède rien».
Elle vit un amour platonique à l’âge adulte, une vie par procuration («heureuse pour lui, seule, chez moi»), car l’énamourée aime à se nicher discrètement dans les plis de la vie de Matteo . Et comme si l’admiration à distance de cette quasi dévote ne suffisait pas, comme si le suivre ici et là ne remplissait pas suffisamment le vie de son existence, elle s’imagine aussi l’avoir à ses côtés : elle dresse une table pour deux, fait l’acquisition d’une bouteille de bon vin qui l’attend, lui achète et repasse une chemise blanche, lui écrit des lettres qu’elle n’enverra jamais, elle s’échine à faire les dissertations qu’il donne à ses élèves. Elle veut être sa consolatrice de l’ombre («il n’était pas heureux, je sentais qu’il avait des préoccupations secrètes, une fine entaille à panser»), prête à prendre sa défense face aux critiques qui ne le ménagent pas à la sortie de ses livres ou face à ses collègues peu solidaires.
La réciprocité n’est pas au rendez-vous, il la remarque tout juste, lui prête un prénom qui n’est pas le sien et s’adonne à une passion amoureuse avec Maddalena.
On peut avoir l’impression tenace que cette narratrice-qui-n’est-pas-Caterina-comme-le-pense-pourtant-Matteo se perd à vivre en vain, à aimer comme dans «un rêve solitaire infini», mais ce n’est pas tout à fait ça. «Peut-être que quelque chose ne tourne pas rond en moi, pourtant je me sens souvent heureuse, quand je vois Matteo mon cœur s’emballe et il me semble que ce n’est pas le mien, mais le cœur de la vie». Il y a quelque chose de précieux qui résiste et confine à une forme de pureté («il faut faire peu et le faire bien, se vouer à la pureté sans ajouter de poids inutiles» ; «une éventualité qui reste suspendue dans le champ des possibles inassouvis et c’est ce qui nous rend encore plus purs, plus limpides») dans cette vie imaginée, dans cet amour projeté, dans cette relation non advenue.
A l’instar du personnage principal de Perfect Days, de sa place quasi immobile, comme invisible («j’étais plus ou moins un objet qui avait la même utilité que le distributeur de sucreries et la machine à café»), on voit défiler le monde sous ses yeux, «l’allure et l’attitude» des personnes qui fréquentent l’établissement («je n’ai pas fait d’études, mais depuis ma petite table à l’entrée de l’école, j’ai lu et observé bien des choses et j’en ai compris certaines»).
Une écriture qui, au gré des «angles et courbes», dessine comment s’actualise, instant après instant, un amour silencieux qui vient nous étreindre.
«J’étais heureuse comme j’étais, sans espoir, parce que tout espoir est prétention, un investissement mesquin sur l’avenir, un pari qui réclame de la chance».

Tokyo, ces jours-ci
de Taiyô Matsumoto, traduit du japonais par Thibaud Desbief
Editions Kana
Manga
«Je peux comprendre qu’il soit douloureux d’ouvrir les yeux, mais… Depuis plusieurs années… Je ne sens plus aucune vie émaner de vos mangas.»
Premier tome d’une courte série de 3 volumes, ce manga semble, à première vue, un «simple» manga sur l’univers des mangas. En effet, le personnage principal, Shiozawa, est éditeur de mangas. Nous le rencontrons au moment où il décide de démissionner et souhaite tourner la page avec ce milieu. Mais rapidement il choisit finalement de partir à la rencontre de mangakas qu’il a édités pour leur demander d’écrire pour lui. On est donc bel et bien dans cet univers, entre créateurs et éditeurs. Mais c’est sans compter sur le fait que l’auteur est Taiyô Matsumoto. On retrouve sa sensibilité dans chaque portrait : tous sont présentés par petites touches, tel un peintre impressionniste. L’expression des émotions est tout en retenue, on les perçoit grâce aux bribes d’histoires personnelles dévoilées. Et une constellation de questions ressort, englobant bien plus que l’univers des mangas : qu’est-ce qui nous guide dans notre travail au quotidien ? Ou plutôt, et surtout, qu’est-ce qui guide un artiste ? Que puise-t-il chez lui pour créer ? Comment celle-ci reflète-t-elle son âme ?
Des vies en demi-teintes, avec leurs difficultés, leurs déceptions. La grisaille est là, mais un vent souffle et on devine (notamment à la fin de ce tome 1 lors que la mangaka – caissière de supermarché se remet à dessiner) qu’après la pluie pourrait bien apparaître quelques rayons de soleil, une respiration, un nouvel élan.
Le lecteur, porté par le rythme, assez lent, de la narration, prendra le temps de lire aussi finement les illustrations. Le tracer, loin de la ligne claire, amène de la matière. Les hachures mettent du relief. On dirait presque parfois qu’on regarde à travers un fish-eye, mettant en exergue un détail, un objet, un micro-univers. Et que dire des pleines pages concluant chaque partie ? Paysages citadins à la météo changeante, ils semblent nous donner le ton, l’état d’âme du moment de Shiozawa.
De la poésie introspective en manga.
«Aujourd’hui, appeler le bouquiniste et dire adieu aux mangas»
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Propre
d’Alia Trabucco Zerán
traduit de l’espagnol (Chili) par Anne Plantagenet
Editions Robert Laffont
«Les faits sont arrivés sans prévenir, entendez bien ceci une bonne fois pour toutes. Et, dans ce cas, il est très difficile, voire impossible, de les empêcher».
Cela se saurait si les prix littéraires venaient systématiquement récompenser des textes hors du commun, il n’est qu’à parcourir le petit livre d’Arnaut Vivant, «Station Goncourt, 120 ans de prix littéraires», paru l’an passé aux éditions de La Fabrique, pour se faire une idée un peu précise sur à quoi peut bien tenir un prix et pour prendre un tant soit peu de recul avec ce que l’auteur appelle «la République des Lettres».
Si les bandeaux ne se suffisent pas, on aurait parfois tort de ne pas se laisser guider par tel ou tel prix, à commencer cette année par le Prix Fémina Etranger.
On tient là une histoire qui se déroule à Santiago, racontée du point de vue d’Estela, employée à domicile d’un couple, lui médecin, elle avocate, parents d’une petite Julia, tout à fait fantasque, mystérieuse et désespérée, un peu comme Gabrielle dans Les maisons vides de Laurine Thizy (et avec les mêmes troubles du comportement alimentaire). Dès le début du roman, la fin de l’histoire est connue, à l’âge de 7 ans la petite va mourir. L’autrice s’attarde sur les chemins qui mènent à cette fin, connue d’avance. Le processus n’est pas sans nous rappeler, le sujet non plus, le livre de Samira Sedira, Des gens comme eux. Ce que vient nous dire un passage à l’acte des violences qui enserrent le contexte dans lequel elles prennent forme. Elle nous décrit, dans l’immobilité de sa chambre, «la pièce du fond» avec une porte en verre dépoli, de «la marge du temps qui s’écoule» (c’est de cet espace-temps que se déploie un monologue caractérisé comme une succession de fragments), comment opère, sept années durant, le dysfonctionnement, la fuite en avant de cette famille, comment se jouent au quotidien les rapports subalternes qu’ils entretiennent (une des forces du livre réside aussi dans cette manière de montrer comment elle est rendue invisible par ses employeurs, la mère de la narratrice aimant lui rappeler «il ne faut pas aimer ceux qui commandent ; ils s’aiment seulement entre eux»). C’est à partir de ce lieu de repli que surgissent aussi des éléments d’irréalité (l’autrice sait jouer avec le trouble, le dédoublement aussi, avec des images comme des présages qui viennent s’incruster dans le récit, comme celles du figuier, celle de Yany la chienne errante, l’importance de la commissure des lèvres), des souvenirs aussi de son enfance et de sa mère dans le Sud, à Chiloé. Alia Trabucco Zerán déplie par le détail des activités domestiques et du corps, cette «machine à routines», ce qu’être au service signifie «dans la langueur et la largeur d’une vie».
On pourra trouver aussi un écho avec le livre de Leïla Slimani, Une chanson douce. Ou comment à partir de traces, d’indices déposés ici ou là, l’inévitable se trame («dans le silence (…) tous les mots existent à la fois doux et rugueux, tièdes et froids»), et l’autrice de s’amuser, en tissant ses digressions comme une toile d’araignée entre les mots et les choses, jusqu’à ce que «les contours de la réalité se mettent à vibrer», avec les codes de l’intrigue criminelle.
Une autre originalité de la narration réside dans la manière dont l’autrice se permet de convoquer le lecteur comme pris à témoin, mais aussi dans cette auscultation de ce qui caractérise les rapports, faussement intimes, gouvernants-domestique, avec des variations infinies d’interactions qui viennent en dire long sur le rapport de classe et de mépris à l’oeuvre dans ce huis-clos où le seul extérieur qui s’invite est celui des écrans télé. Les dernières pages nous rappellent comment le réel politique chilien se rappelle à la narratrice quand cette dernière fuit, les rues de Santiago étant à feu et à sang, elle devient alors malgré elle partie prenante des soulèvements en train de se faire, le collectif rejoignant ici son économie de survie.
Un roman prenant, d’une grande force narrative.
«La vie, c’est un peu comme ça : une goutte, une goutte, une goutte, une goutte, et alors on se demande, perplexe, comment se fait-il qu’on soit mouillé ?»

L'effondrement
d’Edouard Louis
Editions du Seuil
«À compter de ce jour, l’existence de mon frère est devenue pour nous un récit. (…) Je me souviens du silence. Je me souviens comme les nouvelles de mon frère et de sa vie chez les Boinet nous arrivaient par touches minuscules, comme dans le processus de création d’un tableau où les premiers gestes du peintre ne permettent pas de deviner la toile à venir ni même l’objet qu’ils représentent.»
Ce dernier livre d’Édouard Louis marque la fin d’une fresque familiale (En finir avec Eddy Bellegueule, Qui a tué mon père, Combats et métamorphoses de la vie d’une femme…) qui en est toujours restée très justement à cette première étape : celle de l’esquisse, des premiers traits inachevés qui ne figent pas le sujet, qui lui laisse la possibilité de s’échapper, de rester en mouvement. Ses livres dessinent des portraits de corps en fuite, de corps dont certaines parcelles, si petites soient-elles, ont parfois réussi à se défaire du déterminisme social. Ce sont ces touches minuscules, ces morceaux d’histoires, ces bouts de récits, qui constituent avec justesse une œuvre qui dit ce qui nourrit le cœur de l’injustice sociale, ce qui lui donne à boire et à manger, la gave, la noie, et la laisse mourir la bouche ouverte. «Certains jours, il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès à l’erreur, il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès aux tentatives, qu’elles soient ratées ou réussies, et je suis tellement triste, je suis tellement triste.»
Le personnage de son frère est pris dans une constellation de violences perpétuelles. Le temps de sa vie est arrêté. Il est en suspens, s’accroche à des vérités qui puisent dans la haine et dans le rejet de l’autre pour se sentir exister. Lire l’histoire d’un homme aussi détestable m’a fait ressentir depuis l’intérieur ce qu’était une situation de violence et d’injustice sociale. Il m’a paru important de comprendre cette situation, de la connaître depuis ce récit. Les descriptions de ces scènes (violences physiques et verbales, agressions sexuelles, tentatives de suicide) sont factuelles, parfois fictionnelles, mais jamais romancées, et leurs intérêts n’est pas de défendre ou de justifier ses actes. Il s’agit plutôt de faire entrer en littérature des réalités invisibilisées, jusqu’à écrire avec la langue des dominé·es et se demander si la littérature peut les accueillir : «Je ne sais pas si la littérature peut retranscrire ces mots-là. Je doute de sa capacité à communiquer la simplicité et la rudesse avec lesquelles mon frère les prononçait. À quoi ressemblerait un livre composé exclusivement avec ce langage ? Si ce langage existe dans le monde, est-ce qu’il peut, ou doit, exister dans les livres, ou est-ce que les livres doivent marquer un écart entre le langage du monde et le leur ?» Dans Dialogue sur l’Art et la politique, Édouard Louis dit, à propos des films de Ken Loach : «Je pense qu’ils sont beaux parce qu’ils sont tristes et violents, et que la réalité est triste et violente. Et voir le réel tel qu’il est me donne de la force.»
Édouard Louis déroule, à travers son récit, le fil d’un déterminisme social en même temps qu’il le coupe, qu’il le détruit. Ce qui s’effondre, je sens, au fond, c’est ce doute qui peut hanter parfois pour toute une vie la réalité d’un·e transfuge de classe : Aurais-je pu ou dû avoir la même vie ? Aujourd’hui, ce qui délimite sa vie à lui, en tant qu’auteur, c’est la beauté et l’importance de ses livres, ce qu’ils montrent des réalités qui ont besoin de représentations. Il ne s’accapare pas la vie de son frère, mais la regarde comme s’il regardait dans un miroir brisé, et à travers ces fragments, c’est son identité à lui qu’il constitue, son portrait, son récit, sa fuite. La forme de son texte morcelée, avec des questions, faits numérotés, remarques, répétitions, doutes, phrases en italique ou entre parenthèses, répond à l’impossibilité de raconter l’histoire de son frère avec précision ne l’ayant pas vu depuis 10 ans. Mais cette forme disloquée est aussi un effondrement et un adieu avec grâce, finesse, et désinvolture. La littérature, l’art, la culture dite légitime, quand elle est exclusivement l’apanage des classes dominantes, peut paraître comme une forme figée. Édouard Louis, par son engagement politique fort et son immense culture littéraire, peut, dans une beauté infinie, donner à son récit la possibilité de s’évader, de s’échapper. Il l’effondre et nous effondre aussi à chaque page qui se tourne. C’est avec reconnaissance que j’ai fermée ce dernier livre, assise sur mon canapé, regardant au loin les fenêtres des immeubles en face.
«Rien ne peut dire cette distance entre nous. Rien ne peut dire la distance, mais cette distance dit tout. La distance est une mémoire. Même quand je ne pensais pas à mon frère, je ne l’oubliais pas.»
Enaëlle Forest

Une île
d’Alice Brière-Haquet et CSIL
Editions A pas de loups
Album jeunesse dès 3 ans
«Certains matins, j’aimerais bien partir.»
Quelle joie de découvrir un nouvel album jeunesse d’une maison d’édition qu’on aime beaucoup, A pas de loups, de surcroit écrit par Alice Brière-Haquet qui nous a régalé avec les Philonimo, et illustré par CSIL, une illustratrice découverte avec Josette au bout de l’eau. Il ne peut s’agir que d’un album à ouvrir au plus vite !
Savourons d’abord la couverture : une héroïne toute frisée et souriante et son chien au sommet d’une île aux allures d’escargot et aux couleurs acidulées qui donneraient bien envie d’aller à leur rencontre. Pourtant c’est justement de solitude qu’elle rêve… Ou presque. Elle partirait bien sur une île déserte… Qu’elle peuplerait de personnes choisies sur le volet : son chien, quelques amis, sa famille, quelques voisins (gentils ou crétins, «pour l’équilibre») et bien d’autres personnes encore. Sans oublier des animaux en tous genres. C’est sûr, les jeunes lecteurs (et moins jeunes aussi certainement) seront absorbés par tous ces habitants dessinés au feutre noir et aux aplats de couleurs contrastés. On pourrait même jouer à chercher des ressemblances avec ses proches.
Plus si déserte cette île… Alors peut-être que notre héroïne souhaitera un jour trouver une autre île tranquille… qu’elle risque bien de repeupler également.
Alors ? Rester seul ou entouré ?
Allez, on se relit cet album pour y réfléchir !
«Je n’emmènerais que mon chien…et puis quelques amis.»
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Rouge
de Hovik Afyan, traduit de l’arménien par Anahit Avetissian
Editions La peuplade
«Arous avait découvert que les guerres naissaient du manque d’amour, dans le but de trouver l’amour. On fait la guerre pour une femme, comme ce fut le cas à Troie, ou pour la terre et le pouvoir, comme ce fut le cas à Troie…»
Ce roman narre par petites touches, telle des tableaux, des fragments de vie. Des va-et-vient entre année 198X et 20XX (désignées comme telles dans le texte), entre une champ de fleurs, un village à la frontière et Erevan. Une vingtaine d’années d’écart, et pourtant peu de changements, la guerre, toujours présente, plus ou moins proche. Une histoire de femmes et d’hommes, d’enfants aussi, qui tentent de vivre ou survivre. Ici c’est la guerre du Haut-Karabakh, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, mais la force d’Hovik Afyan, c’est de nous proposer un texte qui pourrait se transposer dans chaque territoire en guerre. C’est une histoire universelle et atemporelle (l’imprécision des années renforce cet aspect) qu’il nous raconte. Le drame de la guerre.
Lumière sur un champ de fleurs rouge cerise, à la frontière de deux pays en guerre, une femme et un homme, mis à mal par la vie, qui s’aiment tant bien que mal. Arous est danseuse, Aram est peintre. Des coups de feu, deux corps d’enfant, un cri, le rouge du sang séché sur les corps. L’art peut-il survivre en temps de guerre ? Peut-il sauver des vies ? Peut-il seulement dire l’horreur de la guerre ?
Autres lieux, autres instants, mais toujours l’amour qui guide, tient en vie, de manière chaotique :
dans un village à deux pas de la frontière, un abri, des femmes qui attendent leurs maris, un homme (unijambiste) qui défend cet abri et imagine redonner le sourire à l’une d’entre elles en faisant revenir son mari (pris en otage par l’ennemi). Un garçon parti cueillir des roses rouges pour l’anniversaire de sa mère. Une femme qui se sent vivre lorsqu’elle quitte son domicile où son mari demeure (revenu de guerre aveugle, sourd et en fauteuil) et devient pour quelques heures modèle pour un peintre.
Dans un style tout à fait différent, ce roman m’a fait penser à celui d’Émilienne Malfatto, Le colonnel ne dort pas (éditions du sous-sol), sur le non-sens de la guerre, d’une guerre qui dure.
Chaque tableau nous amène aussi avec subtilité, dans la déclinaison d’un rouge fragmenté, sur le fil ténu de la vie.
«Si à cet instant l’ennemi était entré dans notre pays, la guerre aurait perdu devant l’amour. Probablement…»

On n'est pas des bourgeois
de Fabienne Swiatly
Editions Bruno Doucey
collection «soleil noir»
«Comment ça, je rêve au-dessus de mes moyens ? Encore heureux que je ne rêve pas au rabais».
Fabienne Swiatly n’en est pas à son premier recueil où l’autrice s’emploie à appréhender les questions sociales qui burinent notre société. Pour ne citer qu’eux, on rappellera chez le même éditeur, dans la même collection, Elles sont au service, recueil paru en 2020, ou un peu plus ancien à La Fosse aux Ours, Gagner sa vie (2006). Son intention est clairement positionnée dans la postface, l’autrice y rappelle, «tenter par l’écriture de donner à voir ce qu’on ne sait plus vraiment regarder. Tenter par l’écriture de donner une voix à celles et ceux qu’on ne sait plus écouter. Tenter, par petites touches, de révéler ce que la pauvreté raconte de notre société». Le ton est clairement aussi donné avec la première page où s’égrène ces phrases, ces sentences de mort comme dirait Pierre Tévénian qui se sont incrustées dans l’opinion publique, énoncées par des politiques, par une peur du déclassement, un menu déroulant de verdicts définitifs tombés dans le domaine public et que l’on pourrait à l’envie à son compte, sans vergogne, pour mettre à l’index, «les gens d’en bas, salauds de pauvres !».
Nous est offerte une lecture du monde d’en bas, ce que l’autrice a pu observer ici ou là, au gré de ses déplacements dans son camion aménagé. L’exercice qui n’en est pas un n’est pas tout à fait nouveau pour elle, pour celle et ceux qui la suivent sur son blog la trace bleue (https://latracebleue.net) où elle consacre une rubrique à des «portraits de gens».
Fabienne Swiatly scrute, tout en prose, le quotidien, comme il lui arrive de le prendre en photo. Des courts poèmes qui énoncent, qui dénoncent. Ponctués d’une chute. Une phrase-uppercut en italique qui nous retient («J’ai du mal avec leur générosité déductible des impôts» (…) «Il paraît que la pauvreté est de retour. Moi, je ne l’ai jamais vue partir» (…) «Côté résidence, certains ont droit a du secondaire alors qu’ici on manque cruellement du principal»).
On va d’un lieu à l’autre, d’un habitat précaire à l’autre, avec le bruit de la circulation en bruit de fond, l’observation se fait à partir des lieux où se fabriquent imperceptiblement ou pas l’indésirabilité, l’invisibilité de l’Autre. C’est que les fragments de vie s’additionnent, les observations se cumulent et se dessinent ainsi un tableau d’ensemble qui nous est brandi. Des corps allongés à même le sol, les agragats de cartons qui sont décrits nous rappellent aussi les statistiques publiques têtues sur le devenir de cohortes de jeunes confiés à l’ASE et qui se retrouvent jeune adulte à la rue, sur ce que vient signifier sur les vies de ceux concernés la délocalisation de telle usine. La prose se fait photographie de ces vies à l’écart, mise à l’écart de l’autre côté du périph’, de ces formes de survie qui s’organisent («la pauvreté t’oblige à devenir roi. Roi de la débrouille !», «l’art d’accommoder les restes») dans le «no man’s land des grandes villes». Et un peu partout sourde une forme de microsolidarité, «la pauvreté n’empêche pas la solidarité».
L’un des mérites de ce texte, c’est que Fabienne Swiatly réintroduit une forme de conflictualité (quelque peu dissoute depuis l’adhésion à la thématique de l’inclusion) nous rappelant que «la pauvreté n’est pas une fatalité mais le résultat de nos modes de vie et de nos choix politiques». Fabienne Swiatly, qui n’est définitivement pas une poète bourgeoise, se rappelle de l’évidence selon laquelle «il y a des riches parce qu’il y a des pauvres», et chaque page vient sensiblement en attester.
«On me propose des ateliers de confiance en soi. Va nourrir tes gosses avec ça».

Ballades
de Camille Potte
Editions Atrabile
«Je suis le seigneur Gourignot de Faouet, frappé par une effroyable malédiction, j’ai été changé en une répugnante grenouille».
Les bédéistes savent faire honneur aux amphybiens en cette fin d’année ; après Jérémie Moreau et son Alyte, voici Camille Potte qui s’en amuse. Grenouilles mélomanes et salamandres aux pouvoirs extraordinaires sont de sortie. Les sorcières le sont également.
L’autrice s’amuse aussi à remanier du vieux français («esbigne toi, poltron») comme avait pu remarquablement le faire Guillaume Lebrun avec Fantaisies Guérillères (ed. Bourgois). Il faut à la fois une bonne dose de talent et de culot pour reprendre de la sorte les codes de la chevalerie pour les décomposer, recomposer à l’envie, en jouer pour mieux les déjouer, pour en faire ainsi une farce.
Comment questionner notre époque en convoquant l’imaginaire médiéval ? C’est tout le programme auquel s’attache Camille Potte.
Ses personnages s’étirent, débordent, ont un visage qui parfois se réduit à une bouche exagérément proéminente, de petits yeux ou pas. La dessinatrice se fait un délice d’avoir recours à des courbes, («c’est la résistance du papier qui amène un désir de courbe» – extrait d’un interview avec Marie Richeux dans son bookclub). Des rebellions s’organisent dans le royaume, un renversement menace. Derrière le complot familial, d’autres révoltes menacent («Nous n’avons point pris en compte le fait que l’absence de seigneur puisse déclencher des velléités égalitaristes. Ne vous méprenez point, je trouve formidable qu’ils s’adonnent à de petites fantaisies créatrices. Simplementn je crains qu’ils ne perdent de vue le principe de réalité. Le pouvoir, voyez-vous, c’est avant tout une question d’habitude»).
Camille Potte se moque des archétypes du prince, du valet, ils deviennent l’objet de moquerie infinie. Le prince est d’une telle gourmandise qu’il ne sait résister à l’attrait d’une tourte qui le transforme aussitôt en grenouille. Grenouille dont le peuple serait prêt à s’accommoder, arguant que « mieux vaut être gouvernés par une grenouille que par un tyran». Pendant ce temps c’est Gounelle la chevalière qui va faire sortir Patin la princesse de sa tourelle («Dix ans que je mire l’horizon àb travers le même feneston ; j’avais envie de voir à quoi ça ressemblait l’autre côté»).
Cette BD est d’un bout à l’autre déjantée et très inventive tant dans sa composition graphique que dans les formes et dialogues utilisés. Une BD qui fait bien rire et qu’on va défendre toute cette fin d’année.
«Quand vous estes damoiselle et membre de la garde, mieux vaut bien maestriser vostre communication».
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Alyte
de Jérémie Moreau
Editions 2024
«Toutes les affaires du monde résonnent partout»
Quel plaisir de retrouver Jérémie Moreau, avec ses jaillissements de couleurs, son graphisme dont il a le secret, avec une nouvelle fable écologique, pleine de féérie, jamais très loin d’un univers à la Miyazaki.
On suit le périple d’Alyte le crapaud accoucheur, l’unique rescapé de sa fratrie, qui cherche à s’en sortir. Une sorte d’anti-héros attachant et mélancolique qui va rencontrer toute une série d’animaux, du saumon, au bouquetin, en passant par l’aigle, le hibou, le bousier (prénommé Musk qui n’hésite pas à se confectionner sa propre planète, «la planète va mal. Moi je m’en fais une nouvelle, et dès qu’elle est prête je la mets sur orbite») et le sanglier, auxquels se rajoutent l’arbre et la montagne, qui vont tour à tour le protéger ou lui dispenser des conseils pour déjouer les pièges à l’aulne de leur propre expérience, croyance ou rapport au monde, jusqu’à ce qu’il comprenne que ce qui le menace lui comme ses congénères c’est la léthalyte, ce bitume qui s’étend de plus en plus, «la mort incarnée», cette urbanisation qui progresse, qui menace.
Alyte forme avec les autres animaux un tout relié, «un carrefour de vies» inter-dépendant (la singularité de chacun est renforcée par sa désignation, tous les êtres rencontrés sont affublés d’un nom), et c’est ensemble, solidaires les uns des autres qu’ils mènent un front pour ne pas disparaître.
Dans cette exploration du monde sauvage où l’humain n’est pas là, à la seule exception de la silhouette d’une petite fille, les couleurs fluo s’emballent et les regards noirs des êtres vivants non humains, inquiets et inquiétants nous fixent comme pour tenir ensemble beauté et cruauté de l’écosystème.
«La léthalyte déchire nos familles, nos territoires, la léthalyte nous isole, nous asphyxie, nous assèche, elle nous délie».

La Pythie vous parle
de Liv Strömquist
Editions Rackham
«De nos jours, la société, le monde sont truffés d’individus qui frénétiquement dispensent des leçons de vie en tout genre».
Après l’astrologie, Liv Strömquist s’attaque au développement personnel. On retrouve avec plaisir son ton engagé, les références nombreuses qu’elle mobilise, sa mise en page variée tout autant que colorée et saturée de textes.
Pour prendre la mesure du phénomène, Liv Strömquist fait choix de s’arrêter sur quelques exemples bien sentis, telle la scène inaugurale où une femme détaille sa routine du skin-care pour tonifier sa peau, tel le succès du youtuber Rollo Tomassi au sein de la manosphère qui professe ses conseils masculinistes à l’envi, ou celui du groupe de développement personnel, le «Selfhealers Circle» fondé par la psychologue Nicole LePera, autrice de « Guéris tes blessures ». «Sur internet, on trouve quantité d’experts qui donnent à peu près les mêmes recettes miracles (une pincée de wellness, un soupçon de pleine conscience et une dose de développement personnel)».
D’où nous vient l’essor de ce «self-help» ? Comment le fun est devenu obligatoire, comment, à défaut de se battre contre la mort, « se battre contre les causes de la mort devient le sens même de la vie» ? Comment expliquer que notre société devienne de moins en moins tolérante envers ce que la vie comporte en matière de déceptions, pertes, chagrins ?
«Au fond n’importe quel Charlatan est capable de concocter deux trois formules sur la meilleure façon de vivre», mais «derrière cette tendance à vouloir répandre la bonne parole, il y a avant tout le sentiment de puissance qu’en retire le Charlatan».
Afin de mieux prendre de la distance avec ces phénomènes de société, Strömquist guide notre réflexion en allant d’un penseur à l’autre, en puisant du côté de Theodor Adorno, Zygmunt Bauman, Byung-Chul Han, Ian Craib, Eva Illouz, Jacques Lacan, Martha Wolfenstein, Slavoj Zizek, ou encore Hartmiut Rosa. L’empilement des références n’altère pas la fluidité du propos, certainement aussi parce que les concepts (résonance, emodity, le soi réflexif…) sont reliés les uns aux autres notamment par la force du visuel qui restitue la logique du propos.
Strömquist esquisse dans cette BD, et de façon toujours amusée et ironique, sept conseils sur la manière dont nous devrions vivre et des raisons pour lesquelles nous devrions le faire, tout en étant parfaitement lucide sur le fait que ce qui défaut le plus souvent n’est pas tant d’avoir conscience de ce dont on a besoin, mais confiance dans notre capacité à le faire.
«N’importe quel idiot peut se douter qu’il existe un intérêt économique énorme à pousser les gens à croire qu’ils ne sont pas assez beaux et qu’ils jouissent insuffisamment de la vie».

Iddù
De Camille Bouvot-Duval et Léa Djeziri
Editions La déferlante
Album jeunesse à partir de 6 ans
«C’est ce volcan : sa lumière passe à travers mes paupières, j’y vois comme les yeux ouverts».
Iddù, c’est le petit nom du Stromboli, cela veut dire «lui» en sicilien. C’est que pour les habitants de l’île, c’est plus qu’un volcan, c’est bel et bien un voisin, quelqu’un avec qui ils vivent au quotidien, selon ses «humeurs». Il est aussi surnommé le «phare de la Méditerranée» car ses éruptions régulières sont visibles de loin, surtout la nuit.
Dans ce conte écoféministe, Camille Bouvot-Duval et Léa Djeziri décident de faire du volcan un personnage central pour évoquer l’importance de vivre en harmonie avec la nature. Elles imaginent des adultes qui perdent le sommeil et décident qu’Iddù en est responsable. Un mouvement se crée «contre la nuisance volcanique» : «sa petite lumière brille d’un feu trop ardent !», «Nous allons éteindre le volcan ! ». Plus facile de trouver un coupable à leurs insomnies plutôt que de chercher les raisons intimes et profondes de ces nuits sans sommeil.
Face à cette révolte, il y a l’enfant Dodu et un cercle de femmes qui prennent soin de lui : l’agricultrice avec qui il aime cueillir des tomates dodues comme lui sur les flancs du volcan, la cheffe cuisinière, la voyante et la tatoueuse. Elles vont constituer une chaine de solidarité pour protéger à la fois les habitants et calmer Iddù.
Léa Djeziri a choisi, pour nous emporter sur cette terre tumultueuse, de jouer sur les contrastes : l’orange et le bleu surtout. Des superpositions de couleurs créant de la profondeur et des nuances sombres parfaites pour les nuits éclairées par Iddù. On sent la matière de la lave, des vagues aussi. Les yeux des personnages noirs comme du charbon nous transpercent.
Un album qui déborde d’une force vitale et communicative.
«Iddù mâche son chewing-gum de magma, s’étire sur l’asphalte, fait claquer des bulles jusqu’au ciel…»
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Zéro
de Laura Vazquez
Editions du sous-sol
A paraître le 7 novembre
«regarde
on dirait que le silence se déplace dans la lumière
regarde si tu te tais si je me tais
on dirait qu’il se déplace»
Une certaine impatience nous tenaillait depuis la sortie de son précédent livre, Le livre du large et du long, qui lui avait valu le Goncourt de la poésie. Depuis Laura Vazquez a été pensionnaire de la Villa Médicis, c’est de cet endroit qu’elle a écrit Zéro. Cette fois-ci une pièce de théâtre, à la forme très libre, telle qu’elle en a le secret. Une tragédie lesbienne versifiée en 5 actes. Une histoire d’amour, ce qui n »est pas sans nous rappeler le dernier Kae Tempest ; ces deux-là ont quelque chose à voir dans leur façon de travailler la langue, de travailler son flot, les mélanges de texture, l’anticonformisme en acte d’écriture.
Il y est question du désir de fusion de deux femmes, fusionner pour se confondre («au moment où ton ombre peut devenir mon ombre ton ombre n’est pas ton ombre») et comme pour mieux essayer de comprendre l’impossible du monde. Un texte où s’emmêlent des images qui vont et viennent : dans une baignoire, une mère en train de laver le corps mort de sa fille, peut-être aussi pour conjurer le fait que «parfois les gens ne se parlent plus parce qu’ils sont morts ce n’est pas rien». On retrouve donc cette obsession de la mort, de la douleur, des visages. Du pouvoir des mots aussi, «si je nomme le ciel je le tue, le ciel n’est pas le ciel, c’est forcément un autre ciel quand je dis ciel tu ne pense pas».
Un couple de femmes qui s’aiment tout autant qu’elles se disputent, se jalousent. Deux femmes, la mère et la fille. Deux femmes, les deux amoureuses, qui essaient de se mettre dans la tête l’une de l’autre («cette personne je l’aime tellement c’est comme si je disparaissais c’est comme si je n’étais plus moi»), de trouver dans l’Autre les réponses de tout : «à cause et pourquoi deux filles disent des mots comme à cause et pourquoi» ; «mais tu ne trouves pas que le malheur se colle au mot pourquoi le malheur et le mot pourquoi».
A chaque binôme son intensité de police d’écriture, d’un gris pâle à un noir prononcé. Une affaire de contraste et d’écart :
«il y avait un écart entre le monde et ma fille
et même entre le monde et le monde et les surfaces
des choses et les surfaces des choses».
Une écriture qui résiste de toute sa structure à ce qu’on lui attribue un sens, nous obligeant à lire et relire certains passages, à laisser tomber parfois, pour mieux y revenir ensuite. Une écriture qui se joue des formes, à l’instar d’un éclatement de lettres, «certaines lettres avaient besoin de compagnie», d’une juxtaposition de mots sans espacement, d’une disparition organisée de mots. A l’instar de la mère et de la fille, «on ne comprend pas toujours ce qu’elles disent les paroles des rides viennent peut-être par la mère et les rides parlent».
Les personnages sont poreux à l’état du monde, «ma fille avait ses désordres et les désordres de ma fille étaient les désordres du monde» ; «on pourrait croire que je pose mes sentiments sur les objets ou que mes sentiments se posent sur les objets».
Les majuscules et la ponctuation ont déserté, les didascalies sont enchâssées dans le texte l’air de rien. Le silence se diffuse et «les lombaires tiennent les corps». En lisant le texte on entend Laura Vazquez scander, psalmodier à sa façon si singulière. Ça fait partie aussi intégrante des images qu’on se fait du texte. Ça marche pleinement avec cet extrait où l’on entend la langue marteler, la rythmique se déployer, la magie de la répétition opérer :
«et le lendemain
le lendemain
c’est le lendemain
et le lendemain
fers merveille
la grêle la merveille
le crâne la merveille
et pourquoi la grêle si nous avons des crânes si fragiles
et simples
pourquoi simples
pourquoi des pierres merveilleuses».
Tout comme on s’imagine Laura Vazquez dessiner à l’envie des zéro, «si la ligne est parfaitement fermée on ne peut pas trouver le début ou la fin». On retrouve cette même continuité, notamment de forme, malgré les ruptures, «on marche on traverse les places les endroits mais c’est la même vallée la même plaine tu vois».
Du théâtre qui s’allie à une poésie de l’intranquillité, un brin dégénérée. Une nouvelle fois, brillant !
«le mot pourquoi est toujours en train de chercher
est-ce que ce ne serait pas le mot le plus seul du monde
le plus seul de la langue humaine
le plus entouré de silence»

La maison biscornue
de Gwen Guilyn
Editions du Panseur
«Elle comprend plus ce qu’elle voit. Le couloir est à peine assez haut pour qu’elle passe à genoux, comme si la maison s’était tassée vers le milieu, et il s’est tournicoté de partout.»
Les Editions du Panseur ont pour habitude de proposer des couvertures monochromes recouvertes d’un extrait, donnant ainsi le ton et plongeant directement le lecteur dans l’histoire. Cette fois-ci, ils ont fait appel à Anouck Faure pour illustrer, admirablement, la couverture de La maison biscornue (cette artiste plasticienne et autrice sortira d’ailleurs chez Argyll un roman de littérature de l’imaginaire en janvier 2025, Aatea). L’illustration nous plonge radicalement dans la maison biscornue qui vient comme nous enserrer, nous aspirer. Rien de tel que cette vision pour démarrer cette histoire avant même d’ouvrir le livre. Nous sommes fin prêts à nous immiscer dans cet antre, mais pourra-t-on en sortir indemne ? C’est que Gwen Guily imagine un huis-clos aux allures cauchemardesques…
Il y a d’abord cette maison qui a perdu sa porte, qui se tord, se transforme au fil du temps. Des pièces disparaissent, des couloirs rapetissent, des escaliers s’aplatissent, des fenêtres s’obstruent. La maison, vivante, a mille voix, celles des ancêtres passés par là, la sienne aussi sans doute. Elle retient en son sein les membres d’une famille, ou du moins ce qu’il en reste : la Mahrgrand, l’Ongre, le Pahr, la Fille et l’Aut’ Fille. C’est que dehors, c’est dangereux, il y a des monstres, parait-il. A moins que la monstruosité soit déjà entrée dans la maison ? La Mahrgrand dirige ce petit monde à la baguette. Il n’est jamais question de s’arrêter, il y a toujours une tâche ménagère à accomplir ou un bout de jardin à désherber. L’Ongre, quant à lui rit, frappe et parle sans arrêt («brailler du rire tout le temps et cracher les phrases les unes après les autres encore et encore»), et tente de redresser la maison qui se « biscorne« toujours plus. Le Pahr n’est que l’ombre de lui-même, endeuillé par la disparition de P’tit Frahr il y a fort longtemps, esseulé depuis le départ de la Mahr puis de son Fils. Il est pas bon à grand-chose comme dirait la Mahrgrand. Et puis il y a les filles : la Fille qui entend toutes les voix de la maison et l’Aut’ Fille, qui elle n’entend rien et part le plus souvent dans ses rêves. Un jour, l’Ongre se fait mordre par la maison et tout cette vie qui n’allait déjà pas bien est comme aspirée dans un trou noir, dans un cauchemar.
Cette sensation de cauchemar est d’autant plus prégnante que Gwen Guilyn transforme non sans malice les mots pour leur donner encore plus de matière, de viscosité. Son écriture, comme la maison, tord, déforme, noircit, engloutit. Comme ces noms et adjectifs qui deviennent verbes : «ça la follait», «il peure que la maison s’écroule», «ça la triste», «la Fille voudrait larmer de nouveau».
Il y a dans ce roman, un peu de conte (on pense ici aux gravures des contes de Perrault réalisées par Gustave Doré), d’histoires d’épouvantes, de rêves transformés en cauchemars. Mais, comme dans un tableau de Soulages, du noir ressort toujours de la lumière.
Un livre frissonnant à souhait.
«Il peure tellement qu’il sait plus où il va. La maison, la Mahrgrand, l’Ongre, les Filles, tout est trop lourd pour lui. Il se sent plier. Et s’il plie, il casse.»

Archipels
d’Hélène Gaudy
Editions de l’Olivier
«Il est rare qu’un récit survienne au moment où l’on est prêt à l’entendre».
Hélène Gaudy nous entraîne avec Archipels dans un récit qui déploie une «enquête de proximité» sur son père d’abord, sur son grand-père ensuite, sur les liens, sur soi, sur cette mémoire familiale qui se dérobe. Par quoi nos souvenirs sont-ils constitués ?
Avec une île au loin, une île métaphore comme déclencheur, «chaque famille est une île, un écosystème, enrichi ou perturbé par les espèces invasives, une île dont le tréfonds repose au fond de l’eau». C’est d’abord à travers des lieux que s’organise la remise en ordre de la mémoire, à commencer par l’atelier de son père, à partir duquel elle le redécouvre. Ce n’est pas sans nous faire penser au très beau livre de Clémentine Mélois, Alors c’est bien. Pour atteindre le passé de son père, elle traque les traces laissées dans les strates d’objets, fétiches, babioles, ficelles, coffrets, carnets (il nous faudrait, dans ce lien aux traces et aux objets, aux objets «être vivants», à ces objets [qui] forment des familles», faire ici référence au livre de Gaëlle Obiégly, Sans valeur), sonde leurs origines, pour essayer d’entamer une partie du mystère que constitue notamment l’enfance de son père («son propre passé lui reste inaccessible»), cet endroit d’où il serait resté («le devoir de rester, toute sa vie, au seuil de son enfance comme d’un lieu où on a oublié quelque chose et qu’on ne peut quitter»). En exhumant et en se rattachant à cet ensemble hétéroclite d’objets, tels «un détour de mémoire», elle s’attaque «à l’amnésie qui couvre sa vie d’une couche si solide qu’on la prend pour une peau».
Alors que cet homme a été marqué par ses nombreux voyages, il est désormais comme insaisissable, toujours à côté, contraint par l’immobilité, comme tenu par cette accumulation d’objets. Car le père de la narratrice, à l’instar du grand-père de cette dernière, ne jette rien. «On passe des années à étaler de la peinture, à noircir des failles, à meubler nos intérieurs, et un jour, on se retrouve à dire à nos enfants qu’ils pourront tout jeter si nos vies les encombrent». Et au milieu de ce tropisme de collectionneur, d’archiviste, au milieu de ces réserves, de ces «remparts d’objets», affleure ici le syndrome de Diogène, «accumuler, c’est le contraire d’habiter. C’est combler le moindre espace vide jusqu’à s’exclure soi-même, jusqu’à se remplacer» ; «comme si la peur maladive que les choses se perdent avait fini par oeuvrer à leur enfouissement, à leur disparition». Cette famille, des logisticiens de la disparition-dissimulation.
L’entreprise initiale initiée par la narratrice tend à la dépasser : «je voulais fixer les points saillants, les détails, mais le dessin s’agrandit, des centaines et des centaines de points, comme les centaines de grains de beauté sur nos corps, que je ne sais plus comment relier». A défaut d’ordonnancer parfaitement les pièces du puzzle, à défaut de trouver l’assemblage possible de tous ces objets, laisser s’infiltrer les «souvenirs en sourdine», les habiter et relier les lieux : l’atelier, la maison des grands-parents près de la mer, le lieu tenu secret où ils habitaient pendant la Résistance. Comme si, appartenant à une lignée d’enfants uniques, les relations familiales agissaient différemment : «Peut-être est-ce pour cela qu’il me semble souvent que nous avons tous les quatre quelque part le même âge, un âge qui dépasse l’époque où se déroulent nos vies et nos différences, l’âge profond et seul des enfants uniques qui, à défaut des relations horizontales avec des frères et sœurs, en développent d’autres, verticales, droit vers les profondeurs. Nos mains plongent parfois au travers des eaux sur lesquelles les autres font la planche. Et la surface s’ouvre. Et le passé remonte».
Une écriture agissante qui restitue fort bien l’itinéraire parcouru dans la relation de l’autrice avec son père entre le début du récit et la fin, qui parvient à sonder les angles morts de son entreprise, «la vie commune rend myope (…) je suis trop près», et les projections qu’elle suscite, comme «la peur de découvrir à quel point nous sommes semblables». Hélène Gaudy à partir de la retranscription des coordonnées de cette rencontre tardive, fait montre d’un sens (dans la triple acception du terme : signification, sensibilité et direction) du récit remarquable.
Alors que lundi 4 novembre sera décerné le prix Goncourt, on croise fort les doigts pour que le nom d’Hélène Gaudy trouve une majorité de voix. Peut-être est-ce l’heure de reconsidérer le paysage littéraire au sens où l’autrice nous rappelle l’étymologie du mot paysage, pagere : ficher en terre une borne. En 2024, peut-être que certaines bornes érigées entre fiction et non-fiction n’ont plus autant lieu d’être. Il convient d’y voir le plus souvent une différence de degré plus que de nature. Et surtout, il convient de reconnaître la qualité d’un tel récit, qu’on l’appelle roman-enquête ou autrement : il est tellement bien écrit et tellement touchant.
«Que reste-t-il aux enfants de ces histoires à peine vécues par leurs parents, de cette électricité qui le parcourt, le soir, quand il est seul, et ne trouve au matin aucun corps conducteur ?»
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Courir sur les cordes – Running upon the wires
de Kae Tempest
traduit par Héloïse Esquié
Editions L’Arche
(Collection Des écrits pour la parole)
«Avec le temps ce sera comme si rien n’était arrivé
Avec la distance nos corps vont oublier
En attendant que l’eau chauffe, tout à coup être ramené.e.s en arrière
Et comprendre ce truc ce truc insondable qu’a dit l’autre»
A chacun de ses recueils, à chacun de ses concerts un émerveillement.
C’est peu dire qu’on accueille avec délectation ce nouveau recueil bilingue de cette figure majeure du spoken word. Le sujet (une histoire d’amour) paraît de prime abord peut-être moins incisif, moins baigné de cet art de revisiter les mythologies grecques. Mais Kae Tempest oblige, on se doit de suspendre tout jugement hâtif. Et en effet, suspendons-le.
Kae Tempest ne nous déclame pas cette histoire d’amour selon les codes usuels, c’est à rebours que l’histoire nous est présentée, comme nous le rappellent les trois parties, «la fin», «le milieu», «le début». Commencer par la fin, histoire d’amour qui finit mal comme dans la chanson («rien ne dure dit la vague tombée»), et zigazaguer dans l’intensité de cette histoire d’amour.
Ça claque de nouveau, ça relie comme on aime l’intime à l’universel.
On passe tour à tour des thèmes de la perte et de la rupture («Je te cherche mais tu as disparu» ; «Presque sûr.e que mon cœur est perdu» ; «seul.e à nouveau»), de l’espoir qui résiste («Y’a un truc bloqué en moi, un truc qui croit toujours que tu m’as pas quitté.e, un truc qui lâchera pas le rebord qu’il cramponne»), du souvenir ému («je vois la forme de ton corps dans la moindre branche d’arbre, un bol de céréales, une cruche d’eau, je te vois dans le bois flotté, la statue taguée, le toit de la gare» ; «attiré.e par un truc indicible dans une chanson»). Mais aussi de la mise à distance («trois mois sans contact») dans une forme de bulle hermétique («j’entends des cris par la fenêtre ouverte – ça me fait un choc de me rappeler que les autres existent»), de l’admiration-vénération («Je psalmodiais ton prénom je te prenais pour une divinité» ; «elle dirige le monde entier le fait tourner» ; «Et toutes les forêts sont elle, et toutes les racines, Et toutes les vallées sa voix, et toutes les comètes» ; « Le monde entier n’est qu’une mauvaise blague, une blague tordue sur ta beauté»), de la complicité («j’apprends à reconnaître chaque note sur la partition de ton silence») au rapprochement fusionnel («Notre feu rugissait avec une formidable autorité, Et il illuminait ce paysage lamentable» ; «Le matin je t’enfile avec mes chaussettes»). De la force d’aimantation de l’Autre («Et ton corps penche vers moi en tous points, comme il fait quand tu es heureuse avec moi» ; «Ses courbes sont mon seul horizon»), au tropisme de la possession («Son sourire c’était le ciel, sauf qu’il était à moi»).
Kae Tempest reprend la grammaire de l’amour dans une forme revisitée des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes façon XXIème siècle, si ce n’est que si les fragments sont là, de discours il n’en est point. C’est du spoken word tout en ressenti, empreint de lyrisme intime.
Kae Tempest joue avec les courbes d’intensité, célèbre les courbes de la sensualité aussi, «les motifs apparaissent, réapparaissent». Iel compose une géographie de l’Amour qui s’ancre dans le nuancier de son expérience vécue. Cet amour grouille d’ardeur. Puissamment.
«Yes, we do repeat. Motifs
occur again, again
This does not mean
we are not new
You are not her.
This is not then
(Running upon the wires)»

La mer intérieure. En quête d'un paysage effacé
de Lucie Taïeb
Editions Flammarion
(Collection Terra Incognita)
«On sait qu’il faut, aux corps, donner sépulture, mais que faire d’un village rasé ?»
De Lucie Taïeb, nous avions beaucoup apprécié Freshkills, Recycler la terre (ed. La Contre Allée puis chez Pocket) , mais aussi Capitaine Vertu (ed. De l’Ogre) et plus dernièrement sa traduction de Printemps sombre d’Unica Zürn avec sa postface très éclairante.
Cette fois-ci on retrouve Lucie Taïeb avec un récit documentaire qui emprunte de nouveau à plusieurs genres et qui va prendre la forme d’une déambulation dans un récit très personnel, avec une incarnation de figures proches (mère, grand-mère, …) qui viennent comme s’incruster dans le récit.
Lucie Taïeb va s’intéresser à des villages sorabes (Cottbus, Lacoma et Horo principalement) situés dans la région de la Lusace dans l’ex-Allemagne de l’Est, au bord de la Spree, quelques villages qui ont été rasés, effacés pour les besoins de l’exploitation de mines de lignite (pour les besoins notamment de la centrale thermique située à quelques kilomètres) ; lieux finissant par devenir à l’arrêt d’exploitation de la mine de véritables no man’s land, avant d’être transformés en lac. Et une mise en abîme opère : se questionner sur la maison des autres, c’est aussi parler de la maison de son enfance à soi, «abandonnée aux ronces et aux intrus» et qui finira par brûler. Jusqu’au questionnement vertigineux : «Au-delà de quelle frontière commence le déracinement ?»
Sur le terrain ou à distance, Lucie Taïeb fait un véritable travail de recherche, à scruter les archives («l’Archive des villages disparus»), à explorer les récits alternatifs, à sonder les projets de renaturation, l’attachement au lieu (- «la questionne serait donc pas, après la perte, de trouver quelque chose qui ressemble ou rappelle ce que l’on a perdu, mais celle des conditions nécessaires à recréer un attachement, une curiosité, un désir» – dans le cadre d’une pensée très latourienne), la recréation ex-nihilo de villages «clonés», les batailles juridiques qui ont eu cours, à l’écoute des témoignages d’habitants déplacés (les époux Domain), du storytelling des compagnies à la manœuvre, des traces laissées.
Elle en arrive à considérer que «ce qui a été détruit ne peut être restauré ni remplacé. Ce n’est pas céder à une mélancolie excessive, mais seulement tenter d’imaginer une fidélité aux lieux, un attachement, que d’affirmer : l’irrémédiable existe». Pour situer ce caractère irrémédiable, Lucie Taïeb convoque le livre d’Heinrich von Kleist, Michael Kohlhaas où il est demandé à ce que le prince qui a usé deux chevaux puisse les restituer intacts, tels qu’ils étaient avant qu’ils ne soient saccagés. De la même façon, les archives retrouvées sont éprouvées et confrontées à l’aulne des propres souvenirs de l’autrice et notamment de présences inquiétantes, spectrales, des silhouettes mystérieuses. Ainsi chemin faisant, à partir de son terrain initial se tissent des ramifications avec la vie de l’autrice.
En rendant compte des luttes qui ont émaillé ce territoire, l’autrice évoque aussi la lutte qui a été celle, dix-neuf ans durant, de sa mère face à un cancer. Et d’insister sur l’importance d’apprendre de ces luttes.
Lucie Taïeb est invitée à une fête commémorative, mais une fois sur place, elle renonce finalement, «comme s’il pouvait y avoir quelque chose de plus intéressant ou de plus juste dans le fait de ne pas y aller», cela la renvoyant à d’autres situations vécues, amoureuses notamment, où elle s’est comme dérobée à elle-même ou à la situation. Pas vraiment de dérobade à dire vrai, mais une sorte de réserve d’inquiétude chevillée au corps, comme si elle ne pouvait parfaitement correspondre, «coïncider» avec celle qu’on attendait, avec ce qui était attendu («le protocole m’a échappé»). «Mon identité se dissipe dans l’intensité de mon regard vers l’extérieur, de mon écoute, et lorsque je reviens vers moi, il me paraît étrange de devoir répondre de quelqu’un que je suis si peu»
A la lecture de ce livre, on pense beaucoup, de par l’évocation des mines et de leurs conséquences sur les paysages, les gens qui habitent ces territoires troués, à Amiante de Sébastien Dulude (ed. La Peuplade), à Kiruna de Maylis de Kerangal (ed La Contre Allée) mais aussi, s’agissant des logiques à l’oeuvre dans la disparition de certains lieux, à Inventaire des choses perdues de Judith Schalansky (éditions Ypsilon).
Un livre où Lucie Taïeb parvient superbement à «trouver des espaces et des temps où déposer le masque». Une écriture au bord de l’abîme, d’une grande sincérité.
«Lacoma. Morne lac.
Je ne sais pas ce qu’est un lac (mais ce n’est pas cela).
Je ne sais pas ce qu’est un sol (mais ce n’est pas cela).
Je ne sais pas ce que je vois : il faut l’écrire»

Soudain Nijinski
de Perrine Le Querrec
Editions La Contre Allée
(Collection La Sentinelle)
«Après l’expérience du mouvement qu’il a menée jusqu’à son terme, avec son génie de l’excellence et de la créativité le voilà le danseur dans l’expérience de l’immobilité.»
De Vaslav Nijinski on connait le nom. Pour peu qu’on s’intéresse un peu à la danse, on l’associe à la virtuosité de la danse classique, aux ballets russes du début du 20ème siècle. Peut-être aussi au scandale de l’Après-midi d’un Faune ou du Sacre du Printemps de Stravinski. Et puis, en 1919, tout s’arrête. Ou plutôt, sa carrière de danseur s’arrête. Un mythe est né. Généralement on n’en sait pas bien plus.
Mais Perrine Le Querrec ne s’arrête pas à cet aspect de Nijinski, elle s’intéresse au contraire surtout à ce qu’on ne connait pas ou peu de lui. Elle s’appuie alors sur son expérience d’archiviste pour aller, pendant 7 ans, chercher, creuser, fouiller, compiler des informations et ainsi tenter de reconstituer l’après, combler des blancs, saisir l’état de cet homme, dans ses silences, son immobilité et ses états psychiques. «Sept années de recherches, de découvertes, de déceptions, de bouleversements.»
Elle nous partage la fulgurance de la danse de cet homme hors du commun, les louanges qu’il a pu recevoir («Et un soir il conquit Paris. Dès son apparition. Nijinski danseur étoile. Paris défile autour de lui.»), mais aussi les critiques les plus acerbes («de justes sifflets ont accueilli la pantomime trop expressive de ce corps de bête mal construit, hideux de face, encore plus hideux de profil»), face à une incarnation de la danse qui vient déranger, heurter, peut-être toucher trop fortement le spectateur. «Qui entre en danse entre en transe entre dans la procession du diable entre en possession»
Perrine Le Querrec passe aussi derrière le rideau, et nous découvrons alors les fêlures présentes dès l’enfance, les accidents de la vie («l’enfant innocent condamné à la noyade, le père immobile devant la Neva où s’enfonce le petit Vaslav», «Stanislas [son frère] grimpe sur le rebord de la fenêtre», «il y a l’histoire du pupitre à musique», «il y a [aussi] l’histoire du mariage. Romola de Pulszky, la groupie, arrive à ses fins.»), la manipulation des personnes qui l’entourent (le prince Lvov, le chorégraphe Diaghilev – «un corps sur lequel les mots Désir et Possession et Sexe et Assaut et Consommation se plantent»), jusqu’à sa femme qui ne supporte pas son état de folie et va jusqu’à orchestrer son ultime saut.
Et Nijinski s’arrête de danser, alors Perrine Le Querrec s’intéresse à ses écrits (sa notation de la danse et ses cahiers) et nous fait ressentir son état lors de ses 30 années d’errance entre différents asiles d’aliénés, passant dans les mains des éminents spécialistes de l’époque, subissant jusqu’à 228 chocs d’insuline. L’écriture de Perrine Le Querrec donne forme à cet état fait d’immobilité, de folie et de danse intérieure. Il y a les saccades, les répétitions, les silences, les respirations et les apnées, les envolées, la souffrance, le bouillonnement intérieur.
Ce livre c’est une rencontre entre le lecteur et Nijinski, entre Perrine Le Querrec et Nijinski («autant d’interprétations, autant de pas vers lui, mon Nijinski»).
«Nijinski-le-faune, Nijinski-le-spectre, Nijinski-le-pantin, Nijinski est, Nijinski sait, sa tête penchée sous le poids des cornes invisibles, force pure, il ne fait pas «le faune», «le fou», il devient, totalement.»
Elaine
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Le plancher
de Perrine Le Querrec
Editions La Contre Allée
sortie le 18 octobre 2024
«Alexandre, Joséphine, Paule, Simone et Jeannot : il y avait une histoire où les parents étaient heureux et Paule, Simone et Jeannot trois enfants gais et insouciants. Mais on n’était pas dans cette histoire-là».
Perrine Le Querrec n’aime rien tend que s’attacher follement à des personnages, des personnages tout en singularité, qu’il s’agisse de personnage de fiction à l’instar de Jeanne L’Etang ou qu’ils aient existé, pensons à Hannah Hoch, à Unica Zürn ou encore aux Tondues, aux victimes des « tournantes de Fontenay » pour n’en citer que quelques-unes.
Jean Crampilh-Broucaret (1939-1972) dit Jeannot fait partie de ceux-là. Sa vie reste marquée par un père mort par pendaison et la claustration qui va s’ensuivre et le faire rester à l’écart du monde réel, avec sa sœur Paule et sa mère Joséphine, avant que cette dernière ne décède et soit enterrée à l’intérieur de leur maison. Un drame familial matérialisé par une inscription épigraphique que va s’acharner à écrire Jeannot à même le plancher. Ce texte gravé par Jeannot, pour lequel on bute encore quant à l’attribution d’un sens, sera retrouvé en 1993 par un psychiatre de Pau. Le plancher de Jeannot, considéré comme une oeuvre d’art brut, peut être observé dans le cadre d’une exposition portée par le Musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne (MAHHSA)* et ce jusqu’au 27 avril 2025.
Perrine Le Querrec revient sur cette histoire de famille qui tourne mal, épouvantable. Avec elle, on marche en permanence sur le chemin de crête de la folie. Tous les ingrédients de l’abîme sont là pour que les protagonistes s’y précipitent : leur ferme, véritable citadelle assiégée, est située dans un village, les Deux-cents, «qui complote et murmure à leur passage», entre les membres de la famille refermés les uns sur les autres le silence règne («un enfer qu’on porte mais qu’on ne prononce pas»), les lieux sont truffés d’ennemis intérieurs, d’esprits mauvais et une antenne-relais qui envoie ses mauvaises ondes, l’humeur de Josephine qui «bascule», les parents qui sont en désaccord permanent, Simone l’une des filles qui s’extrait du giron familial, et le père qui brutalise, qui ferme les portes de l’enseignement à son fils, qui commet un inceste sur sa fille aînée et qui donnera l’EnfantX. «Ce n’est pas un père, juste une forme de violence ; Ce n’est pas une mère, juste une forme d’indifférence ; Ce n’est pas une famille, juste une forme de récit ; Ce n’est pas eux, juste une forme de silence (…) Une longue cohabitation avec l’inhabitable».
Jeannot, et sa souffrance rentrée, se construit dans ces impossibilités de relation : «Le temps du désespoir court jusqu’à l’horizon, effondre la terre à ses pieds, s’accroche aux cimes, se pend à l’écorce des arbres. Jeannot avance à travers les arbres». Même sa Destinée (petite-amie) se dérobe. Provisoirement c’est sa participation à la guerre d’Algérie qui lui permettra de se mettre à distance de la pétaudière familiale. C’est le suicide par pendaison de son père qui le fera revenir précipitamment, «se précipite[r] dans l’inexistence», revenir sur un autre champ de batailles. Chacun des trois survivants poursuit son fantôme. «Ils sont rayés de la carte des vivants ; Ils sont effacés du planisphère ; Ils sont barrés des registres; Ils sont oubliés de leur nuit». Et quand la mère décède, Jeannot et Paule deviennent le sosie l’un de l’autre («ils ont le même visage, la même voix, le même langage, la même histoire»), «prisonniers du bagne familial, aliénés dans l’asile commun». Ils laissent tout à l’abandon, «ronces et chiendent terminent leur course dans la maison». Avant que Jeannot ne s’investisse de tout son corps sur le plancher, le plancher devient le soliloque de Jean, «son radeau de bois». «Mains-mâchoires édentées à force de gueuler, creuser, graver». «Dire, creuser-dire, forcer-dire, taper-dire, fou-dire».
«Si Jeannot le veut, bois devient papier. Voici venu le moment de dire. Voici venu le temps d’écrire.
Le plancher
Dur
Stable
Il est là
Il accueille, ranime, offre son espace
Réel
Habité
Habitable»
La langue de Perrine Le Querrec est de celles qui savent creuser, marteler, se réinventer, les mots en jaillissent, viennent cogner. Celle qui se soucie remarquablement bien des trous et des points de suspension dans les récits, dans les psychés, sans jamais refermer complètement les choses («une suite à imaginer. Une fin suspendue»). Une écriture qui prend au sérieux le «fond des formes» du délire. La marque de fabrique d’un livre qui marque.
Ce texte si singulier nous fait penser à La décharge de Béatrix Beck, de par le côté « dysfonctionnel » de la famille où l’inceste et la mort se côtoient également ou encore à Zizi Cabane de Bérangère Cournut plus pour l’aspect complètement dévasté de la maison (une maison qui «rend ses entrailles») où la nature reprend tout petit à petit, et pour la confusion des places, et le caractère «abandonnés» des membre de la famille Ferment, avec de la même façon une mère étrangère à elle-même au mari, aux enfants ; ceux-là même qui se demandent de la même façon «où pouvons-nous blottir nos enfances ? Où sont les bras de nos parents ?»
C’est profond, troublant et ça secoue fort. On adore. Tellement.
«Allongé dans ma litière de copeaux je touche les lettres, je sais ce que je dis. Je dis ce que j’ai vu. Je dis que ma rétine, ma vue, mon œil et les images. Je dis les abus. Je dis noir sur noir. Je dis et je ne vacille pas. Je dis ce qu’ils m’ont raconté. Leurs interdits. Je dis à leur place, je dis à leur faute, je dis à leur face, je dis à leur tête ? Je dis ma puissance. C’est à vous de me regarder maintenant».
*cf.https://musee.mahhsa.fr/accueil-mahhsa/programmation-culturelle/

Ce que j'ai vu, entendu, appris...
de Giorgio Agamben
traduction de l’italien par Martin Rueff
Editions NOUS
«Comme si au centre de tout ce que j’ai essayé de vivre et d’écrire il y avait un instant, un quart de seconde, parfaitement vide, parfaitement invivable».
Giorgio Agamben figure certainement parmi les plus grands philosophes contemporains, grand spécialiste de Walter Benjamin, d’Heidegger ou encore de Michel Foucault, mais ce n’est pas ici avec un nouvel essai que l’on va à sa rencontre. On se situe plutôt entre Pensées pour moi-même de Marc Aurèle ou Signes au bord du chemin d’Ivo Andric, ou encore ce petit texte infiniment sensible d’Etel Adnan, Déplacer le silence.
On y retrouve trace de ses préoccupations philosophiques, de la théologie à l’histoire de l’art en passant par le langage. Et une grande sincérité, dans cette écriture «à la hâte», celle qui caractérise nos existences lorsque le crépuscule menace. Celle-là même que Giorgio Agamben évoque dans la deuxième partie du livre «Ce que je n’ai pas vu, entendu, appris…», cette petite feuille sur laquelle il a écrit quelques mots encore enfant et que sa mère lui présente tardivement et qui «contenait la description exacte de ce qui m’apparaissait alors comme le secret de ma pensée».
Agamben écrit avec ce qu’il y a de plus personnel, convoquant ici des souvenirs, là des réflexions. Ces courts textes, pareils à des miscellanées, agissent tels des repères existentiels, des formes de leçons de vie testamentaires et dont le lecteur serait désigné comme potentiel héritier.
Agamben enracine ses réflexions sur des terres qu’il a foulées, de l’Italie, à la Turquie en passant par l’Allemagne, la France et l’Inde. Il enroule ses cogitations dans une pensée qui l’a précédé, quelques philosophes (Bachelard, Spinoza, Erigène, Averroès, Épicure, Lucrèce, Platon) poètes ou écrivains (Kavafis, Homère, Kafka, Anna Maria Ortese) jusqu’au marionnettiste Bruno Leone.
A partir de cette constellation de lieux et d’auteurs, de ses sensations qui l’ont traversées, il rend compte de sa vision de l’intimité, des couleurs, du bonheur, de la contemplation, de l’imagination, de la parole, de l’exil, du mythe, de la fiction. Et à travers ces notions, c’est toute une vie qui défile, dans cette «sensation simple et quotidienne d’exister». Comme s’il était écrit, saisi par ce nuage de mots.
On retrouve une pensée qui s’intéresse aux «intermédiaires», aux «interstices», qui se déploie dans «la capacité à habiter non pas la maison, mais le seuil, non pas le centre mais la marge».
Un petit livre qui rappelle combien Agamben participe à «l’intensification politique de la langue». Il témoigne de cette tentative de se rapprocher de ce qu’il estime être un non-secret, à savoir, «une complication qui s’explique et une explication qui se complique et s’enveloppe en soi-même».
Aussi concis que percutant.
«Tout se passe comme quand nous voulons nous rendre à tout prix quelque part et que, par la suite, sur la route, en cheminant, et en vivant, nous avons oublié où.»

Nos lèvres disparaissent
de Geneviève Peigné
Editions des Lisières
« Il était une fois une maladie cachée. Taboue. Elle n’avait acquis un nom qu’à la toute fin du XIXème siècle. Comme tant d’autres pathologies, pourtant, devait-elle exister depuis ce qu’on appelle commodément la nuit des temps… »
Cette maladie, c’est le lichen scléreux. Si vous cherchez sur wikipédia, vous trouverez cette définition : « Le lichen scléroatrophique (LSA) ou lichen scléreux, également dénommé balanite scléreuse oblitérante lorsqu’il affecte le pénis, est une maladie chronique de la peau et des muqueuses touchant principalement les zones génitales de l’homme et de la femme. Il peut apparaître à tout âge mais surtout après la ménopause, et n’est pas contagieux. À ce jour, la cause de cette maladie n’est pas connue. » Si vous demandez autour de vous qui connait cette maladie, il est fort probable que personne n’en ait entendu parler. Si vous demandez à votre généraliste, il est également possible qu’il ne soit pas très au clair sur cette maladie. Et si, malheureusement vous êtes atteinte de LSA, on risque de vous promener entre dermatologue et gynécologue et le diagnostic sera sans doute lent et hasardeux. Car cette maladie est encore trop peu connue. Cela fait penser à une autre maladie, l’endométriose, qui sort enfin du silence mais est encore mal comprise et mal diagnostiquée.
Alors, forcément, ce témoignage polyphonique de Geneviève Peigné, fait œuvre d’utilité publique. Mais pas seulement, car il s’agit bel et bien d’une œuvre littéraire, mêlant des passages qui pourraient être tirés d’un journal de bord (daté du mardi 2 octobre 2012 au lundi 4 janvier 2021), des considérations sur la maladie, le corps médical, son propre corps, les relations intimes, la culpabilité, une réinterprétation de Barbe Bleue, et bien sûr des témoignages de femmes atteintes du LS.
Qu’on soit atteinte ou non de cette maladie, cette lecture reste et fait réfléchir, interroge sur ce qu’on dit ou passe sous silence, ce qu’on peut réellement comprendre de l’autre (comment appréhender par exemple la douleur de l’autre, ses sensations alors que les mots sont si pauvres et insuffisants pour cela ?). Geneviève Peigné met aussi en lumière la force du collectif, la nécessité de ces groupes de pairs pour supporter, accepter,vivre avec la maladie. « Mais maintenant, vous prenez d’abord du temps pour vous-même. Sachant que tu n’es pas seule avec LS. » Car c’est dans ces espaces-là que s’élaborent et s’éprouvent des formes d’expertise d’usage partagée.
Il s’agit aussi de l’intime, et l’autrice en parle sans tabou. Comment continuer à avoir du plaisir ? Est-il possible / sera-t-il toujours possible d’avoir des relations sexuelles ? Comment en parler à son/sa partenaire ? « L’objectif est de faire le point sur la nouvelle réalité provoquée par la maladie, sur les possibilités de maintenir l’ouverture du vagin, sur l’amour autrement. »
Geneviève Peigné a su trouver la forme qui permet de servir le sujet traité.
Comme le bandeau l’indique, on a affaire à un tabou à lever et pour ce faire, ce livre a besoin de votre soutien.
« Les maladies ignorées, tues, ne le sont jamais par hasard. La mythique libération sexuelle n’admet que l’invulnérabilité mâle et la disponibilité du féminin. La société doit se soigner. »
Elaine
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Les terroiristes ou le clan de Très Cantous
d’Aurélie Soubiran,
Editions de l’épure
«Comment le nom de Plageols devient-il soudain l’une des perles d’un collier de figures incontournables pour qui veut comprendre une époque fondamentale de la construction du vin tel qu’on le boit aujourd’hui ? »
A la rencontre d’un clan de vignerons, du côté de Cahuzac, entre Gaillac et Albi, non loin de Castelsarrasin et de Cordes-sur-Ciel. C’est qu’ici la géographie a son importance, il y est question de terroir. De terroir et d’une famille, les Plageoles. J’ai nommé Robert le grand-père, Bernard l’un des trois fils, et son épouse Myriam et leurs deux enfants, Romain et Florent. Rendre compte de ce clan.
Voilà l’entreprise à laquelle se livre Aurélie Soubiran, dans un texte hybride, de par la pluralité des matériaux compulsés : extraits d’entretiens, photos, en passant par des extraits de journal de bord, d’observations, d’archives. Elle enchâsse dans ce texte des indications sur comment elle s’est employée pour raconter cette histoire (avec son lot de découragement, et d’excitation propre à cette démarche que l’autrice qualifie d’ «autruispection»).
Chacun des protagonistes de cette saga familiale s’inscrit à la fois dans une forme de continuation et d’innovation par rapport à la génération précédente. Chacun à sa façon. «Ce qui émerge en creux, c’est la complémentarité des générations : Robert l’érudit, le frustré des grandes études, satisfait de plus en plus son appétit de connaissance, de lecture et d’écriture, quand Bernard l’amoureux du geste et du lieu, le vigneron dans l’âme, transforme l’essai en réalité» ; «La notoriété des vins, l’aura du domaine Plageoles, c’est une toile tissée à plusieurs mains, c’est un feu ravivé par plusieurs souffles».
Robert s’illustre par son érudition fait figure de référent, s’est fait une notoriété par la mise en place d’un conservatoire de vignes oubliées et en valorisant les cépages autochtones de Gaillac. C’est dans cet enchainement que va naitre la cuvée Terroirist, dont l’étiquette deviendra le logo du domaine. Bernard qui commence par voyager et cotoyer les milieux libertaires avant de s’ancrer au bercail avec Myriam (dont une partie du travail restera longtemps invisibilisé), lesquels vont professionnaliser le domaine. Il lui faudra malicieusement concevoir une étiquette frondeuse «Bernard Plageoles et père» pour disputer la mainmise de son père. «Ce n’est pas tellement que j’avais envie de faire mon vin pour exister, mais mon père prenait une telle place… C’était soit l’un, soit l’autre».
Un récit tout en sensibilité qui nous fait côtoyer l’intime (les affaires de famille où se déploie un conflit d’ego, la part d’ombre du patriarche). L’autrice cartographie les différents lieux, salons ou autres entités vigneronnes, les différentes rencontres et les «amis inspirants» (Véronique Cochran, Michèle Aubéry, Marcel Lapierre, Jérôme Galaup, Sébastien Bras), les intuitions (le pouvoir d’attraction des cépages autochtones), les moments de prise de conscience (quand une tentative d’introduction de produits phytosanitaires d’apparence «magique» vient contrarier la transformation du jus en vin) et les articles ou reportages qui ont compté (Routard, Envoyé Spécial, un papier dans la Revue du Vin de France). Par ces évocations, et c’est d’ailleurs l’un des grands intérêts de la démarche présentée, l’autrice parvient à recomposer la densité des relations amicales, d’associations de vignerons sans lesquels le domaine et la légende Plageoles ne seraient pas ce qu’ils sont. «Au-delà de la nature du projet, je prends peu à peu conscience de l’interrelation entre les rencontres, la notoriété croissante et le feu de la passion : tout se nourrit et se tient, tout est entremêlé».
C’est aussi un magnifique livre sur comment s’opère, parfois avec difficulté, la question de la transmission, de la capacité à faire confiance entre générations d’une même famille. Entre succession, transition et ego : «Le vigneron œuvre pour le temps long,les vignes lui survivront, les vins aussi pour certains. Comment accepter de ne plus être au cœur de l’arène, alors que la lumière est enfin sur soi ? Comment ne pas céder à la tentation de faire soi-même, quand des décennies d’expérience vous soufflent la solution sur laquelle tâtonne votre progéniture ? »
On apprend plein de choses à la lecture de ce livre : ce à quoi consiste l’ampélographie, la complantation. Le rythme du livre, favorisé par cette variation successive de points de vue structurée en trois parties, est tout à fait prenant et lorsqu’on est parvenu à son terme on est tout à fait acquis à «cette joie intime de l’écriture qui dit l’autre».
«Mais s’il y a du sauvignon partout, s’il y a du gamay partout, à un moment ça va coincer. Pourquoi nous, on ne travaillerait pas nos vieilles variétés ?»

Printemps sombre
d’Unica Zürn
traduit de l’allemand par Lucie Taïeb
Editions Ypsilon
«La vie uniforme et préservée, au sein de la famille, est depuis longtemps ennuyeuse, et tout est permis pour que l’excitation reste intense. La vie est insupportable sans le malheur».
Un petit texte considéré comme un livre culte. L’appel à s’en saisir ne se refuse donc pas. Merci aux éditions Ypsilon de le ressortir (initialement publié en 1969) avec une nouvelle traduction impeccablement servie par Lucie Taïeb. Je devrais dire, tel que je le conçois, que le fait que ce soit Lucie Taïeb qui en signe la traduction renforce la désirabilité de ce texte.
On y retrouve les souvenirs d’enfance d’une jeune berlinoise délaissée par ses parents, ballottée entre «la force d’attraction» exercée par son père, plutôt du genre aux abonnés absents, une mère plutôt malveillante et un frère qui la surveille en permanence quand il n’en abuse pas. Dans ce «climat de malheur» domestique, il ne lui reste guère que la force de son imagination (elle convoque ainsi des héros, à l’instar du capitaine Némo, «plus proche et plus compréhensible que les êtres qui l’entourent» – «elle croit au merveilleux. Il pénètre par toutes les portes closes») et la découverte des fantasmes et de son corps, comme en apesanteur, pour s’évader. Une recherche de plaisir mêlée de souffrance et de douleurs, ce qui participe, s’agissant d’une enfant ou d’une pré-adolescente, au sentiment de malaise que peut procurer la lecture de ce texte. Elle est sans cesse à la recherche d’un «complément réel» au vide oppressant («les bâillements de l’ennui») qui la menace. Une vie entenaillée entre l’attente et la peur que tout prenne fin.
Après le prof vénéré, après son ami Eckbert avec qui elle partage une écriture secrète, ce sera l’inconnu de la piscine, un maitre-nageur au regard magnétique.
A chaque fois, elle se trouve bien seule pour faire ses premières expériences, sans accompagnement aucun d’un adulte («C’est là son destin que de devoir, enfant encore, éprouver son premier amour. Elle n’est pas préparée le moins du monde et se retrouve sans défense»).
A la lecture de ce texte on pense à un autre récit, qui prend place durant les mêmes années, et qu’on a pu lire dernièrement, et également remarquable de justesse, celui de l’enfance de Colette Peignot, Histoire d’une petite fille, publié aux éditions de la Lanterne. Avec, et cela en devient plus que navrant dans l’aspect récurrent de la chose, certains invariants, comme la question des abus sexuels mais aussi ce besoin irrépressible de se sortir de l’enfermement familial, et avec pour butée la même fin tragique. Le tout resitué à la hauteur de la psyché d’une enfant à la recherche d’absolu.
Il conviendrait certainement de prolonger la lecture de ce roman d’apprentissage avec un livre que Perrine Le Querrec a consacré à Unica Zürn, prenant la forme d’une fausse biographie. Ça s’intitule Ruines et c’est publié aux éditions Tinbad. Les deux textes invitent s’il le fallait à en découvrir un peu plus sur cette spécialiste tourmentée de l’anagramme.
«Elle se plonge à toute force dans l’imagination pour pouvoir supporter la vie».

Question 7
De Richard Flanagan
traduit de l’anglais (Australie) par Serge Chauvin
Actes Sud
« Et je me rends compte en écrivant ces lignes que le souvenir est tout autant une création qu’un témoignage, et que l’un sans l’autre est comme un arbre sans son tronc, des ailes sans leur oiseau, un livre sans son histoire. »
Feuilleter ce livre donne le ton : des chapitres courts et ramassés, qui permettent de suivre le fil des pensées de l’auteur, entre éléments autobiographiques, grande histoire et pensées philosophiques, littérature et sciences. Alors bien sûr, cette œuvre n’est pas linéaire, elle suit parfois des méandres tortueux, il y a des sauts dans le temps et dans l’espace, mais c’est justement ce qui en fait sa richesse et son originalité. Richard Flanagan nous parle tout d’abord du camp de travaux forcés au Japon dans lequel son père serait certainement mort si la bombe atomique n’avait pas explosé à Hiroshima. Richard n’aurait par conséquent jamais vu le jour. Il tente de visiter ces mines d’Ohama, des décennies plus tard, mais les Japonais semblent plus ou moins frappés d’amnésie quant au traitement réservé aux prisonniers de guerre… Cela l’amène à évoquer le largage de la bombe, et surtout son origine. On apprend alors comment Leo Szilard a imaginé la possibilité d’une réaction en chaine permettant l’explosion d’une bombe atomique. Il s’avère que la lecture d’une œuvre d’H.G. Wells en particulier lui en aurait donné l’idée : La destruction libératrice. Or cette œuvre n’aurait sans doute pas vu le jour si Wells n’avait pas rencontré Rebecca West. Richard Flanagan réfléchit également à l’histoire de son île, la Tasmanie, à l’extermination des aborigènes par les bagnards anglais, aux barrages qui dénaturent et transforment les rivières. Il est aussi beaucoup question de l’amour qu’il porte à ses parents. Et de fil en aiguille, on rebondit d’une histoire à l’autre, elles s’enchevêtrent pour former un tout complexe et riche à la fois.
Dernièrement, pour évoquer la bombe atomique, il y a eu Tasmania de Paolo Giordano et Manhattan Project de Stefano Massini, ou encore Oppenheimer de Aaron Tucker. Avec ce récit, c’est encore une nouvelle façon de l’aborder.
Et le titre ? Là encore une autre histoire… Cette fois-ci avec Tchekhov… Mais à vous de découvrir.
« Ne sois pas un rampeur, mon fils, m’enjoignait ma mère lorsque j’étais enfant. Une terreur enfouie qui ne cessait d’affleurer. Autrement dit : ne cède pas, affirme-toi, sois toi-même. »
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Les étoiles se sont rapprochées
de Mylène Bouchard
Editions Mémoire d’Encrier
sortie le 4 octobre 2024
«il faut essayer nos rêves (…)
comme des enfants, tout ce qu’on imagine est
aussi tout ce qu’on peut être»
Mylène Bouchard, qui est la cofondatrice des éditions de La peuplade, petite maison d’éditions qu’on affectionne tout particulièrement du côté de l’Esperluette (La pêche au petit brochet, Les marins ne savent pas nager, ou encore plus dernièrement Amiante constituent autant de titres publiés par La Peuplade devenus pour nous comme autant de petits fétiches) nous propose de la poésie épistolaire.
Les étoiles, le vide, le lien, l’amour, la mort («l’amoureuse et la faucheuse»), la tristesse, le rêve, le temps, l’attente… Autant de grands thèmes à la charge poétique non démentie, qui émaillent le texte. L’expérience de la désillusion se diffracte tout au long du texte, «entre triomphe et désillusion s’éterniser beaucoup longtemps». Mylène Bouchard a recours à l’écriture comme pour exorciser le vide («un vide d’air intersidéral inexplicable insouciant qui lévite» ; «Je construis à partir de l’insupportable vide. Ecrire, c’est difficilement s’arrêter de fuir» ; «si je cessais d’écrire des livres définitivement, je me séparerais. Mais de quoi ? »). C’est cet inconnu qui traverse le livre («entre la fin de la fin et le début du début le juste milieu le déplacement»), à qui tout cela s’adresse ? Un peu beaucoup à soi, mais sinon ? L’interlocuteur, est-il «l’inconnu sans prénom», ou «l’euphorisant être aimé», à l’instar de «[s]es amoureux tous imaginaires», ou encore un ami inconnu ou une silhouette qui condense une somme d’inconnus ? Au lecteur peut-être aussi. Assurément même.
Mylène Bouchard se fait l’exploratrice avisée de la probabilité des amours, «une chance sur mille milliards», «les chances de se croiser sont nulles sauf la fois à la bibliothèque». Un arrière plan stellaire, une aspiration-inspiration cosmique semblent magnétiser l’écriture : un amour astronomique qui s’enquiert du déplacement des étoiles, de la force d’impact et de collision des météorites, de l’énigmatique de l’attraction : «rien n’égale le déplacement des chances qui vont l’une vers l’autre qui ne peuvent plus rompre l’une vers l’autre elles vont à leur propre rencontre et se racolent dangereusement». Et si l’étoile et l’humain se confondaient dans leur peur de disparaître ?
C’est que le trou, cher à Christophe Takos, menace. Le «trou de glace» dont il faut le hisser, dont il faut se hisser pour sortir vivant. A la recherche de «cette promesse de jours meilleurs, de petits pleins qui forment un tout heureux».
Et la réciprocité devient gageure : «qu’est-ce que tu veux pas dans ce que je veux?» ; «je lui montre la lune, il voit mon doigt».
Mylène Bouchard parvient, poésie faisant, à nous déculpabiliser quant à notre recherche d’absolu mais aussi, dans le même mouvement, quant à nos désillusions. Une écriture qui «aime par la pensée et pense du coeur».
La dernière page refermée, le texte résonne encore en nous. Longtemps. Beaucoup.
«les étoiles ne reviennent jamais en arrière
à la limite elles tournent le dos
inconditionnelles
elles tombent
du plafond
et
suspendent les pléiades sur ta joue»

Girlfriend on Mars
de Deborah Willis
traduit par Clément Baude
«Tout le monde est faible, et désespéré, et vulnérable».
Amber est une ancienne gymnaste, ancienne championne de saut de cheval, diplômée en santé nutritionnelle, son copain Kevin est vaguement scénariste, tient très partiellement des rôles de figurant, est surtout complètement désenchanté : «[s]on but, c’est le rien», variante de la résistance passive d’un Bartleby.
Tous les deux ans il la demande en mariage. Entre temps, vautrés sur leur canapé, ils s’attèlent à développer leur culture de cannabis comme pour oublier la menace rapprochée de l’effondrement écologique. Kevin est peu dans l’initiative et c’est peu dire : «Je n’ai pas eu à réfléchir à ma vie depuis ma rencontre avec Amber. Je n’ai même pas eu à réfléchir à notre vie, car c’était Amber qui avait des projets. Mon rôle consistait à nager derrière elle comme un petit chien, en essayant de ne pas couler».
Amber a finalement la possibilité de s’extraire de ce lieu confiné, elle démissionne de son boulot de réceptionniste pour participer à un concours de télé-réalité, «Mars Now» programme à la main d’un milliardaire spécialiste des technologies de demain, à l’issue duquel les deux gagnants doivent partir en mission sur Mars, voyage sans retour qui devrait permettre de rendre la planète habitable. L’occasion pour elle «de repartir de zéro, de renaître». Elle s’image Mars comme «un lieu au-delà du malheur».
L’ensemble des participants (les marsonautes) à ce show sont tous des archétypes de notre monde moderne, saturés de stéréotypes outranciers -parfaits ingrédients pour déplier une comédie humaine haute en couleur, et le storytelling savamment construit d’épisodes en épisodes empeste de sexisme en tout genre. Mais qu’importe l’audience est au rendez-vous, les followers sont là et à force d’épreuves truquées et de manipulation dans les montages (découverte du frankenbite ou quand un monteur d’image assemble des dialogues provenant de plusieurs sources ou interviews pour faire dire à quelqu’un quelque chose qu’il n’a pas réellement dit), le suspens est à son comble : Amber succombera-t-elle aux charmes de l’irrésistible Adam, un ancien militaire israélien ?
Deborah Willis a recours à un procédé narratif qui lui permet d’endosser tour à tour le point de vue d’Amber puis celui de Kevin (qui regarde Amber sur son écran), permettant de situer, en dépit de leur apparent amour indestructible, leurs écarts d’appréciation des situations vécues. Ou comment Amber et Kevin, prototypes d’antihéros, continuent à être à la dérive, séparément. L’autrice excelle dans l’art de camper ses personnages par petites touches et de les mettre en relation au moyen de dialogues percutants (pas très loin du ton des séries).
C’est bien l’ensemble qu’elle dépeint, des protagonistes de la téléréalité, aux professionnels des coulisses, qui se fait satire d’une société de la consommation, de l’hybris de notre société qui porte au nue des programmes télévisuels dont l’absurdité confine à la supercherie. Mais plus c’est gros, plus ça passe.
Même si le roman empreinte les codes de la dystopie, l’histoire se passe dans un futur qui nous paraît tellement peu éloigné que cela en devient troublant. Ou comment faire un bon usage du rire jaune.
Roman tout à la fois parfaitement inquiétant et tout à fait divertissant. D’un cynisme drôlement acidulé. Quand la réalité est trop fictionnelle, heureusement il y a les romans-téléréalité.
«Il faut que je bouge, que je remette ma vie sur les bons rails, mais le monde extérieur est trop réel»

Le cygne
De Roald Dahl, traduit de l’anglais par Jean-François Ménard
illustré par Jean Claverie
Editions Gallimard Jeunesse
« Ces deux-là étaient des fous dangereux. Ils ne vivaient que dans l’instant, jamais ils n’envisageaient les conséquences de leurs actes. »
« Le cygne » est une nouvelle publiée pour la 1ère fois en anglais en 1977. Il faudra attendre 1986 pour que ce texte sorte en français, associé à un autre, « La merveilleuse histoire de Henry Sugar ». Aujourd’hui, Gallimard choisit de le publier seul, admirablement illustré par Jean Claverie.
Autant se le dire tout de suite, la couverture, assez douce et poétique, cache un texte très sombre et cruel. Il est donc déconseillé de le proposer à de jeunes lecteurs de moins d’une dizaine d’années, à moins qu’ils ne soient accompagnés d’un lecteur adulte (ce texte deviendra alors un formidable support d’échanges sur le harcèlement et la masculinité toxique).
« Le cygne » est l’histoire d’Ernie et Raymond, de jeunes garçons qui aiment tout particulièrement montrer leur force et leur puissance, sans beaucoup de jugeotte, il faut bien l’avouer, et de Peter Watson, jeune garçon particulièrement intelligent et sensible. Comme Ernie a reçu une carabine pour son anniversaire, il décide d’aller à la chasse aux oiseaux avec son copain Raymond. En chemin ils rencontrent Peter justement en train d’observer des volatiles. « Ernie et Watson le détestaient car il était leur contraire presque en toute chose. » C’est alors que commence un enchainement d’intimidations et violences à l’encontre de l’apprenti-entomologiste. Les deux persécuteurs rivalisent de cruauté, face à un enfant tétanisé qui cherche pourtant chaque fois une voie de passage, un moyen d’échapper avec calme et sagesse aux supplices et au risque de mort.
Comme dans un conte, les personnages sont stéréotypés pour mieux amener le lecteur à réfléchir sur le sens de l’histoire. Et Jean Claverie vient avec justesse accentuer encore ces traits, ajoutant des détails aux mots déjà forts de Roald Dahl. On a ainsi le portrait sans ambiguïté d’un père machiste, violent et sans nuance. Le contraste entre la masse corpulente d’Ernie et Raymond et la silhouette frêle et apeurée de Peter est flagrant. Puis, lors des jeux macabres, on ne peut que craindre pour Peter ; l’étau se resserre et l’illustration le représentant attaché aux rails, avec le gros plan sur ses lunettes cassées, les yeux fermés, le nez rouge et les épaules rentrées donne froid dans le dos. Le pouvoir de l’empathie opère à coup sûr.
Un court roman dérangeant mais bien utile pour dire jusqu’où le harcèlement et la bêtise peuvent mener.
« Certains êtres, lorsqu’on leur fait subir trop d’épreuves, qu’on les oblige à dépasser les limites de leur résistance, s’effondrent et abandonnent. Il en est d’autres au contraire, quoique peu nombreux, qui, pour on ne sait quelles raisons, ne se laissent jamais vaincre. »
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Mélusine reloaded
de Laure Gauthier
Editions Corti
«Le pays ressemblait à un petit enfant qui court de plus en plus vite pour ne pas tomber, un petit enfant qui ne cesse de photographier sa course en souriant mais dont les autres pressentent la chute douloureuse».
Laure Gauthier nous dresse la situation d’un monde post-démocratique aux prises à des désordres infinis, où les acronymes barbares ont pris le dessus sur la langue (TT, VOG, DSCO, ZHC, OPO, NOA …), où la dictature de l’image prime avec un recours massif aux selfies – «la population, absente à elle-même, en était arrivée à ne s’intéresser qu’à son reflet», où les gens conscients que leur situation est irrécupérable produisent des archives sur eux-mêmes, où la bande-son du monde dépérit, les cordes-vocales rétrécissent, où il n’y a plus que l’automne comme saison, où l’on ne peut exhiber de sourires tant les dentitions sont abimées.
C’est le décor au sein duquel vont se mouvoir Mélusine et Raymondin. Mélusine est un être-fée tout droit sortie d’une légende médiévale poitevine (fée dotée de pouvoirs magiques et caractérisée par son hybridation femme-serpent). Légende que Laure Gauthier prend un malin plaisir à dé-conter, pour mieux la recharger (reloaded), la réinventer. «Prendre le chemin de Mélusine, c’est accepter de marcher à marée basse sans objet, cheminer fragiles et équipés sans épopée».
Mélusine et Raymondin s’accordent sur une «union sans papier», et c’est ainsi que Mélusine, la réformatrice, se trouve à présider les affaires de Poitiers et sa région, «architecte des jonctions invisibles», elle conçoit d’autres urbanités, réinvente le paysage, répartit différemment le temps disponible (création, hors de chez soi, de lieu de solitude), invite à renoncer au trop plein d’objets, à ralentir, à se sevrer des selfies, à s’arracher au sentiment de perte.
Un langue ouvragée, qui joue, circule, tournoie «Tu penses à ce présent à venir qui aura été, votre présent passé à venir, en léger hors-champ du monde», qui questionne le sens des mots (à l’instar du passage sur la maternité). Une écriture à même les lisières, qui donne à entendre les fissures. Qui ne se contente pas de rester dans la satire d’une société de l’hyper consommation mais qui propose, sans jamais tirer vers l’essai, des portes de sortie face à cet effondrement, des scénarii alternatifs.
Dans le droit fil de Corinne Morel-Darleux et d’Alain Damasio pour ne citer qu’eux (l’autrice revendique aussi des affinités avec le travail de Lucie Taïeb), Laure Gauthier apporte sa contribution à la bataille des imaginaires, celle-là même qu’évoque Vincent Gerber dans un livre à paraître le 4 octobre et intitulé «L’imaginaire au pouvoir. Science-fiction politique et utopies» (éd. Le passager Clandestin). Son texte ne répond à aucun genre labellisé, et c’est tant mieux ; il alterne entre fiction dystopique, conte merveilleux et récit fantastique, registres qui s’hybrident avec brio comme pour mieux faire advenir une form(ul)e utopique, des lectures plurielles.
Un roman qu’on a envie de relire dès qu’on l’a refermé.
«Parfois, ils imaginaient quand même des fins fantaisistes au monde et riaient jusqu’au point de côté puis se séparaient».

Terres promises
de Bénédicte Dupré La Tour
Editions du panseur
«On ne peut bien aimer le monde que si on en saisit les nuances. Entre le mal et le bien, entre la lumière et l’obscurité, s’étendent toutes les tonalités de la vie. Aux extrémités, il n’y a que la mort, où tout finit par se rejoindre.»
Ce roman est le tissage finement mené de nouvelles et lettres, entre ruée vers l’or et colonisation du Monde Neuf. L’Amérique n’est jamais nommée et il ne s’agit peut-être pas de cette conquête-là. Peut-être cette nouvelle contrée est-elle purement imaginée par l’autrice. En tous cas, cela y ressemble fortement et notre imaginaire n’a de cesse de projeter des images de far west, même si par moment de menus détails nous font dire que cela ne se passe peut-être là où on le pense. Après tout, l’important n’est pas le lieu mais bien cette quête d’UN lieu qui serait LE lieu où s’installer pour vivre en paix et dans la prospérité. Mais il ne s’agit pas d’un conte, loin de là : ces terres promises amènent leur lot de douleurs et ce sont finalement beaucoup de déceptions qui impriment le vécu des occupants et des colonisateurs.
Chaque nouvelle porte le nom d’un personnage qu’on recroisera en filigrane dans d’autres nouvelles du roman, des correspondances s’établissent ainsi, formant une mosaïque vivante de ce nouveau monde et conférant à une dynamique narrative propre au roman choral.
Il y a des femmes (Eleanor Dwight, Kinta, Mary Framinger, Rebecca Strattman) toutes fortes, endurcies par une vie rude, devenues pour la plupart amères et cruelles. Si elles ont cru parfois choisir leur destinée, elles sont souvent victimes d’un monde patriarcal (même Kinta qui vit dans une tribu dirigée par des femmes doit avoir l’aval des anciens), mal ou pas aimées de ceux qu’elles désirent (un homme qui joue sa compagne aux cartes, un amant qui ne reste pas, un père qui refuse la main de sa fille à celui qu’elle désire, une mère possessive qui ne supporte pas que son fils la fuit). Souvent leur relation avec leurs enfants sont complexes et conflictuelles, les liens du sang n’empêchant pas le sang de couler.
Mais les hommes de ce roman (Elliot Burns, Morgan Bell, Bloody Horse-Wakisa, Nathaniel Mulligan) sont également malmenés, empêtrés dans un destin qu’ils n’ont pas choisi ou encore se rendant compte (trop) tard que leurs décisions ne les mènent pas vers la vie dont ils rêvaient.
Comme tout récit de conquête de «nouvelles» terres, c’est aussi un roman où la rencontre entre colons et natifs amène violence, recherche de domination, vengeance et fourvoiements. Sans nous donner la leçon (et c’est peut-être de par cette justesse de ton que l’intention opère), il ressort, au fil de ces histoires où s’enchâssent contingence et choix de vie, que les «terres n’appartiennent qu’à elles-mêmes» et que plutôt que de vouloir les posséder, il s’agit d’abord et avant tout de tenter de s’appartenir.
Un premier roman tout en maitrise : les procédés de mise en abime, les mécanismes de montée en tension et chute propres à chaque partie, l’insertion de six lettres comme ponctuation, tout concourt à l’économie d’ensemble du texte, ou comment exceller dans l’art de l’intrication.
«Hier rien, et le lendemain, ils affluaient comme des abeilles affolées par un rayon de miel tombé à terre. Ils bourdonnaient en un essaim toujours plus gros, s’activant à défigurer la terre, perforer l’immensité à coups de pioche.»

En territoire ennemi
de Carole Lobel
Editions L’Association
Bande dessinée
«Pourtant, il y a des signes, comme si, masqué par le volume sonore de l’orchestre un tout petit violon se trouve désaccordé.»
Ce n’est pas la parfaite entente entre la narratrice et ses parents, entre la violence de sa mère et l’indifférence de son père, elle trouve refuge dans ses études. Elle intègre les Beaux-Arts de Nantes et très vite se met en couple avec Stéphane. Mais très vite une relation d’emprise se dessine, il l’isole de ses autres relations, l’entraine dans une consommation débridée de cannabis, n’a que peu d’attention pour elle, est entièrement tourné vers la satisfaction de ses propres plaisirs. «Son esprit semble inamovible, rigidifié, comme un corps caverneux rempli d’un sang coagulé». Pis encore, il devient colérique, se pose en victime, malsain dans ses réflexions et son attitude. On pense au livre de Tiffany Tavernier, En vérité, Alice qui documente magnifiquement comment le processus d’emprise parvient à prospérer en dépit de la présence permanente de «red flag». Mais là les images sont en plus, des images en trichromie saisissantes, des images phalliques, bienvenue en «virilie».
C’est que Stéphane se fait de plus en plus poreux aux thèses complotistes et masculinistes dont il s’abreuve sur internet, ses obsessions s’immiscent partout («Avec le courage de l’homme d’extrême-droite qu’il est devenu, il impute ses échecs aux femmes, aux juifs, et aux étrangers»). Il la domine tant et plus, psychologiquement et physiquement. Des scènes de sexe, représentées métaphoriquement notamment au moyen d’une hache, sans consentement, légendées avec un glaçant «tchak tchak» qui en dit long, font froid dans le dos. La narratrice prend des douches avec «un maximum de chaleur» comme pour se provoquer des électrochocs.
Les effets de la domination et de la radicalisation se démultiplient après la naissance de leur premier enfant puis du second que Stéphane parvient à contaminer de son idéologie mortifère (les enfants prennent le parti du père, de celui qui les initie au jeu vidéo world of tanks, un des enfants arrêtera ses études pour rejoindre l’armée) faisant jusqu’à culpabiliser la narratrice vis-à-vis de ses enfants «Mais une petite voix vient refroidir mes ardeurs. Un garçon n’allais-je pas générer, d’une certaine façon, mon propre oppresseur ? (…) Et pèse sur moi l’insupportable fardeau d’avoir engendré l’ennemi».
Cette BD vous empoigne par sa justesse, Carole Lobel parvient à décomposer les mécanismes de la domination masculine et de l’endoctrinement aux théories de l’extrême-droite tels qu’ils agissent de manière très concrète au quotidien et sur l’entourage. Parce que beaucoup de scènes convoquent l’effroi et relèvent certainement pour l’autrice de l’ineffable, l’essentiel du propos passe par la grande force évocatrice des illustrations, tout est subtilement suggéré sans recourir à l’explicite.
Une BD dénonciatrice tout à fait réussie et qui se doit d’être partagée.
« Je regarde aussi autour de moi, et le constat est amer, le poison, diffusé sur les réseaux a fait effet, partout en Europe, l’extrême-droite prospère. »
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Gogoplata, tome 1
de Sophie Couderc
Editions Magnani
Bande dessinée
«Ce n’est pas un jeu, t’es pas en train de jouer avec tes copains, copines, là. Ecoute, c’est simple : tu n’as pas le choix»
De si longs cils, un regard perçant de détermination, les mains prêtes au combat rapproché. Cette intention combattive de Milonga Carbanche annonce la couleur. Sophie Couderc nous entraine dans un combat de lutte concrète, un art martial qui se rapproche du Jiujitsu brésilien. Son héroïne, Milonga, 24 ans, est participante à un tournoi décisif, le Gatoluco, qui va décider quel sera le gagant – Kampsò – qui accompagnera Tuva dans une expédition spatiale, très spéciale, pour aller chercher de l’aide auprès des «animaux latéraux», seuls êtres dotés de pouvoirs à même de venir à bout du Radoxa, champignon toxique invasif qui contamine l’eau de la terre.
Le tableau de la compétition défile, huitième, quart, demi, finale. Invariablement c’est Mil qui s’arrache, qui sait retourner et torpiller ses adversaires avec ses fameuses prises au sol. L’habileté dans le dessin de Sophie Couderc permet de rendre compte de la singularité des traits des visages, de décomposer les émotions tout autant que de décortiquer le mouvement, et l’on se prend à aimer ses mots techniques d’une grande force évocatrice, euphoniques, qui tiennent lieu de grammaire de ce sport de combat rapproché : butterfly sweep, baratoplata, kimura, et bien-sûr, le redouté gogoplata… Ne surtout pas s’inquiétez si l’on n’est pas spécialiste de l’art de la chute ou des clés de cheville et autres techniques d’évanouissement, les combats hypnotisent même les néophytes.
On le doit aussi à cette force superbe des couleurs, dont l’utilisation sous forme d’halo crée une atmosphère à nulle autre pareille. Une virtuosité de l’usage de la couleur comme ponctuation du narratif. Le saupoudrage de couleurs accompagnent délicieusement tous les affrontements, y compris ceux qui ne sont pas sur le ring, à commencer par les petites voix intérieures des protagonistes, leurs doutes, le dilemme moral auquel est aux prises Milonga : doit-elle utiliser ou non le prototype d’arme d’étourdissement conçu par sa mère pour la faire gagner la finale ?
Certaines planches, avec un vernis fantastique et un registre graphique d’apparence enfantine (pp. 7-9, 60-61) ne sont pas loin de nous faire penser à l’univers de Nina Lechartier (Un soir de fête publié également chez Magnani, tiens, tiens…). La présence de petits gnomes prolonge ce sentiment, créatures que Sophie Couderc aime tant dessiner, et qui viennent à point nommer accompagner le chapitrage du récit.
Des choix esthétiques audacieux qui fonctionnent vraiment et l’on attend déjà impatiemment les deux prochains tomes.
Une BD de science-fiction, inspirée de l’univers des manga, au style graphique très inventif. Absolument captivant !
«Gogoplata : technique d’étranglement qui consiste à compresser la tranchée de l’adversaire avec son tibia pour couper l’arrivée d’air. « Gogo » désigne la pomme d’adam en brésilien».

Si les forêts nous quittent
de Francesco Micieli, traduit de l’allemand par Christian Viredaz
Editions Hélice Hélas
«Si les forêts nous quittent, a-t-elle dit,
Alors nous sommes perdus.
Jamais nous n’avions pensé que les forêts pourraient nous quitter.»
L’objet livre est aussi soigné que le texte qu’il contient. La couverture, trouée, nous laisse entrevoir des feuillages – ce qu’il reste de la forêt ? ce qu’on aperçoit de la canopée, lorsqu’on se balade en forêt, les yeux en l’air ? Ce qui est sûr, c’est que cette végétation jaunit par endroit, aurait-elle pris chaud ?
Ce court roman polyphonique inspiré d’ateliers menés avec de jeunes réfugiés et étudiants du Tessin, mais aussi du passé de l’auteur, Francesco Micieli, et du groupe «Les Libellules» auquel il a appartenu, se constitue d’une suite de textes – entre témoignages et poèmes, donnant voix aux membres d’un groupe, le Manifeste du Watter. La nature qui les entoure est déchainée, «C’était l’été des incendies et des orages. Nous étions angoissés. Le monde semblait à l’agonie. Canicule et inondations.»
Chacun est amené à parler de Gingko, cette jeune femme venue de nulle part, apparue au cours d’un été («elle était tombée d’un coup dans notre vie»), et disparue peu de temps après. Il y a Saïd, Bounine, Marcel, Alfi, Isma, Selina, Anina, Esther, Sara, Esma, Daria, Mati. Il pourrait s’agir d’interrogatoires menés pour comprendre la disparition de la jeune femme et tenter de la retrouver, mais la forme renvoie plutôt à des récits personnels, sur leur relation à cette femme et à la nature, entre souvenir «qui n’a tout simplement pas pu mûrir» et rêve éveillé. La forêt en danger, en feu, est bel et bien là. Mais elle est aussi autre («La forêt n’était pas une vraie forêt. La forêt, c’était ma petite vie. La routine quotidienne» indique Anina).
Ces jeunes gens l’ont rencontrée à la terrasse d’un café. Et puis, il y a cette idée de voyage et d’action pour la planète. Tous montent dans le bus de Saïd : «Allons libérer les gens, doit avoir lancé comme ça Marcel dans la nuée de mots.» Nous ne saurons pas grand-chose de cette action, pourtant elle semble importante pour tous les membres du groupe. Tout autant que rester ensemble, avec Gingko. Alors sa disparition déstabilise, inquiète, laisse un vide bien sûr, et n’est pas tout à fait réelle pour certains («Pour moi, Gingko n’a jamais disparu. Elle est là, simplement nous ne la voyons pas.» confie Alfi).
Des vers tirés de poèmes de Federico Garcia Lorca («les enfants mangent pain bis et lune exquise»), de Virginia Woolf («les lumières du monde sont éteintes. Là se tient l’arbre devant lequel je ne peux pas passer.»), des extraits d’Engel, Nick Drake, D. H. Lawrence et bien d’autres, viennent ponctuer, ajouter matière aux paroles des jeunes interrogés.
En refermant le livre, nous pourrions presque nous demander si nous n’avons pas nous-même rencontré, rêvé Gingko. Elle et ses comparses flotteront, c’est sûr encore un long moment dans nos souvenirs.
Avec ce texte polymorphe, nous sommes clairement dans le sensible. Sa forme se prêterait tout à fait à une adaptation théatrale.
«Cet été-là, nous croyions tous ce qu’elle disait.
Elle avait la voix juste, l’expression juste.»

Les hommes manquent de courage
de Mathieu Palain
Editions L’Iconoclaste
«J’ai pensé à la fuite qui est la pire des options et au passé qui ne passe pas, qui nous rattrape, qui remonte depuis les abysses pour éclater en surface».
Basé sur le parcours de vie d’une femme qui décide de contacter l’auteur via Facebook, «les hommes manquent de courage» est construit comme un Road movie en région parisienne. Récit au phrasé précis et au rythme haletant, il met en scène la relation orageuse entre deux êtres malheureux qui se cherchent en s’évitant. Jessie, prof de maths abonnée aux connards mais qui ne manque pas, elle, de courage et son fils Marco, ado en roue libre pour qui le shit ne calme ni la déprime ni la colère. Leur histoire commune bascule à la suite de la révélation d’un viol. Lors d’une soirée vraiment spéciale, les trop lourds non-dits sur les héritages familiaux et les violences masculines volent en éclats.
Avec ce troisième roman, Mathieu Palain, qui s’est fait connaître pour ses papiers dans Libération et ses portraits dans la revue XXI, continue de s’imposer comme la voix d’un écrivain du réel qui compte.
YE
«C’est une nuit qui remonte à la surface. Je l’enfouis sous des couches de souvenirs, mais elle remonte, elle se fraye un chemin, elle me surprend devant les élèves, en salle des profs, à table au milieu d’une phrase avec des amis, le soir en prenant ma douche, le matin, au réveil, assise au bord du lit».
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Permettez-moi de palpiter
de Pauline Picot
Editions Vroum
poésie
«Et embrasser avec tout mon corps,
tout mon cœur
Avec tout ce qu’il y a d’âme en moi
La responsabilité de la joie».
Quel bonheur que de découvrir ce premier recueil de poésie de Pauline Picot publié aux éditions Vroum.
Les pages de gauche sont conçues comme un flipbook-qui-ne-serait-pas-muet où l’on peut faire défiler les pages. Tout en étoilement, d’une petite silhouette singulière à une forme de voie lactée, de l’intime au plus grand, de soi aux météorites, le corps se diffractant dans l’univers («huit mille combinaisons de nos corps»). Une poésie sensible, tout en originalité se décline sur les pages de droite.
C’est très satisfaisant que de manipuler ce petit objet ouvragé graphiquement avec talent par Vincent Menu. En amont de toute lecture, ou bien pendant ou bien après, on peut ainsi s’amuser à faire défiler la silhouette de Pauline Picot dans cette posture arc-boutée vers ce qui nous dépasse, de donner corps à l’autrice. Cette continuité de la page gauche et de la page de droite viennent traduire en acte en quoi ce qui fait corps peut être poreux à la poésie.
50 fragments pour dire, parfois de façon amusée, parfois de façon troublée, l’ «imparfait» du monde tel «qu'[il] passe à travers [son] corps». 50 façons de déplier ces petits et grands étonnements, de «déverser sa solitude», de traduire sa générosité («je veux vous rassasier et toi et l’univers») en geste poétique, qui fait «trembler le ventre» et «déborder le cœur». L’autrice empoigne les formes de cynisme qui se multiplient, face à la guerre, face au flot d’information continue, comme pour les faire valdinguer, comme pour mieux rappeler «le violent coup du hasard» que c’est de vivre dans un «confort total». Pauline Picot se moque de l’approche quantophrénique de nos vies, de leur moyennisation, autant de subterfuges ou de sophistications trouvées pour mettre la souffrance à distance.
Et que dire de tout ce temps perdu à devoir se justifier, prouver, quémander («tous les jours du mois de septembre»), ça vise dans le mille et on applaudit. La comédie humaine en prend un coup, à commencer dans les rames de métro, et le prix à payer est affiché.
Comme une attention au temps présent, une invitation à s’affranchir de toute tentative d’invisibilisation de l’autre, pour redonner plus de place à la reconnaissance («personne ne te nomme») et la consolation : «Chaque personne ici-bas a le droit fondamental qu’on refasse les lacets de son âme, lui essuie le coin de la vie et lui mouche le coeur». Et l’urgence à le faire («Ainsi fond fond fond, mon enfant tant attendu, qu’en 2024 on ne peut plus, l’accueillir dans sa maison, car la maison a fondu»). Comme un miroir à nos impuissances.
Pauline Picot nous saisit à l’âme avec ce recueil qui n’en finit pas, lecture après relecture, à venir entretenir la flamme sur la marmite des possibles. Avec ce recueil, la «combustion poétique» opère résolument. Et l’on se réjouit de recevoir Pauline Picot le 17 octobre prochain. Sortez vos émotions et venez donc palpiter avec elle.
«Quand il n’y a plus
Moyen de comprendre
Ce qui cauchemarde
Dans le réel
Il faut se coucher
Avec les animaux
Et dans leur masse respirante
Se faire pardonner»

Le tumulte et l'oubli
de Timothée Demeillers
Editions Asphalte
roman
«Un monde nouveau était à construire, une nouvelle nation débarrassée du poids de l’oppresseur, une idéologie nouvelle à répandre, un monde de projets à faire fleurir sur une terre vierge, mais il flottait tout de même dans la vapeur de la griserie des hommes en armes, ce soir noir et glacial du 24 décembre 1945, un étrange sentiment, comme un petit pincement au cœur, une pointe de nostalgie.»
Timothée Demeillers imagine une petite ville, Tannberg pour les Allemands – Jedlov pour les Tchèques, qu’il situe dans les Sudètes, et nous narre sur un peu plus de 500 pages sa vie tumultueuse de 1938, alors qu’elle est annexée par Hitler, à nos jours. Car, oui, Tannberg/Jedlov est bel et bien un des personnages principaux, si ce n’est le principal, de cette grande fresque historique et littéraire. Elle tente tant bien que mal de survivre, de réunir ses habitants mais souvent, malgré elle, les sépare. Ell résiste pour survivre en paix, se voit éventrée, malmenée, transformée par le passage des nazis, puis des Russes, du communisme et du capitalisme effréné. C’est aussi un lieu de métissages et de ségrégations : Allemands, Tchèques et Tsiganes s’y croisent, se côtoient, souvent non sans mal. Et pour mieux nous faire part des horreurs mais aussi élans d’espoir qui traversent cette ville, l’auteur choisit quelques vies significatives et symboliques qu’il déploie et tisse avec finesse. Il y a Sieglinde, l’Allemande, qui a 9 ans lorsqu’Hitler prononce son discours glaçant justifiant l’annexion des Sudètes (c’est d’ailleurs par ces mots que débute le livre). Ses parents souhaitent cette annexion et détestent les Tchèques. Pourtant Sieglinde tombe amoureuse d’un Tchèque, Mirko… Il y a aussi Ivetka, jeune Tsigane de 14 ans lorsqu’elle se marie, quitte son petit village pour Jedlov. Fervente communiste, elle est aussi la 1ère femme tsigane à suivre des études. Fière, libre, le regard affuté. Et puis, les amis de Mirko, tchèques, avec qui il a un groupe de musique. La fin de la guerre les sépare, faut-il suivre les Russes ? soutenir une Tchécoslovaquie libre ? Simplement tenter de vivre ?
Si le début de ce roman s’attache surtout aux tensions entre Allemands et Tchèques, la question des Tsiganes prend peu à peu de plus en plus de place, devient un enjeu dans cette ville. D’autres Tsiganes apparaissent alors : Toni Gabor, Michal Tulej, Tereza, Milan.
La violence, les oppressions (envers les Tchèques puis les Allemands, et quelle que soit l’époque envers les Tsiganes), la misère, la drogue traversent ce roman rude où l’espoir émerge à peine, subrepticement. Rien n’y fait, l’histoire semble bégayer, les hommes répétant les mêmes erreurs, dans leur incapacité à s’apaiser et cohabiter. Un roman ambitieux qui en inventant une ville symptomatique des tensions à l’œuvre arrive avec brio à embrasser la grande Histoire sans piétiner les petites.
« Il n’y a pas de nuit qui ne soit suivie de jour mais aussi de jour qui ne soit suivi de nuit. »

Echappées
de Manon Jouniaux
Editions Grasset
roman
«Ce qui fait de nous ce que nous sommes, c’est ce qui est planqué derrière ces foutues grilles».
Manon Jouniaux nous entraine dans une châtaigneraie isolée de tout, dissimulée au coeur d’une île. On y retrouve 7 femmes, leurs enfants, «une myriade infantile et braillante», leurs démons et leur passé. Les «mères murailles» qui vivent ensemble dans ce qui s’apparente tantôt à un refuge, tantôt à une prison («un paradis sarcophage»), sous l’aile de la matriarche Anita, véritable mémoire des lieux. Entre le phalanstère et la gynécée, on comprend rapidement que toutes ont fui la violence, les pères sont absents, une absence qui en dit long. Ces femmes qui semblent collées au lieu («à force on ne sait plus si ce sont les femmes qui portent sur elles l’odeur de la châtaigneraie ou bien si c’est elle, la maison, qui est saturée de leurs parfums») constituent un collectif protecteur des enfants, lesquels ne cessent d’agripper «les cous sucrés des mères» – chorégraphie des corps qui se tiennent, s’enveloppent et se supportent. Un entrelacs féminin avec un fonctionnement quasi de meute.
Les journées se suivent et se ressemblent, partagées entre taches domestiques, activités liées à la culture de la châtaigne, et confidences. La convivialité jamais en reste, autour d’une pulenda, d’un peu d’ivresse avec un calme toujours provisoire. «Elles ont l’ordre en horreur, le chaos est toujours prêt à éclater, ici, dans leur maison fébrile, remplie à ras bord de tous ces corps électrisés, entre crises de larmes et gorges déployées c’est le choix du vacarme, la survie euphorique».
Un «royaume de femmes», une «troupe d’amazones» traversée par son lot de non-dits, challengée par les enfants qui grandissent : mais qu’en était-il de la châtaigneraie avant ? Qu’est-ce qui justifie leur présence ici ? Jusqu’à quand la communauté peut-elle contenir et taire les violences subies ? Et que recèle cette clairière, derrière les grilles, aux abords de la propriété ? L’Enfant et Nour réclament des éléments d’explication auprès de leurs mères, auprès du groupe.
L’autrice zoome à partir du présent de la châtaigneraie sur l’indicible, la fabrique de la violence masculine qui s’est exercée à l’encontre de Sophie et de l’Enfant, de Cléo et Zéphyr, de Miriam et Nour, ce qui en ont fait des «guerrières vengeresses». Le passé reflue et avec lui le fragile et le drame à portée de destin.
Dans l’embrasure de l’écriture de Manon Jouniaux affleure des éléments un brin merveilleux, comme pour nous sortir du «trop de réalité» cher à Annie Lebrun, comme pour exorciser toutes ces souffrances qui s’additionnent. Avec ces bordées d’onirique, elle joue à la perfection avec ce qui caractérise les éléments protecteurs du dedans et l’agression, fascination-répulsion du dehors, et ces va-et-vient, entreprise métaphorique et elliptique qu’avait admirablement bien menée Corinne Morel-Darleux dans La Sauvagière. Avec ce même sentiment qui prédomine, que ce soit pour les protagonistes de l’histoire, proche de ce que Donna Haraway nomme «vivre avec le trouble».
Un magnifique premier roman.
« Aux enfants, on ne dit rien, mais ils savent tout. »
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La morelle noire
de Teresa Moure
(traduction de l’espagnol par Marielle Leroy)
Editions La Contre Allée
« La personne accoudée au parapet du pont, tout en regardant passer les eaux, se demande : Pourquoi n’avons-nous pas conscience de ces eaux en train de couler avant de les voir clapoter sur les pierres […] ? De telles pensées suggèreraient qu’il s’agit d’un homme, car le cerveau d’une femme, c’est bien connu, est plus enclin à la bagatelle qu’à la réflexion, d’autant plus si la réflexion est aussi sérieuse et profonde. »
Le début du roman situe directement le ton que souhaite employer l’autrice : elle interpelle directement le lecteur, commente ce qu’elle voit, vient provoquer le questionnement sur la place des femmes dans l’histoire et dans la cité, tout en mettant une touche d’ironie. Elle nous attrape, et ne nous lâche pas jusqu’à la dernière page. Entre temps, Teresa Moure nous fait voyager de Stockholm à Amsterdam en passant par la Galice, nous transporte du 16ème au 21ème siècle, nous ouvre les portes de la cour de Suède, nous fait découvrir les pouvoirs des plantes, nous laisse entrer dans la demeure d’une famille uniquement constituée de femmes – toutes fortes et imaginatives, nous fait cheminer dans les méandres de l’écriture d’une thèse sur Descartes.
C’est que ce livre de 450 pages est constitué d’une multitudes d’écrits variés qui s’entrelacent : lettres, mails, herbier, recettes (tout autant de sortilèges que de pâtisseries), poèmes, fragments d’essais et réflexions philosophiques et roman bien sûr. Le fonds et la forme déployés contre la pensée unique.
Un fil conducteur : René Descartes. Mais, loin d’être le sujet central de cette œuvre, c’est en réalité plutôt un prétexte pour relier les trois femmes principales de ce roman : la reine Christine de Suède qui choisit d’abdiquer pour ne pas avoir d’enfant et être libre de penser, Hélène Jans, herboriste et sage-femme (d’autres diraient sorcière), et Inés Andrade thésarde en philosophie et poète à ses heures perdues. Toutes trois montrent qu’il est possible de s’émanciper du discours patriarcal, d’être puissante et libre, et nul besoin d’être dans la lumière pour cela.
Une autre manière de raconter l’histoire : lorsque la place publique n’est qu’une parmi d’autres et que la sphère privée et les gestes du quotidien sont tout aussi importants pour l’humanité. Teresa Moure en offre un bel exemple plein d’humour lorsqu’elle décrit la naissance d’Inés Andrade au moment même où Louis Armstrong pose le pied sur la Lune.
Un roman foisonnant, porté par une énergie tournoyante et vivifiante, le tout enveloppé d’une odeur de framboises et morelles noires qui reste longtemps en mémoire.
« Toute la nature, intelligente, incontrôlable, sauvage et peu versée dans la gouvernance rationnelle, était en train d’offrir son meilleur sourire à un certain accord entre deux dames. »

Palais de verre
de Mariette Navarro
Editions Quidam
«Comme chaque jour, nous remplissons de certitudes et de café nos corps jusqu’à la gueule, nous colmatons les dernières lézardes avec des crèmes et des poudres, nous transformons nos flottements en aplomb».
Quel plaisir de retrouver l’écriture de Mariette Navarro. On avait tant aimé Ultramarins !
La «vie magique et merveilleuse» des organisations de travail façon open-space, nichée dans des étendues de verre ne semble plus produire aucun effet. L’ensorcellement n’opère plus. L’asservissement est terminé. C’en est trop, «devant moi, les mots se retournaient comme des baudruches éclatées, à peine j’essayais de les approcher». Elle ne peut plus ignorer «les tiraillements de [sa] conscience».
«J’étais liée à l’effervescence du monde, parfois je me pliais jusqu’à rompre, pour toujours coller à toute attente. Maintenant je ne veux plus coller». Bifurcation en marche.
Claire laisse son blouson sur le dos de sa chaise et déguerpit. Elle laisse derrière elle une organisation paradigmatique des dysfonctionnements récurrents du monde du travail, qui avait tout fait pour ignorer Marc, laissé seul à un étage. Face au nous du collectif professionnel bien-pensant, sorte de choeur agissant en contrepoint, Claire organise son «basculement à soi», son retrait : se saisit d’une trappe, «bien cachée dans les plis du réel», et se retrouve sur les hauteurs.
Un nouveau programme s’énonce, trouver sa sortie de secours, rechercher une nouvelle qualité de présence, reprendre conscience de ses muscles, faire peau neuve, devenir indisponible, «être en avance sur le ralentissement qui vient». «Pour l’instant, de tout mon corps, je vais continuer à élargir le chemin».
On retrouve une écriture à la fois poétique et organique, mâtinée d’une petite pointe de surnaturel qui, à grand renfort d’images puissantes, permet de faire craqueler l’ordre des choses. La force des éléments est au rendez-vous, la tempête rode, ça déborde de toute part, le palais de verre et la ville qui le contient n’ont qu’à bien se tenir.
Un roman tout aussi remarquable que nécessaire. On espère vivement recevoir Mariette Navarro en décembre prochain. A suivre…
«Un léger décalage de quelques centimètres que personne n’avait jamais remarqué. Mais moi, chaque matin, je m’y cognais».

Mythologie du .12
de Célestin de Meeûs
Editions du sous-sol
«Comme si ce flot de mots était pour lui une manière de cerner la situation, de mettre de l’ordre dans son esprit»
Magnifique premier roman que Mythologie du .12 où Célestin de Meeus déploie le fil d’une tragédie, dont les prémices semblent contenus dans cet ennui plein auquel sont confrontés les protagonistes du livre, les deux copains, Théo et Max et puis le médecin Rombouts. Et pourtant il fait beau, c’est le solstice d’été, une date de basculement. Une «nuit chaude et claire», «un crépuscule interminable propre à l’été» où le temps s’étire.
Théo et Max, tout juste dix-huit ans, remplissent leur désœuvrement de bières et de joints, dans une vieille Clio toute crade puis dans une cabane. Rombouts quant à lui, c’est plus le whisky qu’il affectionne (à chacun son rituel), une fois rejoint avec son break Volvo son «havre de paix», isolé au milieu de nulle part, où il récupère de son harassante journée. Rombouts peine à reprendre le dessus après sa séparation, plein de ressentiment. Il semblerait que toutes ses acquisitions matérielles dont il aime à faire les comptes ne suffisent pas à son bonheur.
Tout semble les opposer ou presque. Célestin de Meeûs s’enquiert de ce « presque », nous offre une plongée dans «les sillons de l’ivresse» de ces exilés intérieurs. Qu’ont-ils en partage ?
Communauté de sollitude, de silence, de vacuité. Comme s’ils étaient à l’arrêt de leur propre existence.
Ce sont trois êtres immensément seuls («c’était davantage comme si chacun était seul dans cette voiture»), délaissés par le monde idéal, absorbés par leur réflexion (la mythologie qui revient par bribes au secours de Théo), le flot de leurs «pensées déboussolées», retenus par leur ressassement, éprouvés par leurs angoisses. Pris dans un faux calme, dans une fuite aussi qui s’étire avec des monologues en parallèle, le tout trouvant à se percuter, dans une seconde partie, dans la forêt, qui jouxte la maison de Romboults. Le temps se faisant tout à coup hélicoïdal : «En ces instants, le temps leur semblait être une pâte molle caoutchouteuse et indomptable, s’étirant puis se ramassant sans cesse autour d’elle-même».
Le style est composé de longues phrases, entrecoupées de virgules, de quoi reprendre de petites respirations, guère plus, tant on est invité à se glisser vers cet inexorable haletant qui menace. Beaucoup de choses passent par ce style, par le rythme, ce flux de l’écriture laissant s’incruster les images, filtrer la lumière mais pas les pensées, laissant couler la conscience obsidionale du docteur. Nul doute que cela tient aussi au fait que l’auteur a d’abord été publié en poésie : ce n’est pas pour rien que son écriture génère le même climat que celle d’Alexandre Valassidis («Au moins nous aurons vu la nuit» et «Tirer»).
D’une grande force narrative.
«Tout possédait une clé, un code, tout sauf la vie».
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Challah la danse
de Dayla Daoud
Editions Le Nouvel Attila
«Le Lotissement n’avait jamais été qu’un agrégat circonstanciel d’ouvriers qui voulaient tous façonner à l’aube de la grande vieillesse, un chez soi différent du chez l’autre».
Quelques longères composent le Lotissement en lisière de l’usine de tissage Brocard Frères, chemin des brigands. Des familles venues du Maghreb y sont réunies. Les Amrouche, les Taïeb, les Benbassa. La mitoyenneté ne va pas de soi, «les murs épais comme du carton rendaient l’harmonie impossible, à peine permettaient-ils une séparation visuelle à défaut d’une isolation phonique.» Et le commun ne se décrète pas : au quotiden, on se jauge, on s’épie, on tente de se différencier du voisin, à l’instar des façades ripolinées de différentes couleurs sans cohérence d’ensemble et des portails qui finissent par émerger.
On commente les événements de la vie des uns et des autres, divorce, relation mixte, licenciement, acquisition d’une nouvelle voiture, frasques de Pedro le lama, de quoi «maintenir le taux de chronique à bon niveau». Les enfants se fréquentent, «à l’abri du tumulte des villes surpeuplées et mal peuplées, dont ils ne connaissaient que les commentaires qu’en tiraient leurs parents». On commente aussi ce qui fait actualité, en premier lieu la fermeture de l’usine, mais aussi le concert de Goldman au village, la chasse à l’homme de Khaled Kelkal, la profanation du cimetière juif de Carpentras, l’assassinat de Lounès Matoub et les émeutes de Tizi Ouzou, l’incendie survenue sur le terrain agricole attenant.
Et puis il y a le haut du village et son décorum : deux bars, un bureau de poste, une boucherie, une salle polyvalente, un stade de foot, le P’tit Bazar, le chalet des jeunes, la fête de la cerise, la fête des conscrits, la vogue aussi. Et le garde-champêtre pour assurer «un périmètre sûr». Ce qu’il y a d’un peu plus loin : les cousins du quartier des Vernes («les gamins de Givors étaient gonflés de la certitude que le monde se trompait en ne parlant pas comme eux»), le marché de Vénissieux.
Et ce qu’il y a encore de plus inaccessible, la discothèque au sous-sol du centre commercial de la Part-Dieu,
Dans ces écarts, dans ces intervalles se nichent les distances sociales, pour Bassou celle avec Julien et Pierre, puis celle avec Vanessa. Celles de Lalla et de la tenancière de l’Auberge de la Brivonne. Mais aussi des brèches, des moments suspendus, à l’instar de la danse irrésistible de Lalla : « Elle était la plus inspirée de la maison, sourde aux protestations, montrant à ses enfants qu’aucune limite n’est infranchissable pour un corps».
L’on aime à retrouver tous les marqueurs générationnels subtilement rappelés dans Challah la danse et qu’on aurait presque oubliés, les sacs chevignon pendant à l’épaule, la série Urgences, le pot de gel de Studio Line, la SuperCinq sous fond de Ace of Base ou de Lofofora et de Daniel Bilalian au journal de vingt heures.
Avec ce premier roman, Dalya Daoud chronique le fil qui passe de ces années 80-90 au sein de ce Lotissement partagé (un lotissement pas tout à fait comme les autres, d’où sa majuscule), quarante-trois chapitres ciselés qui viennent dénoter des ambiances et cartographier de quoi ces vies, ces voisinages sont faits, sans oublier l’arrière-plan dans lequel prennent place ces trames de vie, une crise économique qui s’installe, une injonction à l’intégration qui s’insinue. Les différents portraits dressés avec brio permettent d’esquisser ce que rechercher sa place peut alors vouloir signifier. Dalya Daoud rend compte de comment des contrats implicites font tenir le tout dans ces moments où les générations se succèdent, avec ce Lotissement comme pays à soi. L’espace des cohabitations se renégocie, les regards changent : «Vous vous comportez comme si on vivait dans un monde parallèle. On n’a pas le droit d’appeler le numéro de la police peut-être ? (…) Ici, c’est toujours chut, on dit rien, on verra bien ce qui se passe, challah que tout s’arrange».
«Le lotissement s’était vidé d’une génération d’enfants, restaient quelques traînards auxquels le mariage n’arrivait jamais ou pendait au nez. Ils avaient été remplacés par des petits-enfants, qui rejouaient pour les ouvriers devenus retraités les mêmes comédies, disputes et blessures au parking, révélations sous les noisetiers.»

Amiante
de Sébastien Dulude
Editions La Peuplade
sortie le 15 août 2024
«Existe-t-il une langue au monde qui possède un mot pour dire la honte fâchée, la gêne déçue, la crainte triste ?»
Quartier Mitchell à Thetford Mines. Canada. Étés 1986 et 1991
Avec Amiante, Sébastien Dulule arrive à encapsuler ce qui constitue tout à la fois le récit d’une localité, d’une amitié, d’une jeunesse qui se construit et d’une ville industrielle en faillite annoncée. La cité de l’or blanc.
C’est que cette poussière fibreuse et sournoise, ce talc envahit tout («la poudre brun-gris incrustée sur la peau de mes joues», «une pellicule grise et crayeuse contre notre sueur»). Elle est le support des jeux d’enfant. Steve Dubois le narrateur, constitue ainsi des pizzas d’asbeste.
Du haut de ses dix ans, il cherche à tuer l’ennui («notre ennui avait crû, placide et lancinant comme l’étaient nos étés»). Pour ce faire, rien de tel que son camarade de jeu, son inséparable Charlélie, aka le petit Poulin «à la dégaine polissonne», qui vient tout juste d’emménager. Quand ils ne sont pas sur leurs bicycles ou avec leur Krazy Karpet à se faire des descentes à toute berzingue, ils se réfugient tout deux dans leur cabane de compétition. «Aux grands maux, les grands refuges». Ils font de temps à autre des concours d’apnée, se constituent un scrapbook partagé où ils collectionnent les coupures de journaux où il est question des catastrophes. Starmania en radiocassette pour couvrir l’ennui. Ils grandissent ensemble, les météos corporelles jouent au grand huit, «j’espérais embrasser une fille ou un garçon avant la fin de mon secondaire» . L’ «étincelante amitié» se fortifie : «je partageais ce moment simple avec lui intensément, notre proximité était d’une plénitude à la fois nonchalante et immense, à la manière dont se rencontrent les cachalots, les cumulus, les nébuleuses», l’affection s’incarne, l’ambiguïté affleure : «Mêmes maladroites, approximatives, ses caresses s’infusaient sous ma peau et me consolaient, comme tous les gestes de mon ami, ses paroles, ses regards». Leur symbiose se construit à bonne distance des parents de Steve, et pour cause, son père mineur-camionneur, taiseux, en permanence fâché, le rudoie, quand sa mère migraineuse est alitée en continu.
Steve surinvestit d’autant plus cette si parfaite amitié qu’à l’école il se fait harceler par Provost, aussi parce qu’il est particulièrement fébrile et anxieux : il est aussi aux prises à des tics, des pensées agitées («une petite roche dans ma conscience»). «J’ai besoin d’être rassuré, de n’être pas qu’un enfant qui gémit et qui saigne. Je n’ai besoin que d’un regard aimant». Pour ne pas s’effondrer et parce que le cours des choses ne va pas dans ce sens, il développe ainsi toute une série de petits rituels pour essayer de faire face («les motifs de cinq, les objets que j’aligne dans les angles de mes regards, les couleurs que j’associe, les lignes invisibles que je trace et je répète, les pas que je compte, les chansons sous l’eau»). «L’ennui, c’est la violence qui m’a enlevé mon ami. Et la violence, c’est ma nouvelle amie».
Amiante est un fabuleux roman, sur comment peut s’opérer le passage à l’adolescence quand l’enfance ne se passe pas si bien que ça, et que la tragédie attend, en double, en embuscade. Avec ces instantanés de l’enfance, ces ressentis de l’adolescence comme s’ils étaient saisis sur le vif, et non reconstitués avec le regard de l’adulte se penchant sur ce qu’il a été (c’est que l’auteur a vécu sur ces terres entre ses 6 et 16 ans).
Le roman est découpé en deux parties, 1986 et 1991 : 5 ans c’est rien et c’est tout à la fois, à cet âge. Métamorphose en cours : le même et le différent.
C’est aussi un roman sur une ville phare de l’industrie de l’amiante québécoise, dans laquelle les gens et leurs histoires s’ancrent. Mitchell n’est pas qu’une toile de fond.
Les lieux sont ainsi diablement bien décrits, on se familiarise avec cette géographie que dessine la route sur Coleraine, le chemin du Lac Noir et la côte Mitchell. Le paysage est marqué par l’étreinte des dompes, c’est-à-dire de ces mines magnétiques, celles qui permettent de se situer dans la ville, se situer dans le temps (le dynamitage quotidien des seize heures). «La mine et la violence de son trou sur le territoire». Ces lieux d’amiante qui aimantent malgré tout («ce trou qui nous aspire la vie, nous éteint»), dont on ne peut se défaire durablement (Cindy la copine qui est de retour, Daniel le frère aîné qui a décohabité mais n’en finit pas de revenir). «On s’enchaine si fort à ce qui demeure».
On pense à Se tenir quelque part sur terre – comment parler des lieux qu’on aime de Joelle Zask (ed premier parallèle), Le feu extérieur d’Adrien Lafille (ed Corti), ou plus récemment, Jour de ressac de Maylis de Kerangal (ed. verticales), des textes qui viennent dire à leur manière l’impossible détachement entre les personnes et ce dans quoi elles vivent ou ont vécu. En cela, on pourrait aussi se risquer à dire (l’été autorise quelques emballements) que Amiante pourrait quelque part constituer une forme de variation outre-atlantique de Leurs enfants après eux.
«La mine et la violence de son trou sur le territoire,
La mine et la violence de son minerai sur la santé,
La mine et la violence de son emprise sur ses vassaux».

Se faire virer
de Manon Delatre
Editions du Commun
«J’ai envie d’écrire comment ça s’est passé. Avant que le souvenir ne s’efface»
Ce double récit proposé par Manon Delatre n’est pas vraiment une nouveauté, mais il faut savoir dès le début de cette rentrée littéraire faire un pied de nez aux sacro-saintes nouveautés. Il s’agit ici d’une réédition d’un titre initialement paru en mai 2021 et qui trouve sa place et une seconde jeunesse dans la collection Des Réels de la maison d’édition du Commun.
Dans ces deux courts textes, Manon Delatre déploie l’expérience qui est la sienne dans son rapport au travail, elle veut éviter de «faire de [son] cas une règle générale». Pour autant, comme l’indique son médecin, «le mal du siècle, c’est la douleur au travail».
Au fil de ses expériences, Manon Delatre prend la mesure du temps qui lui est pris sur le reste de son existence. Elle a cette impression tenace de se sacrifier totalement : de vingt-cinq heures travaillées, elle passe à vingt-neuf puis trente-cinq, «je me dis, six heures de plus par semaine c’est pas si énorme en fait. Mais si, bien sûr que six heures c’est énorme.» Aussi, l’autrice réalise que lorsqu’on travaille dans le secteur du cinéma, le professionnel se doit d’être disponible en permanence. «Je n’ai jamais pu me faire à cette prise de pouvoir sur ma vie».
Pour autant, elle aime le cinéma, beaucoup même, enfin surtout ce qu’elle imagine en être. Une forme de désillusion se manifeste au passage au numérique lorsqu’elle est projectionniste, mais aussi à chaque nouveau tournage. Une autre se matérialise dans la rémunération, quand elle est promue assistante de direction, elle n’est augmentée que de trois cent euros alors qu’elle travaille six heures de plus, et lors des premiers tournages, elle s’étonne : «bosser si dur et gratuitement me paraît être une arnaque sans nom (…) Quand on ne paie pas les gens, il n’y a pas de limite». Le désenchantement de Manon Delatre passe ainsi par ce qu’elle désigne comme ses «rendez-vous manqués», que sont toute une série d’expériences auxquelles elle est confrontée en tant que stagiaire, femme de surcroit, et sans cesse exposée à l’exploitation, ce qui contrevient à l’idée de liberté que le cinéma renvoie.
Face à ces déceptions répétées, et faute de pouvoir négocier une rupture conventionnelle, l’autrice se laisse convaincre par un ami que le meilleur pour elle consiste à «se faire virer». Elle devient donc actrice de ce projet, en chômant tout en étant au travail. S’il y a une forme de panache dans ce geste, la narratrice réalise aussi que c’est plus facile à dire qu’à faire et c’est synonyme pour elle d’un véritable tiraillement.
Les deux témoignages sensibles constitutifs de ce livre se font largement écho : si le second récit qui prend place chronologiquement avant le premier semble autoriser une porte de sortie et une forme d’espérance, la lecture préalable du premier texte fait que le lecteur est conscient des impasses répétées qui resserrent considérablement l’espace des possibles. Une double exploration impliquée de l’envers du décor.
«Me suis-je déjà avoué qu’il fallait tout arrêter ?»
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Juliette - Les fantômes reviennent au printemps
de Camille Jourdy